Couverture de RAC_024

Article de revue

L'exubérance du raisonnement joyeux

L'influence des humeurs sur la perception des affordances dans la résolution de problèmes

Pages 547 à 575

Notes

  • [1]
    Rappelons rapidement les fondements de la théorie classique « internaliste » : la résolution de problèmes se conçoit comme recherche dans un espace de problème (search in a problem space, Newell et Simon 1972). L’espace du problème correspond à la représentation qu’un « résolveur » se fait d’un environnement de tâche (task environment). Celui-ci désigne la structure objective du problème que le résolveur « encodera » symboliquement pour construire son espace de problème interne. La résolution du problème a lieu dans la mémoire de travail du résolveur.
    La dynamique du processus est ramenée à l’opération d’un « programme » : celui-ci se constitue de règles, appelées « productions » qui lient une condition (par ex. une structure symbolique) à une action (par ex. l’application d’un opérateur). Pour faire de ce programme la source univoque du contrôle de la conduite de résolution, des méta-règles de résolution de conflits fournissent des critères pour décider quelle production faire passer en priorité en cas d’ambiguïté. Le programme détermine ainsi de manière exhaustive le comportement du résolveur, qui pour tout état actuel dans l’espace de problème aura toujours un opérateur à appliquer ou un autre type de « coup » à accomplir. Quand l’état actuel correspond à l’état final, le programme détermine la fin de la « recherche ». Cette théorie s’est avérée plausible pour expliquer ce que les sujets font au laboratoire lorsqu’ils décident le prochain coup dans le jeu d’échecs, lorsqu’ils résolvent un puzzle de crypto-arithmétique et lorsqu’ils démontrent un théorème.
  • [2]
    Verbalisations du raisonnement durant la réalisation d’une tâche cognitive.
  • [3]
    Pour une clarification des notions de conditions d’habileté et de conditions d’affordance, cf. Scarantino (2003).
  • [4]
    Voir la théorie de la situation problématique de G. H. Mead : on cherche des explications quand la conduite échoue (Mead, 1938).
  • [5]
    Les valeurs et les dimensions diffèrent d’une théorie à l’autre mais à titre illustratif nous pouvons reprendre la méthode adoptée par Lerner et Keltner (2000, p. 479) pour différencier la colère de la peur. Les dimensions évaluatives sont la (1) certitude, (2) le plaisir, (3) l’attention, (4) l’effort anticipé, (5) le contrôle et (6) la responsabilité. Les valeurs pour la colère sont : (1) élevé ; (2) bas ; (3) moyen ; (4) moyen ; (5) élevé ; (6) élevé. En revanche, voici le profil de la peur : (1) bas ; (2) bas ; (3) moyen ; (4) élevé ; (5) bas ; (6) moyen. Nous voyons que la valence (la deuxième dimension) n’est qu’une dimension particulière d’un complexe évaluatif plus vaste. La colère et la peur coïncident sur cette dimension mais diffèrent significativement sur les autres.
  • [6]
    L’auteur a composé ce rapport quelques jours après le déménagement. Il va sans dire que la tâche a été accomplie spontanément et que l’idée de décrire son déroulement en détail n’est survenue qu’après coup.

Introduction

Vous êtes dans un appartement à Paris. Vous devez transporter avec un(e) ami(e) les blocs d’un canapé-lit jusqu’à la station de métro la plus proche. Votre seule ressource est votre corps. Vous êtes fatigué.
Pour accomplir cette tâche de transport, quelles sont les occasions d’action, ces supports que la psychologie écologique appelle des affordances, que vous identifiez dans les blocs ?
tableau im1
Peut-être avez-vous remarqué que les blocs de l’image à gauche sont plus petits que ceux de l’image à droite. À supposer que le ratio entre volume et poids soit le même, on peut en conclure que ces blocs plus petits sont aussi plus légers. Vous êtes fatigué et votre compère aussi, donc vous avez intérêt à minimiser l’effort corporel ; sélectionner les blocs moins lourds est un choix qui s’impose facilement dans des circonstances pareilles. Quelle est l’affordance, quelle est l’opportunité d’action que vous avez pu percevoir dans ces blocs relativement petits et légers dans le contexte de cette tâche de transport ?

1Une réponse possible consiste à dire que vous avez perçu la portabilité de ces blocs, le fait que ces blocs réunissent les conditions pour être portés par un agent capable d’accomplir cette action – et nous supposons que vous et votre compère êtes capables de porter ces meubles. Percevoir cette affordance qui est la portabilité des blocs, c’est identifier dans le rapport entre les propriétés objectives des blocs et vos capacités d’action une correspondance qui indique que sont satisfaites les conditions pour accomplir une opération donnée : porter les blocs. Pour s’engager dans cette activité (porter les blocs), il faut avoir estimé d’une manière qui n’est pas nécessairement réfléchie que les blocs peuvent être portés et que l’on est capable de les porter.

Mais en examinant la surface du plus grand bloc (photo de droite ci-dessus), plus précisément la face verticale qui n’est pas en contact avec les autres blocs, vous remarquez qu’elle présente une irrégularité. À quoi peut-elle correspondre ? Regardons-la de plus près.
tableau im2
En fait, ce grand bloc possède des roulettes. En tant qu’agent engagé dans la tâche de transporter les blocs, vous pouvez y voir la possibilité de déplacer ce bloc en le poussant. Autrement dit, vous pouvez percevoir la « poussabilité » du fardeau. À nouveau, pour vous décider à pousser le bloc à roulettes, vous devez estimer, à la fois, si le bloc roulera si vous le poussez et si vous êtes capable de le faire. Comme vous êtes fatigué, cette possibilité vous paraîtra une manière de faire avancer le projet de transporter tous les blocs. Et peut-être découvrirez-vous que, basculé à l’horizontale, le bloc à roulettes révèle une autre affordance : sa capacité à servir de plate-forme pour empiler d’autres blocs, que vous pourrez alors transporter directement en poussant le bloc à roulettes qui les soutient.
tableau im3
La portabilité des deux petits blocs et la possibilité de pousser le grand bloc sur ses roulettes sont des affordances que deux agents ont réellement perçues en essayant de poursuivre la tâche de transporter ce canapé, un jour d’été de 2011, à Paris. La perception de la portabilité de certains blocs semble aller de pair avec la décision de continuer le transport du canapé en les portant ; de la même façon, la perception de leur « poussabilité » est liée à la décision de poursuivre la tâche en les poussant.

2Comme le suggère l’expérience vécue présentée ci-dessus, face à un même état du monde, engagés dans une même activité, étant capables des mêmes actions et soumis aux mêmes contraintes, deux agents ne percevront pas nécessairement les mêmes affordances.

3Cet article cherche à formuler une version théoriquement valide et empiriquement observable du problème du choix des affordances par la prise en compte des affects. En combinant des apports du pragmatisme américain avec l’approche de la cognition située, dans une première partie, la perception des affordances est placée, en tant que phase partielle, dans une forme de conduite plus globale que nous appellerons, du point de vue de son accomplissement, réorientation, et du point de vue de son mode opératoire, résolution située de problèmes. À partir d’une révision des travaux en psychologie cognitive sur l’influence des affects sur le jugement, nous introduisons dans la deuxième partie la variable affective, en particulier les humeurs, dans l’analyse de la résolution de problèmes afin de proposer une explication possible du choix des affordances. Dans la troisième partie, les hypothèses avancées sont empiriquement illustrées par des exemples tirés d’une étude naturaliste.

4La teneur de l’article est exploratoire et les données de terrain mobilisées ne prétendent pas constituer une monographie. Leur fonction n’est autre que de montrer la viabilité empirique des propositions élaborées dans les sections théoriques.

Le problème du choix des affordances

Se réorienter, passer de l’habitude à la réflexion

5Le pragmatiste John Dewey a proposé de conceptualiser les moments de confrontation d’obstacles comme une mise en échec des habitudes entendues comme capacités d’action (Garreta, 2002). Dans son schéma, le mode opératoire des habitudes n’est pas primordialement réfléchi, c’est-à-dire que l’expérience de l’action habituelle ne s’accompagne pas nécessairement d’une représentation explicite du but recherché ou des moyens choisis. Cependant, lorsqu’une opération effectuée par habitude se heurte à un obstacle, l’attention de l’agent peut en effet se porter sur l’habitude elle-même et plus précisément sur la phase de l’action en cours qui demande une « rectification ». En portant son attention sur sa propre conduite, l’agent peut être amené à se représenter un objectif de manière réfléchie ou explicite. La pensée de cet objectif, dont la fonction en situation d’obstruction est de réorienter l’activité, définit ce que Dewey appelle un end-in-view : l’anticipation de l’état du monde correspondant à l’achèvement de l’action en cours. Dewey précise ainsi que la réorientation d’une activité bloquée peut constituer elle-même un end-in-view : la mise en échec du mode habituel de comportement motive l’agent à « trouver un acte qui soit différent de l’habituel », « [l]a découverte et l’effectuation de cet acte inhabituel [étant] le but auquel nous devons consacrer toute attention » (Dewey 2007, p. 34).

6Un acte inhabituel peut donc s’imposer comme l’objectif sur lequel l’attention se porte lorsque l’opération plus ou moins irréfléchie des habitudes est remise en question par un obstacle. Dans ce type de circonstances, nous parlerons de réorientation pour désigner cet accomplissement et de résolution de problèmes pour décrire son mode opératoire. À partir de la théorie de la connaissance de Dewey (1938) qui repose sur cette forme d’interaction avec le milieu qu’il appelle « enquête », nous dirons que résoudre un problème de réorientation ne se réduit pas au simple raisonnement. Afin de réorienter un cours d’action entravé, un agent raisonne et de manière indissociable opère physiquement sur le monde pour changer l’état de sa relation avec l’environnement.

La réorientation comme résolution située de problèmes

7Cette conception interactive de l’enquête au sens de Dewey résonne avec l’approche située de la cognition qui, depuis les années 1980, remet en question les fondements de la psychologie cognitive « internaliste » et en particulier sa conception de l’esprit comme mécanisme de transformation de symboles. Cette approche situationniste ou « interactionniste », par opposition à la posture « internaliste » de ses prédécesseurs, s’est traduite par une révision des différentes théories du comportement cognitif proposées par la psychologie cognitive classique. L’un des domaines touché par cette révision correspond au comportement de résolution de problèmes. Notamment, James Greeno (1994) et David Kirsh (2009), deux chercheurs formés à l’école classique, mais partisans de cette révision par l’approche située, ont apporté des éléments pour reformuler la théorie de la résolution de problèmes héritée de la psychologie cognitive « internaliste », de manière à ce qu’elle intègre l’interaction avec l’environnement dans l’explication du raisonnement [1].

Critique de la théorie classique de la résolution de problèmes

8Le défi majeur pour l’approche internaliste de la résolution de problèmes se résume à savoir si sa théorie et sa méthodologie servent à expliquer les conduites de résolution de problèmes en dehors des jeux, des puzzles ou des théorèmes et, plus généralement, si elles ont quelque pertinence pour expliquer ce que nous faisons quand nous résolvons des problèmes de la vie quotidienne.

9Une manière de relever ce défi consiste à élargir le cadre pour affranchir la théorie (cf. Newell et Simon 1972) de sa posture internaliste : au lieu de situer la résolution de problèmes dans la mémoire de travail des « résolveurs », à laquelle on aurait un accès indirect par l’intermédiaire de « protocoles » [2], on peut la situer dans la relation entre un agent et son environnement, à laquelle on aurait accès direct par l’observation de la conduite en situation.

10Que le lieu primordial de la résolution de problèmes se situe dans la relation entre l’agent et son environnement ne veut pas dire que l’agent soit dénué d’une mémoire de travail, ni qu’il soit incapable de se faire une représentation interne de la difficulté qu’il cherche à résoudre. Cela veut dire, plutôt, et c’est Dewey (1938) qui le fait remarquer à plusieurs reprises dans sa Logique, que le raisonnement est seulement une partie fonctionnelle d’une activité plus globale – pour Dewey : l’enquête – au sein de laquelle l’autre partie fonctionnelle, également essentielle, est constituée de manipulations physiques qui transforment l’état de la relation. Ajoutons que ce qui vaut pour le raisonnement vaut également pour la perception : l’approche pragmatiste et située consiste à les conceptualiser comme des phases de l’action. L’unité d’analyse est la conduite, au sein de laquelle le raisonnement et la perception prennent du sens en tant que parties fonctionnelles.

11On peut dire qu’en situant la résolution de problèmes dans la mémoire de travail d’un résolveur, la théorie classique accorde au raisonnement, pris isolément, un pouvoir d’explication que l’approche situationniste ne lui accorde pas. Pour la théorie cognitiviste classique, il suffit de postuler un processus de génération d’états symboliques (une « recherche ») dans la représentation interne d’une tâche (un « espace de problème ») pour expliquer la résolution de problèmes. En revanche, pour le pragmatisme et pour l’approche située de la cognition, il faut y ajouter la transformation de la situation problématique elle-même par des manipulations dans l’environnement physique. Dans cette conception alternative, il y a bien des états et des opérateurs qui les transforment : la résolution de problèmes peut donc toujours être décrite comme une séquence contrôlée d’états transformés par des opérations. Seulement, les états ne sont pas conçus principalement comme des structures symboliques internes (comme des représentations) mais plutôt comme des configurations de l’environnement. De même, les opérateurs ne sont pas principalement envisagés comme des fonctions symboliques mais comme des actes dans le monde.

Une approche située de la résolution de problèmes

12À partir de ce changement de perspective, la résolution de problèmes a été reconceptualisée par James Greeno comme une confrontation avec l’environnement impliquant la mobilisation d’un répertoire d’actions habituelles à partir de la perception des affordances. Les états du problème (ou de la tâche) sont des états de l’environnement, alors que les opérateurs sont des actions habituelles déclenchées par l’évaluation des affordances perçues dans la situation. La confrontation définissant le comportement de résolution consiste à sélectionner les actions qui transformeront la situation dans le sens de la solution visée, à partir du repérage des occasions présentes dans l’environnement (cf. Kirsh, 2009).

13La théorie situationniste de la résolution de problèmes proposée par Greeno (1994) donne une place importante à la notion d’accord à des contraintes. Cela veut dire que les agents qui résolvent des problèmes sont censés être familiarisés avec des relations de dépendance entre leurs actes et des transformations de l’environnement conséquentes à ces actes. La notion d’accord à des contraintes reprend partiellement la notion d’accord à des invariantes que James Gibson (1979) élabora pour rendre compte de la perception directe. Néanmoins, la reprise par Greeno de la notion d’accord à des contraintes n’implique pas de prise de position dans le débat sur la nature de la perception. Son objectif principal est de théoriser la relation entre l’agent et son environnement en termes de transactions que l’agent est capable de contrôler et de changements d’état que l’environnement est capable de subir. Ces transactions sont définies comme des actions habituelles que l’agent est capable d’accomplir et dont il est capable également d’anticiper les résultats.

14Greeno appelle contrainte le couplage entre l’action d’un agent et le changement d’état qu’elle produit dans l’environnement. Les contraintes dont Greeno parle sont plus précisément des contraintes conditionnelles, ce qui veut dire que le rapport entre l’acte et le changement produit n’est valide que lorsque certaines conditions sont réunies. Avec la psychologie écologique, Greeno distingue deux classes de conditions qui doivent être satisfaites pour que le lien de dépendance entre l’acte et le résultat attendu puisse être vérifié : d’une part, les conditions d’habileté ; de l’autre, les conditions d’affordance. Les conditions d’habileté relèvent des capacités de l’agent. De leur côté, les conditions d’affordance renvoient aux propriétés objectives des objets dans l’environnement [3].

15Comme la tâche de transport que nous prenons pour illustration concerne des activités ordinaires qui ne demandent pas de compétence spécialisée, nous laisserons de côté les problèmes dus à des défauts d’habileté et nous supposerons que les conditions d’habilité sont réunies à tout moment. Cela n’est pas vrai de toutes les habiletés dans toutes les tâches mais cela semble l’être au moins des habiletés demandées par la tâche à laquelle nous avons affaire.

16Il n’en va pas de même pour les conditions d’affordance qui, dans la tâche de transport qui nous intéresse, semblent jouer un véritable rôle dans l’analyse de la conduite de réorientation.

Une complication de l’explication situationniste

17L’explication de la résolution de problèmes par l’accord postule un agent qui interagit avec un environnement à partir de contraintes de format « acte de l’agent – changement dans l’environnement », de manière à transformer progressivement la situation dans le sens d’une solution. À supposer, comme nous le faisons, que les conditions d’habileté sont constantes, on peut dire, avec Kirsh, que « [d]ans l’explication par l’accord, la résolution de problèmes implique l’évaluation d’affordances perçues ou enregistrées. » (Kirsh 2009, p. 296) Si les contraintes auxquelles l’agent est accordé (ou habitué) délimitent le répertoire d’actes qu’il est susceptible d’accomplir en vue d’un résultat donné, la perception des affordances relatives aux conditions de validité de ces contraintes agit comme un critère de sélection, au sein de ce répertoire, de l’acte précis qu’il convient d’accomplir à un moment déterminé.

18Cependant, cette conception soulève un problème explicatif majeur que Kirsh formule ainsi : « Comment un sujet choisit-il sur quelle affordance agir ? Il y a un nombre infini d’affordances disponibles dans toute situation. » (Kirsh 2009, p. 298). Dans la théorie internaliste, le comportement du résolveur s’explique entièrement par un « programme » qui détermine comment l’espace de problème interne sera successivement exploré. Mais ce n’est pas la classe d’explication que l’on peut mobiliser pour rendre compte de la résolution de problèmes en tant qu’interaction avec l’environnement.

Vers une explication : le lien logique entre perception et motivation

19Pour trouver un substitut explicatif au programme de la théorie internaliste, on peut commencer par rappeler les « conditions supplémentaires » que Greeno postule pour rendre compte de l’utilisation d’une affordance à un moment déterminé, étant donné que, comme nous venons de le voir, « il y a un nombre infini d’affordances dans toute situation. » Voici l’explication de Greeno :

20

« Les affordances sont… des conditions de contraintes. Dans une situation, la présence d’un système fournissant une affordance pour une activité donnée n’implique pas que cette activité se produise, bien qu’il contribue à la possibilité de cette activité. Des conditions supplémentaires incluent des aspects de l’activité de l’agent dans la situation ayant trait à la motivation et à la perception. La motivation pour s’engager dans une action donnée est liée à ce que l’agent est en train de faire à un niveau plus général. »
(Greeno, 1994, p. 341)

21Comment l’agent choisit-il sur quelle affordance agir ? Le passage précise deux conditions importantes : d’une part, l’affordance doit être perceptible – elle doit pouvoir être présente à l’agent dans la situation. D’autre part, l’agent doit être motivé pour la percevoir et s’en servir pour accomplir une action donnée. Greeno en donne l’exemple suivant :

22

« Par exemple, si une personne est engagée dans une activité qui consiste à aller assister à un cours, l’action de se déplacer vers la salle de cours est une partie fonctionnelle de cette activité. Cela rendra la personne attentive à des aspects de l’environnement qui pourraient fournir une affordance pour se déplacer vers la salle de cours, tel que l’ouverture de la porte qui communique le hall avec la salle de cours. »
(Greeno, 1994, p. 341)

23Dans cet exemple, la perception de l’affordance (l’« ouvrabilité » de la porte) dépend d’un effort d’attention. Celui-ci, à son tour, renvoie à une partie fonctionnelle d’une activité plus large. Nous voyons mieux un corollaire de l’explication du choix de l’affordance par la perception et par la motivation. On pourrait le formuler en disant qu’il y a un lien logique entre ce que l’on est motivé à faire et ce que l’on est capable de percevoir.

24D’un point de vue méthodologique, à partir de ce lien entre perception et motivation s’ensuit l’idée que, pour toute action observée, on est en droit de chercher les affordances que l’agent a dû percevoir et la motivation (ou l’intention) avec laquelle la personne a dû agir. Greeno propose de concevoir ces motivations comme des « parties fonctionnelles » de la tâche en cours, tâche qu’il appelle « activité ». Dans son exemple, se déplacer vers la salle de cours est une partie fonctionnelle de l’activité qui consiste à assister à une séance de cours. On peut varier la terminologie et retenir le concept : on peut dire qu’assister à une séance de cours est une tâche et qu’en tant que partie fonctionnelle de celle-ci, l’action de se déplacer vers la salle de cours est une sous-tâche. De la même manière, si l’on se place du point de vue de la tâche réalisée (ou de l’anticipation de cet état final), on peut dire qu’à une tâche correspond un objectif et qu’à une sous-tâche correspond un sous-objectif.

L’hypothèse de l’influence des affects sur la résolution de problèmes

25Il en ressort de la discussion précédente que la perception d’une affordance donnée est corrélative à la motivation à accomplir un sous-objectif donné, en tant que partie fonctionnelle d’une tâche. Si l’affordance et le sous-objectif vont de pair, on peut reformuler le défi de Kirsh (2009) de la manière suivante : comment l’agent choisit-il sur quelle affordance agir et, corrélativement, quel sous-objectif viser ?

26Notre hypothèse est qu’afin de réorienter la même activité, les différences que l’on peut constater entre les agents au niveau de l’affordance perçue et du sous-objectif adopté peuvent être corrélées à différents affects. Autrement dit, au moment de se réorienter, l’état affectif de l’agent peut influencer l’adoption de certains sous-objectifs au sein d’une tâche et la perception corrélative de certaines des affordances présentes dans un environnement. Les affects influenceraient la résolution située de problèmes car, en situation de réorientation, ils influencent l’adoption d’un objectif donné en tant que partie fonctionnelle d’une tâche.

27Pour clarifier et opérationnaliser cette hypothèse, il faut pouvoir distinguer des conduites de réorientation selon l’objectif qu’elles visent au sein d’une tâche donnée. Face à un obstacle, toutes les réorientations imaginables ne se réfèrent pas nécessairement au même objectif – à la même partie fonctionnelle d’une activité. Il nous faut une typologie des actes de réorientation capable de rendre compte de cette diversité possible d’objectifs visés dans le cadre d’une même tâche. De la même manière, il nous faut un dispositif d’analyse capable d’identifier empiriquement l’occurrence de ces différentes catégories de réorientation.

28Si l’hypothèse du biais affectif de la résolution située de problèmes demande, d’une part, une typologie des actes de réorientation, elle demande également, d’autre part, une typologie des états affectifs qui sont supposés être corrélés avec ces actes de réorientation. Nous introduisons dans la section suivante la distinction entre réorientation par approfondissement et réorientation par détachement, ainsi que la technique utilisée pour documenter ces différentes formes de réorientation. Dans la section ultérieure, nous renouons avec les études sur l’influence des humeurs sur le jugement afin de construire le concept d’état affectif que notre hypothèse demande.

L’Analyse de Tâche Hiérarchique : approfondissements et détachements

29Afin de formuler l’analyse que les agents ont pu effectuer de leur propre cours d’action (de manière plus ou moins irréfléchie) en phase de réorientation, nous aurons recours à un usage original de l’Analyse de Tâche Hiérarchique (ATH – Hierarchical Task Analysis en anglais). L’ATH est une technique de description de tâches en termes d’objectifs et de sous-objectifs qui correspondent à des opérations de différents niveaux. Dans ses usages prescriptifs ou de planification, elle connaît des applications dans une pluralité de domaines, tels que la conception d’interfaces ou la définition de postes de travail. Afin d’expliciter l’usage particulier que nous entendons en faire, il convient d’introduire d’abord, de manière générale, les fondements sur lesquels repose cette technique de description de l’activité.

30Les trois principes qui gouvernent l’ATH sont les suivants : « 1. Au niveau le plus haut, nous décidons de considérer une tâche comme consistant dans une opération et l’opération est définie en fonction de son objectif. […] 2. L’opération peut être décomposée dans des sous-opérations, définie chacune par un sous-objectif […]. 3. La relation importante entre opérations et sous-opérations est en fait une [relation] d’inclusion ; c’est une relation hiérarchique. Bien que les tâches soient souvent procéduralisées, c’est-à-dire [que] les sous-objectifs doivent être atteints dans une séquence, cela n’est nullement toujours le cas » (Annet et al., 1971, p. 4) Ajoutons que dans ce schéma la redescription d’un sous-objectif dans des sous-objectifs d’un niveau plus bas peut continuer ad infinitum. Par conséquent, savoir où arrêter la décomposition de l’opération peut s’avérer « l’un des aspects les plus difficiles de l’analyse de tâche » (Annet et al. 1971, 6) Cela est particulièrement vrai des applications prescriptives et planificatrices de l’ATH. En revanche, dans l’application descriptive, dynamique et située que nous allons en faire, le niveau de décomposition n’est pas arbitrairement décidé a priori mais ancré dans l’analyse que les agents sont supposés effectuer de leur propre conduite en train de se faire.

31L’ATH peut s’exprimer dans des formats de représentation différents, dont nous avons choisi ladite « liste hiérarchique ». Illustrons les principes que l’on vient d’énumérer, ainsi que le mode de représentation de la liste hiérarchique, à l’aide d’un exemple.

32Je suis dans ma chambre et je veux prendre de l’air frais. Je décide de le faire en ouvrant la fenêtre, en espérant que de l’air frais entrera dans la chambre et que je pourrai le respirer. Pour ouvrir la fenêtre, il faut tourner une poignée. Comme je suis assis au bureau, le sous-objectif d’ouvrir la fenêtre demande le sous-objectif temporellement antérieur de me déplacer jusqu’à la fenêtre. Voici la représentation en termes de liste hiérarchique de cette analyse :

330. Prendre de l’air frais

34Plan : 1 puis 2

351. Se déplacer jusqu’à la fenêtre

362. Ouvrir la fenêtre

37Le chiffre 0 désigne l’objectif (l’opération) de plus haut niveau, dont l’accomplissement équivaut à la réalisation de la tâche : « Prendre de l’air frais ». La ligne en dessous de l’objectif 0 décrit l’ordre dans lequel les parties fonctionnelles, les sous-objectifs (les sous-opérations) de l’objectif 0, doivent être accomplies. Cet ordre est tel que le sous-objectif 1 devra être accompli en premier lieu et le sous-objectif 2 en deuxième lieu. En résumé, afin de prendre de l’air frais, je dois d’abord me déplacer jusqu’à la fenêtre et ensuite l’ouvrir (en tournant la poignée). Voilà la formulation verbale de ce que la liste hiérarchique représente.

38Jusqu’ici l’usage de l’ATH que nous faisons ne diffère pas de celui que l’on trouve dans les domaines de la planification ou de la conception de technologies. Poursuivons toutefois l’analyse afin de faire apparaître la différence. Toujours dans le même exemple, supposons, comme la liste hiérarchique l’indique, qu’afin de prendre de l’air frais d’abord, je marche jusqu’à la fenêtre et ensuite je m’apprête à l’ouvrir. Supposons qu’à ce stade je ne réussis pas à tourner la poignée. Si je me persuade que tourner la poignée n’est pas le moyen d’ouvrir la fenêtre, que « ça ne marche pas », je dois réorienter mon activité si je souhaite toujours prendre de l’air frais. Supposons que je réoriente mon activité en cherchant un moyen alternatif d’ouvrir la fenêtre. Par exemple, au lieu de tourner la poignée, j’essaie cette fois-ci de tirer la poignée, en imaginant que peut-être la fenêtre ne s’ouvre pas sur l’axe vertical mais sur l’axe horizontal. Voici comment nous allons représenter cet épisode de réorientation :

390. Prendre de l’air frais

40Plan 0 : 1 puis 2

411. Se déplacer jusqu’à la fenêtre

422. Ouvrir la fenêtre

43Plan 2 : 2.1 2.2

442.1. Tourner la poignée

452.2. Tirer la poignée

46La liste hiérarchique reprend la première version présentée plus haut mais ajoute des sous-objectifs qui sont devenus pertinents dans l’expérience de l’agent à cause de l’obstacle rencontré [4]. L’impossibilité d’ouvrir la fenêtre en tournant la poignée, dans cette première hypothèse, me révèle que je peux essayer d’ouvrir la fenêtre d’une autre manière, donc que cet objectif peut se traduire dans un autre sous-objectif (dans une autre opération intermédiaire) que « Tourner la poignée ». Cette nouvelle opération est « Tirer la poignée ». La décomposition de l’objectif « Ouvrir fenêtre » dans ces deux sous-objectifs sert à indiquer que, ayant à réorienter sa conduite, l’agent conçoit une autre manière de réaliser ce même objectif. Le barrage du sous-objectif 2.1, à son tour, sert à préciser la partie du cours d’action qui a été « rectifiée » (Dewey 2007) ou révisée (Livet 2002) par la réorientation de l’activité. La liste hiérarchique résultante pourrait être ainsi verbalisée (ou plus précisément, racontée) : afin de prendre de l’air frais, l’agent se déplace jusqu’à la fenêtre et essaie de l’ouvrir en tournant la poignée ; ensuite, il écarte cette possibilité et tente, à sa place, de l’ouvrir en tirant la poignée.

47On peut déjà entrevoir ce qui distingue cet emploi de l’ATH de ses usages classiques. Ici l’analyse de la tâche est essentiellement dynamique : l’agent porte son attention sur ce niveau-ci ou sur ce niveau-là de la tâche en fonction de la manière dont son cours d’action se déroule progressivement. La distinction entre tourner et tirer la poignée, par exemple, n’est pas pertinente tant que je crois – d’une manière pas nécessairement réfléchie – qu’ouvrir la fenêtre équivaut à tourner la poignée. Ce n’est que face à l’impossibilité d’accomplir cette première action que je chercherai à concevoir une autre manière d’ouvrir la fenêtre. Par conséquent, ce n’est qu’au moment où l’obstruction se présente que je décompose l’objectif « Ouvrir la fenêtre » dans les sous-objectifs « Tourner la poignée » et « Tirer la poignée » et que je décide de substituer celui-ci à celui-là. Le problème de la décomposition, qui n’a pas de point de référence pour le planificateur qui définit la tâche a priori, est régulé par la réponse de l’environnement dans le cas d’un agent qui cherche à réorienter son action.

48Revenons à notre exemple pour explorer une autre possibilité et les conséquences différentes qu’elle entraîne pour l’analyse située de la tâche. Supposons que, face à l’impossibilité de tourner la poignée, au lieu de chercher une autre manière d’ouvrir la fenêtre, je décide de sortir de la chambre, toujours dans l’objectif de prendre de l’air frais. Ici la modification que j’introduis à mon cours d’action n’est pas de même ordre. En effet, je n’opère plus au niveau de l’objectif « Ouvrir fenêtre » mais à un niveau plus général. Supposons qu’afin de sortir de la chambre, j’ai besoin de me déplacer d’abord jusqu’à la porte et de l’ouvrir. Voici comment cette « rectification », comment cette révision du cours d’action pourrait être représentée comme une liste hiérarchique :

490. Prendre de l’air frais

50Plan 0 : 1 2

511. Faire entrer de l’air frais dans la chambre

52Plan 1 : 1.1 puis 1.2

531.1. Se déplacer jusqu’à la fenêtre

541.2. Ouvrir la fenêtre

552. Aller à un endroit où il y a de l’air frais

56Plan 2 : 2.1 puis 2.2 puis 2.3

572.1. Se déplacer jusqu’à la porte

582.2. Ouvrir la porte

592.3. Sortir de la chambre

60Cette possibilité de réorientation n’est pas un approfondissement de l’analyse vers le bas de la liste mais le détachement (au sens où un caillou « se détache » d’un rocher) d’un objectif de plus haut niveau qui se trouve contenir les sous-objectifs « Se déplacer jusqu’à la fenêtre » et « Ouvrir la fenêtre ». Cet objectif de plus haut niveau, dont la prise en considération n’était pas nécessairement pertinente au stade précédent du cours d’action, est « Faire entrer de l’air frais dans la chambre ». Lorsque j’échoue à ouvrir la fenêtre, je peux penser qu’afin de respirer de l’air frais il n’est pas nécessaire, en fin de compte, que l’air frais soit dans la chambre ; l’air frais que je veux prendre peut être déjà disponible ailleurs. Je peux donc envisager d’en respirer en me déplaçant moi-même vers cet autre endroit, au lieu de le faire venir vers l’endroit où je me trouve. En faisant cette analyse, je détache rétrospectivement le « plan » qui unifiait mes actes précédents et je le confronte à un nouveau plan de même niveau hiérarchique ; du même coup, j’écarte le plan rétrospectivement détaché au profit du nouveau plan de même niveau.

61Ainsi, sur la base de la discussion précédente, la réorientation du cours d’action peut donner lieu à des approfondissements ou alternativement à des détachements dans l’analyse située de la tâche. Les approfondissements modifient l’analyse et l’effectuation du cours d’action « vers le bas » alors que les détachements se font « vers le haut ». Approfondissements et détachement comportent la reconnaissance de ce que Barbara Olszewska et Louis Quéré (2009, p. 178) appellent une erreur pratique : « On montre à l’agent qu’il a négligé de tenir compte de telle ou telle information, condition ou circonstance, ou qu’il a mal apprécié les faits ou la situation, ce qui l’a conduit à faire un mauvais choix, ou a généré une déficience ou une adéquation de son action. » Seulement, la « prémisse manquante » se situe à des niveaux différents pour l’un ou l’autre : dans le cas des approfondissements, pour un sous-objectif donné, elle se situe au niveau des moyens alternatifs pour l’accomplir alors que, dans le cas des détachements, elle se situe au niveau des sous-objectifs alternatifs.

62Approfondissements et détachements, comme le montre l’ATH, réorientent l’action en cours en attirant l’attention de l’agent vers des objectifs de niveaux différents dans la structure hiérarchique de la tâche. Pour montrer que la perception des affordances (qui va de pair avec la sélection des sous-objectifs) varie avec les humeurs, il faut maintenant examiner si les réorientations par approfondissement ou par détachement face à un même obstacle ne peuvent pas se corréler à des états affectifs déterminés.

L’influence de l’humeur joyeuse sur le mode de réorientation

Influence de la valence sur le jugement

63Il existe une abondante littérature à propos de l’influence des humeurs sur le jugement (cf. Martin et Clore, 2001). Le point d’accord partagé par la plupart des chercheurs dans ce domaine est l’hypothèse d’une « congruence » entre l’humeur positive ou négative d’une personne à un moment donné et les jugements positifs ou négatifs que cette personne émet dans cette humeur. Ainsi, les personnes de mauvaise humeur auraient tendance à émettre plus de jugements négatifs, sur des sujets différents, que les personnes de bonne humeur.

64Le protocole expérimental typique pour tester la corrélation entre ces deux phénomènes comporte deux moments. D’abord, une humeur est induite ou supposée chez les sujets. Ensuite, on leur demande d’accomplir une tâche qui implique un jugement. Les humeurs peuvent être induites en laboratoire mais il faut noter que, dans l’expérience la plus connue, aujourd’hui considérée comme un « classique moderne » (Schwarz et Clore, 2003), les humeurs ont été attribuées sur la base d’une simple supposition des chercheurs.

65Dans cette expérience paradigmatique, les personnes ont été considérées comme de bonne ou de mauvaise humeur non pas en fonction d’un procédé expérimentalement contrôlé mais selon l’état du climat (Schwarz et Clore, 1983). Les sujets (des étudiants universitaires choisis au hasard de l’annuaire téléphonique) ont été appelés pendant des journées ensoleillées ou pluvieuses. Les chercheurs ont supposé que les journées ensoleillées (pluvieuses) étaient un critère suffisant pour l’attribution de la bonne (mauvaise) humeur à un sujet. Des questions sur la satisfaction dans la vie ont été alors posées. Comme le rappellent les auteurs vingt ans plus tard, les participants « étaient plus satisfaits de leur vie dans des journées ensoleillées que pluvieuses – mais seulement si leur attention n’était pas attirée au sujet du climat » (Schwarz et Clore, 2003, p. 298).

66Ces études opérationnalisent l’humeur positive ou négative sur le plan de la valeur hédonique ou valence, c’est-à-dire en termes de plaisir et de déplaisir. Des chercheurs d’une nouvelle génération n’ont pas manqué de pointer les limites d’une conception des humeurs limitée à cette seule dimension, notamment le fait que des humeurs de même valence peuvent s’avérer influencer le jugement différemment. Par exemple, l’humeur colérique et l’humeur triste sont toutes deux déplaisantes sur le plan de la valeur hédonique mais elles peuvent inspirer des évaluations bien différentes, si l’on en croit Keltner, Ellsworth et Edwards (1993).

L’influence des humeurs sur le jugement : la « tendance à l’évaluation »

67Cette nouvelle perspective implique la prise en compte des émotions comme point de référence pour la classification des humeurs, tout en postulant un critère de distinction, ainsi qu’un mode d’interaction, entre les émotions et les humeurs. Premièrement, des émotions discrètes (au sens de distinctes), par exemple la colère et la peur, deviennent le point de référence d’humeurs discrètes, par exemple l’humeur irascible et l’humeur appréhensive. Deuxièmement, l’intentionnalité distingue une émotion d’une humeur : ainsi, l’émotion (par ex. la colère) a toujours un objet alors que l’humeur (par ex. l’humeur irascible) est diffuse. Autrement dit, alors que la cause et l’objet de l’émotion tendent à se superposer, il n’en va pas de même pour les humeurs où la cause (par ex. le mauvais temps) peut être sans lien avec l’objet de l’état affectif (par ex. sa satisfaction personnelle). Troisièmement, les émotions se rapportent aux humeurs par l’intermédiaire d’une « tendance à l’évaluation » (Lerner et Keltner, 2000), terme technique qui sert à désigner l’impulsion ressentie à évaluer les choses d’une certaine manière qu’induit une humeur donnée.

68L’expression fait écho à la notion de « tendance à l’action » centrale dans les théories des émotions d’Arnold (1960) et de Frijda (1986). Les théories dites appraisal (ou de l’évaluation) des émotions définissent celles-ci comme des ensembles d’évaluations d’une situation qui déclenchent des réponses coordonnées sur les plans de l’expérience, du comportement et de la physiologie (cf. aussi Lazarus, 1991 ; Scherer, 1982). Les évaluations comportent des jugements à propos d’un objet sur plusieurs dimensions – par exemple sa nouveauté, son rapport avec l’action en cours, la possibilité de le maîtriser, etc. Les émotions discrètes se distinguent par la valeur qu’adoptent ces différentes dimensions évaluatives [5]. Dans ce cadre, la « tendance à l’évaluation » postule une congruence du jugement non seulement avec la valeur hédonique ou valence mais aussi avec les valeurs sur les autres plans qui, ensemble, constituent le complexe évaluatif d’un appraisal émotionnel, d’une évaluation globale qui est source d’émotion. Par exemple, la colère en tant qu’émotion discrète se définit, sur la dimension de la contrôlabilité de l’objet, par la valeur haute. La colère en tant qu’humeur impliquerait donc une « tendance à l’évaluation » telle que de nouveaux événements de la situation se présenteront à l’agent comme maîtrisables. La « tendance à l’évaluation » remplit le même rôle théorique que la « congruence affective », à cette différence près qu’elle diversifie l’influence de l’humeur sur le jugement en ajoutant, à la simple valeur hédonique (positive vs négative), d’autres dimensions évaluatives.

69En somme, l’hypothèse de Lerner et Keltner suppose que la catégorisation des humeurs se dérive de celle des émotions, que les humeurs sont des états affectifs non intentionnels (c’est-à-dire qui n’ont pas d’objet) et que leur influence sur le jugement s’exerce non seulement sur le plan de la valence mais aussi sur les autres dimensions composant une évaluation émotionnelle.

70Pour clore cette section, ajoutons à l’intentionnalité comme critère de démarcation entre les émotions et les humeurs une remarque de Frijda sur leur rapport génétique : « Naturellement, les humeurs ont des causes et la cause d’une humeur particulière peut être un événement émotionnellement chargé » (Frijda, 1994, p. 60). Comme le font remarquer Ekman et Davidson (1994, p. 94), l’hypothèse serait que « toute émotion tend à se prolonger dans une humeur ». À partir de cette révision de la littérature, nous pouvons déjà substituer le concept d’humeur à l’expression plus vague d’« état affectif ».

L’influence de la valence sur la résolution de problèmes

71Les « implications pour la résolution de problèmes » qu’entraîne la prise en compte des humeurs ont été dérivées par Schwartz et Skurnik (2003) des travaux sur l’influence de la valence sur le jugement. Les auteurs habilitent leurs déductions par la prémisse que la résolution de problèmes comporte des jugements. Ainsi, l’ouverture d’un épisode de résolution demanderait un jugement sur l’existence d’un problème ; son déroulement impliquerait des jugements sur l’état d’avancement de la tâche ; sa clôture exigerait un jugement sur le résultat atteint.

72Comme nous le verrons plus loin, notre étude de cas comporte deux agents qui diffèrent dans leur état affectif mais qui partagent les jugements relatifs à l’ouverture (Y a-t-il un problème ?) et à la clôture (Est-ce une solution ?) de la situation problématique. C’est pourquoi nous laissons de côté les hypothèses de Schwartz et Skurnik sur les jugements d’ouverture et de clôture, pour nous concentrer plutôt sur leurs déductions concernant l’influence possible des humeurs sur l’évaluation de l’état d’avancement de la tâche.

73Selon les auteurs, sauf si les critères d’évaluation des états intermédiaires sont bien définis, les personnes font référence à leur humeur pour évaluer leur performance. Les personnes de mauvaise humeur, c’est-à-dire dans un état affectif de valence négative, auront tendance à évaluer leur performance plus négativement que les personnes de bonne humeur. Par conséquent, elles continueront la recherche d’une solution alors que les personnes de bonne humeur auront tendance à se satisfaire d’une solution sous-optimale. Cependant, si la tâche est agréable, la tendance s’inverse : les personnes de bonne humeur, sous ce « critère du plaisir » (enjoyment criterion), continueront la recherche plus longtemps que les personnes de mauvaise humeur.

74Ces hypothèses ne s’appliquent pas facilement à nos catégories de description des conduites de réorientation. Détachement et approfondissement, en effet, ne recoupent pas la distinction entre continuation et achèvement de la recherche d’une solution. Elles désignent en revanche deux modes distincts de continuation, fondées sur l’évaluation identique que le problème n’est pas encore résolu.

75Ces difficultés invitent à concevoir les humeurs dans la perspective de la « tendance à l’évaluation », c’est-à-dire comme dérivées des émotions et non réductibles à la seule dimension de la valence. Afin d’identifier la catégorie d’émotion dont les dimensions autres que la valence nous permettraient de formuler la question de l’influence de l’humeur sur la résolution de problèmes, nous présentons dans ce qui suit l’étude de cas avec les états affectifs que nous y voyons à l’œuvre.

Étude de cas : transporter un canapé-lit du nord au sud de Paris

76L’étude se fonde sur un rapport graphique combinant, au récit des péripéties, les photographies des lieux, des objets et des actions auxquelles il fait référence. Le rapport graphique documente le déroulement d’une tâche de transport dans l’environnement urbain, ainsi que l’expérience émotionnelle de ses protagonistes. L’épisode a lieu à Paris dans le mois de juillet de 2011 et implique deux agents : l’auteur de ce texte, qui a composé la version initiale du rapport graphique, et son colocataire, qui l’a ensuite révisée [6].

77La tâche se présente de la manière suivante : les agents doivent déplacer un canapé-lit d’un immeuble dans le nord de Paris vers leur appartement dans le sud. Ils comptaient le faire à l’aide d’une voiture de location mais leurs efforts en ce sens ont échoué. Ils décident de se rendre sur place sans voiture, afin d’évaluer la possibilité d’effectuer le déménagement par d’autres moyens.

78Le récit et les photos à l’appui reviennent sur le détail des péripéties qui amènent les agents à transporter les parties du canapé-lit en plusieurs allers-retours effectués consécutivement à pied et en métro. C’est au cours des trajets à pied que se produisent les situations de réorientation sur lesquelles portent nos analyses. Le rapport graphique se veut un document fidèle de la série ordinale de solutions que les agents ont proposées à chaque étape du problème. Dorénavant, nous utilisons la notation « A1 » et « A2 » pour faire référence aux deux agents du déménagement.

Attribution d’un état affectif : l’humeur joyeuse

79Nous avons vu plus haut que la perspective de la valence, appliquée à la résolution de problèmes, ne nous permettait pas de corréler l’état affectif aux approfondissements et aux détachements en tant que formes de réorientation. La perspective de la « tendance à l’évaluation », au contraire, semblerait ouvrir la voie pour des hypothèses plus adéquates à nos observations à condition de préciser les états affectifs auxquels nous avons affaire. Quelles sont donc les humeurs que l’on peut attribuer aux protagonistes du rapport ?

80Parmi les travaux sur l’influence des affects sur le jugement, comme nous l’avons vu plus haut, dans l’étude paradigmatique la base d’attribution des humeurs est l’état du temps : on suppose qu’une journée ensoleillée (pluvieuse) est une condition suffisante pour attribuer de la bonne (mauvaise) humeur à une personne. Comme nous adoptons la prémisse de Frijda que les humeurs prolongent des émotions, notre critère d’attribution sera l’identification des émotions que les agents ont pu ressentir au cours de la tâche. Pour cette identification, nous aurons recours à la manière dont les agents ont décrit leur expérience.

81À partir des descriptions du ressenti des agents, il semble difficile d’identifier une émotion précise qui aurait pu se prolonger dans une humeur donnée chez A1, tandis qu’il est possible d’attribuer à A2 une humeur que l’on peut qualifier de joyeuse. Voici l’extrait à l’appui de cette attribution :

82

« Avant de commencer le déménagement, pour A2 la situation se présente comme un défi : réussir à déplacer le meuble malgré le fait de ne pas disposer des moyens habituels pour le faire. […] Il éprouve une sorte de maîtrise de la situation en constatant que les morceaux de canapé pouvaient se diviser en blocs et que ces blocs pouvaient être transportés successivement sans une voiture. Il voit le but comme progressivement atteignable et la situation comme enfermant tout ce qu’il faut pour y réussir. À partir de ce moment-là, les différentes difficultés lui paraissent toujours surmontables à condition de les traiter avec assez d’ingéniosité et de ténacité. »

83Raisons pour l’attribution. La description de l’expérience affective d’A2 justifie l’identification d’un moment de joie et d’une humeur joyeuse parce qu’elle fait intervenir un différentiel caractéristique entre les attentes de l’agent et la situation. Comme le rappelle Livet (2002), ce différentiel comporte un débordement des attentes vers le haut, au sens où la situation se présente comme plus favorable que prévu. Dans le cas de cette étude, le débordement positif se produit en découvrant que le canapé est divisible en blocs et que le déménagement est par conséquent faisable sans une voiture, circonstance qui jusqu’alors semblait interdire le déplacement du meuble.

84Il n’est pas inutile de souligner que la référence du terme « joie » se cantonne ici à l’état affectif d’un agent dont les attentes ont été débordées par le haut. Cette acception technique de « joie » ne prétend pas se substituer aux usages courants du mot, dont elle ne recouvre qu’une partie. Pour mieux mettre en évidence que nous faisons référence à une partie de l’extension de la notion ordinaire de joie, nous pourrions l’appeler, avec Livet, joie excitée : l’état affectif correspondant à une situation où « une opportunité nouvellement ouverte déclenche une excitation de l’activité » (Livet, 2002, p. 45).

Humeur joyeuse et comportement exubérant

85Que peut-on supposer, dans la perspective de la « tendance à l’évaluation », concernant l’influence de la joie sur la conduite de réorientation ? La réponse nécessite une description des évaluations qui caractérisent la joie, outre la valence positive. Aussi bien dans la théorie dimensionnelle de James Russell (2003) que dans celle catégorielle de Nico Frijda (1986), la joie (dans l’acception technique que nous avons précisée plus haut) comporte les mêmes dimensions et les mêmes valeurs : une valence positive et une activation élevée. Nous en restons à cette définition minimale mais consensuelle de la « joie ». La valence étant la valeur hédonique, reste à définir l’activation.

86Dans les travaux classiques de Duffy (1962), l’activation désigne la quantité d’énergie que l’organisme mobilise à un moment donné. En amont, l’énergie est supposée résider dans les tissus ; en aval, elle est censée se manifester dans le comportement. Dans la théorie de Frijda, le terme fait référence à l’état de préparation à l’action dans lequel se trouve un organisme. De plus, et c’est une remarque importante pour notre propos, Frijda précise que la notion est nécessaire pour rendre compte des manifestations d’excitation dont les comportements joyeux font partie.

87L’activation, cette préparation à l’action, serait la dimension de la joie responsable du caractère exubérant de ses manifestations dans la conduite. En quoi consisterait l’exubérance du comportement joyeux ? Darwin avait déjà parlé de « mouvements sans but et extravagants » (Darwin, 2002, p. 80) ; Frijda y voit un « excès de mouvement », comparativement à une forme de comportement instrumentale visant à maximiser la relation entre énergie dépensée et résultat obtenu. Non seulement la quantité mais aussi la direction du mouvement semblerait prendre une forme caractéristique : « Les mouvements orthogonaux à la direction de la locomotion sont… remarquables dans le comportement joyeux » (Frijda, 1986, p. 37).

88Si l’excès de mouvement est le propre de l’émotion de la joie sur le plan de l’activation, il devrait se manifester par une « tendance à l’évaluation » lorsque la joie se prolonge dans une humeur joyeuse. Comment le thème du mouvement exubérant ou extravagant peut-il être mis en relation avec la dichotomie entre réorientation par détachement et par approfondissement ?

« Tendance à l’évaluation » et résolution située de problèmes

89Nous concevons la joie faite d’une valence positive et d’une activation élevée, c’est-à-dire définie par les sentiments conjoints de plaisir et d’excitation, ou encore selon une autre formulation, composée par un jugement positif sur la dimension hédonique et par une anticipation de grande mobilisation d’énergie. Cette définition de la joie dans l’expérience ou dans les évaluations implicites se traduit dans la conduite, entre autres, par une tendance au mouvement exubérant. Nous venons de voir que la surabondance et la direction fortuite et sans but des mouvements apparaissent comme les éléments d’une phénoménologie du comportement joyeux, si l’on croit Darwin et Frijda. Résumons ces caractéristiques par le mot clé exubérance.

90L’un des agents de notre récit graphique peut être considéré, suite à un moment aigu de joie, d’une humeur joyeuse tout au long de l’épisode. En quoi sa manière de se réorienter serait-elle l’expression de l’exubérance ? Nous arrivons à la formulation de notre hypothèse empirique : l’agent d’humeur joyeuse, en vertu de la tendance à l’évaluation propre à cette humeur, sera plus enclin à se réorienter par détachement que l’agent affectivement neutre.

91Nous situons l’exubérance propre au comportement joyeux dans la relation entre le sous-objectif visé au moment de la rencontre de l’obstacle et le sous-objectif visé au moment conséquent de la mise à l’épreuve d’une solution. L’approfondissement, en effet, conserve le sous-objectif mais fait varier le moyen. Le détachement, en revanche, fait varier à la fois le sous-objectif et le moyen : il change la partie de la tâche sur laquelle se porte l’attention de l’agent. Nous proposons de concevoir ce déplacement de la focale d’un sous-objectif à un autre comme la marque de l’exubérance des réorientations par détachement, comparativement aux réorientations par approfondissement. L’image du « mouvement orthogonal à la direction de la locomotion » peut être paraphrasée, pour décrire le détachement, en disant que la réorientation s’accomplit par un déplacement orthogonal du sous-objectif visé, dans la hiérarchie de la tâche, relativement au sous-objectif en vue au moment du blocage.

92Dans ce qui suit, nous donnons deux exemples concrets, tirés de l’étude sur le déménagement du canapé, compatibles avec l’hypothèse d’une exubérance du raisonnement joyeux manifeste dans la tendance à la réorientation par détachement.

L’humeur joyeuse et la réorientation en action : deux épisodes illustratifs

Épisode de réorientation 1

93Déménager le canapé à pied et en métro équivaut pour les agents A1 et A2 à transporter les huit blocs qui le composent. A1 et A2 perçoivent deux groupes de blocs : les grands, au nombre de six, et les petits, au nombre de deux. Au moment où le problème de réorientation suivant se pose, A1 et A2 se trouvent dans un trajet à pied de 600 m entre la station de métro Alésia et leur appartement dans le 14e arrondissement (le point de destination). Ils ont réussi d’abord à porter à pied trois grands blocs, unifiés dans un « paquet », 150 m entre un immeuble dans le 18e (le point d’origine) et la station Marx-Dormoy et, ensuite, à les transporter en métro de cette station jusqu’à la station Alésia, en faisant une correspondance et un court trajet à pied dans les couloirs souterrains.

94Le trajet à pied de l’immeuble du 18e à la station de métro avait été effectué en portant ensemble le paquet de trois grands blocs, identifiés respectivement avec les chiffres 1, 2 et 3. Voici la liste hiérarchique qui représente cet état de l’analyse de la tâche par les agents :

951. Transporter les blocs 1, 2 & 3

96Plan 1 : [1.1]

971.1. Transporter les blocs 1, 2 & 3 comme un paquet

98Plan 1.1 : [1.1.1] [1.2.2]

991.1.1. Faire un paquet des blocs 1, 2 & 3

1001.1.2. Porter le paquet

tableau im4

101En arrivant à la station Alésia dans le 14e, une réorientation s’impose : A1 a ses bras tétanisés. A1 propose de ne plus porter le paquet avec les bras mais de le faire avec la tête. A2 accepte. La représentation ATH montre que cet ajustement relève d’un approfondissement : toujours dans l’objectif de porter le paquet, A1 trouve une autre manière de le faire.

102Plan 1 : [1.1]

1031.1. Transporter les blocs 1, 2 & 3 comme un paquet

104Plan 1.1 : [1.1.1] [1.2.2]

1051.1.1. Faire un paquet des blocs 1, 2 & 3

1061.1.2. Porter le paquet

107Plan 1.2.2 : [1.2.2.1] [1.2.2.2]

1081.2.2.1. Porter le paquet avec ses bras

1091.2.2.2. Porter le paquet avec sa tête

tableau im5

110Cependant, les agents ne réussissent pas à stabiliser le paquet en le portant sur la tête. Ils décident de revenir à la technique avec les bras. A1 est pourtant trop fatigué pour continuer de cette manière-là. Ils doivent s’arrêter. Ni la technique avec la tête ni la technique avec les bras ne semblent les aider. A2 propose alors d’utiliser, au lieu de ses bras ou sa tête, un vélo pour porter le paquet. A1 accepte. En termes d’ATH, cette proposition constitue un détachement : l’idée du vélo comme moyen de transport dégage le sous-objectif implicite de porter le paquet avec une partie du corps (les bras, la tête). Le sous-objectif d’utiliser un vélo se substitue donc à celui d’utiliser son corps.

1111. Transporter les blocs 1, 2 & 3

112Plan 1 : [1.1]

1131.1. Transporter les blocs 1, 2 & 3 comme un paquet

114Plan 1.1 : [1.1.1] [1.2.2]

1151.1.1. Faire un paquet des blocs 1, 2 & 3

1161.1.2. Transporter le paquet

117Plan 1.2.2 : [1.2.2.1] [1.2.2.2]

1181.2.2.1. Porter le paquet avec son corps

119Plan 1.2.2.1 : [1.2.2.1.1] [1.2.2.1.2]

1201.2.2.1.1. Porter le paquet avec ses bras

1211.2.2.1.2. Porter le paquet avec sa tête

1221.2.2.2. Porter le paquet avec un vélo

tableau im6

123La délégation du poids du paquet au vélo allège la tâche, mais surgissent en même temps des difficultés pour le guider. Le paquet repose sur le guidon et sur la selle, qui sont à la même hauteur. A1 propose de placer le paquet, non pas sur ces deux parties du vélo, mais enchâssé dans le cadre. A2 accepte. Dans le ATH, cette proposition apparaît comme un approfondissement : l’objectif demeure de porter le paquet avec le vélo mais au lieu de le faire en le plaçant sur la selle et sur le guidon, il est proposé de le faire en le plaçant dans le cadre.

1241. Transporter les blocs 1, 2 & 3

125Plan 1 : [1.1]

1261.1. Transporter les blocs 1, 2 & 3 comme un paquet

127Plan 1.1 : [1.1.1] [1.2.2]

1281.1.1. Faire un paquet des blocs 1, 2 & 3

1291.1.2. Transporter le paquet

130Plan 1.2.2 : [1.2.2.1] [1.2.2.2]

1311.2.2.1. Porter le paquet avec son corps

132Plan 1.2.2.1 : [1.2.2.1.1] [1.2.2.1.2]

1331.2.2.1.1. Porter le paquet avec ses bras

1341.2.2.1.2. Porter le paquet avec sa tête

1351.2.2.2. Porter le paquet avec un vélo

136Plan 1.2.2.2 : [1.2.2.2.1] [1.2.2.2.2]

1371.2.2.2.1. Tenir le paquet avec le guidon et la selle du vélo

1381.2.2.2.2. Tenir le paquet avec le cadre du vélo

tableau im7

139Cette proposition de A1 a contribué de manière décisive à résoudre le problème de transporter les premiers trois grands blocs à pied de la station Alésia jusqu’à l’appartement dans le 14e.

140Retenons que, dans cet épisode de réorientation, A1 est dans un état affectivement neutre et propose deux approfondissements, tandis que A2 est d’une humeur joyeuse et propose un détachement.

Épisode de réorientation 2

141Les agents ont réussi à transporter les trois premiers grands blocs jusqu’à leur appartement dans le 14e (le point de destination) et ils se trouvent de retour dans l’immeuble du 18e (le point d’origine). Les cinq blocs restants, trois grands et deux petits, se trouvent sur des paliers du bâtiment. Leur analyse de la tâche en ce moment est le suivant :

1422. Transporter les blocs qui restent

143Ils descendent au hall d’entrée de l’immeuble les trois grands blocs qui sont sur les paliers du bâtiment. Ils s’apprêtent à les attacher dans un paquet à l’instar des trois premiers grands blocs quand ils s’aperçoivent qu’il est trop tard pour reproduire le plan précédent. Rappelons que celui-ci avait consisté à porter le paquet à pied 150 m de l’immeuble dans le 18e (le point d’origine) jusqu’à la station de métro la plus proche, à emprunter une ligne et ensuite à faire une correspondance, enfin à porter le paquet à pied 600 m de la station la plus proche dans le 14e jusqu’à leur appartement (le point de destination). Il est minuit et demi et ils pensent que les horaires des lignes leur empêcheront de faire la correspondance. Or, sans celle-ci, la distance qu’ils devraient parcourir à pied leur semble trop grande pour la faire avec le paquet. Une réorientation s’impose.

144Dans ces conditions, A1 propose de transporter, au lieu de trois grands blocs comme pour le premier trajet, les deux petits blocs qui restent. Ceux-ci lui semblent aptes à être portés individuellement le long du trajet qu’ils vont devoir faire à pied en raison de la correspondance ratée. Ce changement de plan, du point de vue de l’ATH, se présente comme un approfondissement : il s’agit toujours de porter les blocs qui restent, mais vu que porter les trois grands est devenu impossible dans la soirée, il est proposé, à sa place, de porter les deux petits.

1452. Transporter les blocs qui restent

146Plan 2 : [2.1] [2.2]

1472.1. Transporter les blocs 4, 5 & 6

1482.2. Transporter les blocs 7 & 8

149A2 propose en revanche de transporter seulement un grand bloc. Il vient de remarquer que ce bloc a des roulettes et qu’ils pourraient le pousser dans la rue s’ils doivent parcourir à pied une longue distance. Après avoir testé la capacité de ce bloc à être déplacé en le faisant rouler, A1 accepte la proposition. En termes d’ATH, la réorientation d’A2 prend la forme d’un détachement : l’objectif de transporter un seul bloc révèle l’objectif implicite précédent de transporter les blocs restants dans des groupes par taille.

1502. Transporter les blocs qui restent

151Plan 2 : [2.1] [2.2]

1522.1. Transporter les blocs en groupes par taille

153Plan 2.1 : [2.1.1] [2.1.2]

1542.1.1. Transporter les blocs 4, 5 & 6

1552.1.2. Transporter les blocs 7 & 8

1562.2. Transporter le grand bloc à roulettes

157Plan 2.2 : [2.2.1]

1582.2.1. Pousser le grand bloc à roulettes

159Cette proposition de A2 a contribué de manière décisive à résoudre le problème de transporter les blocs qui restaient. La solution est celle de la vignette qui ouvre cet article.

160En résumé, dans cet épisode de réorientation, A1 est dans un état affectif neutre et propose un approfondissement, tandis que A2 est d’humeur joyeuse et propose un détachement.

Conclusion : l’exubérance du raisonnement joyeux

161Nous sommes partis de la question de savoir comment un agent réoriente sa conduite face à un obstacle. Résolution située de problèmes est le nom que nous avons accordé à cette forme distincte de conduite, en reprenant le terme de l’approche situationniste de la cognition. Dans cette approche, la résolution de problèmes est une transaction entre l’agent (le « résolveur ») et l’environnement organisée de manière itérative par la perception d’affordances et les actions qu’elles permettent.

162Comme nous l’avons vu, le problème du choix des affordances ne peut pas être abordé dans le cadre de cette esquisse de théorie de la résolution de problèmes. La prise en compte des affects nous a semblé une voie propice à apporter des éléments de réponse.

163Dans un premier temps, nous avons défini ce que nous voulions expliquer par les affects : les modes de réorientation. Nous avons distingué l’approfondissement et le détachement comme des manières alternatives (et identifiables à l’aide de l’Analyse de Tâche Hiérarchique) de résoudre des problèmes dus à un blocage de l’activité située.

164Dans un second temps, afin de trouver une place aux affects dans ce processus situé de résolution de problèmes, nous avons eu recours à la littérature sur l’influence des humeurs sur le jugement. Nous avons vu, d’une part, qu’une définition des humeurs sur le seul plan de la valence (ou valeur hédonique) ne correspondait pas à nos objectifs. Nous avons préféré une conceptualisation des humeurs comme des prolongements des émotions. D’autre part, nous avons constaté que les hypothèses sur l’influence de la valence sur la résolution de problèmes ne permettaient pas de corréler des catégories d’affects avec nos catégories de réorientation. En nous inspirant de l’approche de la « tendance à l’évaluation », nous avons adopté la prémisse que l’influence des humeurs sur la réorientation pouvait s’exercer sur d’autres dimensions évaluatives que la valence. Nous y avons ajouté le constat empirique que dans notre étude illustrative l’état affectif à l’œuvre était l’humeur joyeuse.

165Cette reconstruction du problème en deux étapes nous a laissés avec deux catégories de réorientation, l’approfondissement et le détachement, et avec une catégorie d’état affectif, l’humeur joyeuse. À partir de la description classique du comportement joyeux comme exubérant, nous avons fait l’hypothèse que l’humeur joyeuse devrait être corrélée à la réorientation par détachement. Le détachement peut être considéré comme exubérant parce que, à la différence de l’approfondissement, la recherche d’une solution alternative comporte à la fois l’abandon du moyen échoué et de l’objectif poursuivi. Dans le détachement, l’attention de l’agent se déplace d’une partie à l’autre de la tâche, alors que dans l’approfondissement elle reste attachée, avant et après la révélation de l’obstacle, à la même partie.

166Nous avons enfin donné deux exemples réels d’épisodes de réorientation où en effet cette hypothèse se voit confirmée. L’agent affectivement neutre tend à se réorienter par approfondissement, tandis que l’agent d’humeur joyeuse accomplit des réorientations par détachement.

167En poursuivant la logique de la « tendance à l’évaluation », le mécanisme responsable de cette influence de l’humeur joyeuse sur le mode de réorientation serait l’activation (sentiment de revigoration ou préparation à une grande mobilisation d’énergie) en tant que dimension constitutive de la joie. L’activation et l’exubérance seraient les deux faces de la joie que nous retrouvons dans l’humeur joyeuse et dans le biais qu’elle imprime à la réorientation.

168Notre conclusion est donc que la perception des affordances, en tant qu’élément du processus de résolution située de problèmes, peut être conditionnée par l’humeur joyeuse de l’agent.

169Quelle est la valeur adaptative de l’exubérance du raisonnement joyeux dans la résolution d’un problème réel ? « Ça dépend » notamment de la structure du problème. Dans certains cas, le raisonnement exubérant réorientera l’attention de l’agent vers des parties de la tâche en cours, autrement négligées, qui ouvriront la voie pour la découverte d’une solution. Dans d’autres cas, au contraire, le déplacement de la focale d’une partie vers une autre mettra fin de manière prématurée à un processus de recherche dont la continuation par petites variations aurait donné lieu à une solution.

170Les problèmes que nous rencontrons dans la vie sont si vaguement définis que, dans une vaste majorité des cas, il est impossible de trancher entre le raisonnement exubérant propre au détachement et le raisonnement par raffinement propre à l’approfondissement. Peut-être, comme le suggère le cas que nous avons rapporté, une manière de profiter des avantages des deux modes de réorientation se trouve dans leur intégration au sein d’une unité d’interaction sociale. En paraphrasant le vieux dicton, on peut dire que deux têtes, l’une chaude et l’autre froide, valent mieux qu’une.

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Mots-clés éditeurs : affordance, psychologie, cognition située, humeurs et jugement, résolution de problèmes

Date de mise en ligne : 20/08/2014

https://doi.org/10.3917/rac.024.0547

Notes

  • [1]
    Rappelons rapidement les fondements de la théorie classique « internaliste » : la résolution de problèmes se conçoit comme recherche dans un espace de problème (search in a problem space, Newell et Simon 1972). L’espace du problème correspond à la représentation qu’un « résolveur » se fait d’un environnement de tâche (task environment). Celui-ci désigne la structure objective du problème que le résolveur « encodera » symboliquement pour construire son espace de problème interne. La résolution du problème a lieu dans la mémoire de travail du résolveur.
    La dynamique du processus est ramenée à l’opération d’un « programme » : celui-ci se constitue de règles, appelées « productions » qui lient une condition (par ex. une structure symbolique) à une action (par ex. l’application d’un opérateur). Pour faire de ce programme la source univoque du contrôle de la conduite de résolution, des méta-règles de résolution de conflits fournissent des critères pour décider quelle production faire passer en priorité en cas d’ambiguïté. Le programme détermine ainsi de manière exhaustive le comportement du résolveur, qui pour tout état actuel dans l’espace de problème aura toujours un opérateur à appliquer ou un autre type de « coup » à accomplir. Quand l’état actuel correspond à l’état final, le programme détermine la fin de la « recherche ». Cette théorie s’est avérée plausible pour expliquer ce que les sujets font au laboratoire lorsqu’ils décident le prochain coup dans le jeu d’échecs, lorsqu’ils résolvent un puzzle de crypto-arithmétique et lorsqu’ils démontrent un théorème.
  • [2]
    Verbalisations du raisonnement durant la réalisation d’une tâche cognitive.
  • [3]
    Pour une clarification des notions de conditions d’habileté et de conditions d’affordance, cf. Scarantino (2003).
  • [4]
    Voir la théorie de la situation problématique de G. H. Mead : on cherche des explications quand la conduite échoue (Mead, 1938).
  • [5]
    Les valeurs et les dimensions diffèrent d’une théorie à l’autre mais à titre illustratif nous pouvons reprendre la méthode adoptée par Lerner et Keltner (2000, p. 479) pour différencier la colère de la peur. Les dimensions évaluatives sont la (1) certitude, (2) le plaisir, (3) l’attention, (4) l’effort anticipé, (5) le contrôle et (6) la responsabilité. Les valeurs pour la colère sont : (1) élevé ; (2) bas ; (3) moyen ; (4) moyen ; (5) élevé ; (6) élevé. En revanche, voici le profil de la peur : (1) bas ; (2) bas ; (3) moyen ; (4) élevé ; (5) bas ; (6) moyen. Nous voyons que la valence (la deuxième dimension) n’est qu’une dimension particulière d’un complexe évaluatif plus vaste. La colère et la peur coïncident sur cette dimension mais diffèrent significativement sur les autres.
  • [6]
    L’auteur a composé ce rapport quelques jours après le déménagement. Il va sans dire que la tâche a été accomplie spontanément et que l’idée de décrire son déroulement en détail n’est survenue qu’après coup.

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