Couverture de RAC_040

Article de revue

Matières à manger

Propositions pour penser les rapports humains/aliments

Pages 429 à 453

Notes

  • [1]
    Il faut ici comprendre « monde » dans un sens proche de celui d’Umwelt (Uexküll, 2010) ou de « milieu » (Berque, 2009).
  • [2]
    Ici, l’emploi du terme « être » plutôt que de celui de « personne » indique la volonté de se placer à un niveau fondamental, la notion d’« être » étant moins spécifiée que celles de « personne » ou d’« individu », que l’on peut déjà considérer comme des états particuliers de l’être, relatifs à des types singuliers d’énaction. De cette façon, on évite de postuler une personne connectée au monde par des sens qui lui permettraient une conceptualisation opératoire à partir de ressources logiques déjà là.
  • [3]
    Je considère ici « moderne » et « naturaliste » comme équivalents. Le premier terme fait référence à « l’épistémè moderne » au sens de Michel Foucault, le second à « l’ontologie naturaliste » au sens de Philippe Descola.
  • [4]
    Autrement dit, le sujet moderne type se caractérise de mon point de vue par sa croyance dans le fait que l’esprit transcende toute forme de mondanité, comme ce fut le cas du premier des grands modernes : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » (Descartes cité par Berque, 2014, p. 94)). Je ne sous-entends pas ici que Descartes est à l’origine de la modernité, mais plutôt qu’il a été l’un des premiers à la prophétiser (sans le concevoir ainsi), parce qu’il avait détecté les prémisses de son énaction.
  • [5]
    On comprend que je me positionne de cette façon à rebours de l’idée que « nous n’avons jamais été modernes » (Latour, 1991). À mon sens, la séparation de « la culture » et de « la nature » a bien eu lieu (même si elle n’est évidemment ni totale ni aboutie et qu’elle ne peut pas l’être). Pour Latour, « les modernes ne font pas ce qu’ils disent et ne disent pas ce qu’ils font », parce qu’ils parlent pureté, objectivité, tout en faisant proliférer les hybrides. Ils se caractériseraient donc par leur duplicité, ce qui constitue au passage un jugement étrangement critique pour un penseur qui ne se revendique pas vraiment de la critique sociale ! Dans ce débat, mon hypothèse est plus instrumentale et plus matérialiste. Elle consiste à supposer que les modernes mettent la complexité des réseaux sociotechniques qu’ils mobilisent au service d’une purification bien réelle de leurs rapports aux non-humains (voir la note 15 en conclusion de cette idée).
  • [6]
    La notion de « débrayage » pourrait rendre compte de ces différents niveaux d’anesthésie.
  • [7]
    On ne peut débattre ici de la place des trois autres ontologies caractérisées par Descola dans ce continuum. Disons que, souscrivant à l’idée que les ontologies sont des manières de définir des frontières entre soi et autrui (par « définir » on comprend aussi bien penser que fabriquer, créer), j’aborde la question du point de vue existentiel, qui est introduit par Ingold. Plutôt que d’opposer ces deux auteurs, je propose donc de les concilier. Qu’est-ce que cela fait d’accorder telle ou telle place aux humains et aux non-humains dans la définition des relations ? Le naturalisme est intéressant parce que c’est le seul à séparer humains et non-humains. Il se caractérise ainsi par de vastes abstractions et par un intellectualisme qu’Ingold conteste en insistant sur l’expérience vécue. Je considère en définitive qu’on peut avoir un rapport intellectuel ou même symbolique au monde, ou qu’on peut au contraire favoriser une connaissance directe. On peut aussi ne pas se poser la question, mais on se situe toujours quelque part entre les deux. Sur ce continuum, l’analogisme « précède » le naturalisme, parce qu’il produit une grande multiplicité d’abstractions, sans viser leur universalisation. Cette continuité a été étudiée par Michel Foucault et Philippe Descola (via le passage d’une Renaissance où l’analogisme domine à une modernité plus naturaliste). L’exemple de Bao Teng, développé en fin d’article, va dans ce sens. Sur ce continuum toujours, l’animisme a tendance à se produire spontanément dans les rapports de proximité. On le verra aussi se dessiner en filigrane des cas traités en fin d’article. Le totémisme ne sera pas évoqué par manque de données, mais il a forcément des ressorts existentiels.
  • [8]
    Sauf peut-être dans les laboratoires. Selon Isabelle Stengers (2013, p. 150) en effet, l’opposition sujet/objet, caractéristique de la modernité, existe… dans les dispositifs de laboratoire, qui ont précisément pour but de faire exister et de stabiliser cette distinction. Cela semble évident dans le cas des goûts et des odeurs, dans la mesure où les tests de laboratoire visent en général à isoler la gustation et l’olfaction de l’environnement socio-matériel qui, en temps normal, participe à leur émergence. Tout est ainsi fait pour que l’attention du « sujet » soit entièrement concentrée sur « son objet ».
  • [9]
    Tous les fruits ne continuent pas à mûrir une fois cueillis (ils sont alors non climactériques), mais ils finissent tous par pourrir.
  • [10]
    Ces moyens peuvent être techniques (congélation, sélection variétale, conservateurs, etc.) ou hygiéniques (apposition de dates de péremption qui réduisent la consommation à des périodes où les qualités de l’aliment sont censément stabilisées).
  • [11]
    La catégorie « les Occidentaux » peut sembler gênante, mais c’est une catégorie pragmatique, qui a émergé en même temps qu’une communauté de pratiques et de pensée bien réelle, qui est de plus pertinente du point de vue des acteurs eux-mêmes (Mariani, 2015, 2017).
  • [12]
    Il ne s’agit donc pas de sous-entendre que cette distance est la conséquence de leur occidentalité, mais de soutenir inversement qu’elle contribue à les définir comme voyageurs occidentaux.
  • [13]
    Ainsi, les composés soufrés évoqués plus haut ne caractérisent-ils pas « le » durian en général, mais certains durians à certaines étapes de maturité.
  • [14]
    Cette sélection reste toute relative tant nombre de durians consommés aujourd’hui sont encore issus d’arbres « sauvages », sans pedigree particulier, sélectionnés à petite échelle par des populations réduites qui n’ont jamais cherché à éviter les pollinisations croisées et susciter ainsi la stabilisation de souches particulières.
  • [15]
    Comme mentionné dans la note 4 à propos du point de vue de Bruno Latour sur la duplicité des modernes, il semble qu’on voit au contraire ici comment la mobilisation de réseaux sociotechniques complexes aboutit in fine à une purification bien réelle de la relation entre les humains et l’aliment (produire de la pureté est possible, mais cela demande beaucoup de moyens, comme le montre par exemple la production de métaux purs). Sans son odeur « pénétrante », le durian est « un objet » beaucoup mieux délimité et moins intrusif qu’avec elle.
  • [16]
    Sachant que la chair constitue environ un tiers du poids total, on a une idée du prix très élevé que peut coûter un durian (les fruits malais font en moyenne 1,5 kilogramme).
  • [17]
    Dans cette section, les termes entre guillemets sont ceux de Bao Teng. Tous nos entretiens ont été réalisés en anglais, langue véhiculaire pour beaucoup de Malaisiens (en particulier lorsqu’ils sont d’origine chinoise comme Bao Teng). Les données présentées ici sont le fruit de deux séjours d’un mois sur l’île.
  • [18]
    L’amertume, la douceur et le doux/amer constituent les principaux critères du choix d’un fruit sur les étals, à quoi il faut ajouter leur variété, certaines ayant la réputation de développer plutôt l’une ou l’autre de ces qualités générales. Les durians proposent infiniment plus d’arômes, mais les gens cherchent rarement à les qualifier (voir plus loin).
  • [19]
    Je remercie Michel Génard (INRA) pour ces suggestions prudentes ; leur utilisation ici n’engage que moi.
  • [20]
    Il arrive que l’on voie, sur les étals de Malaisie et de Singapour, de la chair de durian empaquetée. Ce conditionnement est réservé aux fruits de mauvaise qualité et destiné aux publics moins exigeants et/ou argentés.
  • [21]
    Les descriptions que Bao Teng donne des arômes des fruits paraissent très sommaires aux clients occidentaux habitués à la pompe rhétorique qui entoure parfois la consommation de vins.
  • [22]
    L’exemple fournit ici une contradiction intéressante à l’approche du goût qui a été développée en sociologie de l’innovation (Teil, 2009, 2011 ; Hennion & Teil, 2013) et qui fait reposer la charge de l’épreuve sur le goûteur. Si ces travaux ont montré, de façon salutaire, que le goût est une compétence, ils ont en revanche eu tendance à laisser la chose goûtée dans l’ombre, son « rôle dans la perception [étant] tout à délimiter par le buveur » (Teil, 2009, p. 132). En somme, le vin dont il est question apparaît en creux comme un objet plutôt qu’une chose, au contraire des fruits évoqués ici, et de certains vins (voir en conclusion).
  • [23]
    Notons au passage que le chinois qualifie la couleur d’un bon aliment de « vivante », qui est ici synonyme de brillante et originelle.
  • [24]
    Comme Bao Teng, les amateurs de vins naturels ne goûtent pas des objets (des tableaux à décrire) mais des choses. Ils ne se contentent pas de connaître l’origine des vins (de savoir s’ils sont bien nés), ni leur état à l’âge adulte. Ils cherchent des vins qui leur racontent une histoire. C’est pourquoi l’instabilité des vins naturels, qui est beaucoup critiquée pour les surprises (parfois mauvaises) qu’elle réserve, est pour eux une qualité avec laquelle il faut faire.
  • [25]
    Je fais référence ici à Thibault Liger-Belair, vigneron à Nuit-Saint-Georges, qui a refusé de traiter préventivement ses vignes contre la cicadelle, insecte vecteur de flavescence dorée, une maladie grave de la vigne. La remarque vaut toutefois pour de nombreux autres, qui n’ont pas politisé publiquement leur engagement, mais qui ont « fait semblant » en achetant les insecticides sans les utiliser.

Introduction : contingence et stabilité

1Cet article aborde les rapports des humains aux aliments sous l’angle de l’olfaction et de la gustation, à partir de deux approches originales des rapports à l’environnement et au monde matériel empruntées à Francisco Varela et Tim Ingold. L’ambition est épistémologique, car il s’agit de caractériser un continuum anthropologique entre l’objet porteur de sensations et la sensibilité à l’objet porteur de sens, et ainsi de cadrer différentes manières d’être sensiblement avec les aliments. Le propos sera étayé par l’analyse de données historiographiques et ethnographiques de première main, issues d’enquêtes réalisées en Asie du Sud-Est à propos d’un fruit à la réputation contrastée : le durian. En conclusion, l’argumentaire s’appuiera sur des données issues d’une longue expérience des mondes du vin pour discuter de l’idée d’agentivité avec Tim Ingold.

2J’emprunte la première approche, la théorie de l’énaction (de l’anglais to enact : « susciter, faire émerger »), à Francisco Varela. Son principe est simple : c’est par la pratique que le monde et les représentations qui le concernent se forment, par abstraction progressive. La cognition est incarnée (embodiment), elle ne découle pas de la représentation d’un monde pré-donné, mais de l’avènement conjoint d’un monde [1] et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’un être accomplit dans l’environnement (Varela et al., 1993, p. 35). La théorie de l’énaction suppose donc que le sujet et son objet ne préexistent pas, mais qu’ils se déploient en se spécifiant mutuellement et progressivement dans la pratique.

3On peut facilement anticiper les implications de telles hypothèses dans le traitement des goûts et des odeurs, car le nez et la bouche figurent parmi les lieux les plus évidents de l’intimité première des corps et des environnements (la non-distinction primordiale du sujet et de l’objet qui vient d’être évoquée). Comme la respiration, l’ingestion et l’olfaction se jouent en effet sans cesse des limites de l’intériorité et de l’extériorité ; l’air et les aliments pénètrent, habitent et filtrent des corps avec lesquels ils sont inextricablement mêlés. Cet enchevêtrement de l’être avec le monde est au fondement même de la vie, il la rend possible [2]. Je montrerai que, pour cette raison, nos façons de goûter et de sentir sont particulièrement instructives pour qui s’intéresse aux principes ontologiques qui organisent l’expérience. On observera ainsi que les rapports de type « naturaliste », pour faire référence à l’une des quatre cosmogonies que propose Descola (2005), tendent vers la réduction et le contrôle du mélange, des seuils de l’intériorité et de l’extériorité, en favorisant le face-à-face d’un sujet et d’un objet bien délimités par l’organisation d’une certaine expérience du monde. Dans une relation presque inversée, on verra que le flou induit par les affections du corps (affections qui, dans le cadre naturaliste, sont considérées comme des intrusions) peut aussi être accueilli avec curiosité et gourmandise, le champ de l’expérience restant dès lors beaucoup plus poreux aux influences sensibles.

4Je propose de concilier cette approche avec une proposition de Tim Ingold, plus précisément avec sa critique des concepts de matérialité et d’objet, et du tropisme typiquement moderne qui, selon lui, en induit l’usage. Pour ce faire, l’auteur suggère de substituer la notion de « chose » à celle d’objet, et de déplacer le regard depuis les matérialités vers les matériaux et les processus qui les animent (Ingold, 2007, 2010). Mon argument assume cette idée que les rapports des humains avec le monde en général, et leurs rapports aux aliments en particulier, sont fondamentalement processuels en plus d’être initialement mêlés. Ce n’est pas dans un environnement composé d’éléments stables a priori que les mondes sont énactés car l’impermanence et le changement sont premiers. Si les choses qui composent le monde sont ou semblent parfois stabilisées, ce n’est donc que le résultat d’un type particulier d’énaction, au sein duquel le cours de leur évolution a été entravé. À cet état particulier correspond nécessairement un sujet. Je soutiendrai que celui-ci est moderne [3], que stabilité et modernité vont de pair. Cela ne signifie pas qu’il n’y a de stabilité que dans la modernité, mais que cette dernière a la stabilité comme horizon, la fixité comme principe de production de ses objets. Pour comprendre cette équivalence, la façon dont la sélection des variétés opère en agriculture est un bon exemple. En agriculture conventionnelle, elle est fondée sur un triple critère de « Distinction, Homogénéité, Stabilité » (DHS), qui vise à fixer leur comportement agronomique dans le temps et l’espace (Bonneuil & Thomas, 2010). Bien sûr cette conception du vivant est souvent remise en cause, notamment par les agriculteurs critiques de la modernité agricole (Demeulenaere, 2013). Elle a toutefois une existence concrète, incarnée par la généralisation de plantes sélectionnées et d’aliments stables, qui se présentent à tous et partout de la même façon, des aliments qui tendent de fait vers une certaine universalité (propriété engendrée par leur stabilité). On comprend alors pourquoi certains gastronomes – eux aussi critiques – ne voient, dans les produits de l’agriculture moderne, que « des concepts », des idées (Nossiter & Beuvelet, 2015). Il fait peu de doutes en tous cas que la stabilisation et l’homogénéisation des végétaux réduisent les surprises, mauvaises ou bonnes, et qu’elles favorisent de cette façon leur stabilisation dans les représentations : à tomates homogènes, catégories plus homogènes, plus stables, moins dépendantes de l’épreuve matérielle. C’est en cela que naturalisme et stabilité peuvent sembler aller de pair ; parce qu’ils se conditionnent réciproquement et, ce faisant, confortent « le postulat moderne d’un esprit transcendant, détaché du monde » (Descola, 2011, pp. 64-65) [4].

5Sur la base des travaux de Varela et Ingold, je soutiens en somme que les modes de subjectivation des goûts et des odeurs relèvent fondamentalement d’une prise de position par rapport au mouvement dans lequel le corps humain est initialement inséré, selon que l’on s’en distancie (supposant dès lors soit négation ou abstraction du mouvement) ou que l’on cherche au contraire à s’y arrimer (supposant dès lors une forme d’implication qui peut conduire à l’explorer, y compris en passant par des moments d’abstraction). Il s’agira ainsi de caractériser un continuum entre deux pôles idéal-typiques, avec d’un côté un rapport phénoménologique et contingent aux aliments, et de l’autre un rapport abstrait. Le propos s’attachera à revenir sur ce qui se joue dans l’émergence puis dans la stabilisation et l’abstraction d’une représentation, du fait du passage d’un pôle à l’autre. J’aborderai ces questions en revenant d’abord sur le renversement épistémique que suscitent les propositions de Tim Ingold. J’appuierai ensuite mon analyse sur des données de première main, en me fondant dans un premier temps sur la constitution du rapport entre les voyageurs occidentaux et « le » durian. Je montrerai comment ce rapport, à l’origine pluriel et contingent, a pu progressivement s’homogénéiser et se généraliser en devenant rapport abstrait à un objet si parfait qu’il n’existe pour ainsi dire plus que dans l’ordre de la représentation de son sujet. Je présenterai enfin un exemple de relation inverse, dans laquelle les moments d’abstraction demeurent ponctuels (ne se généralisent jamais), subordonnés à des matériaux (des fruits) dont l’instabilité et l’hétérogénéité sont délibérément cultivées.

De la chose à l’objet, des matériaux à la matérialité : fonder un point de vue anthropologique sur un continuum

6En déplaçant l’attention de la matérialité vers les matériaux, Tim Ingold met l’accent sur les processus qui animent les objets. De son point de vue, ceux-ci ne sont jamais vraiment finis, car les matières qui les constituent ne peuvent cesser d’évoluer. Ingold (2007, 2010) propose donc de considérer que le monde n’est pas composé d’objets mais de choses (things). Pour spécifier cette distinction, il invite son lecteur à une pérégrination en forêt, où il l’encourage à porter son attention sur un arbre (Ingold, 2010). Comment définir cet être ancré dans le sol, qui bouge et bruisse avec le vent, change avec la lumière et les saisons, et qui est traversé par une pluralité incommensurable de formes de vies ? Les oiseaux ou les insectes qui nichent sur les branches ou dans les cavités du tronc font-ils partie de l’arbre ? Qu’en est-il de l’écorce ? Des lichens qui poussent à sa surface ? Qu’est-ce qu’un arbre en somme ?

7Si la question est ainsi posée, c’est que les humains n’expérimentent pas l’arbre comme un objet, qui se présenterait à eux comme « un fait accompli » (Ingold, 2010, 4, citant Heidegger), mais comme une chose, autrement dit un enchevêtrement de devenirs. Le mouvement de la vie qui anime l’arbre et le monde, Ingold le définit comme un champ de relations depuis l’intérieur duquel les formes émergent, toujours provisoirement. Le monde conçu de cette façon se caractérise par sa motricité, c’est un flux génératif qui a ses lieux de coagulations, ses bifurcations, mais qui ne cesse jamais de « fuir » (leak). Sur la base de cette hypothèse, on peut considérer que « l’objet » correspond à l’état particulier de « la chose », une instanciation que l’on aurait extraite des processus génératifs qui la traversent et la composent à partir d’un artifice. L’objet émerge donc au prix d’une réduction des liens qui unissent la chose aux flux de la vie. Cela suppose que cette dernière meure un peu, ou tout du moins qu’elle soit « anesthésiée » (éventuellement plongée dans un coma profond) car, souligne l’auteur, même l’objet le plus rudimentaire ne rompt jamais complètement avec la vie.

8En considérant nos rapports au monde comme des rapports aux choses qui le composent, le travail de Tim Ingold éclaire un pan des existences humaines que la perspective anthropologique classique, focalisée sur les représentations mentales d’objets supposés bien délimités, avait tendance à négliger (Descola, 2011). Son œuvre propose une anthropologie du monde et des humains qui l’habitent concrètement, ainsi que des relations sensibles qu’ils y déploient, dessinant les contours d’une théorie de l’expérience qui doit beaucoup à l’immersion dans leurs environnements des groupes de chasseurs cueilleurs avec lesquels il a travaillé. Cette manière d’être au monde, qui repose sur une attention profonde aux choses, il la qualifie d’« ontologie de l’habiter » (ontology of dwelling). Il serait foncièrement malhonnête d’en déduire que le travail de l’anthropologue se limite ainsi à caractériser un type culturel de rapport au monde. Force est néanmoins de reconnaître que tous les humains ne sont pas des Saami et que l’approche pratique et sensible qu’Ingold a développée à leur contact n’est pas généralisable. En effet, la proximité que certains humains entretiennent avec les choses ne réduit pas la distance que d’autres tendent obstinément à leur opposer. Les instruments qui servent à décrire l’activité des uns ne peuvent donc efficacement rendre compte de celle des autres.

9L’objectif de cet article est de comprendre l’ontologie de l’habiter et l’ontologie naturaliste comme des façons idéal-typiques mais liées d’être au monde, des régimes de relations que des groupes humains peuvent éventuellement privilégier (cf. les exemples étudiés plus loin), mais qui sont le plus souvent mêlés. Ainsi, le concept de « chose » permet-il de prendre acte du fait que le monde est irréductiblement processuel et d’envisager l’objet comme un mode particulier de façonnage et de représentation des choses. Il permet du même coup de reconnaître une existence aux abstractions du sujet moderne comme des représentations concrètes qui viennent aux humains (via un processus d’énaction particulier) en même temps que des dispositions matérielles singulières [5].

10L’état des choses est variable, influençable. Les choses peuvent être éventuellement considérées et valorisées pour elles-mêmes (comme on le verra dans le deuxième exemple) ou tendre au contraire vers l’objet. Tout dépend de leur degré de soustraction aux flux de la vie, du dosage de l’anesthésie [6]. C’est un continuum qui se dessine ici. À l’une des extrémités figure l’ontologie de l’habiter, au sein de laquelle les choses sont envisagées comme telles par des humains qui leur portent une attention précise, à l’autre l’ontologie naturaliste, peuplée de quasi-objets, d’esprits et de représentations mentales [7]. Ces états sont des idéaux-types, car ils ne sont probablement jamais atteints [8], mais ils suscitent des aspirations, des manières particulières d’être. Tim Ingold reconnaît d’ailleurs lui-même que les sociétés modernes tendent à « construire un monde matériel qui corresponde à leurs attentes – un monde d’objets discrets et bien ordonnés » (2010, p. 9). Il ne nie pas non plus que cet idéal ait été partiellement atteint, qu’il possède en somme une réalité. Autrement dit, s’intéresser aux choses n’empêche pas les objets (des quasi-objets) d’exister.

Abstraire l’arbre, ou l’énaction de l’objet

11Ces questions s’éclairent très bien lorsqu’on s’intéresse aux rapports humains/aliments. Pour le montrer, adoptons l’hypothèse que les choses sont de nature processuelle et que la stabilité relative qu’elles atteignent parfois est bien réelle quoique jamais définitive. On admettra sans trop de difficulté que les aliments peuvent être caractérisés de cette façon, car ils sont sénescents et putrescibles. Ces processus relèvent de temporalités variables, ils sont aussi influençables et même contrôlables moyennant des dispositifs techniques, mais ils sont irréductibles. Tous les mangeurs se confrontent un jour ou l’autre à l’instabilité chronique des mets qu’ils consomment, lorsqu’ils utilisent un réfrigérateur pour la freiner, ou quand ils la surveillent « à l’œil » (au toucher ou à l’odeur), espérant par exemple le moment où les fruits achetés la veille auront atteint un niveau de maturité satisfaisant [9]. Partout et toujours des choses ont été mangées, cuisinées, cueillies, etc., à certaines étapes de leur histoire plutôt qu’à d’autres. Ces étapes ne sont que des moments particuliers de leur longue et immuable transformation, des moments qui ne les détachent pas complètement de ce mouvement, qui est irréductible, mais qui les y accompagnent. On voit au passage comment les propositions de Tim Ingold permettent d’emblée d’éviter le dualisme nature/culture, puisque les interventions humaines (agricoles, culinaires, etc.) et celles que l’on prête spontanément à « la nature » (climatiques, etc.) n’introduisent pas de ruptures, participant plutôt d’un seul et même processus d’enchevêtrement d’actions humaines et de processus biochimiques qui font de ces choses des aliments.

12Ceci étant dit, on peut reconnaître que beaucoup de « consommateurs » ne s’intéressent à ces processus que de façon sommaire, se satisfaisant d’un contrôle minimal et fonctionnel : ce fruit est-il mûr ? Ce plat n’est-il pas périmé ? Rien ne force à considérer les aliments comme des matériaux qui évoluent, quand bien même ils le sont incontestablement. Les interventions de l’industrie agroalimentaire aboutissent d’ailleurs pour la plupart à l’atténuation de cette qualité et à la spécification d’un type de comportement. Une pléthore de moyens est mise en œuvre pour garantir des aliments plus stables, moins périssables, et/ou pour encadrer leur consommation en la réduisant à certaines périodes durant lesquelles ils peuvent par conséquent donner l’impression de l’être [10]. De fait, la probabilité que l’on soit ensuite tenté de leur attribuer un devenir potentiel s’en trouve réduite d’autant. Beaucoup d’aliments sont enfin dépourvus d’historicité, les informations portant sur leurs origines étant réduites à des mentions génériques et synthétiques (« viande de bœuf origine France »). Considérer les aliments comme des matériaux-choses en devenir n’empêche donc pas, comme on le voit, qu’ils puissent donner un tout autre sentiment ou que la question ne se pose pas. Une fois organisée la mise à distance de leurs origines, de leur histoire et de leur devenir, les aliments sont des produits assez bien délimités, des objets en suspens. Je qualifierai la conception des aliments ainsi brossée à grands traits de « moderne » car, là où préexistent des processus, tout en elle tend vers « un arrêt sur objet » (Berque, 2009, p. 110). Ce rapport est donc anti-processuel, car les interventions qui le rendent possible tendent toutes à nier l’aliment-matériau au profit de l’aliment-matérialité. En ce sens, l’usage de conservateurs qui ralentissent la sénescence des aliments et encadrent leur consommation n’est pas seulement un moyen technique au service des consommateurs ou des producteurs, mais un authentique vecteur de subjectivation (parce qu’il est constitutif de cette relation). C’est un sujet particulier qui advient en même temps que le produit chimique est appliqué ; une façon de s’adapter à l’aliment tout en se le donnant. Du point de vue de la théorie de l’énaction, le traitement chimique est une pratique de distanciation, une technique de subjectivation qui contribue à faire émerger un monde et son sujet. J’explicite ce point, essentiel pour exemplifier et discuter les différentes manières de cadrer l’expérience des aliments et du monde, dans un court raisonnement spéculatif présenté dans l’encadré ci-dessous. Celui-ci permet également de préparer la reprise et l’introduction de travaux ethnographiques sur un fruit (le durian), dont il sera question dans les parties suivantes.

Encadré

Revenons pour finir à l’arbre croisé dans la forêt. Rien ne dit finalement que je suive le conseil d’Ingold en étant attentif à sa complexité, à la multiplicité des lignes de vie qui le traversent et lui donnent forme. Je ne peux probablement pas toutes les méconnaître, car c’est ce qui fait qu’une chose n’est jamais vraiment un objet, mais je ne peux pas non plus toutes les apprécier. Je peux même en ignorer la plupart, ne pas avoir par exemple la curiosité ni simplement l’idée de soulever l’écorce pour voir ce qui se passe au-dessous. À la rigueur, je peux aussi rester sur le chemin et ne garder ainsi de l’arbre qu’une image visuelle lointaine. Cette distance est topographique et, de fait, elle est aussi sensible. En me détournant de l’arbre, je réduis la connaissance que je peux en avoir en même temps que j’évite de me laisser questionner par lui. Mais je peux aussi estimer que la compagnie de l’arbre m’est nécessaire ou agréable, rester physiquement à son contact et lui opposer dans le même temps une distance sensible. Je pourrais par exemple lui administrer une bonne dose de pesticides, suffisante pour qu’aucun insecte ni aucun oiseau ne soit plus en mesure de l’habiter, de s’y abriter ou de s’y nourrir. En le traitant de cette façon, je l’anesthésierais en partie, je réduirais sa pluralité et sa présence sensible. Je ne le transformerais pas tout à fait en objet mais je le ferais tendre vers l’objet. « Je » deviendrais ainsi le sujet de l’arbre sous un certain rapport, sur la base duquel ma représentation de ce qu’est vraiment l’arbre serait modifiée. Ce procès d’objectivation / subjectivation, je pourrais l’intensifier, l’étendre, extraire l’arbre du sol en le désolidarisant du même coup des processus qui le relient à ce dernier, et le faire pousser dans un substrat où des nutriments sélectionnés et dosés seraient introduits aux moments jugés opportuns. Au prix d’une prolifération de techniques et de choses que j’aurais moi-même sélectionnées, je pourrais discipliner l’arbre, le réduire à plus d’objectivité, à moins de matériaux et de vie. Enfin, malgré tous mes efforts, je me rendrais certainement compte que je ne suis toujours pas parfaitement le sujet de l’arbre, que « je » dépends encore un peu de lui et de la vie qui l’habite. Alors je pourrais, pourquoi pas, remplacer l’arbre par une reproduction de lui-même, un arbre en matière plastique, bien imité. Si, comme l’indique le Larousse, on appelle « concept » une idée ou représentation de l’esprit qui abrège et résume une multiplicité d’objets empiriques ou mentaux par abstraction et généralisation de traits communs identifiables, je ne serais plus loin, alors, d’avoir conceptualisé l’arbre. Du point de vue de Descartes, je n’aurais plus qu’à clôturer le processus bien engagé d’objectivation et de dématérialisation, en ne gardant de lui qu’une idée, un prototype mental indépendant des situations car formulé à partir d’un plus petit dénominateur commun (tronc-branches) que j’aurais concrètement contribué à faire émerger. Du point de vue de Tim Ingold, j’aurai alors raté une occasion de connaître l’arbre comme chose, mais cette éthique du rapport au monde doit-elle nécessairement m’engager ?

« Le durian des Occidentaux » : Invitation au dégoût et énaction d’un monde moderne

13Les arguments développés dans cette partie reprennent des données historiographiques présentées par ailleurs (Mariani, 2015, 2017), mais elles sont adaptées pour le propos. L’objectif est de s’intéresser au rapport « des Occidentaux » avec le durian et de montrer comment il s’est progressivement abstrait, suivant un processus commencé au début du XVIIIe siècle [11]. Je cherche ainsi à montrer que l’histoire de ce rapport est celle de la production d’une distance et d’une catégorie universelle, et que « le » durian des Occidentaux et les représentations qui le concernent ont donc émergé dans les plis d’un processus historique d’énaction qui est toujours en cours. Ce processus est celui de la contextualisation de l’opposition de « la nature » et de « la culture », une opposition qui n’est pas substantive a priori, mais dont j’associe ici la prise de consistance à une accumulation d’actes concrets.

14Vu d’Europe aujourd’hui, le durian possède une particularité notoire : il sent « la putréfaction », « l’animal », les « excréments », etc. Cette inflation de superlatifs peut faire l’objet de différentes interprétations. La première suppose que ce sont là d’authentiques descriptions de l’odeur, guidées par un savoir expert qui distingue les arômes d’excréments des notes de cadavres. Une telle conception, qui suppose un objet déjà là, détaché de son sujet qui le soumet ensuite à un jeu savant de reconnaissance, préjuge précisément ce qu’il s’agit d’expliquer ici : l’opposition de la culture et de la nature. C’est une conception qui a été très bien critiquée par ailleurs (Hennion & Teil, 2013) et sur laquelle je m’arrêterai d’autant moins qu’elle paraît très naïve dans le cas présent, où un fruit renfermerait à lui seul tout l’univers du nauséabond. C’est plutôt sur la constitution même de cet univers que le propos va porter.

15On peut interpréter le problème de façon plus fine, d’un point de vue phénoménologique. Les références aux odeurs « de putréfaction », « de vomi », etc., ne viseraient plus alors à qualifier des propriétés chimiques, mais à inférer le sentiment que l’odeur suscite, plus précisément le dégoût qu’elle provoque. La rhétorique sophistiquée qui lui est associée viserait ainsi à qualifier un quale (une propriété de l’expérience sensible), que toutes les références convoquées ont en commun de susciter. Cette explication est sans doute plus satisfaisante, mais elle reste insuffisante parce qu’elle continue de préjuger que les représentations émergent spontanément, au point de rencontre entre un monde tout entier donné et un sujet qui s’y meut en recueillant et en verbalisant ses impressions. Un détour historiographique, dont les sources sont détaillées par ailleurs (Mariani, 2017), va permettre de montrer que, comme nous y invite la théorie de l’énaction, il est judicieux de relire le problème de façon diachronique et pragmatique, en s’intéressant aux actes concrets qui ont permis d’aboutir aujourd’hui à ce que l’odeur sente effectivement mauvais pour un ensemble d’individus. Dans cette perspective, « les descriptions » présentées plus haut ne qualifient pas le monde, elles n’infèrent pas non plus seulement le sentiment que son contact provoque ; elles participent à la production et à l’énaction d’un monde et d’un sentiment, d’un objet et de son sujet.

16Jusqu’au début du XIXe siècle, les sources montrent que la rencontre entre les Occidentaux et le durian s’est d’abord caractérisée par une grande variabilité. Les références au dégoût n’en sont pas complètement absentes et la plupart des témoins rapportent même que le durian a tendance à rebuter les novices, mais tous ajoutent que cette impression disparaît après quelques essais pour laisser place à l’émerveillement, car le fruit est délicieux. On est très loin, alors, de l’exaltation de la sensation de dégoût qui va dominer les représentations du fruit dans les siècles suivants, d’abord par touches impressionnistes, puis de façon massive et systématique. D’ailleurs, personne ne soutient à cette époque que le durian sente les excréments ou le cadavre, mais simplement qu’on peut lui trouver l’odeur « d’oignon » et éventuellement « d’oignon grillé ».

17Il s’agit ici d’insister sur deux points : d’abord, les représentations ne se contentent pas de décrire un monde objectif, autrement l’odeur d’oignon un peu désagréable évoquée par quelques témoins ne se serait pas muée en odeur de mort insupportable et unanime. Ce n’est pas l’odeur du durian dans l’absolu qui est ainsi objectivement décrite, mais son odeur prise dans un rapport singulier. Cette proposition admet l’implication de molécules chimiques, mais une implication propositionnelle, une invitation au dégoût qui, comme on le verra plus loin, n’est qu’une affordance parmi celles que propose le durian. C’est la saisie et la déclinaison de cette invitation, la réponse qui lui a été donnée puis le dialogue qui s’est engagé qui a produit l’horrible odeur, en même temps que celui qui a progressivement appris à la trouver odieuse. Ni la chimie du fruit ni les représentations que les gens en donnent ne suffit ainsi à expliquer ce que le point de vue occidental sur le durian exprime. Dans cette perspective, qualifier l’odeur horriblement ne relève pas seulement de l’observation ou du constat, c’est avant tout une « technique de soi » (Foucault, 2001), un acte qui permet la spécification d’un sujet en même temps que l’odeur qu’il se donne, à partir de ce que le durian offre. Chaque description péjorative dont l’odeur fait l’objet proclame ainsi les principes qui servent à organiser et actualiser la relation. Elle exprime et elle imprime la mise à distance du dégoût, du dégoûtant et de l’intrusion olfactive. Le sujet ne se contente pas de donner son avis. Il se produit dans la distance de plus en plus marquée qu’il oppose aux affections de son corps.

18Cette distance n’est pas seulement symbolique, c’est le deuxième point important. Elle est concrètement incarnée. Tout un monde a dû se plisser pour que l’odeur dégoûtante puisse se déployer et s’exprimer, un monde dans lequel les rapports aux corps, aux espaces privés et publics ont été patiemment requalifiés et réorganisés suivant un processus global « d’hygiénisation » et de modernisation bien connu des historiens, un processus associé à la définition et à la prise de consistance des concepts de nature et de culture. Ainsi, la période qui court du début du XVIIIe siècle jusqu’à nous a-t-elle vu « l’invention des déchets urbains » (Barles, 2005), l’enfouissement des excréments, l’expulsion (du côté de « la nature ») des cadavres et des animaux (Corbin, 2008) en dehors des maisons puis des villes, autant d’ajustements qui ont étayé une prise de distance concrète avec ces choses et leurs odeurs (voir Mariani (2017) pour le durian). En somme, le durian ne sentirait pas aussi mauvais si les Européens avaient continué à entretenir avec les excréments, la putréfaction ou les ordures la même intimité que les populations du Moyen Âge et du début de la modernité.

19L’horrible odeur s’est ainsi produite à mesure qu’elle se distribuait dans les plis d’un monde et d’un sujet en cours d’énaction. En ce sens, les mots qui la qualifient ne sont que la répétition, sur un mode discursif, des principes d’organisation de la modernité. Ils réitèrent le travail de distinction ontologique entre l’homme et l’animal, l’homme et ses excréments, la vue et l’odorat, les représentations de l’esprit et les sensations du corps, la culture et la nature.

20On notera pour finir que la distance est aujourd’hui si stable et si bien tenue qu’elle prévient efficacement les contacts avec le fruit, favorisant de là l’abstraction de son odeur (la séparation de sa représentation et de son incarnation). Les trois ou quatre essais qui suffisaient jadis pour tomber sous le charme se sont mués en « un long apprentissage » (Mariani, 2015, 2017) qui repousse le goût du durian dans un horizon si lointain que, le plus souvent, les voyageurs occidentaux se contentent de refaire le constat et, du même coup, la démonstration d’une distance qu’ils réactualisent avant même d’avoir pensé à la combler [12]. Ce n’est pas une rencontre contingente, une épreuve sensible qui permettrait à chaque fois de reconsidérer le rapport au fruit qui est ainsi mis en jeu, mais un point de vue abstrait qui se conforte. Inlassablement, l’odeur horrible est suscitée et re-suscitée, sans que son principal acteur n’ait d’autres mots à dire que ceux qu’on lui a prêtés. Désormais, « le » durian est une catégorie générale, universelle et sans histoire qui résume et transcende tous les durians particuliers. Comme dans la prophétie de Descartes, l’idée que les hommes se font n’a plus besoin de l’expérience du fruit pour exister : « il pue en substance ».

21Il suffirait de peu de choses, pourtant, pour ébranler ces certitudes, car la chimie du durian est labile et le fruit réputé pour la diversité de ses qualités organoleptiques (voir plus loin), qui subissent des transformations manifestes durant les quelques jours et même les quelques heures qui suivent sa chute de l’arbre [13]. Ces variations ont d’ailleurs dérouté les chimistes (Brown, 1997) qui, parce qu’ils se sont heurtés à une prolifération d’artefacts, ne sont jamais parvenus à caractériser l’odeur de façon pérenne (d’une manière qui aurait été plus conforme au postulat scientifique qu’il existe une nature objective et universelle). Le durian reste mal domestiqué (Janick, 2004) et ce bien qu’il ait fait l’objet d’une sélection croissante depuis le début du XXe siècle, à l’initiative en particulier des colons anglais de Malaisie [14].

22Pourtant, et en dépit de cette variabilité remarquable, la perspective naturaliste oriente obstinément l’attention sur une seule propriété du rapport entre les hommes et le fruit : la gêne qu’il suscite chez les novices. « Le » durian des modernes, ce durian abstrait devenu générique, est donc muet, non pas parce qu’il ne parle pas mais parce qu’un monde s’est agencé de façon à ce qu’il ne soit plus entendu ou écouté. Il a ainsi été réduit au silence par des hommes qui se tenaient à bonne distance, sur le chemin qu’ils étaient en train de tracer et de délimiter. Pendant des siècles, cette relation particulière au fruit n’a pas directement affecté les matériaux qui le composent et le relient à la vie, elle ne l’a pas empêché d’exprimer sa diversité par ailleurs et d’émettre d’autres invitations, auxquelles des gens, en Asie, répondaient avec passion (voir plus loin).

23Le sort réserve toutefois des surprises. Il fait, depuis quelques années, retour sur lui-même, avec à l’apparition d’un durian sans odeur, créé par un botaniste thaïlandais en quête de nouveaux marchés, qui motive son invention comme une réponse au (dé)goût des Occidentaux. La distance que ceux-ci ont contribué à créer pour eux-mêmes, et la qualité (négative) sélectionnée à partir de laquelle elle s’est déployée, est donc en train de se traduire dans la chimie du fruit. Se trouve ainsi jalonné le terrain pour une réconciliation, un rapprochement en trompe-l’œil, car il s’agit au fond de remplacer une distance intellectuelle (relative à une idée générale de ce qu’est « le » durian) et concrète (relative à la distance effective que les Occidentaux ont établie avec le fruit) par une distance sensible inscrite dans la nature du fruit.

24Le processus de sélection et d’évolution humains/environnement qui vient d’être décrit est presque banal. Il peut néanmoins sembler symptomatique des rapports humains/aliments tels que le cadrage naturaliste tend à les organiser. Toujours, il s’agit en effet de tendre vers l’universel, de réduire la diversité et le champ des possibles sur lequel elle ouvre pour privilégier la saisie de ce qui ne change pas (ou qui est susceptible de ne pas changer), car c’est précisément ce contrôle du changement et de la contingence qui, comme dans les conditions du laboratoire (Stengers, 2013), permet la stabilisation de la relation sujet/objet (autour de propriétés stables). Dans le cas du durian, cette réduction/stabilisation a longtemps relevé d’un jeu abstrait, sans incidence sur la chimie du fruit. Avec les moyens techniques désormais disponibles, les choses sont en train d’évoluer. Pour autant, le fond du problème reste inchangé, car plutôt que de réduire et d’abstraire le fruit par omission, il est question de le diminuer en forçant sa substance et d’inscrire ainsi les principes de la modernité dans la nature des choses [15].

25C’est d’une tout autre relation qu’il va être maintenant question et notamment d’humains qui, en Asie, s’intéressent aux durians comme des choses-processus (plutôt que des objets-produits) dont il faut cultiver l’inconstance, des aliments que l’agriculture moderne, qui considère l’instabilité comme un défaut, ne peut pas leur offrir.

À l’autre bout du fil : autres invitations et autres mondes

26Il va de soi qu’en opposant, dans cette partie, une passion asiatique (malaisienne) pour le durian au rapport abstrait qui a été précédemment décrit, je ne cherche pas à opposer « les Occidentaux » et « les Orientaux », quand bien même cette opposition en est venue à structurer les rapports de différents types d’humanité à différents types de durians, du point de vue des acteurs (c’est là toute la subtilité : l’opposition existe, mais c’est un produit de l’histoire, elle ne relève pas d’une essence a priori). Le cas traité ici est néanmoins intéressant pour ce qu’il permet d’esquisser, à partir d’un même « objet », un vaste univers de possible qui, de fait, rend tout déterminisme caduc. Il est question d’observer la diversité en train de se constituer à partir d’une unité humaine sur laquelle on reviendra en fin d’article. L’approche paraît d’autant plus justifiée dans ces lignes que personne ne nie, dans toute l’Asie, que l’odeur du durian puisse être gênante. Les avis à ce propos sont néanmoins beaucoup plus proches de ceux des premiers explorateurs européens que de ceux de leurs avatars touristiques contemporains. C’est que, contrairement à la population d’Occidentaux (devenus) naturalistes dont j’ai esquissé un trop rapide portrait, les locaux ont favorisé l’exploration des goûts, n’évoquant l’odeur que comme un fait très marginal, pour s’étonner éventuellement de la focalisation qu’elle suscite chez les voyageurs, en tout cas comme un élément non pertinent pour rendre compte des expériences très diverses du fruit qu’ils ont développées.

27C’est ce que montre le cas des amateurs qui vont être évoqués maintenant, des goûteurs très attentifs à l’ontogenèse (à l’historicité et au devenir potentiel) du fruit de leur attention, qu’ils n’envisagent donc pas comme un objet-produit et dont ils possèdent un savoir très précis, une connaissance qui ménage une place centrale à l’indétermination.

28L’île de Penang, en Malaisie, est l’un des hauts lieux de la production de durians. Des gens viennent du monde entier pour visiter les plantations qui émaillent les pentes escarpées de sa côte ouest, des plantations où se côtoient des arbres de tous âges, greffés ou plantés et, par conséquent, des fruits de toutes qualités, du plus sauvage au mieux domestiqué. Les durians habitent la petite île depuis longtemps et la forêt est difficile à contenir. Elle se mêle aux cultures et aux jardins, facilitant les pollinisations croisées, le bouturage, l’émergence de nouveaux cultivars et la diversité des goûts. Certains durians sont vendus au bord des routes par des particuliers, pour des prix modiques (quelques centimes d’euros), d’autres suscitent des investissements cent fois plus élevés (de dix à vingt euros le kilo) [16]. Cela dépend des variétés de fruits, de leur fraîcheur et de leur provenance, des amateurs pouvant payer cher pour avoir accès aux durians de producteurs renommés, voire même de quelques arbres particuliers. Contrairement à ce qu’on observe dans beaucoup de régions productrices de Malaisie, à Penang les meilleurs durians ne sont pas tous exportés, parce que le trajet est long jusqu’à Singapour (où les durians malais de catégorie supérieure sont majoritairement consommés) et le processus de sénescence du fruit rapide.

29L’aura de certains producteurs locaux déborde très largement les frontières de l’île. Bao Teng est l’un d’entre eux. Avec le développement d’Internet et du transport aérien à bas coût, il est devenu l’une des principales références pour les amateurs de durians du monde entier. L’approche gustative qu’il promeut aujourd’hui est le fruit de plusieurs décennies d’ajustements. Elle n’illustre pas une tendance massive, mais l’exemple est intéressant pour le contrepoint qu’il offre au rapport abstrait présenté plus haut, qui tendait vers l’universel (et vers l’opposition effective d’un sujet et d’un objet bien distincts). On verra en effet que les abstractions ne sont pas absentes des rapports que Bao Teng développe avec ses durians, mais qu’elles ne s’y pérennisent jamais, ressortissant plutôt de l’ordre du ponctuel et de l’éphémère et se trouvant de facto toujours remises en jeu.

30C’est l’attente qui caractérise d’abord l’expérience d’un amateur de durian et tout particulièrement celle de Bao Teng. Durant les quelques semaines que dure la saison (de mai à juillet sur l’île de Penang), les durians sont amenés au fur et à mesure de la journée, depuis les collines avoisinantes. Les allées et venues des petites motos sur lesquelles ils sont transportés (dans des paniers qui peuvent peser une centaine de kilos) durent de l’aube au crépuscule, mais les durians arrivent surtout le matin parce qu’ils tombent majoritairement la nuit. Jamais les fruits ne sont prélevés sur l’arbre, car on considère, à Penang comme dans toute la Malaisie, qu’ils doivent choir d’eux-mêmes. Cet impératif défie toute rationalisation poussée des cultures et du commerce, mais il respecte « le caractère » [17] de l’arbre, à qui l’on prête volontiers des intentions, une forme d’éthique et la réputation de punir les impatients qui le ponctionnent en ne produisant plus l’année suivante. Si le fruit n’est mangé que lorsqu’il se donne, c’est enfin parce qu’il ne faut pas compromettre son évolution spontanée, car elle favorise l’émergence de certaines qualités qui n’apparaissent pas lorsqu’il est sectionné prématurément (voir plus loin). Même les voleurs de fruits (assez nombreux lorsqu’il s’agit de durians), ceux qui braconnent sur des terres qui ne leur appartiennent pas, respectent cet impératif. À Singapour, où la production de durians est aussi insignifiante que la passion qu’ils suscitent est dévorante, des gens peuvent ainsi passer des nuits entières dans les forêts domaniales à espérer la chute de fruits qu’il leur serait infiniment plus facile de détacher manuellement. Dans les plantations, des employés sont chargés de surveiller les arbres et de réunir les durians au fur et à mesure. Pour éviter qu’ils ne dévalent les pentes escarpées ou ne soient abîmés dans leur chute, des filets sont parfois tendus au-dessous des ramures. Sur certains arbres réputés pour la qualité de leur production, les fruits (parfois une bonne centaine) sont même attachés un par un à l’aide de petits cordages noués sur le tronc, à hauteur d’homme, et reliés aux pédoncules après avoir été passés au-dessus des branches porteuses. Lorsqu’un durian tombe, il est ainsi maintenu en suspens jusqu’au moment où il sera descendu.

31Si l’attente revêt un caractère particulier pour les amateurs, c’est que leur goût dépend intrinsèquement de la fraîcheur des durians. Dans le cas de Bao Teng, cette exigence est portée à son paroxysme, au point que les fruits perdent tout intérêt après quelques heures seulement : « ils sont morts ». C’est en effet durant ce bref intervalle que leur chimie va connaître ses évolutions les plus spectaculaires, avant d’entrer plus tard dans une phase de relative stabilité (de ralentissement), au cours de laquelle les arômes se spécifient. Selon Bao Teng, le chamboulement qui amorce le processus de sénescence est normalement provoqué par la collision du fruit avec le sol. L’impact « réveille » le durian, ce qui justifie que les fruits tombés dans les filets soient frappés par terre, parce qu’ils sont encore « endormis ». Vient ensuite une période d’incertitude, qui concentre toute son attention. On ignore alors précisément « où le durian va aller », s’il va plutôt développer cette amertume qui plaît tant à certains et/ou la douceur qui sied à d’autres [18]. Dans certains cas, le trouble est encore renforcé par l’apparition d’une saveur tout à fait unique, un goût qui gêne la plupart des gens mais dont Bao Teng soutient qu’il est le plus digne d’intérêt, parce qu’il « contient tous les autres » en potentiel : le numb taste. Ce goût ne se caractérise pas par sa sapidité, mais par l’engourdissement (numb) caractéristique de la langue qu’il provoque et qui peut perdurer plusieurs minutes. Tous les fruits ne le produisent pas (selon Bao Teng, ce sont plutôt ceux qui sont issus de vieux arbres qui en sont capables) et il n’a pas été documenté par les chimistes, si bien qu’on ne peut qu’émettre des hypothèses à son propos. Son apparition pourrait ainsi s’expliquer par la production d’éthylène de stress, due au choc provoqué par la chute. Cette hormone liée à la maturation des fruits a un impact sur la production de différents composés chimiques et sa grande volatilité pourrait expliquer que le phénomène soit limité dans le temps [19]. Toujours est-il que la sensation induite est peu commune. Les gens que j’ai interrogés n’avaient au mieux qu’un autre exemple pour l’illustrer : la baie de Xanthoxylum piperitum, aussi appelée poivre du Sichuan. Dans ce cas, la sensation d’engourdissement est induite par une molécule chimique bien identifiée : le sanshool (hydroxy-α-sanshool), dont les effets ne doivent pas être confondus avec ceux, plus ordinaires, de la capsaïcine (que l’on trouve dans les piments et certains poivres). Cette dernière est irritante, parce qu’elle active les récepteurs de chaleur des muqueuses de la bouche et de la langue. Le sanshool, lui, a un effet paresthésique, c’est-à-dire qu’il induit un trouble mécanique de la sensibilité tactile : il fait littéralement vibrer certains récepteurs de la langue à une fréquence que le cerveau ne peut pas informer (Hagura et al., 2013).

32Tous les matins de la saison, Bao Teng attend donc qu’on lui amène ses durians. Il lui est impossible de savoir avec certitude depuis combien de temps exactement ceux qui arrivent sur la terrasse où il reçoit ses clients sont tombés, il va donc devoir les regrouper et les ordonner en fonction de l’idée qu’il se fait de leur potentiel et de leur niveau d’évolution, pour les proposer ensuite à la dégustation. Comme les fruits ne sont jamais ouverts avant d’être mangés [20], l’expertise dont ils font l’objet est réalisée à l’aveugle, sans contact direct avec la chair, qui est abritée sous une épaisse enveloppe épineuse. L’évaluation individualisée qui s’ensuit mobilise une expertise très pointue, soutenue par un « art [développé] de la prise » (Bessy & Chateauraynaud, 1995) : un à un les fruits vont être examinés visuellement (leur forme, l’écartement de leurs épines, la couleur de leur coque ou l’apparence de la sève qui suinte des pédoncules vont permettre de se faire une idée de l’âge de l’arbre d’origine et de la fraîcheur du fruit – toutes ces informations sont pondérées en fonction de la variété, quand il est possible de la déterminer) ; soupesés (ce qui permet d’estimer le volume des graines et donc de la quantité de chair) ; sentis en intercalant le nez entre le pouce et l’index posés sur la coque (ce qui permet d’obtenir des informations générales sur le potentiel du fruit et de percevoir le numb taste – Bao Teng sent les durians dans leur partie haute, car la chair y mûrit moins rapidement, ce qui donne des indications plus fiables sur la maturité de l’ensemble) ; secoués légèrement (le durian est un fruit à arille, si bien que lorsqu’on le remue d’un geste sec celles-ci se déplacent dans leur compartiment – la spontanéité et la facilité de ces déplacements apportent des indications sur la maturité et sur la qualité des arilles, qui doivent bouger, car cela signifie qu’elles commencent à se détacher des parois et donc à « confire », mais pas trop, car un mouvement trop perceptible signe en une maturité excessive) ; tapotés avec les ongles, un bâton ou le revers d’un couteau (le son que le durian produit est aussi un bon indicateur de la maturité – mat il suggère qu’il est trop tôt, plus creux qu’il est temps).

33Ce travail d’expertise n’est pas l’affaire d’un seul instant, car il faut sans cesse adapter la temporalité des fruits à celle des visiteurs, garder un œil sur l’évolution des premiers, ajuster leur répartition en la corrélant aux arrivées de clients (et de nouveaux durians). Ainsi se met en scène une chorégraphie ininterrompue, tout entière organisée autour des fruits. Les changements sont au cœur de l’expérience que Bao Teng propose à ses visiteurs, qui sont invités à suivre les mouvements d’un durian d’abord « endormi » ou à en oublier un autre déjà ouvert afin d’y revenir plus tard. Tout est ici question d’adaptation à l’incertitude et de valorisation de la contingence. Là où « les Occidentaux » étaient dans un rapport univoque, stable et infiniment reproductible avec un durian générique et abstrait, Bao Teng mène une pluralité de dialogues avec des durians individualisés et concrets. Chaque fruit est ainsi pris dans un rapport sensible et attentif, remis en jeu à chaque instant. Dans cette relation toujours-en-train-de-se-faire, l’attention du producteur est tendue vers une qualité elle aussi instable : le numb taste, ce goût « qui contient tous les goûts possibles » et qui se déploie dans un moment de pur potentiel durant lequel ni les qualités du fruit, ni les paroles du goûteur ne s’explicitent. Tout est dans ce que le durian suggère ; un au-delà de lui-même qui illustre un principe esthétique (une esthétique de l’incertitude) qui se retrouve de façon récurrente dans l’histoire de la Chine et de ses populations (Jullien, 1993 ; Sabban, 1996). Pourtant, le numb taste déstabilise la plupart des clients de Bao Teng. L’indétermination est gênante, car elle empêche d’éprouver le plaisir immédiat qu’offrent les durians (relativement) stabilisés que l’on trouve sur la plupart des étals de Malaisie et de Singapour, ces durians qui, pour Bao Teng, « sont morts parce qu’ils ne bougent plus ». Le goût de Bao Teng est un goût de l’instant prolongé, c’est pourquoi il exclut littéralement toute prévisibilité. Ce n’est pas un goût photographique qu’il faudrait analyser et décrire [21], mais un goût-événement qu’il faut expérimenter, vivre et revivre, un goût dont il faut toujours renouveler l’épreuve puisque son « objet » est en mouvement [22]. Le goûteur et le goûté sont tour à tour et simultanément sujet et objet, ils s’arriment l’un à l’autre dans un mouvement que les humains apprennent à susciter mais qu’ils ne sont pas seuls à délimiter, un mouvement auquel ils doivent aussi savoir s’abandonner. « À la manière du chasseur primitif », Bao Teng « habite » le goût, il s’oriente « le long d’un trajet plutôt que sur un plan » (Leroi-Gourhan cité par Ingold, 2013, p. 26). Lorsque la chose tend vers l’objet et qu’elle ne permet plus ce voyage commun fait de confusions, de surprises et de bifurcations, il prend ses distances.

34Pour qu’un tel goût soit possible, il faut que les durians soient en mesure d’évoluer à un rythme que l’homme puisse percevoir, ce qui explique les efforts mis en œuvre pour produire ces fruits insaisissables et cependant domestiqués. Il n’est pas étonnant, ainsi, qu’aux durians toujours plus stables et déterminés de certaines plantations voisines, Bao Teng oppose des fruits de plus en plus singuliers et imprévisibles. La stabilité n’est simplement pas son affaire, elle ne peut pas contribuer à l’énaction de son monde. Ce rapport particulier exclut de fait la production de variétés homogènes à grande échelle. Il exclut aussi l’usage de pesticides et de produits chimiques qui risqueraient de réduire la pluralité et l’indétermination des fruits en les faisant tendre vers l’objet. Si Bao Teng pratique l’agriculture biologique, ce n’est ainsi pas « par respect pour la nature », ni pour répondre à un effet de mode, mais parce qu’il vise l’émergence d’un type de goût que la modernisation de son agriculture ne permettrait pas de susciter.

35Comment imaginer, enfin, que les émotions suscitées par cette relation si particulière au fruit ne soient pas reliées dans un même mouvement à l’environnement qui leur permet de s’énacter ? Les insectes et les animaux qui prolifèrent dans les plantations de Bao Teng, la variété de sols et la diversité des arbres sont comme les promesses concrètes de son goût, la distribution tangible et perceptible du collectif qui le produit. Ces existants expriment autant qu’ils garantissent la vitalité des durians, car ils en constituent les conditions de possibilité explicites. Le beau, le bon (et le vivant) [23] sont de cette façon réunis dans un mouvement que les érudits chinois se sont souvent plu à exalter (Jullien, 1993 ; Sabban, 1996). Nul jugement intellectuel et détaché sur le monde ici ; mais des propriétés qui émergent en même temps qu’un humain qui se pense (qui se sait ?) distribué dans son environnement. Ceci explique peut-être que Tang Junyi, un philosophe sino-taiwanais, reproche aux Occidentaux de ne pas vouloir « reconnaître que [les informations fournies par] le goût et l’odorat sont de l’ordre de l’esthétique, [car] pour eux il s’agit de sensations et non de sentiments esthétiques » (cité par Sabban, 1996, p. 186). Bien que la sentence soit péremptoire, il faut bien admettre, en effet, qu’elle porte en elle l’idée que le naturalisme ne favorise pas l’intégration des rapports à l’environnement, simplement parce qu’il résulte précisément d’un mouvement contraire (de séparation). Elle vient aussi indiquer l’importance des dimensions matérielles et expérientielles de toute ontologie et invite l’anthropologie des goûts (ou des dégoûts) à dépasser un horizon « culturaliste ».

36Peut-être que le naturalisme a en revanche l’avantage de susciter parfois l’intégration en réaction, comme cela semble être le cas dans le monde viticole occidental, qui est aujourd’hui plus que jamais tiraillé entre une production de vins stables et contrôlés (modernes) et par une quête de vins sans cesse plus spécifiques, originaux et instables (développement des vins dits « naturels »). C’est peut-être que les humains sont, pour toujours et partout, voués à osciller entre la myopie d’un Bao Teng et l’hypermétropie naturaliste et que, pour reprendre l’un des contrastes dégagés par Haudricourt (1962), ils hésitent dans le même temps entre une logique de collection et une logique de sélection (des variétés végétales), entre une appétence pour le compagnonnage (interspécifique) et un attrait pour la domestication.

Conclusion : un attachement à la vitalité et à la vie

37On pourrait clore cette excursion anthropologique dans les Umwelten humains du durian en revenant sur les travaux de Tim Ingold (2007, 2010), en particulier sur sa critique de la notion d’agentivité. Il s’agit plus précisément de discuter l’idée que les humains « prêteraient de l’agentivité » aux choses, comme si la distribution de l’agentivité ne relevait que de leur bon vouloir. L’objection que fait Ingold a l’efficacité des évidences auxquelles on est resté longtemps aveugle : pour « prêter » de l’agentivité aux choses, affirme-t-il, il faut avoir considéré a priori qu’elles n’en possèdent pas ! En effet, pour que les choses aient besoin d’être réactivées, il faut qu’elles aient été préalablement « anesthésiées », que les matériaux qui leur donnent forme aient été mis entre parenthèses (Ingold, 2010, p. 7). Il faut en somme qu’elles aient subi une double opération de réduction ; des choses en objets et de la vie en agentivité (Ingold, 2010, p. 7).

38Si l’on considère au contraire que le monde est spontanément animé, processuel, alors la qualité d’agent qu’on lui prête ne relève pas seulement de la délégation mais d’abord de la reconnaissance. L’agentivité est là, en potentiel. Les humains la connaissent ensuite comme une propriété émergente d’une relation à laquelle ils participent. Ce qu’ils prêtent aux choses est une propriété de l’organisation du rapport, une façon d’exprimer le rôle des agents en train de se définir (en cours d’énaction). J’ai insisté, dans cet article, sur le fait que la notion de sujet pouvait être liée, dans certaines conditions historiques, à la mise sous tutelle des choses (via toutes sortes de traitements : chimiques, cognitifs, etc.), à leur objectivation. À l’opposé, « le goût de Bao Teng » est apparu aussi diffus et incertain que les qualités qui l’intéressaient et l’environnement qui les rendait possibles. Il résulte une forme d’opposition : on aurait d’un côté « le durian des Occidentaux », un principe lentement abstrait qui ne possède aujourd’hui plus qu’un lien sommaire avec les substances du fruit ; et de l’autre côté figureraient « les » durians de Bao Teng, qui sont à chaque fois pris dans un rapport nouveau, sensible et attentif, un rapport contingent qui ne dure que quelques heures. Bien entendu, ces deux types de relations ne permettent pas de réduire la pluralité du monde. Ils rappellent en revanche que le goût ne se définit pas seulement comme le sens de la sapidité, ni comme son interprétation individuelle et/ou culturelle. En France, certains vignerons pourtant intarissables dans l’intimité ou dans les échanges entre pairs ne savent pas parler du goût de leur propre vin… avec ceux qui les dégustent. Cette question de ce qu’est le goût comme énaction a été indirectement posée par Georges Guille-Escuret (1988) dans un ouvrage qui, à ma connaissance, n’a pas connu de filiation. Le présent article plaide dans le même sens.

39Rien d’étonnant, comme on l’a dit, à ce que Bao Teng « prête » sans cesse des intentions et des rôles à ses fruits, à ses arbres, aux insectes, aux sols ou aux herbes (puisqu’ils en ont un), comme par ailleurs de nombreux vignerons occidentaux qui ont des pratiques agricoles comparables. Comment faire autrement, en effet, quand le contact entre l’homme et les végétaux est si étroit et si quotidien ? Il est beaucoup plus naturel, pour un viticulteur « moderne », de ne pas avoir le sentiment « que tel cep de vigne précis est retors », « que telle zone d’une parcelle ne réagit jamais de la même façon », « que ses raisins dépendent de son humeur (et qu’il dépend de la leur) », etc. Ces interprétations ne peuvent pas venir aussi spontanément à celui qui fait un usage quotidien du tracteur, des pesticides et des insecticides (qui réduisent la pluralité des végétaux et la vie qui les habite), autant de pratiques qui servent peut-être des objectifs honorables mais qui organisent et qui tiennent du même coup la distance entre l’homme et les végétaux. Lorsque, plus tard, les raisins seront récoltés (à la machine) et amenés en cave pour être vinifiés, ils seront à nouveau traités, parfois pasteurisés et souvent stérilisés avec de grandes quantités de souffre qui permettront de stabiliser les moûts et d’introduire, ensuite, des levures exogènes qui auront pour effet d’« améliorer » le contrôle de la production. Le raisin, les vignes et le vin tendent ici vers l’objet, car leur caractère intrinsèquement processuel est nié. On pourra bien ensuite prêter la qualité d’agent à ce vin, parce qu’il aura fait faire beaucoup de choses aux humains, mais cet agent est très différent de celui qu’on laisse s’activer (tout seul) dans la cave voisine, là où l’être du vin constitue l’horizon de la quête, où tout est mis en œuvre pour qu’il puisse s’exprimer « tel qu’il est ». Cela ne signifie pas que l’on y parvienne, ni même qu’on pense vraiment cela possible, mais qu’il faut tendre dans cette direction. On se refusera alors sûrement à ajouter des levures, et peut-être même du souffre, et l’on sera forcé de se lever la nuit pour vérifier si « c’est [la fermentation] parti », on attendra fébrilement les résultats des analyses en espérant que des levures indésirables n’ont pas fait leur apparition, etc. Quand le vin vous empêche ainsi de dormir, qu’il demande l’attention d’un enfant fragile que l’on devrait élever en refusant la plupart des médicaments possibles, quand en somme il en vient à prendre beaucoup (parfois trop) de place dans votre vie, brouillant les frontières du soi et du lui, il devient difficile de le traiter comme un produit (un objet). C’est pourquoi beaucoup de vignerons le considèrent spontanément comme un matériau vivant [24], « avec un caractère propre » et une individualité qui n’est pas substantielle mais pragmatique et existentielle.

40L’attachement à cette vie et à sa personnalité peut rendre réfractaire aux politiques agricoles qui, pour des raisons sanitaires, viendront peut-être un jour imposer des traitements. C’est qu’il faudra alors sacrifier un peu de la vie de compagnons intimes avec qui une histoire complexe a été nouée, et aller à l’encontre du principe qui fondait la relation. Les protestations que certains vignerons opposent lorsqu’on leur demande de mettre en œuvre des traitements préventifs sont en général perçues comme des choix idéologiques, mais l’idéologie n’explique pas la contestation (du dehors), elle l’accueille éventuellement, parce qu’elle exprime avant tout l’ensemble des actes qu’un être a effectivement accomplis dans l’environnement (Varela et al., 1993) [25].

41Comme de nombreux vignerons, Bao Teng se présente comme un accoucheur, non comme un producteur. Il n’ignore pas le rôle de son travail dans l’émergence de ses durians, pas plus qu’il ne pense que la nature s’exprime toute seule. Il considère simplement que son action doit relever de la transformation impliquée plutôt que de l’action dirigée (Jullien, 1997), de l’action indirecte négative plutôt que de l’action directe positive (Haudricourt, 1962). Il ne faut pas, je crois, sous-estimer l’énaction de cette même idée en des lieux si éloignés du monde. Elle montre ce que les humains partagent, plus que ce qui les sépare.

Remerciements

Je remercie les relecteurs et éditeurs de la Revue d’anthropologie des connaissances, ainsi que Germain Meulemans et Laurent Legrain, pour leurs remarques très constructives. Je remercie Michel Génard (INRA) pour s’être risqué à quelques hypothèses à propos de la chimie du durian. Je remercie enfin les étudiants et les collègues présents aux « Ateliers d’ethnobotanique de Salagon », ainsi qu’aux séminaires « Anthropologie et politiques de la nature » et « Anthropologie de la vie et des représentations du vivant » pour leurs retours sur des versions antérieures de cet article.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : énaction, Umwelt, odeur, matériaux, durian, aliment, goût, anthropologie

Mise en ligne 28/09/2018

https://doi.org/10.3917/rac.040.0429

Notes

  • [1]
    Il faut ici comprendre « monde » dans un sens proche de celui d’Umwelt (Uexküll, 2010) ou de « milieu » (Berque, 2009).
  • [2]
    Ici, l’emploi du terme « être » plutôt que de celui de « personne » indique la volonté de se placer à un niveau fondamental, la notion d’« être » étant moins spécifiée que celles de « personne » ou d’« individu », que l’on peut déjà considérer comme des états particuliers de l’être, relatifs à des types singuliers d’énaction. De cette façon, on évite de postuler une personne connectée au monde par des sens qui lui permettraient une conceptualisation opératoire à partir de ressources logiques déjà là.
  • [3]
    Je considère ici « moderne » et « naturaliste » comme équivalents. Le premier terme fait référence à « l’épistémè moderne » au sens de Michel Foucault, le second à « l’ontologie naturaliste » au sens de Philippe Descola.
  • [4]
    Autrement dit, le sujet moderne type se caractérise de mon point de vue par sa croyance dans le fait que l’esprit transcende toute forme de mondanité, comme ce fut le cas du premier des grands modernes : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » (Descartes cité par Berque, 2014, p. 94)). Je ne sous-entends pas ici que Descartes est à l’origine de la modernité, mais plutôt qu’il a été l’un des premiers à la prophétiser (sans le concevoir ainsi), parce qu’il avait détecté les prémisses de son énaction.
  • [5]
    On comprend que je me positionne de cette façon à rebours de l’idée que « nous n’avons jamais été modernes » (Latour, 1991). À mon sens, la séparation de « la culture » et de « la nature » a bien eu lieu (même si elle n’est évidemment ni totale ni aboutie et qu’elle ne peut pas l’être). Pour Latour, « les modernes ne font pas ce qu’ils disent et ne disent pas ce qu’ils font », parce qu’ils parlent pureté, objectivité, tout en faisant proliférer les hybrides. Ils se caractériseraient donc par leur duplicité, ce qui constitue au passage un jugement étrangement critique pour un penseur qui ne se revendique pas vraiment de la critique sociale ! Dans ce débat, mon hypothèse est plus instrumentale et plus matérialiste. Elle consiste à supposer que les modernes mettent la complexité des réseaux sociotechniques qu’ils mobilisent au service d’une purification bien réelle de leurs rapports aux non-humains (voir la note 15 en conclusion de cette idée).
  • [6]
    La notion de « débrayage » pourrait rendre compte de ces différents niveaux d’anesthésie.
  • [7]
    On ne peut débattre ici de la place des trois autres ontologies caractérisées par Descola dans ce continuum. Disons que, souscrivant à l’idée que les ontologies sont des manières de définir des frontières entre soi et autrui (par « définir » on comprend aussi bien penser que fabriquer, créer), j’aborde la question du point de vue existentiel, qui est introduit par Ingold. Plutôt que d’opposer ces deux auteurs, je propose donc de les concilier. Qu’est-ce que cela fait d’accorder telle ou telle place aux humains et aux non-humains dans la définition des relations ? Le naturalisme est intéressant parce que c’est le seul à séparer humains et non-humains. Il se caractérise ainsi par de vastes abstractions et par un intellectualisme qu’Ingold conteste en insistant sur l’expérience vécue. Je considère en définitive qu’on peut avoir un rapport intellectuel ou même symbolique au monde, ou qu’on peut au contraire favoriser une connaissance directe. On peut aussi ne pas se poser la question, mais on se situe toujours quelque part entre les deux. Sur ce continuum, l’analogisme « précède » le naturalisme, parce qu’il produit une grande multiplicité d’abstractions, sans viser leur universalisation. Cette continuité a été étudiée par Michel Foucault et Philippe Descola (via le passage d’une Renaissance où l’analogisme domine à une modernité plus naturaliste). L’exemple de Bao Teng, développé en fin d’article, va dans ce sens. Sur ce continuum toujours, l’animisme a tendance à se produire spontanément dans les rapports de proximité. On le verra aussi se dessiner en filigrane des cas traités en fin d’article. Le totémisme ne sera pas évoqué par manque de données, mais il a forcément des ressorts existentiels.
  • [8]
    Sauf peut-être dans les laboratoires. Selon Isabelle Stengers (2013, p. 150) en effet, l’opposition sujet/objet, caractéristique de la modernité, existe… dans les dispositifs de laboratoire, qui ont précisément pour but de faire exister et de stabiliser cette distinction. Cela semble évident dans le cas des goûts et des odeurs, dans la mesure où les tests de laboratoire visent en général à isoler la gustation et l’olfaction de l’environnement socio-matériel qui, en temps normal, participe à leur émergence. Tout est ainsi fait pour que l’attention du « sujet » soit entièrement concentrée sur « son objet ».
  • [9]
    Tous les fruits ne continuent pas à mûrir une fois cueillis (ils sont alors non climactériques), mais ils finissent tous par pourrir.
  • [10]
    Ces moyens peuvent être techniques (congélation, sélection variétale, conservateurs, etc.) ou hygiéniques (apposition de dates de péremption qui réduisent la consommation à des périodes où les qualités de l’aliment sont censément stabilisées).
  • [11]
    La catégorie « les Occidentaux » peut sembler gênante, mais c’est une catégorie pragmatique, qui a émergé en même temps qu’une communauté de pratiques et de pensée bien réelle, qui est de plus pertinente du point de vue des acteurs eux-mêmes (Mariani, 2015, 2017).
  • [12]
    Il ne s’agit donc pas de sous-entendre que cette distance est la conséquence de leur occidentalité, mais de soutenir inversement qu’elle contribue à les définir comme voyageurs occidentaux.
  • [13]
    Ainsi, les composés soufrés évoqués plus haut ne caractérisent-ils pas « le » durian en général, mais certains durians à certaines étapes de maturité.
  • [14]
    Cette sélection reste toute relative tant nombre de durians consommés aujourd’hui sont encore issus d’arbres « sauvages », sans pedigree particulier, sélectionnés à petite échelle par des populations réduites qui n’ont jamais cherché à éviter les pollinisations croisées et susciter ainsi la stabilisation de souches particulières.
  • [15]
    Comme mentionné dans la note 4 à propos du point de vue de Bruno Latour sur la duplicité des modernes, il semble qu’on voit au contraire ici comment la mobilisation de réseaux sociotechniques complexes aboutit in fine à une purification bien réelle de la relation entre les humains et l’aliment (produire de la pureté est possible, mais cela demande beaucoup de moyens, comme le montre par exemple la production de métaux purs). Sans son odeur « pénétrante », le durian est « un objet » beaucoup mieux délimité et moins intrusif qu’avec elle.
  • [16]
    Sachant que la chair constitue environ un tiers du poids total, on a une idée du prix très élevé que peut coûter un durian (les fruits malais font en moyenne 1,5 kilogramme).
  • [17]
    Dans cette section, les termes entre guillemets sont ceux de Bao Teng. Tous nos entretiens ont été réalisés en anglais, langue véhiculaire pour beaucoup de Malaisiens (en particulier lorsqu’ils sont d’origine chinoise comme Bao Teng). Les données présentées ici sont le fruit de deux séjours d’un mois sur l’île.
  • [18]
    L’amertume, la douceur et le doux/amer constituent les principaux critères du choix d’un fruit sur les étals, à quoi il faut ajouter leur variété, certaines ayant la réputation de développer plutôt l’une ou l’autre de ces qualités générales. Les durians proposent infiniment plus d’arômes, mais les gens cherchent rarement à les qualifier (voir plus loin).
  • [19]
    Je remercie Michel Génard (INRA) pour ces suggestions prudentes ; leur utilisation ici n’engage que moi.
  • [20]
    Il arrive que l’on voie, sur les étals de Malaisie et de Singapour, de la chair de durian empaquetée. Ce conditionnement est réservé aux fruits de mauvaise qualité et destiné aux publics moins exigeants et/ou argentés.
  • [21]
    Les descriptions que Bao Teng donne des arômes des fruits paraissent très sommaires aux clients occidentaux habitués à la pompe rhétorique qui entoure parfois la consommation de vins.
  • [22]
    L’exemple fournit ici une contradiction intéressante à l’approche du goût qui a été développée en sociologie de l’innovation (Teil, 2009, 2011 ; Hennion & Teil, 2013) et qui fait reposer la charge de l’épreuve sur le goûteur. Si ces travaux ont montré, de façon salutaire, que le goût est une compétence, ils ont en revanche eu tendance à laisser la chose goûtée dans l’ombre, son « rôle dans la perception [étant] tout à délimiter par le buveur » (Teil, 2009, p. 132). En somme, le vin dont il est question apparaît en creux comme un objet plutôt qu’une chose, au contraire des fruits évoqués ici, et de certains vins (voir en conclusion).
  • [23]
    Notons au passage que le chinois qualifie la couleur d’un bon aliment de « vivante », qui est ici synonyme de brillante et originelle.
  • [24]
    Comme Bao Teng, les amateurs de vins naturels ne goûtent pas des objets (des tableaux à décrire) mais des choses. Ils ne se contentent pas de connaître l’origine des vins (de savoir s’ils sont bien nés), ni leur état à l’âge adulte. Ils cherchent des vins qui leur racontent une histoire. C’est pourquoi l’instabilité des vins naturels, qui est beaucoup critiquée pour les surprises (parfois mauvaises) qu’elle réserve, est pour eux une qualité avec laquelle il faut faire.
  • [25]
    Je fais référence ici à Thibault Liger-Belair, vigneron à Nuit-Saint-Georges, qui a refusé de traiter préventivement ses vignes contre la cicadelle, insecte vecteur de flavescence dorée, une maladie grave de la vigne. La remarque vaut toutefois pour de nombreux autres, qui n’ont pas politisé publiquement leur engagement, mais qui ont « fait semblant » en achetant les insecticides sans les utiliser.
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