Notes
-
[1]
Ces entretiens de type semi-directifs ont été retranscrits et exploités en suivant les principes d’une analyse de contenu thématique. Celle-ci m’a permis de repérer les similitudes et les différences dans l’ensemble de mon corpus (soit 17 entretiens en physique des matériaux, 31 en astrophysique).
-
[2]
Le terme de fonction ne renvoie pas à l’acception qu’il peut avoir dans le cadre des travaux menés par les auteurs du courant fonctionnaliste en sociologie. En ce qui me concerne, je l’emploie simplement pour signifier le fait que, pour les acteurs (les chercheurs du laboratoire), certains composants de la recherche sont conçus comme permettant d’atteindre des finalités déterminées, elles-mêmes susceptibles d’être plus ou moins identifiées et explicitées comme telles.
-
[3]
Mondada, 1995, p. 59.
-
[4]
Ces finalités ne sont naturellement pas les seules envisageables. Si on adopte, par exemple, la perspective qui est celle de la carrière académique des chercheurs, on peut en dégager d’autres : s’assurer la paternité de nouvelles connaissances, augmenter son crédit au sein de la communauté des chercheurs, etc. Mais on peut noter que ces autres finalités sont toujours subordonnées, en dernier ressort, à celles évoquées par Berthelot en ce sens que ces dernières constituent leurs conditions de réussite : celui qui ne parvient pas à convaincre de la réalité d’un phénomène ou d’un processus tel qu’il l’expose dans un article, par exemple, n’accroît pas son crédit auprès des lecteurs.
-
[5]
Kitcher, 1991, p. 8 (ma traduction).
-
[6]
On peut suivre sur ce point B. Latour lorsqu’il écrit : « Le texte n’est pas seulement “illustré” par les images, il est le développement de celles-ci » (1985, p. 21). D. Jacobi affirme de manière plus précise encore : « On sait que les communications écrites entre chercheurs comportent toujours des “illustrations”. Le terme d’illustration est particulièrement inadapté : il ne s’agit pas d’un élément accessoire, destiné à agrémenter un discours dont la force réside dans les mots ; au contraire, les inscriptions scientifiques, comme on les désigne, jouent un rôle central de structuration et d’organisation de l’énoncé dont elles présentent le noyau dur. Le plan canonique de l’énoncé scientifique est conçu autour de la présentation de résultats qui sont toujours visualisables ou figurables » (1985, p. 156).
-
[7]
Cohen, 1998, p. 138.
-
[8]
Un des chercheurs au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui affirme ainsi : « Les images peuvent faire qu’on va s’intéresser à un article. Parce qu’on voit les images, ça a l’air beau, il y a des choses qui semblent intéressantes. Mais ce qu’on va rechercher, c’est dans le texte. Donc, les images finalement, elles vont intervenir deux fois. Elles vont intervenir au départ pour voir que : “Ah, tiens, il y a des courbes qui semblent intéressantes, qui pourraient m’intéresser comme ça en première lecture, donc je vais reprendre l’article, je vais lire le texte et après, je vais retourner voir ces images plus en détail.” »
-
[9]
Autorisation d’utilisation des images obtenues dans le cadre de la thèse Allamel-Raffin. 2004.
-
[10]
Voici un extrait d’entretien qui permet de souligner l’importance de cette fonction. Le chercheur qui exprime son point de vue est précisément celui qui a réalisé l’image correspondant à la figure 2.
« Pourquoi mettre cette image dans la publication ? Est-ce vraiment indispensable de la mettre ?
– Parce que c’est la seule image qu’on ait qui montre d’une part les différentes marches, qu’elles sont bien alignées d’une certaine manière. C’est dire : bon, si on veut regarder de l’anisotropie, il faut qu’on puisse justifier que les marches sont bien alignées, et pas n’importe comment. Parce que sinon, on est sûr que le referee va dire : “Oui, enfin bon, vous me dites que… Moi, je ne vous crois pas.”
– Mais vous ne pourriez pas dire : “Là, on a vu des marches, elles sont alignées.” Et puis comme vous avez fait un peu pour ça ?
– Si tu veux, la technique n’est pas assez... reconnue pour l’instant. C’est une question de... que la technique soit dans le domaine public. Totalement. Et puis ensuite de bien montrer que ça, et ça, c’est-à-dire d’abord des îlots qui commencent tout juste à coalescer, qui coalescent bien déjà sur cette marche, et puis là, c’est important pour la morphologie, de voir qu’ici, c’est quand même des rubans, assez plats. C’est assez important de montrer ça.
– Donc en fait, vous illustrez. Vous montrez.
– On montre.
– Et dans quelques années, vous pensez qu’il n’y aura plus besoin...
– Bah, je pense que, dans quelques années, les gens diront : “On étudie des films de permalloy qui sont obtenus par ce type de technique”.
– Donc c’est vraiment l’image qui convainc que vous l’avez bien faite.
– Qu’on l’a bien faite. Il y a là, si tu veux, une preuve : “Voyez”. » -
[11]
C’est là la condition à satisfaire lorsqu’on souscrit à une norme d’exhaustivité consistant à prendre en compte toutes les données disponibles. En d’autres termes, si l’on souhaite rendre compte de l’activité humaine hautement spécialisée que constitue le travail scientifique, il ne faut pas opérer une sélection négligeant toutes les données qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une analyse épistémologique au sens étroit de l’expression.
-
[12]
Pour illustrer ces fonctions d’ancrage et de relais, voici un extrait d’entretien : « À quoi sert la légende ? Et le texte principal ?
– Dans la légende, on décrit ce qu’on voit dans l’image. Dans le texte, tu dois tout avoir. Mais il n’y a pas d’informations supplémentaires, enfin en ce qui me concerne, jamais d’informations supplémentaires dans la légende qu’il n’y a pas dans le texte. Tout est dans le texte. » -
[13]
Pour des réflexions consacrées à la preuve dans les domaines scientifique et judiciaire, voir Gil 1988a, 1988b ; Fagot-Largeault, 2003 ; Glymour, 1992 ; Atten & Pestre, 2002.
-
[14]
Voici ce qu’énonce notamment le jeune chercheur (qui a réalisé la majeure partie des expérimentations), à propos de la question de la présence ou non de magnétisme : « Donc, ponctuellement, on avait des discussions pour voir si c’était moi qui faisais mal les manips, ou si c’était le détecteur qui n’était pas bien réglé, pour avoir la certitude, franchement, que l’absence de signal n’était pas due à un défaut des mesures. À force de refaire les manips encore et encore, de s’assurer de leur sincérité, on s’est convaincu… qu’il n’y a pas de signal, tout simplement. (…) Donc, la première étape, c’était la discussion, puis les manips. Cela sous-entend de maîtriser les différentes techniques expérimentales, et ensuite au cours des manips, je ne suis pas seul. Pendant un mois, on m’aide. Au bout de trois mois, on fait le résumé. Pratiquement, on se voyait toutes les deux semaines. Au bout de deux semaines, les choses n’avaient pas évolué par rapport à la dernière fois, alors on repoussait la réunion à plus tard. De telle manière à toujours vérifier que l’erreur ne venait pas de l’expérimentateur, en fait. Parce qu’eux, ils connaissent la manip, F. et J.-P., ils peuvent me dire : “Est-ce que tu as fait attention à telle chose ?”, de telle manière à ce que ne ce soit pas un gag, en fait. Mais en même temps, pendant qu’on discutait, on essayait de voir pourquoi on n’avait pas le signal auquel on s’attendait. Ça nous permettait de dire, en même temps, on a le STM, on peut toujours faire du STM à un moment donné. Donc, ça, c’est la partie expérience, pleine de déceptions. »
-
[15]
Ce qu’exprime par exemple dans les termes suivants, un chercheur parmi beaucoup d’autres que j’ai interrogés :
« Est-ce qu’une image peut constituer une preuve ? Un élément de preuve ou pas du tout ? En quel sens ?
Une image toute seule, en elle-même, je ne crois pas. Je raisonne beaucoup en essayant de trouver une complémentarité. C’est comme si on regardait un cristal sous différents angles. Donc la preuve, elle se tient par plusieurs approches. Par exemple, nous, on s’intéresse beaucoup à une surface et à ses cristaux. Alors, par exemple pour toutes ces techniques-là (STM, AFM, MEB), on regarde par-dessus, mais on peut très bien, et c’est ce que S. essaie de faire, faire des coupes transverses du système pour les regarder là, regarder les interfaces (avec un MET). Donc une preuve, là, par exemple, la vue du dessus n’est pas une preuve unique, mais elle peut être renforcée par la vue transverse. Je ne dirais pas que c’est une preuve, mais c’est un élément de preuve. » -
[16]
En ce sens, l’article étudié apparaît bien comme représentatif quant à sa structure de nombreuses autres publications au sein de la même discipline, la physique des matériaux. En évitant de me livrer à une généralisation que d’aucuns pourraient juger trop hardie, je dirai qu’une telle affirmation est également valable pour une discipline telle que l’astrophysique observationnelle.
INTRODUCTION
1Dans le cadre des études sur la science, de nombreux travaux ont porté depuis les années 1980 sur l’analyse des publications produites et diffusées au sein des sciences de la nature. (Latour & Woolgar, 1988 ; Bazerman, 1988 ; Amann & Knorr-Cetina, 1990 ; Lynch & Woolgar, 1990 ; Bastide, 1985 ; Licoppe , 1996 ; Shapin & Schaffer, 1993, et plus récemment Berthelot, 2003 ; Pontille, 2007 ; Merz, 2009). Ces travaux adoptant des approches méthodologiques variées – historiques ou ethnographiques – ont focalisé l’attention sur les pratiques d’écriture des chercheurs en les reliant à l’ensemble des activités ayant cours dans et à l’extérieur du laboratoire. En d’autres termes, ils ont mis l’accent sur les conditions de production des articles scientifiques contemporains que ne laisse pas deviner leur apparence lisse et standardisée.
2D’une part, et pour m’en tenir à quelques jalons significatifs, des études diachroniques ont souligné le fait que l’universalité de ce format de publication constitue l’aboutissement d’une longue genèse : Bazerman (1988) insiste sur l’institution progressive de nouvelles formes de communication scientifique depuis le XVIIe siècle. Cela suppose simultanément l’instauration d’une organisation sociale spécifique de la communauté savante vouée à la production et à la réception des écrits qui respectent les exigences normatives de ces nouvelles formes de communication. En prenant pour point de référence un épisode particulier de l’histoire des sciences modernes, Shapin et Schaffer (1993) relèvent, quant à eux, l’importance, à l’époque de Boyle et de Hobbes, de ce qu’ils appellent « technologie littéraire », incluant notamment la rédaction de comptes rendus extrêmement circonstanciés, qui permettent de faire du lecteur un témoin virtuel de l’expérience réalisée dans le laboratoire. Cette technologie émerge conjointement et indissociablement avec une « technologie matérielle » et une « technologie sociale », et a donné sa configuration primitive à la « scène » de la science moderne. Licoppe (1996), dans une perspective similaire, met l’accent sur la structure propre à chaque nouveau type de compte rendu expérimental apparu entre 1630 et 1820 (imposition de contraintes narratives inédites d’un type à l’autre, supposant par exemple des partis pris lexicaux et grammaticaux tels que le recours privilégié à tel pronom personnel), l’évolution des types et le remodelage des institutions savantes allant de pair et se conditionnant réciproquement. L’article scientifique a donc bel et bien une histoire : sa forme actuelle hautement standardisée (Pontille, 2007) est le résultat de cette lente sédimentation.
3D’autre part, ces travaux synchroniques sur la science que constituent les études de laboratoire ont pointé du doigt les difficultés liées à la production des « inscriptions » (Latour & Woolgar, 1988, p. 42) et le long cheminement de ces dernières, de la paillasse à l’article scientifique publié où on les retrouve en dernier ressort, après une sélection drastique.
4Des travaux tels que ceux de Bastide (1985), Latour (1985), Jacobi (1985), Amann & Knorr-Cetina (1990), Merz (2009) ont notamment souligné le fait que les inscriptions visuelles jouent un rôle prépondérant dans la canalisation du sens dans le cadre d’un article scientifique. L’étude que je présente ici s’intègre dans cette thématique de recherche, puisqu’elle s‘appuie sur des études d’anthropologie de laboratoire que j’ai réalisées en physique des matériaux, en astrophysique et en pharmacologie entre 2000 et 2009 (Allamel-Raffin, 2004, 2005, 2009). Dans le cadre de ces dernières, j’ai tenté d’analyser en détail la place relative, la production et les fonctions des images dans les processus d’investigation expérimentaux propres à ces disciplines. Je compte ici prolonger cette réflexion, en me penchant sur le produit achevé qui « sort du laboratoire » : l’article scientifique publié. Je voudrais plus précisément insister sur une fonction de ce type d’écrit savant qui a finalement été peu mise en évidence par les études de laboratoire citées ci-dessus, mais qui a été récemment bien soulignée par J.-M. Berthelot dans sa définition de l’article scientifique comme « intertexte référentiel à vocation probatoire systématique » (2003, p. 48) : c’est essentiellement la fonction probatoire des articles scientifiques qui va retenir mon attention dans les pages qui suivent. Plus exactement, je voudrais déterminer les apports respectifs du texte et des images à la formulation de la preuve, au sein de telles publications.
5Je restreindrai mon champ d’investigation à une discipline déterminée, en l’occurrence la physique des matériaux, sans présager des conclusions auxquelles on pourrait parvenir quant à la structure canonique d’un article dans des domaines très éloignés de celle-ci. Je prendrai par conséquent pour base empirique de mon analyse un article publié par trois chercheurs strasbourgeois dans Physical Review B en 2001. Pour mener à bien cette étude, j’ai suivi les différentes étapes de l’élaboration de l’article retenu en observant durant plusieurs mois les activités quotidiennes du doctorant dont c’était le sujet de thèse. J’ai également réalisé des entretiens individuels avec les différents auteurs de l’article [].
6Dans un premier temps, je définirai successivement les fonctions que, de manière générale, les chercheurs sont susceptibles d’assigner à l’image et au texte dans un article scientifique []. En mettant délibérément l’accent sur l’une d’entre elles, la fonction probatoire, je prolongerai ma réflexion en proposant une caractérisation très générale de la preuve, valable quel que soit son domaine d’application. Je verrai dans un troisième et dernier temps en quel sens la « charge de la preuve » se distribue entre image et texte dans l’article retenu, et avec quelles restrictions il faut entendre cette expression.
7Une telle entreprise me conduira en définitive à formuler une hypothèse quant au niveau d’analyse véritablement pertinent lorsqu’on aspire à identifier les procédures argumentatives qui entraînent l’adhésion des lecteurs. Il s’agit d’un niveau intermédiaire entre d’une part, la micro-analyse telle que la pratiquent les sociologues constructivistes, attentive à la désénonciation des énoncés et aux processus de construction de la facticité des objets de savoir, et d’autre part, l’analyse philosophique reposant sur des modèles à prétention universelle tels que le modèle hypothético-déductif ou celui de l’inférence à la meilleure explication, inopérants dès lors que l’on cherche à rendre compte des procédures à l’œuvre dans un article donné. Le niveau pertinent me paraît être celui de la détermination de la structure argumentative de l’article, sur la base de l’observation ethnographique des étapes de la recherche qui ont abouti à sa rédaction : en l’occurrence, cette structure consiste en un faisceau d’éléments de preuve obtenus par des voies indépendantes, faisceau qui doit être jugé suffisamment robuste pour entraîner l’adhésion des pairs.
8Cette structure argumentative peut certes être vue elle-même comme le produit d’une activité de reconstruction par les physiciens des matériaux du processus d’investigation réel qui fut le leur : et en effet, l’article « n’est pas un compte rendu des activités qui ont porté à l’identification, voire à la découverte d’un certain fait » []. Mais il est à noter que la phase de production des connaissances au sein du laboratoire repose néanmoins sur une démarche foncièrement similaire à celle de la structure argumentative : cette phase de l’entreprise est elle-même ordonnée par la nécessité d’élaborer un faisceau convergent d’éléments de preuve. Ce qui est recomposé dans les publications, c’est l’ordre des manips. Ce qui est éliminé, ce sont les circonstances singulières de chaque manip, les ratés et les tâtonnements, la production d’artefacts, etc. Ce qui est conservé, c’est le principe de l’opération cognitive essentielle qui consiste à accroître le degré de plausibilité de l’hypothèse en croisant des résultats convergents.
1. IMAGES ET TEXTES AU SEIN D’UN ARTICLE SCIENTIFIQUE CONTEMPORAIN
9Par image, j’entends toute représentation visuelle bidimensionnelle réalisée sur un support matériel (écran ou papier). Est donc image tout ce qui n’est pas strictement textuel et j’inclus les graphes, les courbes et les histogrammes dans l’ensemble ainsi délimité. Par texte, j’entends tout type d’écrit recourant à des signes alphabétiques ou numériques conventionnels. Dans un article scientifique contemporain appartenant à une discipline des sciences de la nature, le texte constitue la matière du titre, des noms d’auteur, du résumé, du texte principal, des légendes des figures, des remerciements et des références figurant dans la bibliographie. De telles définitions préalables de l’image et du texte, malgré les délimitations qu’elles impliquent, restent cependant bien insuffisantes. D’une part, elles ne disent en rien pourquoi les chercheurs choisissent de les incorporer et de les distribuer dans le cours d’un article de manière hautement spécifique. D’autre part, elles ne fournissent aucune indication quant aux relations que ces mêmes chercheurs souhaitent établir quant aux relations entre texte et image au sein de l’article.
10On saisit mieux l’insuffisance de ces définitions initiales dès lors que l’on adopte une perspective qui peut être qualifiée de téléologique. On retrouve notamment celle-ci dans la formule de Ronald Giere qui affirme que, pour un scientifique S donné, « S utilise X pour représenter Z avec les finalités F » (2006, p. 60) (X pouvant être, selon les cas, un élément textuel, un tableau de données, une image, etc.). Conformément à cette perspective téléologique, il convient de s’interroger sur les finalités qui peuvent être assignées par des chercheurs à l’article scientifique qu’ils rédigent. Celles-ci sont résumées de manière générique, valable pour tous les types de texte, par J.-M. Berthelot, dans la définition déjà citée plus haut : l’article scientifique consiste en « un intertexte référentiel à vocation probatoire systématique » (2003, p. 48) []. Quatre éléments apparaissent ici, que je reprends dans le désordre pour insister en dernier lieu sur ceux qui se révéleront centraux dans mon étude :
- la systématicité, qui se traduit à l’époque contemporaine par l’adoption de la structure argumentative du format IMRAD, « forme particulière d’expression de la preuve », qui « en servant de point d’appui commun aux auteurs et aux lecteurs, (…) standardise les procédures d’évaluation et matérialise un lien social et cognitif au sein des pratiques discursives d’un groupe professionnel » (Pontille, 2007, p. 229) ;
- la référentialité, c’est-à-dire le fait de viser la réalité et d’apporter des connaissances nouvelles sur elle ;
- l’intertextualité, qui renvoie à la nécessaire prise en compte des avis convergents et divergents exprimés par d’autres auteurs dans la littérature scientifique du domaine considéré. Rédiger un article scientifique suppose, pour des chercheurs donnés une conscience aiguë des attitudes ayant cours au sein de la communauté élargie de leurs pairs. Par exemple, en physique des matériaux, dans les articles consacrés à l’étude de types déterminés de régularité phénoménale, tels que celui que je vais analyser dans la suite de mon propos, il s’agit pour les auteurs de convaincre de la correction de leurs mesures, de la représentativité de leurs échantillons et de la plausibilité de leurs conclusions théoriques. « S’acquitter de telles tâches suppose que l’on configure son exposé de manière à ce qu’il anticipe et bloque les objections éventuelles []. » L’efficacité rhétorique spécifique requise par une telle entreprise est tributaire de la capacité à déterminer quels éléments doivent être mentionnés dans l’article et quels sont ceux qui peuvent être omis dans la mesure où ils font l’objet d’un consensus suffisant au sein de la communauté. Parce que, dans les sciences de la nature, chacun est à la fois auteur et lecteur, on peut dire que les pratiques de lecture informent au sens fort les pratiques d’écriture, et que convaincre les autres suppose simultanément et indissociablement de se convaincre soi-même – ceci valant déjà tout au long de l’entreprise expérimentale qui permet d’obtenir les résultats à publier ;
- la vocation probatoire, en d’autres termes, et en référence aux lignes qui précèdent immédiatement celles-ci, la nécessité dans le cadre d’un contrat de lecture de faire la preuve de la validité de ce que l’on présente comme prétendant au statut de connaissances nouvelles. « Cela induit une construction, une syntaxe de la preuve » (Berthelot, 2003, p. 49).
11Cette syntaxe de la preuve se distribue en l’occurrence entre éléments textuels et images, ces dernières n’étant en rien réductibles à de simples illustrations. Tout au contraire, et c’est le cœur de mon propos dans les pages qui suivent, la fonction probatoire est essentiellement assurée par les images dans le cadre d’un article de physique des matériaux tel que celui que j’analyse []. Mais les images à elles seules ne sauraient assumer l’intégralité de la fonction et c’est pourquoi il faut soutenir qu’il existe en réalité une relation de complémentarité fondamentale entre elles et le texte. Il nous faut donc pour progresser dans la réflexion préciser quelles fonctions, parfois multiples, sont attribuées aux éléments textuels et visuels non textuels afin de permettre à l’ensemble de l’article d’atteindre les finalités que les chercheurs lui ont assignées.
1.1 Pourquoi parler de fonctions du texte et des images ?
12Parmi la multitude d’images produites quotidiennement au GSI de Strasbourg durant mes séjours, j’ai pu constater, comme la plupart des ethnographes de laboratoire dans le cours de leurs observations, que très peu se trouvaient finalement publiées. Cette parcimonie contrastait avec l’impressionnante énergie déployée par les chercheurs, qui en dépit des difficultés d’ordres multiples, s’acharnaient à produire des images satisfaisantes à leurs yeux. D’où la question : pourquoi ces images-ci et non telles autres dans une publication finale déterminée ? En d’autres termes, il me fallait dégager leurs fonctions sur la base, toujours, de l’analyse des entretiens réalisés avec 48 physiciens des matériaux et astrophysiciens et de mes observations ethnographiques.
1.2 Les fonctions de l’image
13Les images ont eu, selon les époques et les types de publication, de multiples fonctions au sein des articles et des ouvrages à vocation scientifique (illustration, schématisation, symbolisation, explication, rôle heuristique, etc.) []. Dans le cas spécifique des articles de physique des matériaux tels que celui que j’analyse, on peut constater, sans prétention à l’exhaustivité, que les chercheurs assignent à leurs images, hormis la fonction probatoire, quatre autres fonctions. Celles-ci ne sont pas exclusives les unes des autres : une même image peut se révéler polyfonctionnelle au sein d’un article donné.
- La première fonction, qui correspond à une intention rhétorique du type de la « captatio benevolentiae » [], peut être détectée en observant au quotidien les pratiques de lecture des chercheurs. En raison du très grand nombre de publications, il devient impossible pour un physicien des matériaux de lire tous les articles parus dans les revues correspondant à son domaine d’investigation. La stratégie développée par beaucoup consiste donc à procéder à un premier survol en ne retenant que les éléments suivants : le résumé, les images avec leurs légendes, la partie conclusive. Selon leur appréciation de ces éléments, ils décident de se livrer ou non à une lecture approfondie et exhaustive de l’article. Certains chercheurs, au moment de publier, prennent délibérément en compte cette pratique de lecture. Ils accordent ainsi un soin particulier aux images qu’ils sélectionnent, et ne retiennent pas nécessairement la plus représentative, ni la plus informative. Ils privilégient parfois la plus « belle », selon leurs propres termes, sachant qu’elle sera susceptible de retenir l’attention du lecteur potentiel.
- La deuxième fonction repérable peut être dite « encyclopédique ». Les images permettent de « fixer » dans la mémoire des lecteurs des traits typiques des objets imagés, ce qui doit leur permettre de les reconnaître lorsqu’ils en verront eux-mêmes des équivalents au cours de leurs recherches. Dans un article portant sur la croissance d’agrégats de carbone sur un substrat de cuivre dans des conditions déterminées, on trouve ainsi l’image de l’oignon de carbone ci-dessous qui peut être incorporée au savoir encyclopédique du chercheur, et lui servir pour intégrer des images qu’il rencontrera ultérieurement dans la classe pertinente.
- La fonction de synthèse consiste à exploiter le caractère synthétique des images, qui permettent souvent mieux que des mots de délivrer une quantité importante d’informations. Il s’agit alors de proposer au lecteur de prendre connaissance de résultats pertinents relatifs à des variables multiples sur une seule figure.
- La quatrième fonction peut être baptisée à l’aide de l’expression « certificat d’effectivité » [] et est intimement liée à la fonction probatoire. L’image est publiée afin d’offrir au lecteur une garantie quant à l’effectivité de sa production. Son intégration dans l’article revient à affirmer : « Voyez cette image. Son existence constitue le signe indubitable de notre capacité à la réaliser. » À l’image correspond dans le texte le compte rendu détaillé de sa production. Ainsi, en physique des matériaux, il est par exemple difficile d’obtenir expérimentalement des films de permalloy. Afin de montrer qu’ils sont parvenus à en produire, les scientifiques insèrent une image dans leur publication.
14Au passage, remarquons qu’un tel répertoire des fonctions potentielles des images peut nous inciter à reconnaître les limites d’une analyse qui s’en tiendrait à une reconstruction logique du contenu de connaissance de l’article : la diversité des éléments textuels et visuels qui constituent ce dernier est en effet gommée si on s’en tient à leur nature assertorique (au fait qu’ils disent un état de chose). Pour saisir le pourquoi de la présence de tous ces éléments [], il incombe de prendre en compte leur nature performative et donc leur statut au plan de l’énonciation.
1.3 Les fonctions du texte
15On peut en distinguer essentiellement quatre :
- une fonction d’exposition de la thèse défendue, contenue dans le résumé et dans la partie introductive du texte principal ;
- une fonction d’ancrage [] au sens de R. Barthes (1964) : le texte contient la description très précise de ce qu’il convient de voir sur une image donnée. Cette fonction est principalement dévolue à la légende ;
- une fonction de relais qui se manifeste de deux manières. D’une part, le texte va apporter des précisions (notamment quantitatives) qui sont inaccessibles à la seule vue de l’image, même pour des spécialistes du domaine de recherche concerné. D’autre part, la fonction de relais se traduit par le fait d’apporter toutes les indications relatives à toutes les procédures impliquées dans la réalisation des images (instruments utilisés, modes de préparation des échantillons, etc.). Cette fonction est assumée par une partie du texte principal ;
- une fonction de mise en perspective : le sens à conférer à une image donnée va être complété par les résultats obtenus dans la même publication ou dans d’autres publications. La mise en perspective relève essentiellement de l’ordre de l’intertextualité évoquée plus haut et revêt potentiellement plusieurs formes dans le cours d’un article : la recension de la littérature pertinente, la référence à d’autres études menées par des collègues étayant les conclusions établies dans l’article, la justification du rejet des interprétations alternatives proposées dans d’autres études pour des phénomènes similaires.
16On peut percevoir à partir des trois dernières fonctions la très étroite dépendance qui existe entre texte et images dans un article donné de physique des matériaux du type de celui que je vais analyser plus loin.
2. LA FONCTION PROBATOIRE
17Si l’article scientifique peut être défini comme un « intertexte référentiel à vocation probatoire systématique », il faut bien reconnaître que l’adjectif « probatoire » lui-même, malgré ce que l’on pourrait croire un peu hâtivement, reste pour l’essentiel mal défini au sein de la littérature parue dans le domaine des études sur la science. La fonction probatoire se distribue très probablement entre images et texte, étant donné les liens intimes émergeant de l’écheveau de fonctions évoqué plus haut. Mais avant d’aborder ce point, il faut déjà disposer d’une définition du concept de preuve lui-même.
2.1 La définition de la « preuve »
18Comment le mot « preuve » est-il employé ? Et quel concept de preuve peut-on dégager de l’ensemble de ces usages, quels que soient les champs d’application envisagés (vie quotidienne, sciences, métaphysique, droit) ?
19Notons tout d’abord que le concept de preuve est un concept empirique au sens que Friedrich Waismann (2004) a conféré à cette expression. Les concepts empiriques (du moins, bon nombre d’entre eux) se caractérisent par leur texture ouverte. Ils ne sont pas définissables à partir d’un ensemble de caractéristiques établies une fois pour toutes, comme c’est le cas pour les concepts auxquels recourent les sciences formelles. Il est donc toujours envisageable d’ajouter de nouvelles caractéristiques à la définition du concept de preuve, parce que des pratiques nouvelles ou des cadres conceptuels nouveaux émergent au cours de l’histoire.
20Voici les traits qui me paraissent communs à tous les types de preuve sur la base des usages du langage ordinaire et des définitions explicitement formulées par les philosophes, les juristes et les scientifiques [] :
- Premièrement, il s’agit d’établir une mise en relation entre une raison (ce qui prouve) et une conséquence (ce qui est à prouver), pour reprendre la terminologie de T. Kotarbinski (1966). Cette mise en relation suppose à un moment ou à un autre une mise en forme sémantico-formelle, c’est-à-dire la formulation d’une ou de plusieurs propositions langagières. La conséquence se présente souvent d’emblée sous la forme de propositions langagières. La raison, quant à elle, peut consister primitivement en des objets matériels, en des images, etc., et est traductible sous une forme propositionnelle.
- Deuxièmement, pour que l’on puisse parler de preuve, la relation entre la raison et la conséquence ne doit pas apparaître comme arbitraire, mais au contraire comme motivée. La mise en relation doit par conséquent être sous-tendue par une exigence de rationalité. Celle-ci se traduit en particulier par le recours à des normes logiques dont la validité « est placée au-dessus de la discussion », jusqu’à nouvel ordre, et prend notamment la forme de modes de raisonnement qui varient selon les domaines : déduction, induction, abduction…
- Troisièmement, pour réaliser la mise en relation entre raison et conséquence, il faut également disposer d’un cadre de croyances fondamentales ou d’un noyau de présupposés initiaux auxquels on adhère et qui peuvent souvent rester implicites : par exemple, « la régularité des phénomènes », « l’univers écrit en langage mathématique », « le caractère condamnable de la vengeance privée ».
- Quatrièmement, un dispositif opératoire qui peut inclure des éléments principiels, axiomatiques, matériels, techniques, rhétoriques, etc., selon les domaines. Dans les sciences de la nature, le dispositif opératoire est constitué par les théories, les modèles, les instruments, les pratiques expérimentales, les êtres humains dotés de savoir-faire, parfois tacites, etc.
- Cinquièmement, le processus probatoire suppose l’existence de critères de délimitation. Ce qui est recevable comme preuve suppose que l’on se soit accordé préalablement : sur la ou les propositions qu’il s’agit de prouver ; sur la pertinence de la raison par rapport à la conséquence ; sur la pertinence et la fiabilité du dispositif opératoire. L’exigence de délimitation permet notamment de ne pas succomber à un regressus ad infinitum. Il faut accepter de s’en tenir à une raison, et donc renoncer à vouloir en remonter toute la chaîne.
- Sixièmement, le processus de mise en relation entre raison et conséquence n’a de sens qu’à l’intérieur d’une communauté humaine. Ceux qui ont pour charge de prouver souhaitent obtenir l’assentiment d’un ou de plusieurs interlocuteurs. Ce qui est visé en dernière instance, c’est l’établissement d’un accord ou d’un consensus, établi par un jury par exemple dans le domaine judiciaire ou encore par des relecteurs dans le cas d’une revue à comité de lecture en sciences.
- Septièmement, le processus probatoire, enfin, a pour fonction d’établir qu’une ou plusieurs propositions sont vraies. Mais quels statut et signification accorder au prédicat « vrai » ? Vingt-cinq siècles de réflexion philosophique ont été l’occasion de proposer des définitions substantialistes ou déflationnistes de la vérité. Cependant, quelle que soit la définition à laquelle on souscrit et les garanties que l’on exige quant à son établissement, la vérité constitue une condition qui doit nécessairement être satisfaite pour que l’on puisse parler de preuve. Lorsqu’elle ne l’est manifestement pas, il faut chercher les dysfonctionnements du côté des six autres traits.
21Les sept éléments doivent être simultanément présents et ne pas se révéler problématiques. Dans le cas contraire, les tentatives de mener malgré tout à terme le processus probatoire consistent à identifier le ou les éléments qui dysfonctionnent et à chercher des solutions à leur dysfonctionnement.
3. LE STATUT PROBATOIRE DU TEXTE ET DES IMAGES DANS UN ARTICLE DE PHYSIQUE DES MATÉRIAUX
22Sur la base de la définition que je viens de proposer et en tenant compte de mes observations ethnographiques, le texte et les images contenus dans une publication en physique des matériaux peuvent-ils être conçus et reçus comme des preuves par les chercheurs ? Si oui, comment la charge de la preuve se distribue-t-elle entre images et éléments textuels ?
23L’article que je me propose d’étudier en détail est intitulé « Absence of ferromagnetic order in ultrathin Rh deposits grown under various conditions on gold » (Chado, Scheurer & Bucher, Physical Review B, 64, 1101-1107). Un tel article comporte de nombreuses images, souvent regroupées par trois ou quatre au sein d’un ensemble qui constitue une figure. Pour les besoins de leur argumentation, les chercheurs exploitent un certain nombre de procédés de mise en images (figuration de la temporalité, extraction, focalisation) que j’exposerai au fur et à mesure de mon analyse.
24Le problème traité dans l’article est celui de l’absence de magnétisme des couches de rhodium sur or, alors que l’apparition de phénomènes magnétiques est pourtant prédite par la théorie. En effet, il est considéré comme acquis que le rhodium n’est pas magnétique quand il se présente sous forme de volumes, en trois dimensions. En revanche, la théorie prédit que si l’on parvient à créer une monocouche atomique de rhodium, il devrait dès lors présenter des propriétés magnétiques.
25Les chercheurs ont donc déposé du rhodium sur un substrat d’or et ils l’ont fait croître couche atomique après couche atomique. La thèse défendue dans le texte dès le résumé (la conséquence probatoire, selon ma terminologie) est que ce résultat surprenant (l’absence de magnétisme) est explicable par :
- le fait qu’à température ambiante, il est impossible de faire croître une monocouche atomique de rhodium (la raison probatoire). De ce fait, il n’y aurait pas de magnétisme car pour qu’une telle propriété physique soit actualisée, il faudrait que la couche de rhodium soit parfaitement monoatomique ;
- le fait qu’à basse température, il y a apparition d’une interdiffusion d’atomes de rhodium et d’or dès les premiers stades de croissance (la raison probatoire). Dans ce cas, il n’y aurait pas de magnétisme car la couche de rhodium ne serait pas parfaitement homogène.
26La publication s’ouvre par un texte introductif ayant une fonction de mise en perspective : les chercheurs établissent un état de la question, en citant notamment les nombreux travaux théoriques qui ont donné lieu à la prédiction de l’apparition de magnétisme dès les premières couches de dépôts de rhodium sur de l’or. Ils rapportent également le fait que d’autres chercheurs ont tenté d’observer expérimentalement l’apparition d’un tel magnétisme sans y parvenir. La publication se poursuit comme il convient dans le cadre du format IMRAD par la description du dispositif expérimental. Le texte principal a dès lors une fonction de relais. Le lecteur doit connaître les conditions expérimentales qui ont présidé à la réalisation des images afin de conférer à celles-ci une valeur épistémique. En l’occurrence, les chercheurs ont recouru à quatre dispositifs techniques : un microscope à effet tunnel ou STM qui permet de réaliser sous ultravide des images topographiques très fine (à l’échelle de l’atome) de la surface d’un échantillon ; la spectroscopie Auger ou AES qui permet de caractériser chimiquement l’échantillon ; la diffraction des électrons lents ou LEED qui permet d’obtenir des informations structurales sur la surface de l’échantillon ; un dispositif, le MOKE, avec lequel on mesure l’effet magnétique.
27Suit, dans l’article, la description de la préparation de l’échantillon. Le texte principal, en remplissant toujours une fonction de relais, indique qu’il s’agit d’un substrat d’or sur lequel les chercheurs ont déposé de fines couches de rhodium par évaporation.
28Jusqu’à ce point de l’article, le lecteur n’a affaire à aucune image, car l’ensemble des descriptions des dispositifs techniques ou de l’échantillon relève de l’ordre de ce qui est bien connu des chercheurs et peut s’énoncer sous une forme exclusivement propositionnelle.
29La publication se poursuit par la présentation des résultats et leur discussion. Le premier point est consacré aux résultats expérimentaux obtenus au moyen du MOKE. Les scientifiques proposent une figure constituée par composition de trois images initialement distinctes (les courbes obtenues par MOKE sur différentes configurations d’échantillon). La légende a une pseudo-fonction d’ancrage, car dans ce cas particulier, l’image contient elle-même toutes les annotations graphiques qui donnent leur signification à ce qui est visualisé. Les chercheurs annoncent dans le texte principal qu’ils n’ont pas réussi à observer de phénomène magnétique à température ambiante sur des échantillons comportant une monocouche atomique de rhodium.
30Les différentes courbes correspondent :
- à un dépôt de rhodium sur de l’or (en haut)
- au substrat d’or seul (au milieu)
- à un dépôt de cobalt sur or (en bas)
31Dans l’économie argumentative de l’article, cette image correspond au point de départ de l’enquête. Elle n’a pas un statut probatoire, mais se rapporte au contraire à ce qui est à prouver, c’est-à-dire à la conséquence. Le texte principal remplit ici une fonction de relais de l’image et il a, par conséquent, également une fonction d’exposition de la thèse puisqu’il ne fait qu’énoncer, sous forme propositionnelle, ce qui est aussi donné à voir sur l’image, à savoir le fait surprenant qu’il va s’agir d’expliquer. En d’autres termes, sans cette image ou sans une image similaire, l’article lui-même n’aurait pas été rédigé. Les scientifiques restent prudents. C’est pourquoi cette image est intéressante à plus d’un titre : elle ne fait pas que donner à voir le résultat (qui consiste à affirmer qu’il n’y a pas de magnétisme dans le cas du rhodium). Dans ce cas-là, les chercheurs auraient pu se contenter de publier seulement la courbe supérieure concernant le dépôt de rhodium sur or.
32En l’occurrence, l’image a manifestement une fonction de synthèse (de trois expériences différentes) et renvoie à une intention proprement rhétorique de la part des auteurs. Ceux-ci visent en effet à convaincre le lecteur de la véracité de leur affirmation. Afin de bien souligner l’absence de magnétisme, ils produisent un effet de contraste en ajoutant deux autres courbes : une courbe obtenue avec de l’or (qui n’a pas de propriété magnétique et dont la courbe est par conséquent pratiquement plate). Cette courbe réalisée à partir d’un échantillon d’or a une pente relativement similaire à celle obtenue par les chercheurs avec du rhodium sur or. Pour bien renforcer leur allégation, ils ajoutent également la courbe obtenue avec un échantillon comprenant du cobalt sur de l’or qui, lui, est fortement magnétique, ce qui se traduit par un dénivelé important. En réalité, ce qui n’apparaît pas dans l’article et que j’ai pu observer en séjournant dans le laboratoire, c’est qu’il a fallu près de six mois pour parvenir à de telles conclusions. Les trois physiciens qui ont rédigé l’article ont eux-mêmes éprouvé des difficultés à s’accorder sur le fait de l’absence de magnétisme car ils pensaient initialement qu’il était possible d’obtenir du magnétisme en déposant une monocouche atomique homogène de rhodium sur or []. Il est par conséquent fort probable que les lecteurs potentiels aient une réaction du même ordre, d’où la nécessité d’exposer les résultats obtenus sous une forme convaincante en composant la figure 3.
33Ces résultats négatifs ont conditionné la suite du travail expérimental. L’étude ayant été proposée dans le cadre d’une thèse financée sur une durée de trois ans – et l’impossibilité d’obtenir du magnétisme n’ayant été établie qu’au terme de six mois d’investigation, il restait trop peu de temps pour que le doctorant entame une étude sur un sujet entièrement nouveau. Cette contrainte temporelle, et les techniques instrumentales dont dispose le laboratoire, permettent de comprendre la manière dont le sujet du jeune thésard a été en définitive simplement réorienté : « À ce moment-là, on a redirigé l’axe, on peut dire. On s’est dit : “On fait du STM pour voir la topographie de la surface.” Et donc on a fait du STM. On a fait des manips complémentaires du magnétisme, pour voir pourquoi le magnétisme n’était pas là. Et c’est là qu’on a vu autre chose et qui était peut-être à l’origine de cette absence du signal magnétique. Donc on n’a pas obtenu nécessairement ce qu’on a voulu, mais on a pu l’expliquer au moins. » L’article dont il est question dans ces lignes s’inscrit dans le cadre de cette réorientation consistant non pas à réaliser le projet initial de recherche, mais à montrer pourquoi celui-ci était en partie irréalisable.
34C’est ce qui est développé dans la suite de la partie « Résultats et discussion », sous une forme évidemment reconstruite par rapport au déroulement réel de l’enquête : l’étude de la croissance du rhodium sur or à température ambiante. Les chercheurs proposent dans ce contexte la figure 4 qui est composée d’une série d’images : trois images de STM (a), (b), (c) et une courbe (d).
35L’image 4a montre que, déjà à un stade précoce de croissance, les plots de rhodium ont deux tailles distinctes. L’image 4b correspond à une phase où le recouvrement de rhodium est plus important, et les plots de rhodium ont nettement grossi. L’image 4c correspond à une phase où le recouvrement est encore plus important. Une analyse plus précise de l’image 4c est proposée sous forme de courbe, constituée par l’image 4d. Cette courbe est obtenue par une procédure que je propose d’appeler « extraction d’information », à partir de l’image 4c. En effet, ce que la courbe obtenue représente, c’est le profil topographique de la surface de l’échantillon tel qu’il se présente le long de la ligne blanche figurant sur l’image 4c. Grâce à cette courbe, les chercheurs se rendent comptent que la croissance de rhodium ne s’opère pas couche atomique par couche atomique, mais que visiblement, une troisième couche apparaît alors qu’à d’autres endroits, la première couche n’est même pas commencée.
36Pour déterminer ce que le lecteur doit visualiser sur les images, la légende joue pleinement sa fonction d’ancrage : « Fig. 4. STM images for Rh on AU (111) deposit at 300 K (a) 0,1 ML (100 nm x 100 nm); (b) 0,8 ML (200 nm x 200 nm) ; (c) 2,25 ML (100 nm x 100 nm). (d) line scan, drawn on (c) which confirms the presence of single, double and third layer Rh islands (2.0 ?, 4,0 ? and 6,0 ? respectively). »
37Dans les images a, b et c, les auteurs recourent à un procédé, couramment utilisé dans les articles de ce type, qui correspond à ce que j’appelle « figuration de la temporalité ». Il s’agit de donner à voir au lecteur les phases successives de la croissance du rhodium, couche après couche, qui semblent suivre une croissance normale. Sur ce point, les auteurs se réfèrent dans leur texte à des études antérieures : « It is known that at Room Temperature, Rh preferentially nucleate at the elbows of the AU(111) to form clusters aligned in row along the direction ». À l’appui de l’affirmation, les auteurs font référence sous forme de note de fin d’article à six autres articles parus entre 1991 et 1996 dans des revues bien connues en physique des matériaux. Le texte principal remplit ici sa fonction de mise en perspective, mais celle-ci ne vise en réalité qu’une finalité : convaincre les lecteurs que le mode opératoire utilisé est correctement mis en œuvre. Ceci renvoie à un aspect très important de la démarche de crédibilisation entreprise par les auteurs tout au long de l’article : attester de ce que l’on est capable de faire aussi bien que les chercheurs qui font autorité dans le domaine. La dimension proprement narrative de la séquence d’images a, b, c de la figure 4 se retrouve par ailleurs également dans le texte principal, qui assure alors une fonction de relais dans la mesure où il ajoute des précisions non visualisables sur les images : « In the early growth stage (0,1 Monolayer), some Rh clusters are monolayer high (2,20 Angström) while others are bilayer high (4,40 ?) [see Fig. 4a]. upon increasing the Rh coverage to 0,8 ML [Fig. 4b], Rh islands increase in size and some clusters pairs coalesce to form bigger clusters, all along the [112] direction. Clusters which have grown between elbows begin to connect. Figure 4(c) shows the surface after deposition of 2.25 ML of Rh. The morphology at this coverage is similar to the 0.8 ML situation except that the third layer has started to grow while the first and second layers have not completely coalesced. » Le texte établit bien un lien narratif explicite entre les images a, b et c. Parallèlement à cette mise en récit, il fournit de surcroît des précisions relatives d’une part à la taille des couches atomiques et d’autre part au nombre de couches formant les plots. En effet, le lecteur peut voir sur l’image que les plots ont des tailles hétérogènes, mais il ne peut évaluer quantitativement la taille de ces plots (par exemple, 4.4 ? de hauteur pour les plus importants contre 2.20 ? pour les plus petits). Enfin, la fonction de relais assumée par le texte principal consiste à fournir une explication du phénomène, puisqu’il est précisé que, selon les prédictions théoriques, la monocouche atomique de rhodium devrait être homogène pour envisager l’apparition d’un phénomène magnétique, ce qui n’est pas le cas ici.
38Peut-on parler de preuve dans le cas présent ? La figure 4, une des images de celle-ci, les éléments textuels ou la combinaison de tous ces éléments sont-ils dotés d’un tel statut aux yeux des chercheurs qui ont rédigé l’article, ou de leurs lecteurs potentiels ?
39Première remarque : quels que soient les éléments textuels, que ceux-ci composent la légende ou le texte principal, ils ne sauraient en aucun cas constituer à eux seuls une preuve. Ils sont subordonnés, comme on a pu le constater, aux images, même si par ailleurs, leur rôle est capital. Seules les images (accompagnées du texte) sont donc susceptibles dans ce type d’article d’avoir une fonction proprement probatoire. Or ici, la figure 4 ne peut être considérée comme une preuve. Pourquoi ? Elle montre pourtant bien que la croissance du rhodium ne se fait pas couche par couche, mais qu’à certains endroits, on voit apparaître la troisième couche avant que la première ne se soit formée. Or, pour qu’il y ait apparition d’un phénomène magnétique, il faudrait obtenir une couche atomique unique qui soit intégralement au même niveau à un instant t. La conséquence probatoire, au sens défini plus haut, est constituée ici par le fait qu’il n’y a pas de magnétisme. La raison est constituée par la figure 4 et le contenu propositionnel qu’on lui associe : c’est-à-dire qu’il est impossible de faire croître une couche monoatomique de rhodium de manière uniforme à température ambiante. Puisqu’on dispose d’une relation entre raison et conséquence obtenue à l’aide d’un raisonnement rigoureux avec un arrière-plan théorique qui entre en cohérence avec les résultats obtenus, pourquoi ne pas parler de preuve dans le cas de la figure 4 ?
40Parce qu’un problème majeur se pose du côté d’un des éléments constitutifs de toute preuve, en l’occurrence le dispositif opératoire : c’est le problème induit par la flexibilité interprétative des images liée elle-même aux multiples effets indésirables qui peuvent advenir lors de l’expérimentation. De ce fait, des interprétations alternatives des images sont toujours susceptibles d’être formulées par des physiciens des matériaux lisant l’article, et par conséquent, le contenu propositionnel pourrait être tout à fait différent. Ces physiciens pourraient notamment arguer du fait que le microscope utilisé (un STM) ne fournit que des informations très locales sur une zone infime de l’échantillon (quelques centaines d’atomes). Or l’échantillon en comporte des milliards. Donc la communauté, et en particulier les relecteurs qui ont à évaluer l’article pour Physical Review B, peuvent reprocher aux images de la figure 4 de ne pas être représentatives du phénomène étudié, en fonction de certaines variables insuffisamment prises en compte. Ces relecteurs pourraient notamment estimer que ce qui prévaut à température ambiante (celle à laquelle ont été produites les images) n’est pas généralisable à l’ensemble des températures.
41Ainsi, les critères de délimitation de la démarche probatoire qui ont cours en physique des matériaux font que l’on peut parler ici d’un élément de preuve, mais certainement pas d’une preuve au sens fort du terme, en raison des incertitudes liées au dispositif opératoire. Les chercheurs ont donc dû poursuivre leur étude. Par analogie avec la croissance de cobalt sur de l’or à basse température qui permet d’obtenir une monocouche atomique homogène de cobalt et des couches atomiques extrêmement fines, ils estiment qu’il devrait être pertinent de faire croître de la même manière le rhodium afin d’obtenir une couche uniforme de rhodium puisque visiblement, ce n’est pas possible à température ambiante. Ceci constitue la matière de l’expérience suivante présentée dans l’article. Les images a, b et c de la figure 5, obtenues avec un STM, correspondent à des dépôts extrêmement minces de rhodium à basse température. Ici encore, le procédé utilisé pour la présentation de ces images est la figuration de la temporalité. Sur certaines d’entre elles, les scientifiques recourent à l’inclusion d’images plus petites afin de fournir des détails plus précis, et donc à un procédé d’exposition des résultats que je propose d’appeler « focalisation ».
42L’image 5a permet aux chercheurs d’affirmer que lors de la croissance de rhodium à basse température, on voit apparaître des dépressions (= des trous, en noir) et des îlots plus clairs. Ces dépressions semblent associées à la formation de ces îlots. Ils prennent soin de fournie un agrandissement d’une zone particulière (image 5a) afin que le lecteur (par le biais du procédé de focalisation), puisse se rendre compte par lui-même de l’existence de ce phénomène. Le texte principal fonctionnant ici comme relais fait état de calculs visant à montrer qu’îlots et dépressions sont toujours associés. En augmentant légèrement le recouvrement par le rhodium, le phénomène d’apparition de dépressions et d’îlots reste le même, ce que donnent à voir les images 5b et 5c. Il s’agit alors pour les scientifiques de se pencher sur la hauteur et la composition de ces îlots et de ces dépressions. La hauteur des îlots ne correspond ni à celle d’îlots d’or, ni à celle d’îlots de rhodium, ce que nous indique le texte principal remplissant sa fonction de relais. De quoi sont-ils constitués ? S’agit-il d’une autre substance introduite involontairement ? Cette question soulève le problème de l’existence d’une source d’erreur potentielle, à savoir une contamination par une autre substance indésirable.
43Pour éliminer ce problème, les scientifiques prennent soin de rappeler les tests réalisés notamment grâce à la spectroscopie Auger durant la phase de préparation des échantillons (fonction de mise en perspective du texte) : il n’y a pas de substance étrangère sur ces échantillons, il n’y que de l’or et du rhodium. En raison de la présence de dépressions dans le substrat d’or et de la présence d’îlots, et puisqu’il n’y a pas de substance indésirable sur cet échantillon, les chercheurs émettent l’hypothèse que ces îlots sont constitués par une interdiffusion des atomes d’or et de rhodium et que les dépressions sont induites par une substitution d’atomes d’or par des atomes de rhodium.
44Pourquoi l’ensemble de la figure 5, avec les éléments textuels qui l’accompagnent, ne peut-il, à son tour, être considéré comme une preuve concluante ? Cette figure montre pourtant qu’apparemment il y a eu interdiffusion d’or-rhodium et que, de ce fait, tout magnétisme est exclu. La conséquence probatoire est toujours constituée par le fait qu’il n’y a pas de magnétisme. La raison ici est constituée par la figure 5 et le contenu propositionnel qu’on lui associe : les trous et les îlots correspondent à un échange d’atomes entre le substrat d’or et le dépôt de rhodium. Il y a eu interdiffusion aux premiers stades de croissances du rhodium. Ici encore, le refus de voir dans la figure 5 plus qu’un élément de preuve se justifie, comme pour la figure 4, par l’existence de problèmes apparaissant du côté du dispositif opératoire : l’instrument, le STM, toujours, délivre des informations trop locales. De surcroît, parce que les chercheurs ne sont pas parvenus à réaliser de profil d’extraction, ils ne disposent que d’informations qualitatives obtenues grâce aux images de STM, malgré le recours au procédé de la focalisation. De plus, du côté de la communauté scientifique, des collègues des auteurs pourraient également leur faire remarquer que s’il y a un phénomène d’interdiffusion or-rhodium, il faudrait que cela soit observable en modifiant légèrement les conditions de température. C’est pourquoi les scientifiques éprouvent le besoin de renforcer leurs affirmations relatives à la présence de dépressions et d’îlots. Ils vont montrer que le phénomène est également observable sur d’autres échantillons préparés de manière légèrement différente, c’est-à-dire en déposant le rhodium à basse température. Les échantillons sont alors portés à une température encore plus élevée (300 Kelvin) afin d’être observés.
45La figure 6 avec les éléments textuels associés constitue un élément de preuve renforçateur par rapport à la figure 5. C’est le même phénomène de dépressions associées à des îlots qui est visible sur les images 6a et 6b, mais à une température différente. L’image 6b est en fait un agrandissement ou une focalisation de l’image 6a afin de mieux percevoir les dépressions et les îlots.
46Visiblement, ces phénomènes d’interdiffusion n’ont lieu que pour des couches de rhodium très minces, donc au début de la croissance du rhodium sur l’or. Lorsque le substrat est entièrement recouvert de couches de rhodium plus épaisses, le phénomène d’interdiffusion s’interrompt. C’est ce que montre la figure 7. Elle comprend deux images STM d’un recouvrement de rhodium plus important prises à des températures différentes. On ne voit plus d’îlots et de dépressions.
47Reste à montrer, et ceci se révèle crucial pour l’argumentation des chercheurs, que quelle que soit la taille des couches de rhodium déposées, fines ou non, l’échantillon reste chimiquement stable (et qu’on ne trouve que de l’or et du rhodium dans les échantillons). Pour l’or, les mesures soigneusement effectuées avec l’AES et le LEED sont systématiquement réalisées en début de processus. L’AES et le LEED sont deux techniques différentes qui permettent d’analyser l’échantillon d’un point de vue chimique et structural. Pour le rhodium, les chercheurs s’appuient également sur le recours à l’AES qui permet d’analyser chimiquement l’échantillon. La composition de l’échantillon reste stable entre les températures de 100K et de 300K, et ce quel que soit le type de recouvrement de rhodium envisagé. C’est ce que montre la figure 8 constituée de plusieurs courbes de spectroscopie Auger.
48Les courbes en pointillés correspondent à une température de 100 K, les courbes pleines à 300 K. L’image retrouve ici la dimension rhétorique déjà évoquée à propos de la figure 3. Le fait de mettre en parallèle ces spectres sur la même image permet de saisir d’un coup d’œil que pratiquement rien ne change, si ce n’est la quantité de rhodium déposé sur le substrat (le pic de rhodium devient plus important au fur à mesure qu’on augmente la quantité de rhodium déposé). Représenter ces courbes séparément n’aurait pas produit le même effet sur le lecteur. La conclusion dans le texte qui assure sa fonction de relais est donc qu’aucun élément contaminant n’est venu s’immiscer dans les expérimentations. Pour conclure leur article, les chercheurs proposent leur version des faits.
49Pour les dépôts à température ambiante, l’absence de magnétisme est expliquée par le fait qu’il est impossible dans ces conditions de produire une monocouche atomique de rhodium homogène. Pour les basses températures, l’absence de magnétisme est en définitive expliquée par l’existence d’une interdiffusion d’atomes de rhodium et d’or, aux premiers stades de la croissance. Comme les auteurs l’indiquent dans le texte principal, ce type de phénomène a été modélisé dans une autre étude (fonction de mise en perspective), non pas à partir de rhodium et d’or, mais à partir de rhodium et d’argent. L’argent étant suffisamment proche de l’or sur le plan électronique, cela constituerait un argument de plus plaidant en faveur de l’explication ainsi proposée.
4. REMARQUES CONCLUSIVES
50En définitive, que nous apprend un tel article quant aux pratiques d’écriture des physiciens des matériaux ? Celles-ci sont dominées par l’anticipation des objections que des collègues ou eux-mêmes adresseraient aux affirmations qu’ils énoncent, d’où l’importance de l’intertextualité (références à d’autres articles qui étayent ou complètent le propos). L’intertextualité est, au sein de l’article, une des composantes de la stratégie d’écriture qui consiste à fournir non une preuve décisive, mais un faisceau robuste d’éléments de preuve, destiné à être le plus convaincant possible, sur la base du travail expérimental mené en amont. Énoncé métaphoriquement : que ce soit lors des phases de conception et de réalisation des expériences ou lors de la sélection (inventio) et de la reformulation (dispositio et elocutio) des résultats dans la publication, la visée centrale n’est pas d’obtenir une chaîne qui vaut ce que vaut son maillon le plus faible, mais un câble constitué de fils entrelacés. Chaque fil accroît la robustesse du câble. Le fait qu’un fil rompe ne signifie pas que tout le câble est condamné à se défaire. Ce qu’un article tel que celui que j’ai étudié donne à voir consiste en une formulation qui se veut convaincante, pour soi-même et pour les autres, du travail d’élaboration d’un tel faisceau []. Ceci explique pourquoi les images et les éléments textuels qui leur sont subordonnés ne peuvent isolément remplir une fonction de preuve concluante et constituent en réalité de simples éléments de preuve au sein d’un tel faisceau robuste. Images et éléments textuels consistent en des marques qui traduisent différentes dimensions du travail d’établissement du faisceau : la mise en évidence de la cohérence avec les théories admises (relatives au fonctionnement des instruments et plus largement, les théories admises dans le champ scientifique considéré) ; le recours à des simulations ou à des prédictions calculées (dans notre cas, par exemple, les chercheurs s’appuient sur les prédictions portant sur le fait qu’au-delà d’une certaine taille des plots de rhodium, il ne peut plus y avoir de phénomène magnétique) ; le recours à des stratégies expérimentales répertoriées par A. Franklin (1986), comme par exemple, la calibration des instruments, le recours aux statistiques, etc.
51La stratégie la plus présente en physique des matériaux (dans la pratique quotidienne et dans les articles publiés) me semble être celle que j’ai appelée ailleurs « interinstrumentalité » (Allamel-Raffin. 2005). J’entends par interinstrumentalité le fait de recourir à des instruments faisant appel pour leur fonctionnement à des principes physiques différents et apportant de ce fait un type d’information spécifique à propos des échantillons retenus. Ces informations pourront être d’ordre chimique, structural, topographique, électronique, etc. Par exemple, dans l’article que j’ai analysé, l’AES délivre des informations chimiques à propos des échantillons, le LEED des informations structurales sur la surface de l’échantillon, le STM des informations topographiques et le MOKE des informations magnétiques. Chaque instrument est bien évidemment susceptible de produire des effets indésirables spécifiques, mais le fait d’obtenir des informations convergentes à propos des échantillons étudiés à l’aide de ces instruments, permet de réduire notablement la flexibilité interprétative des images et d’accroître la plausibilité des résultats, flexibilité causée en particulier par la complexité du dispositif opératoire et des difficultés rencontrées lorsqu’il s’agit de le maîtriser. Ces instruments permettent d’obtenir des images qui constituent les seuls points de contact avec une réalité postulée, à une échelle atomique.
52En définitive, l’argumentation générale de l’article est structurée par l’interinstrumentalité et donc par les images qui sont les résultats obtenus au moyen de ces instruments []. On comprend dès lors pourquoi celles-ci ne sont pas de simples illustrations, mais les éléments capitaux d’une telle publication. Cela dit, la communauté scientifique peut toujours trouver que le faisceau d’éléments de preuves constitué par les images dans un article donné n’est pas assez solide, et qu’on devrait par exemple, ajouter les résultats obtenus au moyen d’une procédure instrumentale supplémentaire. Du coup, la plausibilité des conclusions produites à l’issue de ce type d’étude, est bien sûr toujours provisoire et révisable.
53Remerciements
54Le présent article a été écrit dans le cadre de l’ANR PratiScienS et avec l’aide de la Maison des Sciences de l’Homme de Lorraine.
Bibliographie
RÉFÉRENCES
- Allamel-Raffin C. (2004). La production et les fonctions des images en physique des matériaux et en astrophysique. Thèse de doctorat, Université Louis Pasteur, Strasbourg, en ligne à l’adresse suivante : http://sciences-medias.ens-lsh.fr/scs/article.php3?id_article=255
- Allamel-Raffin C. (2005). De l’intersubjectivité à l’interinstrumentalité. Le cas de la physique des surfaces, Philosophia Scientiae 9(1), 3-31.
- Allamel-Raffin C. (2009). L’apport d’une perspective génétique à l’analyse des images scientifiques. Protée, 37(3), 19-33.
- Amann K. & Knorr-Cetina K. (1990). The Fixation of (Visual) Evidence, in Lynch M. & Woolgar S. (eds.) Representation in Scientific Practice, Cambridge: MIT Press, 85-122.
- Atten M. & Pestre D. (2002). Heinrich Hertz : l’administration de la preuve, Paris : PUF.
- Barthes R. (1964). Rhétorique de l’image. Communications, 4, 40-51.
- Bastide F. (1985). Iconographie des textes scientifiques. Principes d’analyse. Culture technique, 14, 133-152.
- Bazerman C. (1988) Shaping Written Knowledge: the Genre and Activity of the Experimental Article in Science, Madison: The University of Wisconsin Press.
- Berthelot J.-M. (2003). Figures du texte scientifique. Paris : PUF.
- Cohen C. (1998) Rhétoriques du discours scientifique, in Gayon J., Gens J.-C. & Poirier J. (éds) La rhétorique : enjeux de ses résurgences, Bruxelles : Ousia, 131-141.
- Fagot-Largeault A. (2003). Preuve et niveau de preuve. La vérité dans les sciences. Symposium annuel du Collège de France, Paris : Odile Jacob, 215-236.
- Franklin A. (1986). The Neglect of Experiment, Cambridge: Cambridge University Press.
- Giere R. (2006). Scientific Perspectivism, Chicago: Chicago University Press.
- Gil F. (1988a). Preuves, Paris : Aubier.
- Gil F. (1988b). Epistémologie de la preuve et pratiques de la justification. Matière et philosophie, Paris: Centre Georges Pompidou, 89-110.
- Glymour C. (1992). Thinking Things Through, Cambridge, MA: MIT Press.
- Goyard-Fabre (1968). Preuve. Encyclopaedia Universalis, Corpus vol. 13, Paris, 540-543.
- Jacobi D. (1985). La visualisation des concepts dans la vulgarisation scientifique. Culture technique, 14, 152-163.
- Kitcher P. (1991). Persuasion, in Pera M. & Shea W. (eds.) Persuading Science. The Art of Scientific Rhetoric, Canton (MA): Science History Publications, 3-27.
- Kotarbinski T. (1966). The Scientific Approach to the Theory of Knowledge. Oxford: Pergamon Press.
- Latour B. (1985). Les vues de l’esprit. Culture technique, 14, 5-29.
- Latour B. & Woogar S. (1988). La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris : La Découverte.
- Licoppe C. (1996) La formation de la pratique scientifique, Paris, La Découverte.
- Lynch M. & Woolgar S. (1990). Representation in Scientific Practice, Cambridge: MIT Press.
- Mondada L. (1995). La construction discursive des objets de savoir dans l’écriture de la science. Réseaux, 71, 55-77.
- Merz M. (2009). L’imagerie composite dans la communication scientifique. Protée, 37(3), 93-105.
- Pontille D. (2007). Matérialité des écrits scientifiques et travail de frontières : le cas du format IMRAD , in Hert P. & Cavallier M.-P., (éds), Sciences et frontières, 229-253.
- Shapin S. & Shaffer S. (1993). Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris : La Découverte.
- Waismann F. (2004). La vérifiabilité, in Philosophie des sciences, tome 1, Paris : Vrin, 325-360.
- Wimsatt W. C. (1981). Robustness, Reliability and Overdetermination, in M. Brewer B. & Collins B. E. (eds), Scientific Inquiry and the Social Sciences. San Francisco: Jossey Bast Pub., 124-163.
Notes
-
[1]
Ces entretiens de type semi-directifs ont été retranscrits et exploités en suivant les principes d’une analyse de contenu thématique. Celle-ci m’a permis de repérer les similitudes et les différences dans l’ensemble de mon corpus (soit 17 entretiens en physique des matériaux, 31 en astrophysique).
-
[2]
Le terme de fonction ne renvoie pas à l’acception qu’il peut avoir dans le cadre des travaux menés par les auteurs du courant fonctionnaliste en sociologie. En ce qui me concerne, je l’emploie simplement pour signifier le fait que, pour les acteurs (les chercheurs du laboratoire), certains composants de la recherche sont conçus comme permettant d’atteindre des finalités déterminées, elles-mêmes susceptibles d’être plus ou moins identifiées et explicitées comme telles.
-
[3]
Mondada, 1995, p. 59.
-
[4]
Ces finalités ne sont naturellement pas les seules envisageables. Si on adopte, par exemple, la perspective qui est celle de la carrière académique des chercheurs, on peut en dégager d’autres : s’assurer la paternité de nouvelles connaissances, augmenter son crédit au sein de la communauté des chercheurs, etc. Mais on peut noter que ces autres finalités sont toujours subordonnées, en dernier ressort, à celles évoquées par Berthelot en ce sens que ces dernières constituent leurs conditions de réussite : celui qui ne parvient pas à convaincre de la réalité d’un phénomène ou d’un processus tel qu’il l’expose dans un article, par exemple, n’accroît pas son crédit auprès des lecteurs.
-
[5]
Kitcher, 1991, p. 8 (ma traduction).
-
[6]
On peut suivre sur ce point B. Latour lorsqu’il écrit : « Le texte n’est pas seulement “illustré” par les images, il est le développement de celles-ci » (1985, p. 21). D. Jacobi affirme de manière plus précise encore : « On sait que les communications écrites entre chercheurs comportent toujours des “illustrations”. Le terme d’illustration est particulièrement inadapté : il ne s’agit pas d’un élément accessoire, destiné à agrémenter un discours dont la force réside dans les mots ; au contraire, les inscriptions scientifiques, comme on les désigne, jouent un rôle central de structuration et d’organisation de l’énoncé dont elles présentent le noyau dur. Le plan canonique de l’énoncé scientifique est conçu autour de la présentation de résultats qui sont toujours visualisables ou figurables » (1985, p. 156).
-
[7]
Cohen, 1998, p. 138.
-
[8]
Un des chercheurs au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui affirme ainsi : « Les images peuvent faire qu’on va s’intéresser à un article. Parce qu’on voit les images, ça a l’air beau, il y a des choses qui semblent intéressantes. Mais ce qu’on va rechercher, c’est dans le texte. Donc, les images finalement, elles vont intervenir deux fois. Elles vont intervenir au départ pour voir que : “Ah, tiens, il y a des courbes qui semblent intéressantes, qui pourraient m’intéresser comme ça en première lecture, donc je vais reprendre l’article, je vais lire le texte et après, je vais retourner voir ces images plus en détail.” »
-
[9]
Autorisation d’utilisation des images obtenues dans le cadre de la thèse Allamel-Raffin. 2004.
-
[10]
Voici un extrait d’entretien qui permet de souligner l’importance de cette fonction. Le chercheur qui exprime son point de vue est précisément celui qui a réalisé l’image correspondant à la figure 2.
« Pourquoi mettre cette image dans la publication ? Est-ce vraiment indispensable de la mettre ?
– Parce que c’est la seule image qu’on ait qui montre d’une part les différentes marches, qu’elles sont bien alignées d’une certaine manière. C’est dire : bon, si on veut regarder de l’anisotropie, il faut qu’on puisse justifier que les marches sont bien alignées, et pas n’importe comment. Parce que sinon, on est sûr que le referee va dire : “Oui, enfin bon, vous me dites que… Moi, je ne vous crois pas.”
– Mais vous ne pourriez pas dire : “Là, on a vu des marches, elles sont alignées.” Et puis comme vous avez fait un peu pour ça ?
– Si tu veux, la technique n’est pas assez... reconnue pour l’instant. C’est une question de... que la technique soit dans le domaine public. Totalement. Et puis ensuite de bien montrer que ça, et ça, c’est-à-dire d’abord des îlots qui commencent tout juste à coalescer, qui coalescent bien déjà sur cette marche, et puis là, c’est important pour la morphologie, de voir qu’ici, c’est quand même des rubans, assez plats. C’est assez important de montrer ça.
– Donc en fait, vous illustrez. Vous montrez.
– On montre.
– Et dans quelques années, vous pensez qu’il n’y aura plus besoin...
– Bah, je pense que, dans quelques années, les gens diront : “On étudie des films de permalloy qui sont obtenus par ce type de technique”.
– Donc c’est vraiment l’image qui convainc que vous l’avez bien faite.
– Qu’on l’a bien faite. Il y a là, si tu veux, une preuve : “Voyez”. » -
[11]
C’est là la condition à satisfaire lorsqu’on souscrit à une norme d’exhaustivité consistant à prendre en compte toutes les données disponibles. En d’autres termes, si l’on souhaite rendre compte de l’activité humaine hautement spécialisée que constitue le travail scientifique, il ne faut pas opérer une sélection négligeant toutes les données qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une analyse épistémologique au sens étroit de l’expression.
-
[12]
Pour illustrer ces fonctions d’ancrage et de relais, voici un extrait d’entretien : « À quoi sert la légende ? Et le texte principal ?
– Dans la légende, on décrit ce qu’on voit dans l’image. Dans le texte, tu dois tout avoir. Mais il n’y a pas d’informations supplémentaires, enfin en ce qui me concerne, jamais d’informations supplémentaires dans la légende qu’il n’y a pas dans le texte. Tout est dans le texte. » -
[13]
Pour des réflexions consacrées à la preuve dans les domaines scientifique et judiciaire, voir Gil 1988a, 1988b ; Fagot-Largeault, 2003 ; Glymour, 1992 ; Atten & Pestre, 2002.
-
[14]
Voici ce qu’énonce notamment le jeune chercheur (qui a réalisé la majeure partie des expérimentations), à propos de la question de la présence ou non de magnétisme : « Donc, ponctuellement, on avait des discussions pour voir si c’était moi qui faisais mal les manips, ou si c’était le détecteur qui n’était pas bien réglé, pour avoir la certitude, franchement, que l’absence de signal n’était pas due à un défaut des mesures. À force de refaire les manips encore et encore, de s’assurer de leur sincérité, on s’est convaincu… qu’il n’y a pas de signal, tout simplement. (…) Donc, la première étape, c’était la discussion, puis les manips. Cela sous-entend de maîtriser les différentes techniques expérimentales, et ensuite au cours des manips, je ne suis pas seul. Pendant un mois, on m’aide. Au bout de trois mois, on fait le résumé. Pratiquement, on se voyait toutes les deux semaines. Au bout de deux semaines, les choses n’avaient pas évolué par rapport à la dernière fois, alors on repoussait la réunion à plus tard. De telle manière à toujours vérifier que l’erreur ne venait pas de l’expérimentateur, en fait. Parce qu’eux, ils connaissent la manip, F. et J.-P., ils peuvent me dire : “Est-ce que tu as fait attention à telle chose ?”, de telle manière à ce que ne ce soit pas un gag, en fait. Mais en même temps, pendant qu’on discutait, on essayait de voir pourquoi on n’avait pas le signal auquel on s’attendait. Ça nous permettait de dire, en même temps, on a le STM, on peut toujours faire du STM à un moment donné. Donc, ça, c’est la partie expérience, pleine de déceptions. »
-
[15]
Ce qu’exprime par exemple dans les termes suivants, un chercheur parmi beaucoup d’autres que j’ai interrogés :
« Est-ce qu’une image peut constituer une preuve ? Un élément de preuve ou pas du tout ? En quel sens ?
Une image toute seule, en elle-même, je ne crois pas. Je raisonne beaucoup en essayant de trouver une complémentarité. C’est comme si on regardait un cristal sous différents angles. Donc la preuve, elle se tient par plusieurs approches. Par exemple, nous, on s’intéresse beaucoup à une surface et à ses cristaux. Alors, par exemple pour toutes ces techniques-là (STM, AFM, MEB), on regarde par-dessus, mais on peut très bien, et c’est ce que S. essaie de faire, faire des coupes transverses du système pour les regarder là, regarder les interfaces (avec un MET). Donc une preuve, là, par exemple, la vue du dessus n’est pas une preuve unique, mais elle peut être renforcée par la vue transverse. Je ne dirais pas que c’est une preuve, mais c’est un élément de preuve. » -
[16]
En ce sens, l’article étudié apparaît bien comme représentatif quant à sa structure de nombreuses autres publications au sein de la même discipline, la physique des matériaux. En évitant de me livrer à une généralisation que d’aucuns pourraient juger trop hardie, je dirai qu’une telle affirmation est également valable pour une discipline telle que l’astrophysique observationnelle.