Notes
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[1]
Sur les synchrotrons, les méthodes qui y sont utilisées et les applications qu’ils permettent, on doit signaler l’existence d’un CD Rom très bien fait qui a été édité en commun par l’ESRF et la société iMediasoft en 2002. Il s’intitule Exploring matter with synchrotron light et ses textes sont disponibles en anglais et en français.
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[2]
Comme toutes les autres photographies reproduites dans cet article, celle-ci est disponible sur le site wwwwwwwww. lightsources. org. On peut également y trouver des photographies d'autres synchrotrons donnant une représentation assez fidèle et complète de l'activité scientifique permise par cet instrument.
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[3]
Sont exclues de ces « publications » les documents internes et toutes les communications, qui sont pourtant souvent considérées comme de véritables produits scientifiques. Il est en effet important de noter ici que la plupart des publications sont extrêmement courtes, du moins aux yeux d’un spécialiste des sciences sociales, puisqu’elles font en général trois ou quatre pages. Il n’y a donc pas nécessairement une différence de substance entre les communications ou « posters », et les publications proprement dites, c’est-à-dire celles qui sont éditées par des revues.
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[4]
Les données présentées dans les deux tableaux qui suivent sont extraites du premier rapport annuel de l’ESRF, publié en 1992 et qui couvre en fait l’ensemble de la période de la construction. Il est à signaler qu’il faut ajouter au total les publications réalisées par les autres membres de l’ESRF, en particulier le directeur général et son adjoint, qui ne sont pas comptabilisées car il est difficile de rattacher ces acteurs à l’une des sous-communautés plutôt qu’à l’autre. Ces publications absentes correspondent pour la plupart à la revue Synchrotron Radiation News et portent généralement sur le projet ESRF et l’état d’avancement des travaux.
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[5]
Il y a malgré tout des transferts et, une fois achevée la construction de l’accélérateur, un certain nombre de techniciens et d’ingénieurs ont rejoint le monde des lignes. Par souci de simplification, on conservera toutefois les termes génériques « ingénieurs » et « scientifiques » pour désigner le monde des constructeurs de l’accélérateur et celui des constructeurs de lignes malgré cette migration des « ingénieurs ».
1TOUS LES LABORATOIRES NE SE RESSEMBLENT PAS et ils ne valident pas non plus l’image prénotionnelle d’une science qui fonctionnerait comme un ensemble unifié et obéirait toujours et partout à des logiques à peu près identiques. De nombreuses études de laboratoire ont démontré que les pratiques de recherche différaient selon les disciplines, les pays, les lieux et les institutions de rattachement. Terry Shinn (1980) a ainsi établi que les laboratoires de chimie, de physique et d’informatique qu’il avait étudiés étaient guidés par des logiques différentes dues aussi bien à la socialisation des chercheurs qu’à la nature des processus intellectuels que ces derniers mettaient en œuvre. Sharon Traweek (1992) a mis en évidence les profondes différences qu’un même domaine de recherche connaissait aux États-Unis et au Japon. En ce qui concerne le poids des institutions de rattachement, l’étude menée par John R. Sutton (1984) sur le Lawrence Livermore Laboratory, un laboratoire gouvernemental consacré à la recherche nucléaire, a par exemple décrit une institution isolée de la recherche scientifique désintéressée. La collégialité, la faiblesse de la hiérarchie, la mise à disposition d’équipements rares et coûteux, y apparaissaient comme équilibrant aux yeux des chercheurs la difficulté objective qu’il y avait à publier du fait de la norme du secret.
2Il n’y a pas une seule façon d’organiser la recherche et tout laboratoire repose sur des principes d’unité et de développement qui lui sont en partie propres. L’entrée par les disciplines pour comprendre l’organisation des laboratoires est en outre trop massive, et il faut prendre en considération le fait que chacune est animée par des sous-populations. Peter Galison (1997) affirme ainsi l’existence au sein de la physique d’un troisième pôle aux côtés de ceux de la théorie et de l’expérimentation, celui de l’instrumentation. Même à l’intérieur d’une discipline, les communautés spécialisées (théoriciens, expérimentalistes, instrumentalistes) ne sont pas homogènes dans leurs pratiques (colloques, publications, revues). Une rupture chez les expérimentalistes n’aura pas nécessairement de répercussions sur les deux autres communautés, ou vice-versa, et, si elle en a, elle sera décalée. Il y a selon lui un « intercalage » entre les communautés qui ne conduit jamais à leur homogénéisation.
3Dans cette optique, les laboratoires fonctionnent comme des lieux d’échanges et de croyances, ce qui signifie que chacun aurait des logiques de découpage et de réarticulation spécifiques et en partie contingentes. Celles-ci reposent selon Galison sur des phénomènes de créolisation, c’est-à-dire la création de langages conçus pour être parlés aux frontières entre les communautés. Cet argument est d’autant plus important que c’est, grâce à ces langages, au sein du laboratoire, ou dans les relations entre les laboratoires et les communautés, par une accumulation progressive d’arguments dont aucun n’est décisif en lui-même, que s’achèveraient les expériences et que s’opérerait l’articulation entre les différents mondes (Galison, 2002). Il faut donc étudier les laboratoires comme des espaces à l’existence et à l’activité problématiques, dont l’unité ne va pas de soi et doit être constamment construite et entretenue.
4Quelque peu paradoxalement, depuis deux décennies, l’étude des laboratoires a pourtant été négligée au profit d’une anthropologie réflexive (Woolgar, 1982) qui avait pour objet d’étude le contenu de la science. Conformément à son objectif explicite, elle a ainsi partiellement transformé les études de laboratoires, qui avaient pourtant historiquement contribué à lui donner naissance, en « études dans un laboratoire » (ibid., p. 487). Cette perspective de recherche, dont il n’est pas besoin ici de répertorier les acquis ni les vertus heuristiques, a également insisté sur l’importance des réseaux dans la recherche scientifique, contribuant ainsi par une autre voie à décomposer l’unité relative sur laquelle repose tout laboratoire et même à perdre de vue le problème de la composition locale de multiples réseaux hétérogènes.
5C’est une question qu’il nous faut reprendre aujourd’hui, comme nous y invite la « sociologie des associations » proposée par Bruno Latour (2006), d’autant plus que, en une période de « gouvernance » où s’effacent en partie les frontières entre économie et politique, entre public et privé, la question des mécanismes qui assurent malgré cette tendance à la fragmentation une unité relative d’un ensemble d’acteurs et d’instruments en un seul et même laboratoire est redevenue mystérieuse. La recherche s’en était éloignée pour rompre avec l’image d’un lieu clos sur lui-même et qui détiendrait ses propres principes d’explication (matrice disciplinaire, socialisations spécifiques, etc). Il est temps d’y revenir pour se demander ce qui permet à des groupes divers de trouver une unité au moins relative et de présenter à l’extérieur une façade unie.
6L’étude qui servira de soubassement à notre réflexion sur ce point porte sur la construction d’un grand équipement scientifique : l’European Synchrotron Radiation Facility (ESRF, Grenoble). C’est un institut scientifique dont la mission est à la fois de conduire des expériences, de faire progresser l’instrumentation dans son domaine, d’accueillir des chercheurs extérieurs et de les aider à réaliser leurs expériences sur place. Nous l’avons étudié au moyen de trois études menées en 1992, 1996 et 2005 à l’aide des méthodes proposées par la sociologie des organisations (Crozier et Friedberg, 1977). Ces trois dates ont été définies lors de la première étude en fonction des caractéristiques de la construction. 1992 et 1996 correspondaient en effet à la fin des phases de construction des deux parties principales de l’équipement (cf. infra), soit respectivement l’accélérateur et un certain nombre de lignes de lumière. 2005 était une date plus flexible dont l’objectif était d’analyser le fonctionnement de l’équipement dans sa phase de maturité dix ans après le lancement de son activité scientifique.
7L’ESRF possède trois caractéristiques qui rendent l’étude de son unité particulièrement intéressante. C’est tout d’abord un institut international fondé dans les années 1980 par une douzaine de pays et qui regroupe dix-huit États membres ou associés en 2007, ce qui rend a priori l’atteinte d’un accord sur les pratiques de travail et de recherche et sur la façon de se présenter à l’extérieur plus difficile que dans un institut national. C’est en second lieu un institut de service, qui accueille des chercheurs extérieurs, des usagers venus réaliser une expérience, ce qui oblige l’institut à prendre en compte leurs intérêts et leurs points de vue, et complique donc là encore la recherche d’une organisation qui convienne à tous. Enfin, l’ESRF abrite et développe un instrument interdisciplinaire, le synchrotron pouvant être utilisé par de nombreuses communautés scientifiques, lesquelles se caractérisent ordinairement par des pratiques pour le moins diverses. Ces trois caractéristiques font par conséquent que se pose à l’ESRF de façon particulièrement aiguë le problème de l’unification.
8L’étude de cette organisation fera tout d’abord apparaître sa profonde division et le fait que, comme tout synchrotron, elle apparaît comme un lieu d’articulation de mondes différents, qui sont liés à l’instrumentation et à l’expérimentation. Pourtant, la division, pour réelle, prononcée et entretenue qu’elle soit, ne doit pas cacher que l’instrument unit toute une série de communautés, moins en suscitant la création de langages, qu’en impliquant de façon fractionnée des membres de celles-ci dans une multitude de petits projets pour affiner les évolutions de l’instrument et les adapter aux changements des expériences.
UN INSTRUMENT PLURIEL : LE SYNCHROTRON
9Un synchrotron est stricto sensu un accélérateur de particules. Il y en a un certain nombre de par le monde depuis les années 1930, y compris dans les pays participants à l’ESRF. Nous nous intéresserons quant à nous aux synchrotrons « non parasitaires », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas destinés à la physique des hautes énergies (ou physique des particules). On peut dire qu'ils consistent fondamentalement en deux éléments : tout ce qui concerne la production des rayons X (l’accélérateur de particules ou le synchrotron proprement dit) et tout ce qui concerne leur utilisation (les lignes de lumière) [1]. Outre la description technique minimale qu’il est nécessaire de donner, on s’efforcera de bien montrer combien ces deux parties diffèrent et combien ces différences techniques sont liées à des variations de culture, de perceptions, de représentations et de stratégies entre ceux qui s’occupent de chacune d’elles.
10Dans le cas d’un synchrotron non parasitaire, l’accélérateur accélère des électrons afin de les porter à une très grande vitesse et une très grande énergie. Une fois ceci atteint, ces électrons sont conduits dans un anneau circulaire, l’anneau de stockage, où des assemblages d’aimants les contraignent à tourner et leur font ainsi produire des rayons X à chaque inflexion de leur trajectoire. Des éléments spécifiques de radio-fréquence redonnent régulièrement de l’énergie aux électrons qui tournent dans l’anneau afin de conserver la stabilité du faisceau et celle des rayons X. Tout au long de cet anneau, des « éléments d’insertion » prélèvent une partie des rayons X produits et les orientent chacun vers une « ligne de lumière », c’est-à-dire un laboratoire où sera utilisé le faisceau de rayons X pour étudier les caractéristiques d’un échantillon.
11La première photographie présente une vue aérienne de cet instrument. On y voit clairement l’anneau de stockage [2]. À l’intérieur de celui-ci, le petit bâtiment situé vers le bas correspond à l'accélérateur. On peut également distinguer à droite de l’anneau deux ensembles de bâtiments qui correspondent aux laboratoires situés à l'extrémité de deux lignes de lumière particulièrement longues et qui s’achèvent donc à l’extérieur de l’anneau. Toutes les autres lignes sont à l’intérieur de celui-ci.
12Une fois le faisceau de rayons X produit, il est en effet capté et dévié dans une « ligne de lumière », le but poursuivi étant d'étudier la structure d’échantillons très divers. La plupart des synchrotrons comptent de 20 à 40 lignes de lumière, ce qui signifie qu’ils accueillent des dizaines d’expériences simultanément et que celles-ci impliquent peu de personnes sur place, ne serait-ce que du fait de la faible place disponible. Chacune des expériences est brève, au plus quelques semaines, parfois quelques minutes. Ces caractéristiques sont importantes pour éloigner l’image qui nous vient spontanément à l’esprit lorsque nous évoquons le monde des accélérateurs : celui de la physique des hautes énergies notamment décrit par Sharon Traweek (1992), lequel correspond à des expériences extrêmement coûteuses qui impliquent des milliers de personnes et exigent des années de préparation.
13La deuxième photographie nous montre le début d'une ligne de lumière consacrée à la cristallographie des protéines. Dans cette cabine, le faisceau de rayons X est dirigé hors du tunnel où tournent les électrons et est configuré pour un certain type d'expériences par les instruments qu’on voit à l’image. On aperçoit à droite le début d'une autre ligne. Toutes les lignes se suivent en effet dans l'anneau, où elles s'enroulent les unes à côté des autres de manière parallèle. Toutes sont séparées du tunnel par un mur qui sépare physiquement les deux mondes : celui de l'accélérateur et celui des lignes. Invisible à l'œil, la jonction entre les deux s'opère par une « tête de ligne » qui relie chaque ligne à un élément d'insertion au cœur du tunnel qui transforme des électrons en rayons X.
14On ne cherchera pas à approfondir une description qui obligerait vite à aborder des rivages techniques ardus. L’essentiel est que la performance de chacun des nombreux équipements qui composent l’accélérateur dépend de celle de l’ensemble, notamment de la précision avec laquelle ils sont positionnés les uns par rapport aux autres. Le bon fonctionnement d’un accélérateur de particules requiert la coordination de tout un ensemble de compétences et d’équipements. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y a pas de conflit parmi les spécialistes des accélérateurs, ni qu’il n’y a pas de variations locales entre les systèmes d’action qui correspondent à chaque accélérateur, mais ces conflits et ces variations sont foncièrement encadrés par cette nécessaire implication de tous dans un seul et même but et objet.
15L’accélérateur peut fonctionner selon différents « modes », ce qui revêt une importance cruciale pour les utilisateurs qui font des expériences sur les lignes de lumière. Ces modes correspondent à la façon dont les électrons circulent dans l’anneau (de façon continue, par paquets plus ou moins espacés, etc.) et permettent d’avoir un faisceau très intense, très stable ou d’avoir des flashs de lumière (afin d’étudier les variations temporelles de la matière). Tous les synchrotrons ont plus ou moins leur propre palette de modes car ils essayent de s’adapter à leur clientèle d’utilisateurs (et de la séduire par des modes innovants). Le travail constant d’amélioration et de redéfinition des modes constitue un moteur d’évolution de l’instrument, une occasion de travail en commun des spécialistes de l’accélérateur et d’adaptation aux demandes des utilisateurs.
16Plus encore que l’accélérateur, chaque ligne de lumière évolue de façon importante et permanente. Jusqu’à un certain point, on peut dire qu’aucune ligne n’est jamais réellement stabilisée, moins car la technique évolue que parce que la demande change. En effet, le responsable d’une ligne cherche sans cesse à créer de nouvelles « configurations » de celle-ci adaptées à de nouvelles demandes d’expériences. Essayons d’être plus clair. Chaque ligne de lumière accueille des utilisateurs, c’est-à-dire des chercheurs extérieurs qui viennent y réaliser une expérience. Ils amènent leurs échantillons, un certain nombre de collaborateurs et, en partenariat avec l’équipe de scientifiques et de techniciens chargée d’entretenir et de développer la ligne, réalisent un certain nombre de « manips » qui entraîneront des publications. Suivant les caractéristiques de ces expériences, la ligne devra être préparée, incorporer un certain nombre d’éléments (four, etc.) et configurée. Ce sont ces configurations que le responsable de la ligne essaye d’optimiser en y consacrant une « cabine ».
(crédit : P. Ginter/ESRF)
17La troisième photographie montre ainsi le travail de préparation d’une expérience dans une cabine. Selon les caractéristiques de cette expérience, et son caractère plus ou moins novateur et réalisable, le travail de préparation peut durer plus ou moins longtemps, entraîner plus ou moins de développements techniques et informatiques et impliquer plus ou moins de personnes. Dans tous les cas, il s’agit de calibrer le faisceau de rayons X pour qu’il ait les caractéristiques souhaitables (intensité, etc.), de positionner l’échantillon et d’installer et d’orienter tous les instruments nécessaires. Sur certaines lignes, les expériences changent peu et les cabines sont plus ou moins toujours les mêmes. Sur d’autres, chaque expérience est différente, le travail de préparation est toujours important et les cabines changent beaucoup plus.
18Autant dire que le monde des lignes est très différent de celui de l’accélérateur, il est beaucoup plus profus et changeant que ce dernier et on ne saurait comprendre le soin que mettent les membres de ces deux communautés à se distinguer sans prendre en compte le fait que ces constructions discursives reposent aussi sur une base concrète.
UNE COMMUNAUTÉ BIPOLAIRE
19C’est une simplification que de distinguer deux sous-communautés au sein du monde synchrotron. En effet, les utilisateurs appartiennent à de multiples groupes disciplinaires ou infra-disciplinaires. Les biologistes n’utilisent pas cet instrument de la même façon que les chimistes ou les physiciens. Encore doit-on distinguer dans chaque discipline des communautés plus restreintes qui se signalent par une utilisation spécifique liée à un type d’expériences et à une configuration de l’instrument. Fidèles à notre question, laquelle consiste à nous interroger sur les fondements de l’unité d’une organisation scientifique, nous distinguerons toutefois en première analyse entre ceux qui construisent, entretiennent et développent l’accélérateur, les « ingénieurs », et ceux qui font de même avec les lignes de lumière, les « scientifiques », avant d’introduire les utilisateurs, qui ne font pas formellement partie de l’ESRF, dans l’analyse.
20Précisons cependant que, si nous reprenons les appellations indigènes, ce n’est pas pour revenir sur des débats qui consistent à décrire et opposer science et technologie, ou le monde de la science et celui de l’ingénierie. Nous n’avons pas non plus pour ambition première de décrire les relations entre scientifiques et ingénieurs et/ou techniciens, même si ce sujet exigerait à n’en pas douter des études approfondies et renouvelées et si notre étude peut en partie être vue comme une contribution ou au moins une incitation à ce renouvellement. Nous aboutirons certes à constater que ces deux groupes se spécifient aussi bien en ce qui concerne leur organisation qu’en matière de publications, de perceptions et de représentations. Pour autant, notre propos n’est pas de démontrer cette division, mais de partir d’elle et de la caractériser pour comprendre comment elle est surmontée. À ce titre, notre objectif n’est pas de développer pour elles-mêmes les descriptions caricaturales que les différents acteurs tracent parfois les uns des autres, mais d’analyser le rôle que jouent ces constructions discursives dans l’entretien de leur propre identité et de celle de l’ESRF dans son ensemble.
21Les membres de la communauté synchrotron ne publient pas dans les mêmes revues ni au même rythme selon qu’ils appartiennent au monde de l’accélérateur ou à celui des lignes, ce qui s’explique bien sûr tout d’abord par le fait qu’il est beaucoup plus facile de publier quand on est rattaché à une ligne de lumière où sont effectivement réalisées les expériences. On peut se baser sur les publications [3] des membres de l’ESRF entre 1987 et 1992 [4], c’est-à-dire avant le début du fonctionnement des lignes et donc avant l’arrivée d’aucun utilisateur extérieur, pour bien saisir les différences de publication hors de toute influence étrangère (celle des utilisateurs) :
22À la lecture de ce premier tableau s’impose tout d’abord le constat de la grande stabilité du nombre de publications des ingénieurs à travers les ans, à part en 1990 et surtout 1991 où les publications sont plus rares, ce qu’on peut sans doute expliquer par la forte charge de travail due durant ces deux années à la construction effective de l’accélérateur. Du point de vue qualitatif, les publications se concentrent enfin sur un très petit nombre de revues (6 en 6 ans), et essentiellement sur 3 d’entre elles : Nuclear Instruments and Methods in Physics Research (6 publications), Review of Scientific Instruments (4 publications), Synchrotron Radiation News (3 publications). Les membres de cette sous-communauté sont sur le pôle de l’instrumentation et non sur celui de la recherche expérimentale et disciplinaire.
23Toutes autres sont à l’évidence les conclusions qu’on peut tirer du second tableau, consacré à présenter les principales publications durant la même période des membres des équipes de lignes. Les publications sont tout d’abord beaucoup plus nombreuses et en croissance continue avec les années, alors même que les scientifiques sont à cette époque trois à quatre fois moins nombreux que les ingénieurs. Comme ceux-ci, ils auraient pu n’attacher qu’une importance modique aux publications et n’être pas évalués en fonction de leur nombre et de leur qualité mais en fonction de la qualité de leur ligne ou de celle du service qu’ils offraient aux utilisateurs. De ce point de vue, les deux sous-communautés apparaissent comme très différentes, ce qui n’était pas acquis a priori. Les « scientifiques » dont il est ici question sont certes eux aussi des instrumentalistes, c’est-à-dire des concepteurs de lignes de lumière. En témoigne, année après année, la part importante de leurs publications dans les mêmes revues d’instrumentation que celles où publient les concepteurs d’accélérateurs. Les revues Nuclear Instruments and Methods in Physics Research et Review of Scientific Instruments sont aussi un débouché très important pour les créateurs des lignes de lumière, ce qui témoigne à la fois de leur spécialité d’instrumentaliste et du fait qu’ils appartiennent bien à la même communauté synchrotron que les « ingénieurs ».
24Pour autant, l’impression dominante est celle d’une différence importante des deux sous-communautés en termes de publications. Le second point notable est en effet le très grand nombre de revues dans lesquelles publient les scientifiques. S’il y a un socle commun de revues entre les deux sous-communautés, les scientifiques publient plus, dans des revues plus variées, qui sont pour certaines disciplinaires, et la dispersion des publications est croissante. Si les revues de physique dominent très nettement durant les premières années, s’ajoutent ensuite des revues de chimie, de biologie et d’étude des matériaux. On peut sans doute relier cette variété croissante au fait que les recrutements successifs de scientifiques amènent progressivement à diversifier la palette des disciplines représentées et donc des articles proposés pour publication.
UNE CONSTRUCTION PHYSIQUE ET DISCURSIVE DE LA DIFFÉRENCIATION
25Les deux communautés diffèrent en termes de publications, mais elles sont aussi concrètement divisées par l’instrument lui-même. En effet, comme on l’a vu, celui-ci est caractérisé par l’existence d’un anneau qui sépare physiquement par un tunnel le centre (de l’anneau), où sont situés la salle de contrôle de l’accélérateur, les équipements d’accélération et les bureaux de certains ingénieurs, et la partie de l’anneau proche de l’extérieur, où se trouvent les lignes de lumière et les bureaux de certains scientifiques. Cette séparation se retrouve dans les autres bâtiments de l’ESRF, tous les bureaux n’étant pas situés à proximité immédiate de l’anneau, puisqu’on constate à chaque fois qu’ingénieurs et scientifiques ne se trouvent que rarement logés au même étage. Autrement dit, poussant à son terme la logique imposée par l’instrument, les deux communautés ont pris soin d’assurer leur homogénéité et leur différenciation en se regroupant chacune autant que possible dans des bureaux proches et en se séparant de l’autre.
26On retrouve cette logique dans les constructions discursives que les deux communautés développent à propos d’elles-mêmes et l’une à propos de l’autre. Confrontés à un seul équipement qui requiert la combinaison harmonieuse de multiples équipements, les « ingénieurs » mettent au premier plan les impératifs de coordination, d’efficacité et de planification. Au contraire, les « scientifiques », qui gèrent une ligne au sein d’une quarantaine entre lesquelles règne une certaine concurrence en termes de prestige (qualité et notoriété des résultats, nombre et portée des publications) et de budget, affirment des valeurs d’originalité, d’individualisme et de concurrence. Si l’on adopte les idéaux-types proposés par Boltanski et Thévenot (1991), les premiers correspondent à la « cité industrielle » tandis que les seconds répondent à la « cité inspirée ».
27La communauté de l’accélérateur revendique une culture d’ingénieur, accorde une grande importance au respect des délais, à l’optimisation des tâches et de l’organisation et cherche autant que possible à préciser les demandes et à les regrouper, voire à avoir une vision pluriannuelle des priorités et du travail. Celle des lignes met au premier plan les valeurs de créativité, d’inspiration et d’originalité, le travail n’étant jamais pesé ni compté, seule comptant la publication qui le valide in fine. Le jeune membre de la sous-communauté des accélérateurs apprend la valeur du « travail bien fait », tandis que celui de la sous-communauté des lignes apprend celle de l’originalité dont doivent faire preuve les publications. Le premier est tourné vers le long terme et la planification, tandis que le second vit dans le temps court des expériences et des publications. Le premier cherche à rationaliser son travail tandis que le second n’accorde d’attention qu’au résultat.
28Et, comme souvent, on comprend le mieux la façon dont chacun se voit quand il parle de l’autre et dresse ainsi un tableau en creux de lui-même :
29« Il est très rare qu’un scientifique soit un meneur d’hommes, c’est un artiste, il ne sait pas gérer une équipe, il faut lui garder son côté artistique. Un scientifique ne sait pas faire des planifications, des spécifications, gérer des budgets, affecter des techniciens à des équipes, ce n’est pas facile de décoder un scientifique, de traduire ses idées en quelque chose de réalisable. La différence entre un ingénieur et un scientifique, c’est pour moi la notion de finalité. » (Ingénieur, 2005).
30« Le paiement est le même, un scientifique travaille 75 heures par semaine et il est encore là tard le soir, un ingénieur travaille 35 heures et il n’est plus là le soir. L’ingénieur a un CDI, le scientifique a un CDD. C’est très difficile de faire une séparation, un ingénieur est un scientifique s’il a un esprit créatif et si ce qu’il fait demande une certaine originalité. » (Scientifique, 2005).
31Bien sûr, cette description est sommaire et caricaturale et chacun en a conscience. Mais, au-delà des stéréotypes, les différences sont malgré tout réelles et, surtout, l’essentiel est que les deux sous-communautés elles-mêmes se voient comme distinctes. Ce n’est pas nous qui en traçons ce portrait mutuellement caricatural, ce sont elles qui se décrivent ainsi l’une l’autre, qui se voient comme le regroupement de deux mondes différents par la seule grâce d’un instrument identique. Les démarcations qu’elles tracent l’une avec l’autre sont un aspect structurant de l’identité de chaque sous-communauté, c’est un point d’ancrage sur lequel il est possible de mobiliser leurs membres et de bénéficier de leur immédiate compréhension.
32Cette construction discursive continuelle de la différence est en fait à double usage. Elle est mobilisée face à l’observateur extérieur, afin de lui expliquer de manière imagée la logique des mondes qu’il contemple et leurs différences. Mais elle vaut surtout à usage interne, en tant qu’elle vise à renforcer la cohérence de la communauté (des ingénieurs ou des scientifiques) et non à véritablement préparer un affrontement. Il est en revanche à noter qu’elle est quasiment absente des rencontres et négociations des deux communautés. Loin de s’assimiler à un affrontement plus ou moins ritualisé, celles-ci s’apparentent au contraire à des efforts communs pour surmonter les différences construites et entretenues. Il est vrai que, pour comprendre les logiques qui président à la reconquête de l’unité, il faut faire intervenir la double médiation de l’instrument et des utilisateurs.
UNE RECONQUÊTE DE L’UNITÉ
33On l’a vu en introduction, toute une série de recherches ont montré que la science n’était pas unifiée, trouvait au moins une partie de sa dynamique dans ses tensions internes et sa fragmentation et que les pratiques des chercheurs dépendaient de multiples facteurs. Encore ces études portaient-elles le plus souvent sur des laboratoires relativement unifiés, où une discipline était clairement dominante, quand bien même elle pouvait parfois se diffracter en plusieurs domaines (physique théorique/physique expérimentale par exemple). Tel n’est pas le cas à l’ESRF, ce qui nous permet de poser les questions en jeu sur une base élargie : comment le monde des constructeurs d’accélérateurs et celui des constructeurs de ligne s’articulent-ils et forment-ils un tout cohérent ? Comment affrontent-ils la réelle interdisciplinarité ? Comment la construisent-ils et quels usages font-ils des frontières qu’ils tracent au sein de leur collectif ? Comment enfin les surmontent-ils pour doter leur laboratoire d’une unité ?
Le maintien des séparations
34On ne saurait tout d’abord dire que, dans aucune des phases que nous avons étudiées, il y ait vraiment eu transformation de l’un des mondes en présence ou même de véritable contagion de l’un sur l’autre. En termes de publications, chacun des deux mondes a persévéré dans son être et les recensions que nous avons faites montrent que les ingénieurs ne cherchent ni à publier plus ni dans des revues plus variées avec le temps, de même que les scientifiques, s’ils publient dans un nombre de plus en plus important de revues, continuent à privilégier le même socle. Autrement dit, les indications que nous avons tirées des publications produites entre 1987 et 1992 restent valables à travers le temps, même si le nombre des publications s’accroît fortement.
35De même, on n’observe pas de transfert massif de personnes d’une division et d’un monde à l’autre [5]. À aucun moment, le monde des scientifiques n’a adhéré aux logiques d’ordre et à la primauté d’efficacité qu’a continûment portées celui des ingénieurs, pas plus que ce dernier n’a été contaminé par les logiques de créativité et d’inspiration qui animent le monde des scientifiques. Le premier mécanisme qui a articulé ces deux mondes repose donc sur le maintien de leur séparation. Même lors de la troisième enquête, alors que certains acteurs se connaissent depuis vingt ans, rares sont les entretiens où la différence entre les deux communautés n’est pas soulignée, le monde de l’accélérateur apparaissant comme militaire aux scientifiques tandis que celui des expériences représente une image du chaos pour les ingénieurs. Le travail de construction discursive des frontières et de légitimation de sa propre communauté (Gieryn, 1999) demeure à travers le temps, au moins envers l’observateur extérieur.
36On doit en revanche souligner que cette construction d’un « soi » et d’un « entre-soi » ne s’accompagne en rien d’une volonté d’autarcie. Au contraire, ceux qui entretiennent et développent l'accélérateur jouent un rôle essentiel d'intégration des lignes. En développant des « modes » novateurs de fonctionnement du faisceau qui conviennent à de plus en plus de lignes et permettent la réalisation d'expériences nouvelles, ils assurent le socle qui permet de cumuler une différenciation croissante des lignes et une intégration minimale de l'ESRF. On peut donc dire que l’ESRF repose en premier lieu sur la construction constante de différences internes, qui est contrebalancée par la mise d’un monde au service de l’autre.
Une changeante hiérarchisation
37Autrement dit, l’articulation de ces deux mondes repose également sur leur changeante hiérarchisation. On ne peut ici raisonner indépendamment des évolutions numériques selon les moments organisationnels. La première enquête (1992) correspond clairement à une domination démographique des ingénieurs, d’autant plus importante qu’ils encadrent alors de nombreux sous-traitants dont beaucoup sont présents de façon plus ou moins régulière sur le site de construction de l’accélérateur. La seconde enquête (1996) dévoile un fragile équilibre entre un monde des ingénieurs, qui perd peu à peu ses sous-traitants, et celui des scientifiques, qui recrutent et forment de jeunes membres qui se rattachent à leur monde et y resteront connectés sous divers statuts (visiting scientists, etc.). La troisième enquête (2005), fruit de ces évolutions, correspond à une large domination numérique des scientifiques, qui accueillent en plus de nombreux utilisateurs.
38De ce fait, il y a malgré tout une évolution des constructions discursives de la différenciation. Schématiquement, on peut dire qu’elles sont surtout mobilisées par le monde « dominé ». Elles sont ainsi employées au début de la construction de l’accélérateur par les scientifiques qui essayent de justifier leur différence au sein d’une organisation dominée numériquement et intellectuellement par les valeurs des ingénieurs. Dans le monde bipolaire qui succède à cette période (1996), les logiques discursives de la différenciation culturelle sont mises en œuvre de façon plus équilibrée, chacun s’employant à établir sa différence. En période d’exploitation (2005), c’est essentiellement les ingénieurs qui les mobilisent pour défendre leur pré carré. Les scientifiques se définissent alors non plus tant par leur différence par rapport aux ingénieurs, même si cette logique demeure, que par les relations qu’ils s’emploient à nouer et à développer avec les utilisateurs.
Une médiation par les utilisateurs
39Le synchrotron est un instrument qui se diffuse dans des communautés scientifiques de plus en plus nombreuses. Il est à l’origine d’expériences toujours plus diverses et variées qui obligent à imaginer de nouveaux équipements, une nouvelle façon de reconfigurer la ligne ou même le faisceau et donc in fine l’accélérateur. Ces développements ne concernent parfois que les scientifiques, lesquels les réalisent seuls ou en coopération avec un laboratoire extérieur, mais ils impliquent souvent des représentants de divers groupes au sein de l’ESRF. C’est ainsi, dans les réflexions sur la façon par exemple de concevoir et développer un four à très haute température, que des unifications locales et provisoires se réalisent. C’est dans la réalisation de nouvelles « cabines » qui permettent à une ligne de maximiser sa différence que se réalisent en de multiples moments et lieux des phénomènes d'intégration partielle entre le monde des ingénieurs et celui des scientifiques. C’est au fond dans la poursuite par chacun de sa logique fondamentale que s’opère une relative intégration, le monde de l’accélérateur poursuivant toujours l’objectif de la coordination et celui des lignes celui de la différenciation, le résultat global étant une nouvelle fois atteint par la mise du premier au service du second.
40Notons cependant que l’utilisateur est à la fois réel et imaginé, que la représentation qu’en ont les acteurs de l’ESRF compte autant sinon plus que ses caractéristiques concrètes. Il est réel au sens qu’il est un ciment de regroupement par les problèmes qu’il pose et les défis qu’il représente (Glassey, 2006). Pour beaucoup d’expériences, outre bien sûr l’échantillon, l’utilisateur amène une partie du matériel. Même si elle est préparée par de nombreux contacts entre l’équipe de l’utilisateur et celle de la ligne, il est fréquent que des problèmes de compatibilité se posent soit lors de la préparation soit lors de l’expérience elle-même. Ils peuvent relever d’une incompatibilité informatique entre deux logiciels, d’une prise électrique qui ne s’emboîte pas à l’emplacement prévu, etc. Dans ces cas, c’est une partie de l’architecture de la ligne qui est parfois revue (cf. supra) pour répondre à la demande de l’utilisateur.
41Mais l’utilisateur est aussi imaginé, il est construit par les acteurs de l’ESRF qui trouvent dans cette activité prospective un lieu de redéfinition d’eux-mêmes et de leur activité. C’est en effet une part importante des responsabilités de l’équipe de la ligne, et au premier chef de son responsable, que d’imaginer des expériences nouvelles pour lesquelles il n’y a encore que peu ou pas de demande. Cela passe par la discussion avec les utilisateurs, l’assistance à des colloques et bien sûr la lecture des revues scientifiques. Plus encore que l’utilisateur réel, c’est cet utilisateur imaginé, pour lequel sont lancés des développements, des thèses et des manipulations test, qui est à l’origine de nombreux projets auxquels participent souvent les ingénieurs de concert avec les scientifiques, soit qu’ils doivent modifier leurs propres équipements, imaginer de nouveaux modes, soit qu’ils apportent leur expertise ingéniorale pour réfléchir à l’évolution de la ligne.
Une médiation par l’instrument
42Finalement, c’est également par l’instrument même qui les divise que s’opèrent les réunifications des ingénieurs et des scientifiques. On doit en effet noter que, si le synchrotron impose une autonomie des deux communautés, il fournit également le support de leur réunification en second ressort dans l’ensemble unifié que constitue l’ESRF. L’image de l’anneau est partout, sur les brochures de documentation, sur les pages de veille des ordinateurs, etc. Surtout, à de multiples endroits de l’ESRF, y compris dans les cafétérias ou salles de lecture, se trouvent des écrans de contrôle qui indiquent en permanence l’état des principaux indicateurs de fonctionnement de l’équipement. On peut donc partout savoir à tout moment si l’accélérateur délivre bien son faisceau d’électrons, si l’une ou l’autre des lignes de lumière est en panne, quel est le mode de remplissage adopté, et ainsi de suite. L’instrument est par ce moyen présent dans toutes les têtes de façon remarquablement identique ; les images et les indicateurs fonctionnent comme un ciment partagé dont on ne saurait surestimer l’importance.
43Chacun jette continuellement des coups d’œil machinaux à ces écrans pour vérifier que l’équipement dont il est responsable fonctionne bien et, à la moindre alerte, tous sont informés en quelques minutes d’une éventuelle défaillance. L’instrument est à ce titre un connecteur car, selon la défaillance, un collectif se constituera très vite pour la traiter. Si elle ne concerne que l’accélérateur, ce collectif ne regroupera que des ingénieurs, mais si elle concerne une ligne, il regroupera des ingénieurs et des scientifiques, lesquels oublieront tout souci de manifester leurs différences pour analyser et résoudre le problème. On voit alors que le souci de chacun de se rattacher à sa communauté ne gêne pas là non plus le besoin de regroupement. Les dynamiques de recomposition autour de l’instrument priment toujours sur les seuls besoins identitaires des acteurs humains.
CONCLUSION
44Le lecteur l’aura noté, on n’a évoqué à aucun moment la création de langages, pas plus du reste que les différences nationales. Certes, des groupes ou des acteurs trouvent parfois une mission et un rôle à jouer dans les opérations de traduction entre la langue et la vision du monde des scientifiques et celles des ingénieurs, voire entre des communautés nationales. Bien sûr, on relève l’existence d’un certain nombre de termes universels (mode de fonctionnement, configuration, etc.) qui permettent le déroulement des projets de développement et des expériences. Ils ont de fait une répercussion différente, le fait d’élaborer un nouveau mode de fonctionnement représentant un objectif pour les ingénieurs et un simple moyen pour les scientifiques, ce en quoi cela a une signification très différente pour chacun. Toutefois, ils ne s’apparentent en rien à un créole et ont un sens très précis pour tous les participants ; on ne saurait dire qu’il y a « créolisation », à moins de considérer que tout échange investi de significations différentes par des acteurs hétérogènes s’assimile à la création d’un langage spécifique.
45On ne saurait oublier ici qu’un synchrotron comporte une quarantaine de lignes rattachées à des disciplines différentes, ce qui rend difficile la création d’un langage commun, un phénomène accentué dans le cas de l’ESRF par son caractère international. On se trouve face à des populations à bien des égards très différentes de celles étudiées par Peter Galison ou Sharon Traweek dans le domaine de la physique des hautes énergies. Loin de concerner des milliers de personnes pendant des années, une expérience menée avec un synchrotron peut être conduite par une équipe de quelques personnes en quelques minutes et ne représenter qu’un budget faible. À ce titre, notre étude confirme notre point de départ, à savoir la profonde hétérogénéité qui marque le travail scientifique et le fait que chaque laboratoire repose sur des principes d’unité différents. Elle conduit aussi à décrire une communauté scientifique peu ou mal prise en compte par la littérature, laquelle s’est concentrée sur la physique des hautes énergies.
46Dans ce monde scientifique, où la place des théoriciens est significativement réduite par rapport à celle qu’ils occupent dans celui de la haute énergie, où la logique d’institut de service amène des règles de fonctionnement et d’interaction différentes, ce sont d’autres ferments d’unité qui permettent d’unir ingénieurs et scientifiques. Peut-être faut-il insister sur le fait que, au moins dans le cas de l’ESRF, tous ne se séparent et ne s’unissent que pour se mettre au service des utilisateurs et des expériences. Mais on nous permettra de conclure en soulignant que c’est le fait que c’est l’instrument même qui divise ses servants (par la profonde différence entre ses deux composantes) qui les réunifie temporairement et provisoirement qui nous semble essentiel. À ce titre notre étude confirme l’importance du travail d’équipement (Vinck, 2006) que suppose la réalisation de toute expérience.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- Galison P. (1997). Image and Logic: A Material Culture of Microphysics. Chicago, University of Chicago Press.
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- Glassey O. (2006). « Innovations techniques et représentations d’usagers vers un renversement des rapports entre conception et usage ? » in J.P. Leresche, M. Berninghoff, F. Crettaz von Roten et M. Merz (éds). La fabrique des sciences. Des institutions aux pratiques. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 349-367.
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- Traweek S. (1992). Beamtimes and Lifetimes. The World of High Energy Physicists, Cambridge, Harvard University Press.
- Vinck D. (2006). « L’équipement du chercheur : comme si la technique était déterminante », ethnographiques.org, n° 9 – février 2006 (en ligne).
- Woolgar S. (1982). “Laboratory Studies: A Comment on the State of the Art”, Social Studies of Science, vol. 12, p. 481-498.
Mots-clés éditeurs : sociologie, instrument, organisation, communauté scientifique
Mise en ligne 01/07/2007
https://doi.org/10.3917/rac.002.0221Notes
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[1]
Sur les synchrotrons, les méthodes qui y sont utilisées et les applications qu’ils permettent, on doit signaler l’existence d’un CD Rom très bien fait qui a été édité en commun par l’ESRF et la société iMediasoft en 2002. Il s’intitule Exploring matter with synchrotron light et ses textes sont disponibles en anglais et en français.
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[2]
Comme toutes les autres photographies reproduites dans cet article, celle-ci est disponible sur le site wwwwwwwww. lightsources. org. On peut également y trouver des photographies d'autres synchrotrons donnant une représentation assez fidèle et complète de l'activité scientifique permise par cet instrument.
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[3]
Sont exclues de ces « publications » les documents internes et toutes les communications, qui sont pourtant souvent considérées comme de véritables produits scientifiques. Il est en effet important de noter ici que la plupart des publications sont extrêmement courtes, du moins aux yeux d’un spécialiste des sciences sociales, puisqu’elles font en général trois ou quatre pages. Il n’y a donc pas nécessairement une différence de substance entre les communications ou « posters », et les publications proprement dites, c’est-à-dire celles qui sont éditées par des revues.
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[4]
Les données présentées dans les deux tableaux qui suivent sont extraites du premier rapport annuel de l’ESRF, publié en 1992 et qui couvre en fait l’ensemble de la période de la construction. Il est à signaler qu’il faut ajouter au total les publications réalisées par les autres membres de l’ESRF, en particulier le directeur général et son adjoint, qui ne sont pas comptabilisées car il est difficile de rattacher ces acteurs à l’une des sous-communautés plutôt qu’à l’autre. Ces publications absentes correspondent pour la plupart à la revue Synchrotron Radiation News et portent généralement sur le projet ESRF et l’état d’avancement des travaux.
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[5]
Il y a malgré tout des transferts et, une fois achevée la construction de l’accélérateur, un certain nombre de techniciens et d’ingénieurs ont rejoint le monde des lignes. Par souci de simplification, on conservera toutefois les termes génériques « ingénieurs » et « scientifiques » pour désigner le monde des constructeurs de l’accélérateur et celui des constructeurs de lignes malgré cette migration des « ingénieurs ».