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Article de revue

Analyse du traitement médiatique d’une politique d’éducation prioritaire : la réputation du REP de 2006 à 2017

Pages 75 à 102

Notes

  • [1]
    Si le dispositif-pilote démarre à la rentrée 2006, la réflexion a débuté bien avant, d’où le choix d’opérer un recueil des données dès janvier de cette même année.
  • [2]
    Bien que nous n’effectuons pas une recherche sur le processus journalistique et sur la presse, nous donnons ici pour le lecteur intéressé quelques éléments sur les caractéristiques de la presse repris de Amez-Droz (2007) : Le Temps est perçu comme un journal de qualité, au lectorat « haut de gamme », diplômé et au fort pouvoir d’achat, plutôt de sensibilité de gauche pour les sujets d’actualité, et libéral dans les pages économiques. Le Matin est qualifié de Tabloïd et détient le monopole sur ce segment du marché. 24heures est un quotidien d’information généraliste comme La Tribune de Genève, ce dernier a une diffusion très locale et consacre six pages (sur quarante-neuf) aux informations locales. Le Courrier est également un quotidien généraliste mais se présente davantage comme une presse d’opinion de qualité (tendance gauche) à la diffusion locale plus large que La Tribune. Le Courrier consacre deux à quatre pages (sur vingt) aux informations régionales.
  • [3]
    La lémmatisation consiste à regrouper des racines de mots sous la même catégorie. Ainsi Apprentiss+ regroupe toutes les formes lexicales similaires.
  • [4]
    La directive D.DGEP-06-01 précise ainsi que « le but [du REP est] de tout mettre en œuvre pour favoriser la réussite scolaire des élèves issus de milieux socialement et économiquement défavorisés » (Direction générale, direction des établissements, 2012, p. 1) et précise qu’« un accent particulier est mis sur le développement des compétences langagières. Pour les atteindre, la différenciation des modalités d’enseignement/apprentissage est l’un des outils pédagogiques à mettre en œuvre ainsi que l’organisation d’un suivi et d’un encadrement efficace des élèves en difficultés scolaires. » (p. 1)
  • [5]
    Les réseaux de forme consistent à analyser une forme, ici « apprenti+ » (forme lemmatisée regroupant toutes les formes de la même racine) et d’étudier la façon dont elle s’agence à d’autres formes (de sa propre classe issue de l’analyse en CDH ou d’une autre). Le réseau est calculé en fonction de la co-occurrence et pondéré par la distance entre les deux formes.
  • [6]
    Mis en exergue par les auteures.
  • [7]
    Organe législatif du canton de Genève.
  • [8]
    Commune genevoise.
  • [9]
    Dans un document interne au syndicat (Document de travail du comité SPG – distribué pour information à l’AD du 3 novembre 2009) il est ainsi précisé « Une vraie discrimination positive veut que l’on tienne compte du contexte local, social, et des critères socioprofessionnels propres à chaque établissement, pour déterminer le taux d’encadrement. Ce dernier, compte tenu de l’évolution de l’école et de la hausse des exigences, devrait se situer pour tous les établissements entre 12 et 17 (selon la méthode de calcul actuelle). Avec une telle règle, on assisterait probablement à la disparition du REP du point de vue de son régime d’exception. » (Société pédagogique genevoise, 2009, p. 1)

1Les politiques d’éducation prioritaire (PEP) sont devenues au fil du temps des outils majeurs de lutte contre les inégalités scolaires dans un grand nombre de contextes éducatifs. Cependant, leur définition, leur mise en œuvre et leurs effets sont assez variables en fonction des pays (Demeuse, Frandji, Greger, & Rochex, 2008, 2011 ; Dutrévis, Fouquet-Chauprade, & Demeuse, 2015). Contrairement aux politiques américaines de discrimination positive, la forme privilégiée dans bon nombre de systèmes européens s’est portée sur des politiques territorialisées. Les bilans qui sont faits de part et d’autre sont assez consistants : un éparpillement des financements et une lente (voir une absence de) réduction des inégalités scolaires (Friant, Demeuse, Aubert, & Nicaise, 2008 ; Robert, 2015). Depuis 2006, le canton de Genève a lui aussi mis en place un réseau d’enseignement prioritaire (REP) au primaire. Prenant acte des critiques adressées dans d’autres contextes, en particulier celui des zones d’éducation prioritaire en France (Jaeggi, 2008), les acteurs politiques ont voulu définir une politique territorialisée en ciblant les établissements les plus en difficulté tout en cherchant à en éviter les effets pervers (turn over des enseignants, dilution des moyens, etc.). Pour autant, à Genève comme ailleurs, les premiers bilans sont pour le moins mitigés (Soussi, Nidegger, Dutrévis, & Crahay, 2012 ; Soussi & Nidegger, 2015). Plusieurs raisons peuvent expliquer cet échec relatif. Une des hypothèses concerne le processus de labellisation à l’œuvre dès lors qu’un établissement est repéré comme potentiellement en difficulté (Dutrévis & Fouquet-Chauprade, 2016 ; Merle, 2015). L’entrée dans le réseau et le « marquage » de l’établissement produisent des effets pervers en termes de réputation et de représentation des populations concernées. Ce phénomène peut s’expliquer par le processus de catégorisation qui produit de nouvelles catégories disponibles d’attribution de la difficulté scolaire. Dans le cas genevois, les acteurs scolaires et politiques ont probablement été conscients dès le départ de tels risques inhérents à la labellisation. Certaines mesures ont en effet été prises dans le but d’en éviter les effets négatifs (promotion des établissements, mise en avant des projets, etc.). Autant de mesures qui visent à travailler la réputation des établissements et à éviter un effet d’enfermement dans des catégories stigmatisantes. Les effets de label doivent donc être compris comme un processus complexe issu de l’action de l’ensemble des acteurs sociaux aux différents échelons de l’action éducative (politiques, directions générales, établissements, enseignants, élèves, parents, etc.). Parmi ceux-ci, la presse constitue une scène importante puisqu’elle contribue à produire un discours sur ces établissements et plus généralement sur les politiques mises en œuvre. Ainsi, Pons (2015), reprenant à son compte l’analyse de la « fabrique politique des politiques publiques » développée par Zittoun (2013) montre que les médias, et plus particulièrement la presse, constituent une arène où se déroulent les débats, où sont soulevés les enjeux, où les acteurs sociaux vont tester la pertinence de leurs discours et de leurs prises de position. En ce sens, la presse contribue à la production des débats publics, qu’elle soit elle-même à l’origine des représentations véhiculées ou qu’elle en soit un relais. Par rapport à ce dernier aspect, il nous faut dire dès à présent qu’il sort largement de notre questionnement. Il ne sera en effet pas question de considérer le poids relatif de la presse dans la construction de la réputation des écoles et du réseau parmi l’ensemble des discours produits ; il ne sera pas non plus question de voir comment se nourrissent mutuellement les différents discours (des familles, de l’institution, du voisinage, etc.) et représentations vis-à-vis des publics considérés. En revanche, nous considérerons la presse comme un acteur social qui participe à la diffusion des projets éducatifs du canton en en donnant une image, certes toujours partielle, mais qui contribue à construire une certaine représentation de l’action publique et des bénéficiaires de celle-ci. S’agissant du REP genevois, la presse participe donc à forger l’image et l’identité des écoles et in fine du dispositif REP dans son ensemble. Nous proposons d’analyser la façon dont la presse locale a rendu compte de cette politique du Réseau d’enseignement prioritaire (REP) depuis 2006, année de sa création, jusqu’en 2017. L’analyse de ce corpus nous permettra d’avancer dans la compréhension des discours produits autour de la labellisation des établissements et de la catégorisation qui en est issue.

Catégories mobilisées et réputation des écoles

2Dans un précédent travail, nous avons développé l’idée que les PEP, et la labellisation qui y est associée dans la majorité des cas, opéraient une catégorisation distinguant les bénéficiaires des dispositifs d’éducation prioritaire du reste de la population scolaire (Dutrévis & Fouquet-Chauprade, 2016). Que l’on raisonne en termes de groupes d’élèves ou de territoire, le processus de catégorisation reste opérant. Pour définir des bénéficiaires de dispositifs d’aide, il faut définir des critères spécifiques permettant d’identifier qui entre dans ces dispositifs et qui en est exclu. Dans le cas des PEP, et quel que soit le mode de ciblage choisi, il est question « d’agir sur un désavantage scolaire » (Demeuse, et al., 2008). Ce premier critère distinctif de la catégorie « éducation prioritaire » est, dans la plupart des cas, associé à des critères sociaux ou ethniques. Au final, les élèves concernés par les PEP se voient donc définis en termes de différence par rapport à une norme scolaire, sociale et/ou ethnique. C’est sur la base de cette catégorisation sociale que peuvent émerger des stéréotypes, ou « mauvaises réputations » (Croizet & Leyens, 2003).

3La littérature sociologique sur la réputation reste encore un champ en émergence non réellement structuré (Chauvin, 2013). Dans le champ éducatif, le concept de réputation est utilisé pour décrire et comprendre les mécanismes de marchés scolaires et de contournement scolaire (van Zanten, 2012) ainsi que pour expliquer certains phénomènes ségrégatifs. Dans un ouvrage récent, Draelants et Dumay (2016) travaillent la question de la réputation des établissements scolaires à partir de leur identité organisationnelle :

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L’identité des établissements fonctionne comme un dispositif de jugement et d’appariement social sur le marché scolaire, dans la mesure où celui-ci est toujours un marché des singularités […] la maitrise et l’amélioration de l’image de l’établissement, et donc de sa réputation, sont souvent les principaux moteurs de sa réflexion identitaire.
(Draelants & Dumay, 2016, p. 9)

5La question de la réputation est ainsi centrale pour l’établissement, dans la mesure où elle contribue à forger son identité. Reprenant le travail de Karpic dans le contexte scolaire français, Felouzis et Perroton (2007) définissent le caractère central du « ’jugement’ – i.e. la réputation d’un établissement » – dans le fonctionnement des marchés scolaires, y compris des marchés officieux comme c’est le cas dans les collèges et lycées français :

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c’est donc un mécanisme de transformation de la « réputation » en « valeur éducative », dont on peut supposer qu’il passe par de multiples médiations telles que la parole des « experts », celle des établissements dans leurs efforts éventuels de « présentation », voire de « communication », et celle enfin des réseaux de parents et voisins qui échangent avis, conseils et expériences.
(p. 697)

7Draelants et Dumay (2016) définissent la réputation en ces mots :

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une opinion ou un jugement, favorable ou défavorable, que l’on se forme à propos d’une entité (ici un établissement scolaire). Ce jugement englobe potentiellement un ensemble de critères (qui vont du prestige de l’école à son projet pédagogique en passant par la perception du public qui le fréquente, la discipline et l’ambiance qui y règne, etc.) sous la forme d’une représentation unique. La réputation fonctionne en théorie comme un système d’information qui joue le rôle de signal réducteur d’incertitude sur la base de la connaissance des réalisations et actions passées d’une entité et qui suscite une anticipation extrapolative de son comportement futur.
(p. 16)

9On peut ajouter que cette réputation est toutefois « provisoire et localisée » (Chauvin, 2013). Dans notre cas, elle s’attache donc à un territoire et/ou une école précise, dans un temps donné, et est susceptible d’être modifiée – c’est probablement le sens de la publicisation auprès de la presse qui s’en fait le relais de certaines actions menées dans les établissements. Les critères qui forgent la réputation sont divers : ils peuvent concerner la perception de la qualité pédagogique de l’établissement ou des dimensions scolaires (résultats, orientations des élèves), mais surtout on retiendra le caractère prédominant de la perception du public scolaire (Felouzis & Perroton, 2007 ; van Zanten, 2006).

10On comprend donc l’aspect central de la question de la réputation pour l’institution scolaire et plus spécifiquement pour les écoles. La presse joue un rôle dans ce processus puisqu’elle va produire du discours sur celles-ci, leur public, mobiliser des catégories, en donner une représentation qui viendra alimenter les représentations des acteurs sociaux. Le discours d’information peut être défini comme « la construction sociale du processus de mise en sens du monde » (Tavernier, 2009) ; il contribue donc à la fabrication du jugement. Si l’on reprend la définition de Dumay et Draelants présentée ci-dessus, la presse est elle aussi productrice de critères qui viendront alimenter la réputation de telle école ou du réseau en général. Il nous semble donc important d’analyser ce que la presse dit de ce dispositif de REP, de ses écoles et des bénéficiaires.

PEP territorialisées et REP genevois

11Avant d’entrer dans l’analyse de la presse et de la façon dont elle présente le REP, il nous faut dire quelques mots de la façon dont s’est construite cette politique éducative à Genève, dans la continuité des politiques scolaires menées ailleurs.

12Les PEP, nées aux Etats-Unis dans les années 1960, visent toutes à combattre les difficultés scolaires d’une partie de la population. Dans cette optique, les PEP ont pris, selon les contextes nationaux ou régionaux, des options différentes. Certaines ont fait le choix de raisonner en termes de groupes d’élèves alors que d’autres ciblent des territoires (Demeuse, et al., 2008, 2011 ; Dutrévis & Crahay, 2009 ; Dutrévis, et al., 2015). En France, comme le souligne François (2016), le raisonnement sur une base territoriale est défendu comme le moyen de mettre en œuvre une politique de discrimination positive tout en évitant de cibler, avec le risque de stigmatiser, certains groupes d’élèves et donc certains groupes sociaux. Pourtant, le ciblage en termes territoriaux n’exclut pas un raisonnement en termes de public spécifique et/ou de stigmatisation. En France, il apparaît que des familles cherchent à fuir certains établissements à partir du moment où ceux-ci sont « réputés relever de l’éducation prioritaire » (Vrignon, 1994, pp. 36-56, cité par François, 2016, p. 55).

13À Genève, la politique d’éducation prioritaire naît progressivement à partir de 2006, sous le label de Réseau d’enseignement prioritaire (REP), et concerne dans un premier temps uniquement l’école primaire. Ce REP va prendre les établissements comme unité de référence. Comment naît le REP ? Le chef du Département de l’instruction publique (DIP) à l’origine de la mise en œuvre du réseau, Charles Beer, prône en 2005 une « politique offensive de l’éducation ». Pour cela, il établit une liste de treize priorités en matière d’éducation (Département de l’instruction publique, 2005). Parmi celles-ci, deux concernent plus directement le futur REP genevois. La priorité n° 2 a trait à la lutte contre l’échec scolaire. La priorité n° 8 quant à elle concerne l’autonomie des établissements et le partenariat avec les familles.

14La constitution du REP s’est fait en plusieurs phases (pour une synthèse chiffrée, voir Le Roy-Zen Ruffinen, Soussi, & Evrard, 2013, p. 9). Elle a débuté par un dispositif expérimental dans une école en 2006, et s’est généralisée aux écoles bénéficiaires à deux périodes (Soussi & Nidegger, 2015). Elle s’appuie sur une logique d’établissements, qui doivent répondre à certains critères d’entrée : pourcentage d’élèves de milieux défavorisés supérieur à 55 % et engagement de l’équipe enseignante pour une durée minimale de trois ans. Un critère secondaire est parfois appliqué : il s’agit du pourcentage d’élèves allophones. Sur la base de ces critères, le REP s’est progressivement constitué. On peut distinguer cinq périodes, qui seront décrites dans les analyses. Ces périodes caractérisent des moments particuliers du REP : sa conception, sa mise en œuvre comme son effacement en tant que débat public au profit d’autres réformes qui deviennent à leur tour des enjeux politiques et sociaux (Maulini, et al., 2016).

Questions et hypothèses de travail

15Le travail mené dans le cadre de cet article est, comme nous l’avons déjà signalé, un prolongement d’une réflexion menée dans le cadre d’une recherche qui porte sur les effets de la labellisation « Education Prioritaire » (Dutrévis & Fouquet-Chauprade, 2016). Dans ce précédent travail, nous cherchions à investiguer les effets de la labellisation des établissements en termes de production de (nouvelles) catégories. Nous posions l’hypothèse d’un possible effet de réputation pour ces écoles. Afin de prolonger ces premiers résultats et de nous centrer plus encore sur la construction des mécanismes de production de la réputation dans ces contextes, nous proposons d’explorer trois nouveaux questionnements.

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  • 1. Un premier axe de réflexion concerne l’évolution du discours produit sur le REP (la façon de « parler de ») depuis sa mise en œuvre. La façon dont la presse rend compte des projets menés dans ces écoles constitue un moyen efficace pour étudier les discours produits sur le REP. Nous chercherons à identifier les catégories mobilisées pour décrire l’école et sa population : ces catégories renvoient-elles prioritairement aux élèves, à leurs compétences scolaires, aux familles, au quartier ? Dans ce premier axe, nous testerons également l’hypothèse d’une possible évolution dans le temps de ces catégories.
  • 2. Un deuxième questionnement portera sur l’évolution du sens de cette politique dans le paysage scolaire genevois. Nous mettrons en lien le REP et son évolution avec les autres réformes ou débats scolaires dans le canton de Genève durant cette même période. Il s’agit ici de ne pas penser le REP de manière isolée mais au contraire d’examiner si le regard porté sur le REP et son évolution sont tributaires, de manière plus ou moins directe, des autres débats scolaires.
  • 3. Le troisième et dernier axe concerne un questionnement récurrent lorsque l’on traite d’éducation prioritaire : il s’agit en effet de questionner la place respective des dimensions pédagogiques (et plus spécifiquement des disciplines dites fondamentales) et des dimensions relevant davantage de l’éducatif dans le REP. Sur la base de la littérature existante, il est en effet possible de faire l’hypothèse d’un décentrage du pédagogique vers l’éducatif. Alors que les PEP visent la réduction des inégalités scolaires, en particulier au niveau des compétences en lecture, elles se dotent peu à peu de mesures plus « éducatives » que « pédagogiques ». Certains auteurs ont montré ce décentrage dans la pratique professionnelle des enseignants dans ces contextes ségrégués (Rochex & Francia, 2011 ; van Zanten, 2012). Il n’est d’ailleurs pas anodin que le REP genevois soit un réseau d’enseignement et pas d’éducation comme c’est le cas en France et en Belgique. Nous chercherons à déterminer si le travail sur la réputation et les préoccupations politiques viennent entériner ce décentrage.

17On pourrait résumer notre problématique comme suit : l’introduction d’une nouvelle politique de REP sous une forme territorialisée peut être analysée à partir du processus de labellisation. Celui-ci n’est pas sans effet sur la réputation des établissements. Pour comprendre ce phénomène nous nous questionnons donc sur le discours public produit sur ce dispositif et plus particulièrement sur le discours de la presse vis-à-vis des bénéficiaires de cette politique. Nous postulons en effet que le discours produit et les représentations qu’il véhicule sont à même de nous éclairer sur les processus de catégorisation/stigmatisation.

Source empirique de l’article et méthodologie

18Pour mener à bien notre questionnement, nous avons constitué une revue de presse exhaustive sur la période allant du processus d’élaboration à fin 2017.

19Les articles de presse ont été recueillis grâce à l’outil Nexis Lexis, puis analysés avec le logiciel Alceste qui permet une analyse textuelle systématique des corpus (i.e. Reinert, 2008). Les articles recueillis couvrent la période de janvier 2006 [1] (année de l’entrée du premier établissement dans le REP) à juillet 2017 dans les titres de presse suprarégionaux (Le Temps et Le Matin), des titres cantonaux (La Tribune de Genève et 24heures) et un quotidien régional (Le Courrier) (voir Amez-Droz, 2007) [2]. La recherche des articles de presse a été effectuée à partir des mots clés : REP ; « réseau d’enseignement prioritaire » ; « quartiers populaires ». Cela nous a permis de repérer 114 articles sur la période considérée. Nous avons ajouté les mots clés « école inclusive AND REP » puisque le REP est entré dans la nouvelle mouture de la Loi sur l’instruction publique (ce point sera développé ci-dessous). Cependant, cela a nécessité un tri à l’œil nu afin de ne garder que les articles qui traitaient spécifiquement du REP puisque, dans le cadre du nouveau concept d’école inclusive porté par la cheffe de département actuelle, Anne-Emery-Torracinta, l’école inclusive comprend aussi la scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers, les élèves à haut potentiel, etc. Ce tri nous a permis de garder neuf articles supplémentaires.

Tableau 1 : Répartition des articles dans les titres de presse selon l’importance du REP, effectifs

Tableau 1 : Répartition des articles dans les titres de presse selon l’importance du REP, effectifs

Tableau 1 : Répartition des articles dans les titres de presse selon l’importance du REP, effectifs

20La seconde phase a consisté en une lecture de chaque article permettant d’apprécier l’importance du REP dans chacun. Un pré-codage a été effectué afin de repérer les variables qui seront mobilisées dans l’analyse (date/temps/titre de journal) et d’identifier les articles pour lesquels le REP est central (plus d’un paragraphe) ou mobilisé (inférieur à un paragraphe). Au final, il nous reste une base de données presse constituée de 134 pages d’articles équivalent à 367 991 signes (espaces non compris) soit 116 articles. Le tableau 1 donne la répartition des articles en fonction des titres de presse et permet d’apprécier un traitement différencié en fonction de ceux-ci. La plupart des articles se concentrent dans trois titres de presse : La Tribune de Genève, Le Courrier, et Le Temps. Et la grande majorité des articles recensés mobilise le REP sans que ce dernier soit l’objet central du propos.

Le REP dans la presse genevoise

Expliquer le REP

21Une première analyse a consisté à repérer la façon dont les journalistes présentent le réseau. Les « notes de la rédaction » (ndlr) sont à ce propos très éclairantes dans le choix des catégories explicatives mises en avant. Elles visent à présenter le REP, souvent par économie de place, puisqu’il s’agit surtout de rapporter les propos d’un acteur scolaire (politique ou syndicat). Plusieurs registres langagiers sont mobilisés : parfois le REP est défini à partir des conditions spécifiques d’enseignement (par exemple moins d’élèves par classe), d’autres fois il s’agit de présenter les caractéristiques du public accueilli (élèves, familles défavorisées) ou encore celles du quartier.

22

« [le syndicat enseignant] propose de généraliser le modèle du Reseau_enseignement_prioritaire (avec un taux d’encadrement moindre, note_de_la_rédaction) ».
(Le Courrier, février 2012)

23

« Et pourtant, l’établissement est en reseau_enseignement_prioritaire (car dans un quartier dit défavorisé, note_de_la_rédaction). »
(Le Courrier, mai 2012)

24

« mais il semble fonctionner pour notre contexte particulier (note_de_la_rédaction: l’école est en reseau_enseignement_prioritaire, qui vise à améliorer les conditions d’enseignement dans les quartiers populaires). »
(La Tribune, juillet 2012)

25

« L’idée était de faire venir cet artiste dans une école en reseau_enseignement_prioritaire (note_de_la_rédaction: établissements de milieux défavorisés) ».
(La Tribune, mars 2014)

26La façon de présenter le REP dans la presse use des formes lexicales reprenant les catégories constitutives du REP, c’est-à-dire de ses critères objectifs d’entrée (part d’élèves de milieu populaire, et/ou immigrés) : les élèves « socialement défavorisés », issus des « classes sociales défavorisées », ou d’un « quartier populaire ». D’autres fois y sont ajoutés des qualificatifs mettant en avant l’aspect déficitaire du public : « quartier sinistré », « éclatement social », « élèves les plus démunis », « régions difficiles ». Dans un article de 2007, soit au début du dispositif, Le Temps relate ainsi la « mauvaise réputation » d’une école REP : « au point qu’on a parlé d’une situation à la française avec notamment un départ massif de maîtres ‘las et dépressifs’ » (Le Temps, avril 2007). Lorsque ce sont des établissements qui sont présentés, on insiste aussi parfois sur la composition ethnique : l’école compterait « une majorité d’origine étrangère », beaucoup d’élèves « non francophones », voire même une grande proportion d’élèves « issus de cultures et modes de vie très différents ».

27On constate que plusieurs registres langagiers sont mobilisés tour à tour, allant des critères objectifs d’entrée des écoles dans le réseau à l’explication de l’échec scolaire à partir des conditions de vie des élèves. En revanche, la question de la ségrégation et de ses effets, c’est-à-dire de la concentration d’élèves aux mêmes profils socio-démographiques, n’est pas ou peu évoquée, alors que c’est justement ce qui explique en grande partie les difficultés scolaires au niveau de l’école (i.e. Felouzis, Liot, & Perroton, 2007 ; Fouquet-Chauprade, 2013 ; Merle, 2012 ; van Zanten, 2012) . Dans une partie importante de ces articles de presse, la difficulté scolaire ou les problèmes de climat scolaire des écoles du réseau sont attribués aux composantes sociales des élèves et de leurs familles. Charles Beer temporise ce constat tout en finissant son intervention par une attribution de la difficulté scolaire au milieu social de l’élève :

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« Nous avons tenu à développer une réponse qui s’attaque au mal-développement genevois, a expliqué hier Charles Beer, conseiller d’Etat en charge du Département de l’Instruction Publique. Une bonne partie de l’échec scolaire est en lien direct avec l’éclatement social et la montée des inégalités à Genève, tout comme le recul de la mixité dans les quartiers populaires ». Plus clairement dit : « Ce sont les pauvres qui ont le plus de difficultés à l’école », a poursuivi le magistrat ».
(Le Courrier, aout 2006)

29Dans cette façon de relater le REP, il existe donc un risque d’essentialisation de la difficulté scolaire. Ce ne sont pas tant les conditions de scolarisation qui expliqueraient les problématiques rencontrées dans certaines écoles que l’appartenance sociale, voire ethnique, de ces élèves. Ce premier constat invite à aller plus avant dans la compréhension de ce que l’on donne à voir lorsqu’il est question des écoles REP et du réseau en général.

Les champs lexicaux

30Quel discours est produit sur le REP ? Pour répondre à cette question, nous avons procédé à une analyse par classification descendante hiérarchique (CDH) du corpus afin de voir quels sont les registres langagiers mobilisés dans la presse.

Tableau 2 : Analyse de classification descendante hiérarchique, vingt formes les plus significatives (khi²) par classe

Tableau 2 : Analyse de classification descendante hiérarchique, vingt formes les plus significatives (khi²) par classe

Tableau 2 : Analyse de classification descendante hiérarchique, vingt formes les plus significatives (khi²) par classe

Les objectifs du REP

31L’analyse permet de dégager quatre univers lexicaux. Le premier (classe 1) représente 38 % du discours : la classe 1 concerne la population scolaire (enfant, famille, maman, parent) et les buts visés par la politique (apprenti+ -lemmatisation [3]- apprentissage). On notera que, parmi les formes relevant de la population, il y a une absence significative de la forme « élève » au bénéfice de la forme « enfant » ou « jeune ». On y voit aussi se dégager des formes en lien avec les actions menées : français, sport, théâtre, exercice, danse… Elles relèvent tout aussi bien des dimensions pédagogiques qu’éducatives. L’un des premiers objectifs du REP concerne l’apprentissage du français, de la lecture et de l’écriture [4]. C’est bien ce que l’on retrouve dans les formes caractéristiques de cette première classe. Par ailleurs, le réseau de la forme [5] « apprentiss+ » montre aussi qu’il est fréquemment et significativement associé aux formes « français » « scolaire » « lecture », c’est-à-dire aux disciplines dites fondamentales.

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Figure 1 : Réseau de forme de « apprenti+ »

Figure 1 : Réseau de forme de « apprenti+ »

Figure 1 : Réseau de forme de « apprenti+ »

33Cependant, et en accord avec notre hypothèse 3, ce registre lexical comprend aussi une dimension que l’on pourrait qualifier d’éducative avec la présence significative des formes « musique » « vie » « artistiqu+ » « sport », etc. et qui correspondent à des actions menées dans ces écoles, actions qui font l’objet d’une promotion importante de la part des directeurs de l’école et du Département, tant il est vrai que cela leur permet de « travailler la réputation » de l’école. De la même façon, la présence de la forme « vie » dans la classe 1 fait référence non pas aux apprentissages scolaires ou aux dimensions pédagogiques de l’activité scolaire, mais aux « conditions de vie » des élèves, et à la nécessité, dans ces établissements, d’apporter une culture ou une ouverture culturelle supposément absente dans ces milieux sociaux (vie de quartier, vie de l’école, quotidien) ; « vie » fait aussi référence à la nécessité de redonner à ces élèves des « règles » et un « cadre » (dont on suppose là encore qu’ils sont manquants dans ces milieux sociaux). De ce point de vue, il n’est donc pas surprenant que l’une des mesures phare du REP soit l’introduction d’un éducateur.

34

La plupart des enseignants saluent cette création de poste [d’éducateur] « qui libère les profs, offre de réelles meilleures conditions de travail et est la plus belle réussite du réseau ». [une enseignante de l’école] explique : « On reçoit souvent des gamins cassés le matin, et il faut passer du temps avec eux, les écouter, les consoler. On tente de régler les problèmes immédiats. […].
(Le Temps, avril 2007)

35La présence d’un éducateur dans toutes les écoles REP est perçue comme la mesure la plus emblématique de cette politique. C’est aussi ce que montre l’enquête menée par Soussi, Nidegger, et Schwob (2014). Cette mesure est présentée comme nécessaire tant les élèves qui seraient reçus dans ces écoles auraient des déficiences sociales et comportementales. Cette représentation sociale peut encore se doubler d’autres déficiences :

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« Quand j’ai fait ma tournée des écoles, au rythme d’un établissement par semaine, j’avais parfois l’impression de ne pas être dans le même canton. […] Et quand les enfants sourient, je ne vois pas les mêmes dents. »
(Interview de Charles Beer, La Tribune, aout 2007)

37Les élèves scolarisés dans ces écoles REP finissent par être présentés comme singuliers, voire hors norme ; en difficulté et échec scolaire ; on relève chez ces élèves des problèmes d’ordre comportemental, du déficit culturel, des problèmes sanitaires et médicaux. Un article plus récent illustre ce regard porté sur ces écoles. Celui-ci est paru dans Le Courrier en novembre 2016 et s’intitule : « Burger King s’installe en pleine poche d’obésité ». On y apprend alors :

38

« […] La seule enseigne de la marque à Genève se situera à quelques mètres d’une école et au sein d’un quartier qualifié par une étude des Hôpitaux universitaires genevois (HUG) comme une poche d’obésité. Les spécialistes de l’obésité mettent en garde contre la densification des enseignes de restauration rapide dans certains quartiers. […] D’ici à un mois, Burger King devrait en effet ouvrir son seul restaurant genevois à Planète Charmilles, sis dans un quartier populaire et métissé. […] Ce qui interpelle, c’est d’abord la proximité avec l’école primaire de l’Europe, classée en Réseau d’enseignement prioritaire (REP) [6]. […] La direction de l’établissement Cayla/Europe estime que ce nouveau fast-food « n’impactera pas le travail de l’école sur l’alimentation ». […] Proche d’une école, le fast-food sera aussi établi en pleine poche d’obésité, comme l’a démontré une étude de 2013 menée par l’Unité d’épidémiologie populationnelle des HUG. […] Les quartiers défavorisés économiquement sont plus touchés par l’obésité. « Le problème pour les familles, c’est que les fast-foods offrent la possibilité d’une sortie au restaurant la moins chère. C’est imbattable si vous n’avez pas beaucoup de moyens », précise Nathalie Farpour-Lambert. […] ».
(Le Courrier, novembre 2016)

39L’évocation de l’appartenance de l’école au réseau n’était pas nécessaire à la compréhension de la situation. Cela nous semble cependant être le symptôme du fait que le REP devient au fil du temps une catégorie descriptive en tant que telle.

Un processus politique

40La classe 2 représente 18 % du discours. Elle relève du processus politique et légal et des chefs de département successifs ainsi que les partis politiques et quelques personnalités marquantes (« vote », « loi », « référendum », « Direction générale », « Département de l’instruction publique »). Il est intéressant de remarquer que cette dimension est relativement importante alors même que cette politique est longtemps restée et présentée comme un dispositif expérimental et n’a fait l’objet que de directives et de très peu de discussions et débats au Grand Conseil [7]. Elle n’est entrée dans la loi que très récemment à l’occasion d’une refonte de la loi sur l’instruction publique qui visait à intégrer le concept d’école inclusive. Pourtant, ce qui a retenu l’attention dans cette nouvelle loi n’a pas été, loin s’en faut, l’intégration du REP mais celle d’un chapitre sur l’intégration des élèves à besoins éducatifs particuliers (qui faisaient précédemment l’objet d’une loi à part entière). Si on regarde dans le détail, « vote » « loi » « référendum » font finalement référence non pas au processus d’élaboration et de mise en œuvre du REP mais à d’autres politiques scolaires : généralisation des directeurs, retour des notes et introduction du mercredi matin. Une réforme en chassant une autre, la presse s’est fait l’écho des autres projets faisant passer le REP et ses enjeux au second plan. De façon complémentaire, on peut noter que très vite le REP n’est plus réellement présenté dans le cadre des politiques scolaires mais plutôt en lien avec les politiques de cohésion sociale et de la ville.

Label et politique territoriale

41Les classes 3 et 4 représentent respectivement 20 et 24 % du discours. Le champ lexical de la classe 3 articule politique scolaire et dimension territoriale. Cette classe comprend les formes qui font référence à la conception même du dispositif, non seulement sa forme expérimentale au départ, mais aussi sa dimension territoriale. On y voit ainsi apparaitre des formes telles que « établissement », « quartier », « canton », « système », « Onex [8] », « population », etc. L’apparition de la forme « Vaud » fait référence à un débat dont la presse s’est fait l’écho autour d’une comparaison entre le système de discrimination positive du canton de Vaud et celui de Genève. En juin 2008, Anne-Catherine Lyon, cheffe du Département de l’instruction publique du canton de Vaud, est interviewée sur cette politique. Elle présente les critères d’entrée des écoles dans le dispositif, qui sont assez proches de ceux utilisés pour la PEP genevoise. La spécificité du dispositif vaudois tient surtout dans la non-publication de la liste des établissements entrés dans la politique d’« allocation différenciée de ressources à des fins d’équité ». La Cheffe de Département la justifie en ces mots :

42

« Je ne suis pas favorable à donner ce genre d’informations. Car, entre deux valeurs qui sont importantes, la transparence et celle de la non-stigmatisation, je choisis la non-stigmatisation. De plus, il est à souligner que nous avons des établissements qui sont sélectionnés et qui ont des résultats scolaires extrêmement bons. Il n’y a pas de fatalité. Ce n’est pas parce que des établissements sont dans des régions du canton difficiles du point de vue socio-économique que leurs résultats sont plus faibles. Bien au contraire. »… « Je déteste la stigmatisation. C’est pourquoi je m’élève de manière assez forte ces temps contre celle qui touche les élèves allophones. C’est ainsi que je pense que les choses doivent être, mais je ne dis pas que j’ai raison. Pour moi, la transparence est un instrument qui doit nécessairement s’accompagner de beaucoup de sérénité, de bienveillance. Il faut être mû par la volonté d’être à l’appui. Et je ne suis pas persuadée que cette volonté anime toujours tout le monde. »
(Le Temps, juin 2008)

43En aout 2013, Le Temps titrait ainsi un article : « Label genevois, secret vaudois : deux voies vers l’égalité des chances » :

44

« […] Genève n’a jamais hésité à publier la liste des bénéficiaires du REP, ce label étant vu comme une manière de redorer le blason de certains établissements. Vaud refuse toujours de donner des noms, assurant que mettre des étiquettes renforcerait le risque de stigmatisation. »

45Cet extrait met bien en évidence les deux façons différentes de considérer la publication des établissements et des actions menées. Pour les uns, elle comporte un risque de stigmatisation (qui se traduirait par une fuite des familles et une démobilisation de l’équipe enseignante), pour les autres elle permettrait de valoriser ces établissements. Il n’en fallait pas moins pour déclencher une « guerre » par voie de presse. Le directeur d’un cycle d’orientation genevois répond à une interview du Temps dans un article intitulé « Parents, venez voir » où il explique n’avoir constaté aucun départ des familles. En mars 2014, Le Temps publie un nouvel article intitulé « Mauvaise approche » :

46

[…] Les autorités justifient leur choix en invoquant les risques de stigmatisation ou les comparaisons hâtives. Du point de vue officiel, divulguer leurs résultats aux épreuves cantonales de référence – des tests communs à tous les élèves –, fournir des renseignements sur les profils sociologiques des enceintes scolaires, dévoiler les destinataires des fonds attribués aux unités « défavorisées », sans parler des questions de discipline ou de violence, pénaliseraient sans raison valable l’un ou l’autre des établissements. Les parents pourraient être tentés de placer leurs enfants dans les instituts jouissant d’une meilleure réputation.
Diffusées, ces données entacheraient la mixité sociale, un des grands principes de l’école publique. À Lausanne comme à Genève, les administrations ont délimité des zones de recrutement qui rassemblent des élèves issus de quartiers hétéroclites. […].
Loin des craintes vaudoises, l’Etat de Genève publie, notamment, la liste des établissements appartenant au réseau d’enseignement prioritaire. Depuis 2006, le canton soutient les écoles dans des quartiers populaires et ne cache pas l’identité des bénéficiaires. Cette transparence ne semble pas provoquer les dommages redoutés. Au contraire, la lutte contre l’échec scolaire s’en trouve renforcée et mieux ciblée. Vaud pourrait s’en inspirer.

47Ces extraits montrent bien une préoccupation autour d’un risque éventuel de stigmatisation du fait de la labellisation d’établissements alors repérés en difficulté. Ce risque se traduirait par un renforcement de la ségrégation qui est déjà la cause des difficultés scolaires rencontrées dans certaines écoles.

Un enjeu syndical… passager

48La classe 4 se situe davantage dans le « combat » et les revendications syndicales (on voit par exemple apparaitre le nom d’un syndicat des enseignants du primaire (SPG) ainsi que de son président). Les syndicats sont très présents dans le débat au sein de la presse alors même que, en dehors du chef du département, les personnalités politiques, les députés en sont quasiment absents, tant ce projet présenté comme pilote ne s’est pas fait par la voie législative. Au départ, les syndicats se sont positionnés de façon très prudente par rapport au REP :

49

« Alors que nous sommes en discussion étroite avec le DIP pour revoir la structure de l’école, nous n’avons pas été consultés sur le projet de l’école REP. Or, il pose problème. Ce n’est pas un projet pédagogique, mais politique », s’emporte son président [de la SPG].
(Le Courrier, aout 2006)

50Critique renouvelée en 2007 lorsque le chef de département annonce l’extension du réseau. Pourtant, quelque temps plus tard, au moment de la généralisation des directeurs d’école et l’introduction du mercredi matin, le syndicat modifie son argumentation. Voici deux extraits du Courrier qui portaient sur le référendum sur le mercredi matin :

51

« Les enseignants, eux, ne veulent plus d’une énième réforme bricolée dont ils devront payer les pots cassés. Pour relever le niveau de l’école, c’est sur la qualité et non sur la quantité qu’il faudrait agir […] [selon son président]. La piste à suivre vient des écoles du Reseau_enseignement_prioritaire où le nombre d’élèves par classes est réduit et les adultes les encadrant augmenté, ce qui permet des mesures ciblées. »
(Le Courrier, juillet 2011)

52

« La politique du reseau_enseignement_prioritaire propose deux mesures de renforcement de l’encadrement qui apportent une réelle plus-value aux apprentissages des élèves, notamment ceux d’origine sociale modeste : des effectifs de classe réduits et la présence d’une éducatrice sociale ou d’un éducateur social favorisant le lien entre la famille et l’école ».
(Le Courrier, septembre 2011)

53Finalement, le syndicat des enseignants du primaire, d’abord frileux à l’égard du dispositif, l’intègre quelque temps plus tard à ses revendications pour en demander la généralisation [9] (en particulier pour obtenir un meilleur taux d’encadrement dans l’ensemble des écoles). On peut s’interroger sur le sens de cette position réservée et sur l’adhésion au principe même de la discrimination positive qui vise à introduire un traitement inégalitaire (une inégalité juste) envers des publics plus défavorisés.

Un discours qui évolue dans le temps

54Avant de commencer l’analyse de l’évolution du traitement médiatique du REP à travers la période considérée, il nous faut dire quelques mots du calendrier politique concernant le dispositif. Pour cela, nous avons cherché à savoir à quels moments la question avait été traitée lors des débats au Grand Conseil. Ces débats font l’objet de transcriptions complètes et sont disponibles directement sur le site du Grand Conseil. La période retenue est la même que celle utilisée pour la recension des articles de presse. Nous avons trouvé quinze occurrences, ce qui parait relativement peu au regard de la période étudiée (onze années) et des enjeux scolaires soulevés par ce nouveau dispositif. L’analyse à l’œil nu a permis de resituer les moments d’évocation du REP, les objets de discussion et les locuteurs (Tableau 3).

Tableau 3 : Dates, objets et locuteurs concernés lors de l’évocation du REP au Grand Conseil

DateObjet de la séance/interventionLocuteur
22.09.2006Encadrement médico-social dans les écoles primairesChef de département DIP
23.05.2008Pétition demande d’octroi de postes suffisants au Service de santé jeunesseChef de département DIP
18.12.2008Adhésion à la convention scolaire romandeChef de département DIP
26.06.2009Projet de loi état financier de l’Etat de Genève (2008)Députée socialiste
02.07.2010Projet de loi état financier de l’Etat de Genève (2009)Chef de département DIP
11.12.2010Projet de loi budget administratif de l’Etat de Genève (2011)Député socialiste
18.03.2011Étude de la pétition « Davantage de moyens pour encadrer les élèves ! » et conditions d’enseignementDéputée socialiste
24.06.2011Projet de loi état financier de l’Etat de Genève (2010)Député socialiste
Député MCG
Chef de département DIP
16.12.2011Projet de loi budget administratif de l’Etat de Genève (2012)Députée socialiste
19.04.2012Politique de cohésion sociale en milieu urbainDéputé radical
Chef de département DIP
17.05.2013Loi petite enfanceDéputé indépendant
28.06.2013Rapport de gestion conseil d’Etat (2012)Député MCG
Chef de département DIP
29.11.2013Hommage aux conseillers d’Etat sortantsDéputé PS
04.11.2016Question urgente Président SPG sur l’encadrement en REPQuestion : SPG
Réponse : Conseil d’Etat
17.03.2017Pétition surélévation bâtimentDéputé vert

Tableau 3 : Dates, objets et locuteurs concernés lors de l’évocation du REP au Grand Conseil

55Sur les quinze occurrences, seules deux accordent une importance centrale à la question. On note également que le REP est peu traité en lien avec les questions scolaires. Les objets des séances concernent des questions sociales ou financières. Dans un seul cas, le REP fait l’objet d’une question urgente en lien avec l’encadrement, et ce à l’initiative d’un syndicat d’enseignants. Enfin, les locuteurs principaux sont en premier lieu le ou la chef·fe du DIP et des députés, le plus souvent socialistes, c’est-à-dire les promoteurs du dispositif, les autres députés se sont donc relativement peu saisis de la question. Nous rappelons au tableau 4 les différentes étapes de construction du réseau dans le contexte genevois.

Tableau 4 : Le REP en 5 périodes

Nb de mois de la périodeNb d’articles de presse
Temps 1janvier 2006 - juin 2008la mise en place du REP3031
Temps 2été 2008 - rentrée 2009Mise en place et généralisation des Directeurs·trices d’établissement1413
Temps 3sept. 2009 - janvier 2011Campagne et réélection du Chef de Département1713
Temps 4mai 2011 - été 2013Campagne et introduction du mercredi matin3139
Temps 5rentrée 2013 - aujourd’huiArrivée de la nouvelle Cheffe de Département et école inclusive4620

Tableau 4 : Le REP en 5 périodes

56Pour compléter les premiers résultats, nous avons donc cherché à voir comment le discours et la présentation du REP évoluaient dans le temps. Pour cela, nous avons distingué le corpus en fonction des cinq temps préalablement définis.

57La première période (2006-2008) est marquée par la naissance du REP, qui consistait alors en un dispositif expérimental dans une seule école. À la rentrée scolaire 2006, c’est en effet un dispositif-pilote qui a vu le jour à l’école des Tattes. L’équipe enseignante s’investit déjà depuis quelques années pour tenter d’apaiser un contexte scolaire jugé difficile. Les enseignants vont solliciter à maintes reprises un soutien plus fort de la part de la Direction générale de l’enseignement primaire. Leur demande est entendue avec la mise en place du dispositif-pilote dans leur école. Comme le soulignent Jaeggi et Osiek (2007), c’est en partie grâce à la persévérance de l’équipe enseignante que le dispositif naît. C’est aussi le fait d’une certaine réalité sociale du quartier. Mais c’est également lié au contexte politique du moment : votation à venir sur le retour des notes au primaire, résultats de l’enquête PISA montrant les difficultés à aider les élèves plus faibles, ou encore réorganisation de l’école primaire.

58Ce projet a été porté essentiellement par le chef de département, Charles Beer. Il n’est donc pas étonnant d’y retrouver les formes « Beer », « ministre », « REP », « (dispositif) pilote », « moyen » et « ressource » ainsi que « annonce ». On aurait pu s’attendre à y retrouver des formes comme échec ou inégalités, ce qui n’est pas le cas. Mais sont présents des formes en lien avec des mesures pédagogiques, souvent compensatoires, telles « redoublement », « maitre appui », « différencier », « note ».

Tableau 5 : Analyse des modalités : comparaison de classes, classées par ordre décroissant en fonction de leur significativité (khi²) – sélection des vingt premières formes

Temps 1Temps 2Temps 3Temps 4Temps 5
rentéeActecmnsMercredi matinDevoirs
ÉtablissementQuestionnaireFrontalRéférendaireDomicile
BeerInclusifPopulisteEnfantÉcole inclusive
EnvelopperSignerVertHoraireOrdinaire
RedoublementRéorganisationBâtimentMusiqueFast Food
MaitreScientifiqueChiffreCohésionTorracinta
AppuilogicielHausseLaurent VitéJudo
InspectionDirecteurChercheurHeureBurger King
DifférencierViolentScolariseActionMaison
REPEnquêteDonnéeLangueObèse
PiloteFévrierLogementMercrediArticle
ministreEducationConvaincreSportifPlr
AnnonceSuisseCatiExtrascolairecour
DentaireChoisirvivantSacCoupe
PrimaireRecenserSubventionnéJourRefonte
MoyenÉtablissementFrançaisSportEcole des mamans
Ecole repO. BaudDroiteMarsOMP
NotePisaSecteurMaireObligation
RéseauValoirPartiSuccès
ressourceréunionpersonnelivre

Tableau 5 : Analyse des modalités : comparaison de classes, classées par ordre décroissant en fonction de leur significativité (khi²) – sélection des vingt premières formes

59Le deuxième temps (2008-2009), qui voit l’intégration de huit nouveaux établissements dans le REP, est davantage marqué par la généralisation des directeurs d’établissement, initialement prévus dans les dispositifs pilotes REP mais étendus à l’ensemble des écoles du primaire. À Genève comme ailleurs, la mise en place de l’éducation prioritaire s’effectue en effet en parallèle d’autres réformes scolaires. Ainsi, la rentrée 2008-2009 voit la mise en œuvre effective dans l’ensemble du canton du renforcement de la collaboration entre la Direction générale de l’enseignement primaire (DGEP) et la Direction générale du cycle d’orientation (DGCO), de la création de régions (regroupant primaire et CO) selon le principe de mixité sociale, et de l’organisation des 164 écoles primaires en une centaine d’établissements, avec une direction d’établissement, chaque établissement devant élaborer un projet. À cette même période, des partenariats sont engagés avec les communes et le canton de Genève. Cette période fait d’ailleurs une place importante au quartier et au logement. Il est fait référence au Cati (Centre d’analyse territoriale des inégalités) et au CMNS (Commission des monuments, de la nature et des sites). On voit aussi apparaitre des dimensions absentes à la période précédente et en particulier les demandes de bilan du dispositif pilote et les revendications syndicales. Ces derniers ont mené une « enquête » par « questionnaire », dont le chef de département considère qu’elle n’est pas « scientifique ». Une nouvelle dimension intéressante qui apparait à cette période est celle de la « violence » scolaire et de l’apparition du « logiciel » Signa qui répertorie les actes de violence.

60Entre 2009 et 2011 (Temps 3), la dimension scolaire a complètement disparu (à part la présence de la forme « scolarise » qui concerne plus les flux d’élèves que les conditions de scolarisation). Il est question de « quartier », de « réhabilitation », de « bâtiments ». C’est une période de campagne électorale, avec l’élection du Conseil d’État. Quand on observe les débats au Grand Conseil, les seules fois où le REP est évoqué, c’est dans le contexte de discussion sur des projets de loi de finance ou pour saluer, parmi l’ensemble des actions du chef du Département, la création du REP, qui n’est alors qu’évoqué.

61Entre 2011 et 2013, on voit apparaitre les formes « mercredi matin » et « référendaire ». Rien d’étonnant puisque c’est le moment de campagne et de votation à propos de l’introduction du mercredi matin à l’école primaire. Parmi les premières formes, on voit à nouveau des formes relatives aux activités scolaires (« sac d’histoire », « livre ») et éducatives (« sportif », « extrascolaire », etc.). Le REP, lui, semble entériner par la majorité des acteurs, y compris ceux qui à l’origine étaient réfractaires. Il fait donc partie du paysage scolaire, mais également des préoccupations en matière de politique de la ville et de cohésion sociale.

62Enfin, la dernière période s’inscrit dans la réflexion sur l’école inclusive. Ce principe est inscrit dans la nouvelle Loi sur l’instruction publique, entrée en vigueur en janvier 2016. On y retrouve le REP parmi les finalités et objectifs de l’école publique (LIP, 2016, Chapitre III, art. 14). On retrouve les formes « OMP », « école inclusive », « ordinaire » ainsi que le nom de la nouvelle cheffe de département. L’« école des mamans » est un projet développé dans plusieurs écoles REP tout comme celui du « judo ». On y retrouve aussi les formes « Fast Food » et « Burger King » qui font référence à l’article du Courrier discuté plus haut. Finalement, cette période est marquée davantage par le développement d’un modèle d’école inclusive, qui intègre le REP dans la politique générale d’inclusion.

63On peut retenir de cette analyse longitudinale que l’agenda médiatique rejoint ici l’agenda politique tout en ne se faisant pas toujours le relais de certaines inflexions de la politique. En effet, le REP ne fait pas l’objet d’une publicisation constante alors même que des réformes récentes du fonctionnement et de la forme du réseau ont eu lieu. Est-ce à dire que le REP n’apparait plus aujourd’hui comme un problème social ? Ce n’est pas certain et la question dépasse le questionnement de cette contribution. Si on sait que les médias ont du poids dans la construction des problèmes sociaux, leur publicisation peut être très variable dans le temps, tantôt particulièrement saillante, tantôt plutôt ignorée, ce qui ne signifie toutefois pas que le problème social ait disparu (Rinaudo, 1995) ou qu’il n’est plus traité politiquement.

Discussion

64L’objectif principal de ce travail était d’étudier le réseau d’enseignement prioritaire genevois et les effets de la labellisation « éducation prioritaire » en termes de réputation des établissements. En effet, faire partie d’un dispositif prioritaire, c’est bénéficier de ressources supplémentaires, travailler en collaboration avec différents partenaires, disposer d’une équipe pédagogique engagée dans la démarche. Mais faire partie d’un tel dispositif de manière visible, c’est aussi être identifié comme établissement à risque, composé d’une population d’élèves confrontés à certaines difficultés sur le plan scolaire, social et/ou ethnique. Pour comprendre les effets de labellisation, nous proposions de nous centrer sur la question de la réputation du REP et de ses écoles et plus spécifiquement sur le débat public à travers le discours produit par la presse locale.

65Au final, l’analyse de la presse montre : 1) que l’on infère les caractéristiques sociodémographiques du quartier et de l’école, les caractéristiques des élèves et des familles. Ce processus de catégorisation relève d’un mécanisme d’attribution de la difficulté scolaire qui risque alors d’être essentialisée. Ces élèves sont perçus à l’aune de la défaillance (économique, sociale, culturelle) et décrits dans leur écart à la norme ; 2) une évolution de la façon de considérer le REP dont le débat perd peu à peu de son intensité ; 3) que cette évolution est à resituer dans les projets de réformes scolaires de façon plus générale ; et 4) que la mise en avant (dans la presse) des projets développés dans le REP met largement l’accent sur l’aspect éducatif (versus objectifs pédagogiques).

66Notre premier questionnement concernait le contenu même du discours public et son évolution dans le temps au fur et à mesure de la généralisation du REP. Plusieurs des résultats que nous avons produits offrent un éclairage sur les catégories mobilisées pour désigner les établissements REP. Au départ, dans la presse, il est fait de nombreuses références au porteur du projet et à sa mise en œuvre. On retrouve à plusieurs reprises des liens avec les dimensions pédagogiques, et notamment différentes formes d’offres pédagogiques compensatoires (« appui », « différencier », « redoublement »…). Cela renvoie à une conception du public comme étant en proie à certaines difficultés scolaires. Cela fait également écho à la volonté de mettre l’accent sur les dimensions pédagogiques, pour ne pas reproduire les erreurs faites ailleurs. Au moment de la conception du dispositif expérimental, la catégorie « scolaire », et même plus précisément « difficulté scolaire » est donc fortement présente, pour s’estomper progressivement. On rejoint ici notre troisième question de recherche, sur la place respective du pédagogique et de l’éducatif dans les politiques d’éducation prioritaire. Nous y reviendrons. D’autres catégories semblent traverser de manière plus constante les différentes périodes du REP, de 2006 à aujourd’hui. C’est le cas par exemple des questions relatives à la santé des élèves. Cet exemple témoigne de la caractérisation des populations qui fréquentent les établissements prioritaires. La « famille » est également présente dans les articles de presse, tout comme la forme « défavorisé ». La question de l’accès à la culture apparaît également de manière récurrente. L’ensemble témoigne d’une décentration des questions scolaires, mais également d’une image globale du public des établissements REP, voire du quartier, qui se décrit en termes essentiellement négatifs ou déficitaires. Dans le canton de Vaud, c’est d’ailleurs ce que les responsables politiques redoutaient. Dans les articles de presse étudiés, on retrouve un débat autour de la labellisation « éducation (ou enseignement) prioritaire » et de ses possibles conséquences en termes de stigmatisation. L’opposition Vaud/Genève rejoint le questionnement scientifique autour de cet objet.

67Le deuxième axe d’interrogation concernait le sens de cette politique dans l’ensemble des politiques scolaires genevoises, ou, pour le dire autrement, nous interrogions le lien entre le REP et les autres débats scolaires dans le canton de Genève durant cette même période. Les politiques scolaires sont en effet pensées et à penser dans une perspective politique plus globale (voir par exemple Maulini, et al., 2016, qui développent une même approche). En effet, le regard porté sur l’une ou l’autre des politiques scolaires dépend, au moins partiellement, des autres réformes en cours. D’ailleurs, l’éducation prioritaire est souvent le lieu d’expérimentations scolaires qui sont ensuite étendues à l’ensemble des établissements. À Genève, durant la période étudiée, la question du REP est très peu présente dans le débat politique. Quand elle l’est, c’est essentiellement de manière indirecte, en lien avec d’autres politiques scolaires. Au contraire, les syndicats sont plus présents, avec une certaine réserve vis-à-vis du REP qui va peu à peu s’effacer, au profit d’inquiétudes centrées sur d’autres réformes. Dans un autre contexte, Pons (2015) analyse la réception de l’enquête Pisa auprès des parlementaires français et montre qu’il existe un « double effet boomerang ». Les résultats de l’enquête Pisa sont tour à tour mobilisés par les partis des deux côtés de l’échiquier politique selon leur situation politique. La gauche par exemple, alors dans l’opposition, critique vivement l’enquête, surtout quand elle est mobilisée par le gouvernement de droite pour justifier sa politique. Quand la gauche accède au pouvoir, elle remobilise à son tour les résultats et en fait même « un argument central ». De la même façon, il n’est pas exclu que les syndicats genevois mobilisent d’abord un argumentaire frileux puis une quasi adhésion envers la politique du REP dans une visée qui à plus à voir avec leur position sur la scène politique que sur un désaccord majeur et en fonction de ce qu’ils ont par ailleurs à défendre. Ainsi, l’introduction du mercredi matin a peut-être semblé à un moment une plus grande menace que la généralisation du REP.

68Notre troisième questionnement concernait le décentrage du pédagogique au bénéfice de l’éducatif, déjà observé dans les pratiques enseignantes (e.g., van Zanten, 2012). Ce décentrage est donc aussi visible dans les discours publics. Cette mise en avant du travail éducatif peut être interprétée de différentes façons. Nous pensons qu’elle est l’une des conséquences des représentations et stéréotypes attachés au public accueilli, nous avons en effet bien montré qu’il est décrit sur le mode du manque et de la déficience, ces élèves seraient ainsi caractérisés par des besoins éducatifs et culturels importants. Nous pourrions aussi penser que la presse sélectionne davantage les mesures éducatives que pédagogiques au regard de leur lectorat, les questions pédagogiques pouvant apparaitre comme extrêmement techniques et non lisibles par des non-spécialistes. Cette piste interprétative ne nous semble pourtant pas pertinente. En effet, lors d’autres débats scolaires, les médias n’ont pas hésité à discuter d’aspects pédagogiques voire didactiques ; nous pourrions citer dans le contexte français la controverse récurrente autour des méthodes dites globales versus syllabiques ou encore le fameux « retour à la pédagogie traditionnelle » ou « aux fondamentaux » (e.g., Houssaye, 2013, et Trouvé, 2013, cités dans Vergnioux, 2013). Dans le contexte genevois, la « guerre des notes » a aussi largement été relayée dans les médias et soulevait des questions éminemment pédagogiques. Enfin, cette mise en exergue de l’éducatif peut aussi être analysée comme une stratégie de promotion de la part des écoles et de l’institution scolaire : « les stratégies visant à valoriser l’image servent plutôt à protéger l’établissement le temps que les acteurs en interne entreprennent un travail de fond sur le fonctionnement et leur culture organisationnelle » (Draelants & Dumay, 2016, p. 12). En d’autres termes, les établissements chercheraient à créer de nouvelles catégories de perception de leur école, pour la (re)valoriser (cela peut par exemple passer par le sport, les arts, etc.).

Conclusion

69La presse représente un acteur local important, qui participe pleinement au débat public. Elle donne à voir l’image du réseau, de ses écoles mais aussi des stratégies de valorisation de ceux-ci. La presse est d’autant plus importante dans un contexte de démocratie directe dans laquelle l’institution scolaire peut toujours se voir imposer une réforme par voie référendaire. À propos des quatre innovations les plus marquantes des dernières décennies à Genève (dont le REP), Maulini, et al. (2016) écrivent d’ailleurs : « les usagers, les professionnels, les élus et l’opinion publique sont donc tous à convaincre et à séduire. Directement ou indirectement (par exemple à travers la presse ou les réseaux sociaux), c’est avec eux qu’il faut discuter » (p. 522). L’analyse que nous présentons ici ne nous permet pas réellement de comprendre la position précise de chacun des acteurs que nous avons évoqués. Par exemple, la compréhension du changement d’argumentation du syndicat des enseignants que nous avons présenté ne peut se comprendre que si l’on interroge de façon précise la place de celui-ci, ses rapports au Politique et sa vision des enjeux scolaires plus globaux qui se posent sur le moment. Ce n’était pas ici notre propos. La presse ne transcrit qu’une part restreinte des arguments et positions des acteurs, nécessairement plus complexes. Cependant, nous croyons que ce travail nous a permis de montrer que la presse véhicule une certaine vision du REP, de son public, de ses familles, des territoires qu’elle décrit. Et c’est ainsi qu’elle participe à diffuser certaines catégories descriptives et d’attribution de la difficulté scolaire. La presse participe ainsi à la construction des réputations locales.

70Au final, on peut dire que le choix d’une politique de compensation sous une forme territorialisée prend le risque de créer, de renforcer et de figer de nouvelles catégories de perception de ces territoires qui viennent, par un effet de ricochet, participer à renforcer un regard particulier sur les populations concernées par ce dispositif. Cibler un territoire plutôt qu’un groupe défavorisé au plan scolaire ne permet pas d’éviter une forme de stigmatisation. Pourquoi en vient-on à développer de telles formes de politiques territorialisées ? Servent-elles réellement à la compensation des désavantages scolaires, ou, comme cela a pu être analysé en France (Ben Ayed, 2016), elles servent plutôt à augmenter le pouvoir local et à transférer les responsabilités. La spacialisation des politiques éducatives en France aurait eu pour conséquence que les acteurs locaux agissent de moins en moins sur l’activité éducative et de plus en plus sur les populations elles-mêmes, dans une logique de « normalisation » (Ben Ayed, 2016). Genève connaitra-t-elle le même sort ?

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 29/08/2018.

https://doi.org/10.3917/raised.022.0075

Notes

  • [1]
    Si le dispositif-pilote démarre à la rentrée 2006, la réflexion a débuté bien avant, d’où le choix d’opérer un recueil des données dès janvier de cette même année.
  • [2]
    Bien que nous n’effectuons pas une recherche sur le processus journalistique et sur la presse, nous donnons ici pour le lecteur intéressé quelques éléments sur les caractéristiques de la presse repris de Amez-Droz (2007) : Le Temps est perçu comme un journal de qualité, au lectorat « haut de gamme », diplômé et au fort pouvoir d’achat, plutôt de sensibilité de gauche pour les sujets d’actualité, et libéral dans les pages économiques. Le Matin est qualifié de Tabloïd et détient le monopole sur ce segment du marché. 24heures est un quotidien d’information généraliste comme La Tribune de Genève, ce dernier a une diffusion très locale et consacre six pages (sur quarante-neuf) aux informations locales. Le Courrier est également un quotidien généraliste mais se présente davantage comme une presse d’opinion de qualité (tendance gauche) à la diffusion locale plus large que La Tribune. Le Courrier consacre deux à quatre pages (sur vingt) aux informations régionales.
  • [3]
    La lémmatisation consiste à regrouper des racines de mots sous la même catégorie. Ainsi Apprentiss+ regroupe toutes les formes lexicales similaires.
  • [4]
    La directive D.DGEP-06-01 précise ainsi que « le but [du REP est] de tout mettre en œuvre pour favoriser la réussite scolaire des élèves issus de milieux socialement et économiquement défavorisés » (Direction générale, direction des établissements, 2012, p. 1) et précise qu’« un accent particulier est mis sur le développement des compétences langagières. Pour les atteindre, la différenciation des modalités d’enseignement/apprentissage est l’un des outils pédagogiques à mettre en œuvre ainsi que l’organisation d’un suivi et d’un encadrement efficace des élèves en difficultés scolaires. » (p. 1)
  • [5]
    Les réseaux de forme consistent à analyser une forme, ici « apprenti+ » (forme lemmatisée regroupant toutes les formes de la même racine) et d’étudier la façon dont elle s’agence à d’autres formes (de sa propre classe issue de l’analyse en CDH ou d’une autre). Le réseau est calculé en fonction de la co-occurrence et pondéré par la distance entre les deux formes.
  • [6]
    Mis en exergue par les auteures.
  • [7]
    Organe législatif du canton de Genève.
  • [8]
    Commune genevoise.
  • [9]
    Dans un document interne au syndicat (Document de travail du comité SPG – distribué pour information à l’AD du 3 novembre 2009) il est ainsi précisé « Une vraie discrimination positive veut que l’on tienne compte du contexte local, social, et des critères socioprofessionnels propres à chaque établissement, pour déterminer le taux d’encadrement. Ce dernier, compte tenu de l’évolution de l’école et de la hausse des exigences, devrait se situer pour tous les établissements entre 12 et 17 (selon la méthode de calcul actuelle). Avec une telle règle, on assisterait probablement à la disparition du REP du point de vue de son régime d’exception. » (Société pédagogique genevoise, 2009, p. 1)
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