Couverture de R2050_HS7

Article de revue

Annie Saumont, la voix, la plainte, le refrain

Pages 107 à 110

1 Je connais Annie Saumont depuis 1987, année où notre éditeur commun Paul Fournel, qui dirigeait alors Ramsay, a publié son recueil La Terre est à nous et le mien 7 Histoires d’amour.

2 Nous nous rendions chaque année au Festival de la Nouvelle de Saint-Quentin. Dès qu’on se retrouvait les uns et les autres à la gare du Nord, on commençait à bavarder et quand on descendait une heure et demie plus tard sur les quais venteux de Saint-Quentin, il semblait que l’essentiel avait été dit et qu’il était temps de rentrer. Une année où nous nous installions dans un compartiment, Fournel encore debout a tiré d’un carton de livres qu’il amenait au festival (nous l’avions suivi toutes les deux chez Seghers) un exemplaire neuf, odorant du dernier titre de Saumont : « Ils sont arrivés de l’imprimerie ce matin », et il le lui a tendu comme son bébé. Saumont a pris son livre, l’a retourné sur la quatrième de couverture et aussitôt : « Il y a deux coquilles. »

3 On a tous éclaté de rire dans le compartiment. Cette phrase est presque un signe de reconnaissance : celui ou celle qui est capable de remarquer en une seconde « il y a deux coquilles » sur ce qu’on lui rend de ce qu’il a écrit est un écrivain. Parce qu’on a tellement travaillé le texte qu’on le connaît par cœur et qu’il n’y a pas de miracle, s’il est bon, c’est par le travail. Parce que voir chamboulé le moindre détail, qui avait sa raison d’être, rend malade. Mais aussi parce qu’on sait que les autres, dont l’œil n’est pas le même, feront toujours des coquilles, et donc on le dit d’un ton tranquille, comme Saumont l’a dit d’un ton tranquille.

4 Plus tard, engagée en tant qu’écrivain dans la filière de traduction littéraire d’anglais de Paris 7, avec la tâche de faire mieux connaître leur français maternel aux étudiants, je les ai fait travailler sur des nouvellistes français d’aujourd’hui. Pour Annie Saumont, j’ai choisi « Cette année, nous », tiré du recueil Le Lait est un liquide blanc, sorti chez Julliard en 1995.

5 La nouvelle raconte, par la voix d’un petit garçon qui dit « je », que « nous cette année on va pas en vacances » car « Pa et Ma traversent une mauvaise passe » depuis les dernières vacances au bord d’un lac, chez une logeuse qui a séduit Pa en « brisant le cœur » de Ma. Pa est parti vivre avec la dame, après quoi il est revenu chez Ma, qui dit qu’il a « le cœur brisé » par cette femme. Et le petit garçon, dont Ma n’a plus le temps de s’occuper, sort se jeter sous une voiture.

6 J’avais vu le style, l’« oralité » du monologue (qui fait des nouvelles en « je » les préférées des comédiens qui en lisent) car c’est une nouvelle pour les oreilles davantage qu’une nouvelle pour les yeux, les procédés du langage « parlé » minimaliste, les points qui coupent les phrases, les virgules, rares, suivies ou non d’une majuscule, le choix des mots. Par exemple, comme par un effet Larsen qui change le son quand on s’approche puis s’éloigne de sa source, un personnage est dénommé successivement : « une dame/la dame/la logeuse/la dame ébouriffée/la femme au peignoir/la logeuse aux gros nénés/la très chère la très belle qui remplit ton cœur de clarté/ta pétasse/cette femme des vacances de l’été dernier au bord du lac/cette espèce de sorcière (cruelle) ».

7 Là je rends grâce à la parcimonie du responsable de l’imprimerie de mon U.F.R., qui charcutait aux ciseaux tout texte à photocopier qu’on déposait sur son comptoir. J’avais réussi à caser les sept pages de « Cette année, nous » sur trois feuilles. Il m’a rendu l’ensemble comprimé sur une feuille recto-verso, le rendant pénible à lire. Mais ces deux pages à deux colonnes chacune que je pouvais mettre côte à côte et confronter d’un seul regard, changeaient le visage du texte.

8 Il m’arrive, quand j’écris, d’être avec mon texte (surtout si c’est un roman), dans un rapport de forces particulier, qui tient au rapport d’échelle de vision entre mon champ visuel et cette mer de mots qui débordent du papier. Je suis noyée par eux ou je les domine, je suis plus grande ou plus petite que trois cents pages, je le sens comme un rapport de forces physiques.

9 En lisant « Cette année, nous » comprimé, j’ai retrouvé l’efficacité de ce rapport de forces physiques : la lecture panoramique des sept pages imposée par le photocopiste a changé le rapport d’échelle entre le texte et mon œil : en le voyant dans son entier, j’ai vu sa forme.

10 C’est une forme circulaire, à spirales qui consistent en retours de phrases, de mots, liés à des retours de situations, de décors. Elle a quelque chose de mélodique par le rythme des retours, et de géométrique parce que la ligne musicale simple peut être perçue spatialement.

11 Cette nouvelle « orale » a deux refrains : les deux leitmotive alternés, revenant cinq et six fois : le premier est « Nous cette année on va pas en vacances ». C’est la première phrase de la nouvelle. On va à la ligne, et deuxième phrase deuxième leitmotiv : « Pa et Ma traversent une mauvaise passe » (c’est moi qui souligne ces mots). Sur eux, et les mots qui les composent, la nouvelle se construit, entre l’ouverture par les deux leitmotive et la coda sur les deux mêmes.

12 Après l’ouverture par le premier leitmotiv 1) « Nous cette année on va pas en vacances » (lequel est annoncé par le titre tronqué et inversé : « Cette année, nous »), on a 2) « C’étaient les vacances. L’année dernière. Cette année on va pas en vacances. Moi ça m’est égal. 3) L’année dernière en vacances je pêchais de la lune dans le lac. 4) (variante) Tout le monde se barre, nous on reste. Ca m’est égal. 5) Sauf que cette année on va pas en vacances. Ma dit que c’est terminé ce genre de plaisanterie. 6) (dans la coda, tressée avec l’autre leitmotiv) On va pas en vacances. Bon, je m’en fiche. »

13 Après l’ouverture par le deuxième leitmotiv 1) « Pa et Ma traversent une mauvaise passe », on a 2) « Oui Ma, d’accord, j’attends le bonhomme vert pour traverser. Voilà, c’est Passez piétons. Je traverse. Pa et Ma traversent une mauvaise passe. 3) Mes doigts passeront pas au travers (de mon nez). Pa et Ma traversent une mauvaise passe. 4) Elle a dit encore, Non Yann. Que c’était impossible de passer, On va prendre par le travers du bois. Pa et Ma traversent une mauvaise passe. 5) Et la coda où les deux leitmotive sont tressés : La mauvaise passe qu’ils traversaient on dirait que c’est passé. On va pas en vacances. Bon, je m’en fiche. Je vivrai dans la rue y a de l’air. Je sors en claquant la porte. J’attends pas toujours que ce soit Passez piétons. Pour traverser. »

14 La répétition des leitmotive entraîne une cadence de chanson ténue et triste, qui scande le ressassement de l’enfant malheureux, le travail d’émergence d’une idée (se faire écraser), l’émotion de cette voix qui dit « je ». Cette forme spiralée apparaît l’expression plastique du sujet – tristesse de l’histoire, et consolation de la tristesse par le plaisir esthétique, comme une chanson triste sentimentale peut être agréable à entendre.

15 Il me semble que c’est pour sauver « le sentiment » dans un registre général prosaïque (« Ils voulaient que je sois astiqué, avec un short impec. »), que le style est rendu « poétique » par les procédés suivants :

16 – en s’affichant directement par les termes « poème » / « parler en poème » six fois, ainsi que trois citations poétiques connues : « ô temps suspends ton vol » (deux fois) et « ô lac rochers muets grottes forêts obscures » (une fois), tirées de Le Lac de Lamartine. Et « n’y touchez pas, il est brisé », de Sully Prudhomme (trois fois). Ces citations s’intègrent dans les phrases de « langage parlé » avec apocopes et absence de négations (« J’avais pas encore faim vraiment. J’avalais des piles de tartines au p’tit déj’. »).

17 – en répétant treize fois « lac », cliché poétique de la nature romantique. À lui seul, « lac » remplace les descriptions, ordinaires supports du poétique.

18 – en dépaysant l’histoire par des noms propres typiques d’écho américain (Pa, Ma, la Ford), dans une under-seduction d’outre-Atlantique.

19 – en répétant les noms propres pour désigner les personnages : « Pa et Ma » au lieu de il et elle, ce qui est un procédé de chanson ou de poème populaire. Répétitions massives aussi des « traverser/passer », embrassées (passe – traverse – traverse – passe) ou croisées (traverser – passer – traverser – passer), dans un langage parlé minimaliste, très écrit, précieux – et répétition, en fin de compte, de tous les éléments : ils reviennent tous plusieurs fois (Grand-mère, les pêcheurs, les poissons, etc.).

20 Le tricotage des « traverser/passer » ne se voit littéralement pas à la lecture (ni ne s’entend à l’oreille) – d’autant que les phrases sont égrenées –, englobé qu’il est dans le treillis du texte menu, en sous-codage, et parce que « traverser » et « passer » sont pris dans des usages sémantiques différents. On suit le sens. Et ce qui demeure des répétitions est une musicalité.

21 – enfin par le rythme, pair le plus souvent : les hexamètres nombreux ; les rythmes combinés de trois, quatre, cinq syllabes des phrases brèves, voire un octosyllabe (« Voilà comment elle parle, Ma. ») ou un alexandrin (« Et aussi que parfois la poésie ça aide. ») quand les paroles ont besoin d’être soutenues par la chanson.

22 Cette forme spiralée est celle de nombre de nouvelles d’Annie Saumont. Celle-là est très bien faite. Couplée à la voix de monologue (souvent) intérieur – qui me fait penser à Nathalie Sarraute –, voix qui dit « je » (ou « on », « nous »), cette forme de refrain lancinant, en général sur un fait passé, amène le lamento du malheur ou de la culpabilité (par exemple la culpabilité d’Un pique-nique en Lorraine, éditions Joëlle Losfeld, 2005). J’avais dit à Saumont que je trouvais ses nouvelles très bien mais plaintives – car nous nous disons ce que nous pensons quand nous lisons ce que nous faisons les uns les autres –, puis, comme elle en était marrie, lors d’un autre recueil je lui avais dit que j’avais remarqué davantage d’humour dans ses dernières nouvelles. « Oui, a-t-elle dit, il y a de l’humour, mais les gens ne le voient pas. »

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