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Article de revue

Le catalogue des ventes de l'ONF

Un commis forestier au « format papier » ?

Pages 83 à 100

Notes

  • [1]
    En gras dans le texte original.
  • [2]
    La sociologie des agencements marchands (Callon et al., 2013) poursuit les premiers travaux engagés autour de la sociologie de la traduction (Akrich et al., 2006) qui démontraient que les dispositifs sont des médiateurs qui influencent les relations entretenues par les individus avec le réel. Elle regroupe des travaux très variés qui s’intéressent aux offreurs et aux dispositifs élaborés pour « capter » la clientèle (Cochoy, 2004 ; Trompette, 2005) mais aussi à ceux mobilisés par les demandeurs pour mener leur choix (Cochoy, 2002 ; Dubuisson-Quellier, 2006) ou bien encore ceux mis en œuvre par des intermédiaires (Barrey et al., 2000 ; Canu et Mallard, 2006).
  • [3]
    Pour un état des lieux récent sur l’évolution de la théorie des conventions, sur ses principaux concepts et ses principaux travaux, voir Diaz-Bone et Thévenot (2010).
  • [4]
    Dans les grosses structures, le travail de prospection est confié à des « commis forestiers ». Ces salariés reconnus pour leur expertise ont pour mission d’évaluer les volumes et les qualités de bois en forêt afin de préparer au mieux les futures soumissions. De leur capacité à sélectionner les lots et à estimer la valeur dépend bien souvent le niveau de rentabilité des activités de transformation de l’entreprise.
  • [5]
    Un peuplement est dit « complexe » dès lors qu’il comporte plusieurs essences. En Lorraine, on trouve en moyenne entre 6 et 7 essences différentes par placette de 700 m². Cette hétérogénéité complique l’estimation de la valeur du lot car la majorité des acheteurs (en dehors des exploitants et des négociants) sont spécialisés sur certaines essences et ont du mal à estimer des bois qu’ils n’ont pas l’habitude de travailler.
  • [6]
    À titre d’illustration, le professionnel cherche des signes tels que l’existence de gélivure (craquelure de l’écorce) ou de fibre torse (fissuration de l’écorce qui décrit une spirale) qui laissent penser que la qualité du bois sera altérée.
  • [7]
    On peut trouver plusieurs normes mobilisées. Il peut s’agir de normes AFNOR comme la norme NF EN 1316-1 pour les bois abattus de chêne et de hêtre ou bien encore de normes propres à chaque agence ONF.
  • [8]
    À titre d’illustration, l’étude sur les coûts de transaction du Sapin-Epicéa dans les Vosges (Tranquart et al., 2005, p. 336) indique que le coût moyen de transaction en 2003 pour un exploitant forestier était de 4,94 €/m3 soit 18,29 % du prix moyen obtenu la même année sur le sapin de plus de 25 cm de diamètre dans les Vosges aux ventes d’automne (ONF, 2004, p. 38). Un coût qui peut représenter une part du prix bien plus conséquente lorsqu’il s’agit d’estimer des bois feuillus de qualité.
  • [9]
    La référence la plus ancienne mentionnée dans la Revue des Eaux et Forêts date de 1873. Il est fait référence à propos de la publication sur les ventes à des « affiches en placard et même en cahier » (Urbain, 1873, p. 232). Ces « affiches-cahier » étaient mises à la disposition des acheteurs sur demande.
  • [10]
    Par exemple, si l’agent estime qu’il faut appliquer au lot le tarif Schaeffer rapide n° 7, il mesurera à 1,30 m le diamètre de l’arbre et, si celui-ci fait 45 cm, alors il indiquera en lisant le tableau que le volume estimé est de 1,5 m3. S’il mesure 50 cm, le tableau lui indique que le volume est de 1,9 m3.
  • [11]
    Dans les bois façonnés, les forestiers, en mesurant de façon précise la véritable hauteur des tiges jusqu’à la limite de découpe, peuvent facilement cuber les volumes de bois.
  • [12]
    L’arbre est constitué de la tige et du houppier. Ce dernier correspond à la partie de la tige située au-dessus d’une certaine taille à laquelle on ajoute les branches. Une partie du houppier est exploitable sous la forme de bois de trituration et de bois de chauffage, tandis que le restant est abandonné dans la coupe afin de servir de substrat pour les sols. De ce fait, selon que l’on parle d’arbre ou de tige, le volume comptabilisé ne sera pas identique. Notons à ce propos que la limite de découpe de l’ONF des bois pose problème aux acheteurs car elle prend en considération, dans le volume estimé, des parties de la tige jugées non transformables en usine.
  • [13]
    La Fédération Nationale des Communes Forestières (FNCOFOR) s’engage aux côtés de l’ONF à respecter les objectifs de performance fixés en matière de gestion des forêts publiques.
  • [14]
    Selon le rapport de la Cour des Comptes de juin 2014, le résultat d’exploitation est négatif sur l’ensemble des exercices étudiés (2009 à 2012). Sans l’intervention de l’État, l’ONF dont la trésorerie est largement négative, n’aurait pu fin 2012 payer ses agents (Cour des Comptes, 2014, p. 5). Parmi les préconisations, l’ONF dont la vente des bois représente 50 % des recettes doit accroître sa récolte visant une hausse comprise entre 25 M€ et 40 M€ (Cour des Comptes, 2014, p. 22).
  • [15]
    Pour être plus exact, parmi les 4 cahiers des clauses générales de vente portant respectivement sur la vente de bois en bloc et sur pied, sur pied à la mesure (arbre seul) et sur pied, en bloc et façonnés à la mesure, seul le dernier garantit à l’acheteur les quantités (en fonction d’un cubage conforme à la norme NFB 53-020) et la qualité des bois (sauf si les vices, dommages ou dégradations sont imputables à des cas de force majeure comme les ouragans, incendies, etc.) (ONF, 2008, pp. 216-217). Cependant, ce type de vente ne représente qu’une part minime du volume de bois commercialisé par l’ONF (moins de 10 % du volume total vendu en 2013) (ONF, 2014).
  • [16]
    La maladie du pied chaud est causée par un champignon qui entraîne le pourrissement du cœur de l’arbre.
  • [17]
    Durant mes entretiens, le personnel de l’ONF a systématiquement souligné, avec une certaine ironie, que dans les lots où l’ONF avait sous-estimé les volumes ou les qualités, il ne recevait aucune remarque de la part des acheteurs visant à remettre en cause la vente.

Introduction

1Dans son article « Problèmes actuels de l’approvisionnement en bois des industries » publié dans la Revue Forestière Française, E. Jung, industriel, écrivait en 1969, à propos des adjudications de bois public, que ce système qui s’apparente plus à un jeu de hasard qu’un achat raisonné oblige les acheteurs à gaspiller leur temps à : « visiter et estimer sérieusement » [1] (Jung, 1969, p. 186) un grand nombre de lots de bois, étant précisé dans le cahier des charges de l’ONF qu’aucune garantie n’est apportée sur le volume et la qualité des arbres. Ce problème, « actuel » en1969, reste inchangé près d’un demi-siècle plus tard. Les acheteurs continuent, encore à ce jour, de mettre en cause le caractère aléatoire de l’adjudication (Marty, 2009) et la perte de temps passé à estimer des lots dont les données fournies par l’ONF pour les qualifier ne sont pas garanties. Concernant ce dernier point, la critique se cristallise sur le catalogue des ventes de l’ONF. En effet, ce document officiel, qui procure aux acheteurs des connaissances sur les caractéristiques des lots, ne leur permet pas de faire l’économie complète de coûts de prospection conséquents liés aux déplacements en forêt pour apprécier les bois. Ce constat soulève la question de la portée réelle de ce dispositif cognitif, élaboré par l’ONF, en s’interrogeant sur les fonctions qui lui sont conférées et sur sa capacité à orienter les choix des acteurs dans le processus de sélection et d’estimation des lots.

2Le point de vue que nous développons dans cet article est de considérer que ces interrogations, centrales pour le devenir de la filière forêt-bois, peuvent trouver des réponses dans la mobilisation des concepts de singularité, qualité, dispositif et convention qui sont au cœur des programmes de recherche de l’économie des singularités (Karpik, 2007), de la sociologie des agencements marchands [2] et de l’économie des conventions [3]. Nous proposons, à partir d’une enquête de terrain réalisée auprès des professionnels de la filière forêt-bois, d’appréhender, dans une première partie, les lots de bois comme des « biens singuliers » (Karpik, 2007) conduisant l’ONF à fournir aux acheteurs des connaissances crédibles sur ces biens pour qu’ils puissent opérer leur choix durant la vente.

Conditions de réalisation de l’enquête de terrain

Cette recherche a été effectuée sur l’ensemble de la région Lorraine. Nous avons tout d’abord mené 53 entretiens semi-directifs auprès des acteurs de la filière forêt-bois (exploitants, scieurs, négociants, personnels de l’ONF, responsables communaux). La sélection des personnes interrogées a tenu compte des différences d’essences exploitées et de leur qualité (feuillus/résineux, bois d’œuvre/bois d’industrie), de la localisation des entreprises (4 départements lorrains) et de la taille des structures (de 10 000 m3 à 600 000 m3). Pour les plus grandes entreprises, les entretiens ont été réalisés avec les commis ou les responsables d’achat. L’enquête a été complétée par des observations effectuées lors de 6 séances de ventes aux enchères. Certaines de ces ventes ont fait l’objet d’enregistrement vidéo. Enfin, nous avons accompagné le personnel de l’ONF lors d’une journée de martelage en forêt domaniale en Meurthe-et-Moselle. Cela a été l’occasion d’effectuer personnellement le travail de sélection et de mesure des arbres au côté des agents patrimoniaux et d’échanger à cette occasion sur leur pratique.

3Nous montrons à cette occasion que les connaissances, rassemblées dans le catalogue des ventes par les agents de l’ONF, permettent au « dispositif de jugement » (Karpik, 2007) d’orienter la pratique professionnelle des acquéreurs. Le catalogue apparaît alors comme un dispositif capable de se substituer au travail de sélection des lots répondant aux besoins de l’activité, qui est habituellement réalisé par les acheteurs ou leurs commis forestiers [4] (section 1). Pour autant, nous démontrons dans une deuxième partie que si cet « équipement de la médiation » (Dubuisson-Quellier, 2011), du fait des connaissances transmises, évite de devoir visiter tous les lots, la délégation confiée à ce dispositif n’est pas totale. Nous indiquons alors que l’opposition des conventions de mesure des quantités et des qualités retenues par l’ONF et les acheteurs, basées pour les premiers sur une logique de « volume » et pour les seconds sur une logique de « produits », empêche toute « objectivation marchande » (Orléan, 2003) des lots de bois. À travers ce constat, nous soulignons que l’incapacité des protagonistes à qualifier les lots, c’est-à-dire à parvenir à un accord sur leurs caractéristiques (Musselin et Paradeise, 2002), est à l’origine d’écarts de mesure qui obligent les acheteurs à maintenir les déplacements en forêt et impacte sérieusement le nombre d’invendus (section 2).

Le catalogue : un dispositif d’aide pour l’estimation des lots de bois

La singularité des lots de bois mis en vente

4En France, les bois issus des forêts publiques, soumises au régime forestier, font l’objet d’une mise en vente assurée par l’ONF soit dans le cadre d’une négociation de gré à gré, soit par le biais d’adjudications séquentielles. Cette dernière pratique, qui reste la principale retenue depuis près de sept siècles, a pour particularité de porter sur la commercialisation au cours d’une même journée de dizaines voire de centaines de lots de bois proposés en bloc et sur pied (arbres non abattus) ou en bloc et façonnés (abattus et réunis en bord de route forestière). Dans les deux cas, la ressource bois, stationnée en forêt, n’est donc pas présente lors de la vente, à la différence de nombreux autres biens (fruits, poissons, bestiaux, fleurs). Il appartient donc à tout acheteur qui souhaiterait avoir une idée précise des lots mis en vente de se déplacer dans les forêts pour visiter les parcelles marquées par les agents de l’ONF. Ce travail est d’autant plus nécessaire que les lots de bois, issus bien souvent de peuplements complexes [5], constituent des singularités, c’est-à-dire des biens « incertains » et « incommensurables » (Karpik, 2007).

L’incertitude sur la qualité des lots de bois

5La qualité des lots de bois rend compte des propriétés de l’arbre et de ses défauts au regard de ses utilisations possibles. Un arbre d’une qualité supérieure servira par exemple à la fabrication de meubles, de tonneaux, tandis qu’un arbre de qualité médiocre finira transformé en pâte à papier ou en bois de chauffage. Dans les ventes de lots de bois sur pied pèse une incertitude radicale sur la qualité des lots de bois qui ne peut être connue qu’après l’achat. Elle s’explique par l’impossibilité de voir avant la vente l’intérieur de l’arbre. L’acheteur ne possède aucune garantie que la qualité estimée, en observant les lots, correspondra à celle obtenue une fois les billes transformées. Malgré le travail d’investigation, consistant à relever un maximum d’indices sur les arbres marqués [6], de nombreux défauts restent invisibles à l’œil nu tant que l’arbre n’est pas abattu.

6Ces caractéristiques, plus ou moins visibles, expliquent d’ailleurs pourquoi les acheteurs, qui connaissent parfaitement les bois situés à proximité de leur entreprise, vont pour la plupart rarement apprécier des lots sur d’autres massifs. Ils ont une certaine pratique de « leurs » forêts, de leurs propriétés biologiques et historiques à force de les parcourir (formes d’humus, profil des sols, croissance des arbres, etc.) mais beaucoup moins de « celles des autres » :

7

« N’importe qui ne va pas acheter un bout de bois dans un massif forestier. On croit que c’est facile d’acheter un bout de bois, mais moi, je sais qu’il y a des endroits, je ne sais pas acheter un bout de bois. […] Je sais que, pendant 15 ans, j’ai acheté des coupes de bois très localisées, à 500 mètres les unes des autres, c’était un beau massif forestier et je savais acheter des bouts de bois dans cet endroit-là. J’étais performant mais sur un massif de 1 000 hectares. Mais aller acheter un bout de bois dans une autre forêt, eh bien, je ne savais pas les acheter. »
(Acheteur de bois)

8Évaluer des lots dans des forêts dont on ne connaît pas l’histoire fait peser un risque plus grand pour les professionnels. On n’est pas à l’abri de surprises comme la présence, en particulier en Lorraine, de mitraille due aux deux guerres mondiales. Avec ce type de biens, le différé d’évaluation s’avère très long car ce n’est que plusieurs mois après avoir vu le lot en forêt que l’acheteur sait, lors de la transformation des bois, si son estimation était fidèle à la réalité (Poss, 2012).

L’incommensurabilité des bois

9Par définition, les produits singuliers sont des « entités incommensurables […] qui échappent à toute hiérarchie objective car aucun point de vue ne s’impose irrésistiblement à tous, aucun accord unanime n’existe sur le classement, par exemple, d’œuvres musicales » (Karpik, 2007, p. 39). Si aucune hiérarchie de qualité ne se justifie entre des œuvres musicales, il semble que la situation soit quelque peu différente dans le cas des lots de bois façonnés pour lesquels la reconnaissance des qualités se traduit par la mise en œuvre de normes de classement (A, B, C ou D) [7]. Cet établissement d’équivalence (Eymard-Duvernay, 2002) améliore ainsi le processus d’estimation de la valeur des bois sachant que selon les qualités retenues, les utilisations peuvent varier (merrain, parquet, palette, etc.). Cependant, si ce travail de qualification est envisageable pour les bois façonnés, il en va différemment dans cas des bois vendus sur pied à cause de l’impossibilité pour les professionnels d’observer l’intérieur de l’arbre. Dès lors, comme chaque acheteur possède en fonction de sa perception visuelle des bois une interprétation, c’est-à-dire une configuration de qualités, différente des autres, aucune n’arrive véritablement à s’imposer au reste du groupe, empêchant toute hiérarchie objective des lots.

10Mais au-delà de la complexité des caractéristiques à prendre en compte pour évaluer les bois, l’incommensurabilité des lots est intensifiée dans le cas des bois dits précieux (ex. alizier torminal, cormier, etc.) car l’évaluation de la qualité repose principalement sur la sensibilité propre à chaque transformateur lorsque celui-ci se retrouve seul face à l’arbre :

11

« On discutait avec un de nos gros acheteurs de feuillus précieux, il y avait deux lots, l’un à côté de l’autre : et pourquoi celui-là au triple de l’autre ? Parce que c’est les mêmes bois, ils ont à peu près… Il n’y a pas de défauts. Il nous a répondu : « La couleur me plaisait plus. Ne me demandez pas pourquoi, c’est comme ça. »
(Personnel de l’ONF)

12Il est difficile d’envisager pour ces essences une hiérarchie de qualité, tant l’autonomie du jugement est grande. Dès lors, quel que soit le lot de bois mis en vente, il est essentiel pour les futurs enchérisseurs d’aller visiter les parcelles afin de réaliser leur propre estimation. Il est donc habituel, au gré des annonces des ventes, d’assister au chassé-croisé des acheteurs en forêt venus prendre en considération l’hétérogénéité inter/intra-lots et les facteurs capables d’impacter les charges d’exploitation à venir. Cette singularité des lots implique une multiplication des visites sur le terrain qui se traduit par des coûts de prospection et d’estimation très élevés (Bianco, 1998 ; Tranquart et al., 2005).

13Pour l’ONF, cette situation représente un manque à gagner considérable, car l’ensemble des coûts de transaction (coûts liés au déplacement en forêt, au temps passé à estimer les lots, à les exploiter ainsi qu’à traiter les opérations administratives relatives à la vente) subis par les acheteurs sont intégrés au moment de rédiger leurs soumissions. Il est donc dans son intérêt et dans celui des communes qu’il représente dans les ventes de prévenir au mieux ces coûts de transaction [8], à l’origine d’une baisse du nombre d’enchérisseurs par lot. À cet effet, le catalogue peut, au-delà de sa fonction réglementaire visant à rappeler les conditions de la vente, être interprété comme un dispositif construit pour diminuer les coûts de transaction engagés par les acheteurs.

Le catalogue des ventes : un dispositif élaboré par l’ONF à destination des acheteurs

Un dispositif d’information réglementaire

14Il faut remonter à l’ordonnance royale de Louis XIV en 1669 pour avoir pour la première fois une description minutieuse de l’organisation des adjudications. On y trouve mentionnée entre autres l’obligation faite au Procureur : « d’envoyer incessamment des billets proclamatoires aux lieux ordinaires, contenant le nombre d’arpents, la situation, la qualité, les réserves, le jour, le lieu, l’heure et par-devant qui les ventes se feront » (de Gallon, 1725, p. 819). Ces billets traduisent la volonté de Colbert de lutter activement contre les fraudes massives à cette période. Ils sont remplacés par la suite par des « affiches » qui sont à leur tour complétées par un cahier des ventes, appelé depuis « catalogue des ventes ». Bien qu’il ne nous soit pas possible de dater officiellement l’introduction de ce support, les échanges réalisés avec le personnel de l’ONF et nos recherches bibliographiques nous ont permis de retrouver trace du catalogue dès la fin du XIXe siècle alors que la gestion forestière était encore réalisée par l’Administration des Eaux et Forêts [9]. Le catalogue est donc, à l’image des affiches, un document officiel qui annonce publiquement une future vente. Il ne « représente pas seulement un document publicitaire, il comporte également les conditions des enchères et les conditions de la vente » (Mauger-Vielpeau, 2002, p. 118). On y retrouve en annexes les règles qui encadrent le processus de commercialisation et d’exploitation des bois publics, notamment l’extrait de la réglementation des ventes (garanties financières, dispositions pour l’exploitation, etc.), l’extrait des dispositions du cahier des clauses générales, l’extrait du cahier des clauses communes des bois sur pied et/ou des bois façonnés et les clauses particulières applicables aux articles mis en vente propres à chaque agence territoriale (définition des volumes présumés sur écorce par catégorie, tarifs de cubage, délais d’exécution, etc.). Le catalogue est, enfin, l’occasion de lever d’éventuelles incertitudes sur la vente (ex. description des modalités de paiement échelonné selon des barèmes de prix), de fixer un langage commun (ex. définition des volumes présumés sur écorce) et d’indiquer les sanctions encourues en cas de non-respect (ex. sanctions des clauses financières en cas de retard de paiement). Mais au-delà de fixer le cadre juridique, le catalogue est un dispositif d’aide transmis aux acheteurs pour simplifier leur estimation des lots.

Un dispositif cognitif qui facilite le travail d’estimation des acheteurs

15Pour faire face à l’opacité du marché, les acheteurs, au moment d’effectuer leur choix, mobilisent une pluralité de critères d’évaluation. Afin de les guider dans la formation de leur jugement, ils peuvent s’appuyer sur de nombreux dispositifs de jugement (personnels et impersonnels) construits par une multitude d’acteurs (producteur, vendeur, pouvoir public, mass media). Tous s’emploient à leur fournir un niveau de connaissance suffisant pour réaliser des choix raisonnables (Karpik, 2007). Dans le cadre des enchères, les acheteurs ont l’habitude, au sein des dispositifs de jugement existants, de se référer au catalogue des ventes. Ce document remplit « une fonction d’informateur […] qui joue en faveur d’une égalisation des connaissances des objets proposés » (Bonnain-Dulon, 2001, p. 516).

16Avec le catalogue proposé par l’ONF, il ne s’agit pas, comme dans la vente d’œuvres d’art, de mettre en scène des objets, de raconter leur histoire ou de constituer une carte de visite pour l’étude qui vend les œuvres d’une collection. On est, avant tout, face à un document technique où la forme importe peu, même si celle-ci a pu évoluer, a minima, pour faciliter la lecture des données. Ce dispositif, mis gratuitement à la disposition des enchérisseurs, sur demande pour le format papier ou téléchargeable en ligne sur le site de l’ONF, a pour mission de simplifier le travail d’estimation des lots : « Les renseignements mentionnés dans les conditions particulières et concernant les volumes présumés, le nombre, l’âge ainsi que les essences des tiges d’un lot sont communiqués à titre strictement indicatif en vue de faciliter, avant la vente, l’estimation de la coupe par l’acheteur » (ONF, 2008, p. 79). C’est pourquoi, pour chaque article mis en vente, une fiche de présentation standardisée est donnée reprenant plusieurs catégories de connaissances.

17Les premières renseignent sur la localisation du lot (limites spatiales, carte géographique avec les lots positionnés, places de dépôt des bois) et les conditions de sa future exploitation (délai d’exploitation, contraintes de terrain comme des cours d’eau ou des conduites de gaz, etc.). Ces données sont très utiles aux acheteurs car elles leur donnent la possibilité de déterminer les coûts de logistique et de voir, en fonction, s’il est économiquement intéressant de faire une offre sur les lots. Notons que, dans un futur proche, les coordonnées GPS figureront sur la fiche, facilitant encore plus la localisation du lot, réduisant au passage le temps de déplacement en forêt.

18Par ailleurs, le catalogue procure aux acheteurs des connaissances qui relèvent directement de la politique d’aménagement forestier dont l’ONF est en charge. Ce dispositif reflète, au moyen des arbres désignés en vue de leur exploitation, les choix pris par les agents de l’ONF en matière de gestion durable des forêts. Parmi les connaissances délivrées, on trouve en premier lieu, pour les bois certifiés, la présence ou l’absence du logo « PEFC » qui assure à l’acheteur que les bois sont issus d’une gestion forestière durable. Ensuite, l’ONF indique le type de coupe qui doit être réalisé sur chaque parcelle (coupe d’amélioration, coupe secondaire, coupe définitive, etc.). Cette précision est très utile car elle donne une première idée sur la qualité des bois mis en vente. Par exemple, on sait qu’une coupe d’amélioration porte sur des bois de faible valeur utilisés comme bois d’industrie. Elle intéressera donc principalement des panneautiers ou des papetiers. Ce type de données est donc apprécié des acheteurs car cela les autorise, non seulement à effectuer une sélection des lots qui correspondent à leur activité, mais aussi à avoir une vision plus précise du futur niveau de concurrence pour chaque lot, étant donné que, selon les bois vendus, seule une partie des acteurs de la filière forêt-bois est intéressée.

19Enfin, la dernière série de données s’attache à fournir, via deux tableaux, des éléments descriptifs sur les arbres. Le premier tableau renseigne l’acheteur sur la « désignation par catégorie de diamètre des tiges faisant partie de la vente » en indiquant le nombre global de tiges identifiées en fonction de leur essence et en les classant dans des catégories de diamètre (10, 15, 20 cm, etc.). Cette série d’informations est essentielle car elle indique le niveau d’hétérogénéité du lot et contribue au travail de sélection des lots dans le catalogue en fonction des débouchés propres à chaque professionnel. Mais la connaissance la plus précieuse pour les acheteurs figure dans le deuxième tableau. Il s’agit de la mention, à titre indicatif, du volume de bois total estimé par les agents techniques de l’ONF à partir des « relevés terrain ». Ce travail d’expertise réalisé lors des opérations de marquage des bois consiste à déployer sur une parcelle plusieurs agents qui, en fonction de critères retenus (type d’essence, zone géographique, type de peuplement, etc.), vont calculer le volume de bois présent dans le lot. Pour cela, ils appliquent des tarifs de cubage à une ou plusieurs entrées (circonférence, hauteur, décroissance métrique) qui fournissent des tableaux de volume standardisés selon les essences [10].

20Ainsi, à travers l’addition de toutes ces connaissances (situation géographique du lot, conditions d’exploitation et caractéristiques des bois), le dispositif cognitif élaboré par l’ONF apparaît comme une aide au jugement qui diminue les coûts de prospection des acheteurs potentiels. Grâce aux connaissances insérées au fur et à mesure par l’administration dans le catalogue, sous la pression des acheteurs, le voile d’ignorance associé à la mise en marché des lots de bois paraît en partie levé. Tel un commis forestier, le catalogue prétend œuvrer pour l’ensemble des participants à la vente en collectant les connaissances nécessaires pour leur donner la possibilité de trier et ne retenir au final que les lots qui répondent à leur besoin en bois.

21Pour autant, si ce dispositif est jugé intéressant par les acheteurs, il n’en reste pas moins que son utilité au regard de sa capacité à diminuer les coûts de prospection lors de l’évaluation des lots en est, nous allons voir à présent, réduite.

Les limites du catalogue construit par l’ONF

22Le marché des singularités a pour spécificité de ne pouvoir « exister sans des dispositifs de coordination qui servent d’aides à la décision » (Karpik, 2007, p. 43). Il importe dans ces cas-là aux producteurs, aux distributeurs et à tous ceux qui assurent le commerce de ces biens d’équiper les acheteurs dans leur choix « en leur fournissant différents supports d’information et de qualification » (Dubuisson-Quellier, 2011, p. 772). Cependant, l’efficacité de ces dispositifs est conditionnée par la crédibilité des connaissances qu’ils proposent, qui dépend elle-même de la crédibilité que les acteurs accordent à ces dispositifs. Autrement dit, pour qu’un dispositif puisse orienter les choix des acheteurs, il faut qu’il recueille la confiance de ceux qui le mobilisent (Karpik, 2007). À titre d’illustration, on peut dire que c’est bien parce que les consommateurs accordent du crédit aux jugements formulés par les rédacteurs des guides gastronomiques qu’ils décident de s’y référer au moment de choisir un restaurant.

23Dans le cas des adjudications de bois public, nous avons indiqué que l’ONF s’était engagé à équiper, au moyen du catalogue, les acheteurs dans le but de faciliter l’estimation des lots (ONF, 2008), jugée en partie responsable de la faible compétitivité de la filière forêt-bois française (Bianco, 1998). L’intérêt est alors de savoir jusqu’à quel point ce dispositif cognitif facilite ce travail. D’ores et déjà nous pouvons répondre que la capacité du catalogue à orienter les choix des acheteurs de bois, sans que ces derniers ne se déplacent en forêt, est très restreinte. Rares sont ceux qui se risquent à baser l’estimation de la valeur des lots sur les seules connaissances fournies par l’ONF : « Ceux qui font ça généralement, ils vont à l’échafaud » (Acheteur de bois).

24Pour saisir les raisons qui limitent fortement la délégation accordée par les acheteurs à ce dispositif pour orienter leur choix, il nous semble nécessaire d’analyser à présent l’opposition entre les conventions de qualité auxquelles se réfèrent respectivement l’ONF et les acheteurs pour évaluer les quantités et les qualités de bois. La mise en évidence de cette discordance souligne alors toute la difficulté pour les acteurs de parvenir à « l’objectivation marchande » (Orléan, 2003) des lots de bois. Elle permet en outre d’avoir une clé de lecture pour expliquer le choix de l’ONF de ne fournir des données qu’à titre indicatif, suscitant en retour une défiance encore accrue de la part des acheteurs à l’encontre du catalogue.

L’opposition entre les conventions qui soutiennent l’estimation des bois

25Les conventions sont des « cadres interprétatifs mis au point et utilisés par des acteurs afin de procéder à l’évaluation des situations d’action et à leur coordination » (Diaz-Bone et Thévenot, 2010, p. 5). Les acteurs les mobilisent afin de justifier leur façon de faire, provoquant parfois des oppositions lorsque celles-ci s’avèrent être dissonantes. Tel est le cas des conventions construites pour déterminer le volume des lots de bois vendus sur pied, qui, à la différence des bois façonnés, ne reposent que sur des estimations approximatives [11]. Ces dernières font l’objet de fortes critiques de la part des acheteurs à propos des critères retenus par l’ONF, tendant selon eux à entraîner des écarts significatifs entre les quantités inscrites dans le catalogue et le volume de bois réellement transformable en usine : « Il y a des erreurs énormes, sans dire de conneries, 15 à 20 % » (Acheteur de bois). Des écarts qui sont par ailleurs renforcés par la difficulté sur le terrain de cuber les bois sur pied.

La discordance entre les conventions de mesure des bois

26Afin de bien saisir la critique relative à la définition du volume de bois vendu sur pied, il importe de revenir sur la définition même de l’objet de la vente [12] et sur ses limites de découpe. En fait, l’ONF applique une convention pour l’estimation qui repose sur le « volume » des arbres mesuré entre les limites de découpe fixées et qui conduit les agents à calculer un seul et même volume de bois. De leur côté, les acheteurs poursuivent une convention dite de « produits » qui tient compte de la qualité des bois et de leurs utilisations possibles. Cette différence de logique entraîne des écarts de volume qui sont parfois significatifs entre les estimations de l’ONF et celles des acheteurs. Pour ces derniers, la convention de l’ONF doit être changée car en mesurant des diamètres, dans sa logique « volume », qui ne sont « plus sciables » (Acheteur de bois), l’ONF ne tient pas compte de la réalité des industries.

27Néanmoins, il ne semble pas évident pour l’ONF d’accéder à cette requête. D’une part, cela impliquerait un travail sur le terrain bien plus long à effectuer dans une période où, suite aux baisses d’effectif, la charge de travail du personnel s’alourdit, et d’autre part, cela obligerait l’ONF à déterminer un volume « produits » sur des arbres non abattus qui pourrait ne pas correspondre aux attentes, très différentes d’un acheteur à l’autre. Comment, en effet, fixer un volume « produits » qui pourrait satisfaire des acheteurs ayant sur une même bille des idées de découpe différentes selon leurs débouchés ? Ceci relèverait d’un exercice d’équilibriste périlleux, en particulier dans les cas où un même lot peut donner lieu à des utilisations variées entraînant des calculs de volume et des estimations différents d’une activité à l’autre. La complexité des références à intégrer ne permet tout simplement pas l’établissement d’une typologie reconnue par tous. On ne retrouve pas avec les différentes conventions de mesure des bois une interprétation commune des volumes en fonction des qualités de bois.

28Par ailleurs, le choix du maintien de la convention d’estimation, basée sur une logique de « volume » est à mettre en perspective avec la politique forestière, dont l’ONF est en charge, et qui « prend en compte les fonctions économique, environnementale et sociale des forêts et participe à l’aménagement du territoire, en vue d’un développement durable » (art. 1er du Code forestier). Il faut en effet rappeler que la forêt ne se limite pas à sa production ligneuse pour la filière forêt-bois. Elle produit des services écosystémiques (maintien de la biodiversité, séquestration du carbone, services récréatifs) qui sont pris en considération par la puissance publique, comme le démontre la gestion multifonctionnelle des forêts effectuée dans le cadre du « contrat d’objectifs et de performance État-ONF-FNCOFOR [13] (2012-2016) ». À travers ce contrat, l’ONF qui s’occupe de la vente des bois publics doit atteindre plusieurs objectifs. Il doit à la fois améliorer sa situation financière déficitaire en augmentant ses ventes de bois [14], tout en veillant dans le même temps à accroître une production de bois, soucieuse de la biodiversité et des problématiques liées au changement climatique. Afin de répondre à ces injonctions qui peuvent être contradictoires, il semble préférable pour le personnel de conserver la convention « volume » pour estimer les quantités de bois. À titre d’exemple, en jouant simplement sur le tarif de cubage, l’ONF peut annoncer un volume de bois supérieur répondant à l’injonction de l’État de vendre plus, sans pour autant couper plus de bois, satisfaisant ceux qui en interne considèrent qu’on est en train de sacrifier la forêt.

Conséquences de l’insuffisance du dispositif

29Il semble délicat, pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, d’arriver à rapprocher des conventions d’estimation des volumes répondant, selon les acteurs, à des intérêts très éloignés les uns des autres. Les connaissances produites par l’ONF et reportées dans le dispositif que représente le catalogue des ventes ne suffisent pas aux acheteurs pour s’engager dans l’achat. Ainsi, sur sa fonction de commis forestier au « format papier », le catalogue ne parvient pas en réalité à se substituer au travail d’expertise des lots réalisé par les commis salariés.

30La divergence fondamentale d’objectifs lors de l’évaluation des lots explique que le catalogue ne puisse éviter aux acheteurs de faire l’économie d’un travail d’estimation dispendieux. Dès lors, en raison des nombreux déplacements à effectuer en forêt, les acheteurs, qui ne peuvent voir tous les lots, préfèrent sur ces derniers ne pas rédiger d’offres, considérant qu’en se basant sur les données du catalogue ils risquent d’être victimes de la « malédiction du vainqueur » (Préget, 2006), c’est-à-dire une situation dans laquelle le gagnant de l’adjudication a surévalué le lot ou sous-évalué ses coûts d’exploitation.

31Le désaccord sur les conventions a également des implications sur les invendus car le prix de retrait des lots est fixé par le directeur de la vente en fonction des connaissances recensées dans le catalogue. Or, en faisant cela, il arrive qu’en raison d’un volume estimé par l’ONF supérieur à celui calculé par les acheteurs, le prix de retrait soit au-dessus de la meilleure soumission, entraînant le retrait du lot. Dans ce cas-là, les divergences dans la définition des conventions de mesure ont une répercussion négative sur les ventes car elles participent à la hausse du taux d’invendus. L’étude réalisée par S. Costa et R. Préget sur les invendus dans les ventes de bois public sur pied en Lorraine montre que 24 % des lots ont été retirés alors qu’ils avaient fait l’objet de soumissions. L’importance de ce chiffre suggère que le différentiel de mesure entre l’ONF et les acheteurs pourrait contribuer à accroître le taux d’invendus (Costa et Préget, 2008).

32Le manque de catégories communes explique que le dispositif cognitif, n’étant pas un « support de mise en équivalence » (Eymard-Duvernay, 2002) à même de qualifier les lots de bois, ne possède en réalité qu’une utilité préparatoire à leur estimation. L’absence de repères cognitifs partagés (Callon, 2002) ne permet pas au final l’économie des visites des lots de bois pour les acheteurs. Elle justifie par ailleurs, comme nous allons voir dans ce qui suit, la décision de l’ONF de ne pas garantir les quantités et les qualités des bois mentionnées dans le catalogue.

L’absence d’engagement de l’ONF sur les volumes et les qualités des bois

33Sur le marché des singularités, l’efficacité des dispositifs cognitifs pour équiper la vente réside dans leur capacité à susciter la confiance auprès de ceux qui vont les utiliser (Karpik, 2007, p. 82). Le fait pour le catalogue, dans l’exemple des enchères d’art, de certifier aux acheteurs la véracité des connaissances qui y sont renfermées participe à la réduction de l’incertitude qui peut peser sur les biens. En cas d’erreur constatée sur le bien, la responsabilité du commissaire-priseur et/ou de l’expert peut être engagée par l’acheteur. Cette sécurité contribue grandement à ce que les futurs enchérisseurs s’en remettent volontairement aux dispositifs (Karpik, 2007).

34Concernant le cas particulier des lots de bois, l’ONF précise à l’article 12.1 des cahiers des clauses générales des ventes de bois que « les bois sont vendus sans garantie de qualité » (ONF, 2008, p. 79). Les connaissances retranscrites dans le catalogue n’ayant qu’un caractère indicatif [15], aucune obligation contractuelle vis-à-vis de ces données, à l’exception du nombre de tiges comptabilisées, ne s’impose à l’ONF. Cette précision constitue pour les directeurs de vente une protection réglementaire en cas de contentieux :

35

« Dans les cahiers des clauses de vente sur pied, on a carrément mis qu’on ne certifie que le nombre de tiges, mais en aucun cas le volume, ce qui fait qu’effectivement c’est que le nombre de tiges. Ce qui fait qu’en gros, c’était à la vente d’hier : “Vous m’avez bien entubé, la dernière fois” et moi je peux leur mettre dans les dents : “Eh bien, oui. Écoutez, je suis désolé, c’est que le nombre de tiges qui…” ».
(Personnel de l’ONF)

36Pour autant, si ces règles formelles apportent un confort évident au directeur de la vente, elles créent un déséquilibre vis-à-vis des acheteurs. L’absence d’engagement sur les quantités et les qualités est particulièrement délicate pour les bois vendus sur pied. Elle l’est encore plus pour les essences les plus fragiles, à l’image du hêtre, où, en raison d’aléas divers (physiologiques, biologiques, etc.), les acheteurs voient la rentabilité du lot diminuer à mesure que le volume de bois exploitable est revu à la baisse :

37

« Quand vous achetez sur pied, il y a toujours une part de risque. Vous n’êtes pas dans l’arbre, vous ne savez pas le pourcentage de pieds chauds [16], on ne sait pas les défauts qu’il y a à l’intérieur, et surtout grande question : le volume. Ça fausse, dans les calculs du coût de revient, maintenant les marges aujourd’hui sont tellement justes, justes que… ».
(Acheteur de bois)

38Dès lors, face au risque éventuel d’erreur de mesure des quantités et les manques occasionnés par les défauts de qualité, les acheteurs sont incités à la prudence dans la préparation de leurs offres car ils ne possèdent aucun recours juridique à l’encontre du vendeur. L’absence de garantie quant à la chose vendue empêche tout simplement le futur acquéreur de se retourner contre l’ONF sur la base du vice du consentement et ce, afin de demander le remboursement d’une partie du prix payé ou la résolution de la vente. Cette spécificité du droit forestier donne le sentiment aux acheteurs que l’ONF peut, en toute impunité, continuer de les léser librement sur les volumes indiqués dans le catalogue [17] :

39

« Regardez ce qu’annonce l’ONF, forêt domaniale de X. On vient de l’exploiter, c’est le commis qui l’avait estimée, moi je n’avais pas eu le temps d’aller la faire. Ils annoncent 798 m³ de chêne. Il en avait estimé exactement 554, et il a bien fait son boulot parce qu’il y avait une paire de bois pourris, et on a retrouvé 500 m³ exactement, et ils annoncent 798 ! Il ne faut pas déconner, non ! Ce n’est pas du vol, ça ? » (Acheteur de bois)
(Acheteur de bois)

40Le refus de l’ONF de garantir les quantités et les qualités constitue un obstacle supplémentaire dans la capacité des acheteurs à s’en remettre, dans leur travail d’estimation de la valeur des lots, au seul catalogue. Les mots « vol », « entubé », « échafaud » utilisés par les acheteurs lors des entretiens, à propos des pratiques de l’ONF, ne sont pas anodins. Ils révèlent, plus que de la défiance à l’encontre du dispositif proposé par l’ONF, une profonde amertume qui accroît les tensions dans les relations marchandes. Le cadre institutionnel figurant dans le catalogue donne le sentiment aux acheteurs que l’ONF n’est, au mieux, pas assez compétent pour estimer les lots, restreignant l’intérêt à porter au catalogue et est, au pire, un acteur qui privilégie ses intérêts au détriment du reste de la filière forêt-bois.

Conclusion

41L’étude qui vient d’être proposée répond, à travers l’analyse du rôle joué par le catalogue des ventes dans le processus d’estimation des lots de bois, à la question de savoir pourquoi ce dispositif ne parvient pas à supprimer les coûts d’estimation des lots de bois vendus en adjudication. Comme nous l’avons mentionné au cours du texte, le catalogue, au-delà de sa fonction initiale de communication légale, est un dispositif de jugement qui renferme des connaissances produites par l’ONF pour orienter les choix des acheteurs dans leur processus d’estimation des lots de bois singuliers. Une fois approprié, il agit, tel un mécanisme d’aide à la formation de la logique d’action des acheteurs, en leur donnant la possibilité de sélectionner les lots en rapport avec leur activité, de réduire le temps de prospection en forêt (aide à la localisation, au comptage des tiges, etc.). Mais son action ne va guère plus loin et n’évite pas le déplacement en forêt pour jauger les lots. En cela, le dispositif ne permet pas la substitution des commis forestiers par le catalogue en tant que commis au « format papier » car il ne parvient pas à coordonner les conventions entre des acteurs aux intérêts distincts.

Remerciements

L’auteur remercie Frédéric Goulet, Ronan Le Velly et les évaluateurs pour leurs remarques et conseils. Par ailleurs, l’UMR Économie Forestière bénéficie d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme Investissements d’avenir portant la référence n° ANR-11-LABX-0002-01 (Laboratoire d’Excellence ARBRE).

Bibliographie

Références

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  • Urbain (1873). La publicité en matière de vente de coupes, Revue des eaux et forêts, 12, 232-234.

Notes

  • [1]
    En gras dans le texte original.
  • [2]
    La sociologie des agencements marchands (Callon et al., 2013) poursuit les premiers travaux engagés autour de la sociologie de la traduction (Akrich et al., 2006) qui démontraient que les dispositifs sont des médiateurs qui influencent les relations entretenues par les individus avec le réel. Elle regroupe des travaux très variés qui s’intéressent aux offreurs et aux dispositifs élaborés pour « capter » la clientèle (Cochoy, 2004 ; Trompette, 2005) mais aussi à ceux mobilisés par les demandeurs pour mener leur choix (Cochoy, 2002 ; Dubuisson-Quellier, 2006) ou bien encore ceux mis en œuvre par des intermédiaires (Barrey et al., 2000 ; Canu et Mallard, 2006).
  • [3]
    Pour un état des lieux récent sur l’évolution de la théorie des conventions, sur ses principaux concepts et ses principaux travaux, voir Diaz-Bone et Thévenot (2010).
  • [4]
    Dans les grosses structures, le travail de prospection est confié à des « commis forestiers ». Ces salariés reconnus pour leur expertise ont pour mission d’évaluer les volumes et les qualités de bois en forêt afin de préparer au mieux les futures soumissions. De leur capacité à sélectionner les lots et à estimer la valeur dépend bien souvent le niveau de rentabilité des activités de transformation de l’entreprise.
  • [5]
    Un peuplement est dit « complexe » dès lors qu’il comporte plusieurs essences. En Lorraine, on trouve en moyenne entre 6 et 7 essences différentes par placette de 700 m². Cette hétérogénéité complique l’estimation de la valeur du lot car la majorité des acheteurs (en dehors des exploitants et des négociants) sont spécialisés sur certaines essences et ont du mal à estimer des bois qu’ils n’ont pas l’habitude de travailler.
  • [6]
    À titre d’illustration, le professionnel cherche des signes tels que l’existence de gélivure (craquelure de l’écorce) ou de fibre torse (fissuration de l’écorce qui décrit une spirale) qui laissent penser que la qualité du bois sera altérée.
  • [7]
    On peut trouver plusieurs normes mobilisées. Il peut s’agir de normes AFNOR comme la norme NF EN 1316-1 pour les bois abattus de chêne et de hêtre ou bien encore de normes propres à chaque agence ONF.
  • [8]
    À titre d’illustration, l’étude sur les coûts de transaction du Sapin-Epicéa dans les Vosges (Tranquart et al., 2005, p. 336) indique que le coût moyen de transaction en 2003 pour un exploitant forestier était de 4,94 €/m3 soit 18,29 % du prix moyen obtenu la même année sur le sapin de plus de 25 cm de diamètre dans les Vosges aux ventes d’automne (ONF, 2004, p. 38). Un coût qui peut représenter une part du prix bien plus conséquente lorsqu’il s’agit d’estimer des bois feuillus de qualité.
  • [9]
    La référence la plus ancienne mentionnée dans la Revue des Eaux et Forêts date de 1873. Il est fait référence à propos de la publication sur les ventes à des « affiches en placard et même en cahier » (Urbain, 1873, p. 232). Ces « affiches-cahier » étaient mises à la disposition des acheteurs sur demande.
  • [10]
    Par exemple, si l’agent estime qu’il faut appliquer au lot le tarif Schaeffer rapide n° 7, il mesurera à 1,30 m le diamètre de l’arbre et, si celui-ci fait 45 cm, alors il indiquera en lisant le tableau que le volume estimé est de 1,5 m3. S’il mesure 50 cm, le tableau lui indique que le volume est de 1,9 m3.
  • [11]
    Dans les bois façonnés, les forestiers, en mesurant de façon précise la véritable hauteur des tiges jusqu’à la limite de découpe, peuvent facilement cuber les volumes de bois.
  • [12]
    L’arbre est constitué de la tige et du houppier. Ce dernier correspond à la partie de la tige située au-dessus d’une certaine taille à laquelle on ajoute les branches. Une partie du houppier est exploitable sous la forme de bois de trituration et de bois de chauffage, tandis que le restant est abandonné dans la coupe afin de servir de substrat pour les sols. De ce fait, selon que l’on parle d’arbre ou de tige, le volume comptabilisé ne sera pas identique. Notons à ce propos que la limite de découpe de l’ONF des bois pose problème aux acheteurs car elle prend en considération, dans le volume estimé, des parties de la tige jugées non transformables en usine.
  • [13]
    La Fédération Nationale des Communes Forestières (FNCOFOR) s’engage aux côtés de l’ONF à respecter les objectifs de performance fixés en matière de gestion des forêts publiques.
  • [14]
    Selon le rapport de la Cour des Comptes de juin 2014, le résultat d’exploitation est négatif sur l’ensemble des exercices étudiés (2009 à 2012). Sans l’intervention de l’État, l’ONF dont la trésorerie est largement négative, n’aurait pu fin 2012 payer ses agents (Cour des Comptes, 2014, p. 5). Parmi les préconisations, l’ONF dont la vente des bois représente 50 % des recettes doit accroître sa récolte visant une hausse comprise entre 25 M€ et 40 M€ (Cour des Comptes, 2014, p. 22).
  • [15]
    Pour être plus exact, parmi les 4 cahiers des clauses générales de vente portant respectivement sur la vente de bois en bloc et sur pied, sur pied à la mesure (arbre seul) et sur pied, en bloc et façonnés à la mesure, seul le dernier garantit à l’acheteur les quantités (en fonction d’un cubage conforme à la norme NFB 53-020) et la qualité des bois (sauf si les vices, dommages ou dégradations sont imputables à des cas de force majeure comme les ouragans, incendies, etc.) (ONF, 2008, pp. 216-217). Cependant, ce type de vente ne représente qu’une part minime du volume de bois commercialisé par l’ONF (moins de 10 % du volume total vendu en 2013) (ONF, 2014).
  • [16]
    La maladie du pied chaud est causée par un champignon qui entraîne le pourrissement du cœur de l’arbre.
  • [17]
    Durant mes entretiens, le personnel de l’ONF a systématiquement souligné, avec une certaine ironie, que dans les lots où l’ONF avait sous-estimé les volumes ou les qualités, il ne recevait aucune remarque de la part des acheteurs visant à remettre en cause la vente.
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