Notes
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[1]
Alain Robbe-Grillet, Minuit (1953), 1973, p. 11, depuis : « Dans la pénombre » jusqu’à : « la lumière s’allume… »
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[2]
Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d’écrivain, France Culture/Seuil, 2005, p. 22.
-
[3]
Vincent Jouve, La Poétique du roman, SEDES, 1997 ; Armand Colin, 2001, p. 18 sq.
-
[4]
Umberto Eco, Lector in fabula (1979), trad. de l’italien, Grasset, 1985.
-
[5]
Voir en particulier Andrea del Lungo, L’Incipit romanesque, Seuil, « Poétique », 2003.
-
[6]
Ibid., p. 54.
-
[7]
Loc. cit.
-
[8]
Gérard Genette, Seuils, Seuil, « Poétique », 1987, p. 7.
-
[9]
Id., Palimpsestes, Seuil, « Poétique », 1982.
-
[10]
Bernard Magné, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. 14, n°1-2, 1986.
-
[11]
Sur cette question, voir Alain Robbe-Grillet, « Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie », in Texte(s) et intertexte(s), éd. par Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1994, p. 263. Ce texte de Robbe-Grillet, où il cite Sophocle de mémoire, sans références précises mais en grec, et où il se justifie (p. 261) du sens particulier qu’il donne aux verbes ὁράω et ἐπιευρίσκω, a été repris dans Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur, Bourgois, 2001, p. 259-269.
-
[12]
« Le temps, qui voit tout, malgré toi l’a découvert » (Œdipe roi, in Sophocle, Ajax, Œdipe roi, Electre, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Les Belles Lettres, t. 2, 1958, p. 116, v. 1213). Note de l’éditeur : « L’expression qui voit tout peut s’appliquer à diverse divinités (Zeus, Erinyes, etc.). Le poète veut dire que tout finit par se découvrir avec le temps » (n. 3).
-
[13]
Du moins selon la citation originale de Sophocle, car le fatum antique confère tout de même au temps un rôle des plus actifs.
-
[14]
Frank Wagner, « Ni début, ni fin ? (Sur le traitement des “points stratégiques” dans les écritures néo-romanesques) », in Le Début et la fin : une relation critique (Actes de colloque, Université de Toulouse – Le Mirail, avril 2005 et mars 2006), Acta Fabula [en ligne], disponible sur URL : http://www.fabula.org/colloques/document761.php, publié le 30 octobre 2007.
-
[15]
Toutes ces notions narratologiques sont empruntées à Gérard Genette, Figures III, Seuil, « Poétique », 1972, et Nouveau Discours du récit, Seuil, « Poétique », 1983.
-
[16]
D’« une tragédie », note Racine, « la durée ne doit être que de quelques heures » (préface de Bérénice). Sans être prescriptif, Aristote observait déjà que la tragédie « s’efforce de s’enfermer, autant que possible, dans le temps d’une seule révolution du soleil, ou de ne le dépasser que de peu » (Poétique, 1449 b).
-
[17]
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1963.
-
[18]
L’expression « sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines » (l. 7-8), qui contredit certains des autres sèmes évaluatifs présents dans l’extrait, peut d’ailleurs être interprétée en ce sens.
-
[19]
Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, « Écriture », 1992.
-
[20]
Ce qui confère en outre au paragraphe une dimension oraculaire qui n’est pas sans rappeler le chœur de la tragédie antique. Le rôle génératif de l’hypotexte sophocléen est de la sorte une nouvelle fois suggéré.
-
[21]
Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Hachette, 1996, p. 36.
-
[22]
Ibid., p. 19.
-
[23]
Michel Picard, La Lecture comme jeu, Minuit, 1986.
-
[24]
Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Seuil, « Les contemporains », 1997, ch. 2 et passim.
Précisions préliminaires
Vous savez que la première phrase des romans est une chose extrêmement importante. On pourrait presque écrire toute l’histoire de la littérature en étudiant seulement les premières phrases, parce que la première phrase d’un roman pose le statut de l’écrivain par rapport au monde, et du livre par rapport au public. Dedans, il y a déjà une sorte de contrat annoncé, un contrat d’écriture et de lecture qui s’adresse à un public. Le lecteur sait dès la première phrase comment il faut lire le livre, ou du moins il est censé le savoir s’il est assez astucieux [2].
2 Cette affirmation d’Alain Robbe-Grillet se révèle, à plus d’un titre, digne d’intérêt. Tout d’abord, elle constitue l’indice de la lucidité de l’écrivain quant aux propriétés de l’écriture littéraire et de sa réception, dans la mesure où ce « diagnostic » rejoint celui des théoriciens du récit. Ainsi, par exemple, Vincent Jouve identifie-t-il trois fonctions principales de l’incipit : informer, intéresser, nouer le contrat de lecture [3]. Ce dernier point signifie que le début du roman vise à renseigner le lecteur quant au type de texte auquel il est confronté, et à lui suggérer comment il doit lire – ce qui passe par la mise en place d’une série de signaux précisant la nature du livre. Ensuite, la modalisation (« s’il est assez astucieux ») sur laquelle s’achève le propos de Robbe-Grillet mérite également d’être relevée, puisque l’auteur, loin de se cantonner à la prise en compte de quelque hypothétique « Lecteur Modèle » [4], y prend acte de la diversité des aptitudes des lecteurs réels – ce qui lui permet au passage d’instiller dans son discours un soupçon de causticité provocatrice, dans laquelle il n’est pas exagéré de repérer sa marque de fabrique. En outre affleure ainsi, certes discrètement, sa conception volontiers agonistique de la relation auteur-lecteur(s).
3 En raison de leur pertinence, je souhaiterais donc placer sous l’égide de ces quelques lignes l’étude qui va suivre. Pour autant, mon propos ne consistera pas, voyant tout l’univers dans une coquille de noix, à esquisser une histoire de la littérature romanesque à partir de ses premières phrases, ni même à tenter une anatomie de l’œuvre robbe-grillétienne à partir de son traitement de l’incipit, mais simplement à analyser, de façon aussi précise que possible, la première page des Gommes – commencement à plusieurs égards, puisqu’elle inaugure le premier roman publié par l’écrivain. Il s’agira par conséquent pour l’essentiel d’observer les mécanismes textuels qui, dans le contexte du début des années 50, confèrent à ce début sa singularité déconcertante, et de réfléchir à la programmation spécifique de la lecture qui en résulte.
4 Mais, avant d’aller plus loin, le choix de cet objet d’étude comme l’objectif démonstratif qui le sous-tend impliquent une brève mise au point théorique et terminologique. Selon les spécialistes du domaine [5], il convient en effet, lorsqu’il est question du début d’un texte littéraire, de distinguer « ouverture », « attaque » et « incipit ». La première dénomination désigne la « série de passages stratégiques qui se réalisent entre le [péri]texte et le texte, à partir de l’élément le plus extérieur, le titre », la deuxième renvoie aux « premiers mots du texte » [6], la troisième et dernière correspond à :
[…] un fragment textuel qui commence au seuil d’entrée dans la fiction (présupposant la prise de parole d’un narrateur fictif et, symétriquement, l’écoute d’un narrataire également fictif) et qui se termine à la première fracture importante [7].
6 Fracture qui peut être d’ordre formel et/ou thématique, sans nécessaire coïncidence de ces deux paramètres, et dont l’« importance » relève de l’appréciation somme toute conditionnelle, donc variable, des observateurs. Dictée par un souci de rigueur épistémologique et d’opérativité analytique, cette typologie n’en met pas moins en lumière, en particulier en raison de la place de choix qu’elle accorde à la notion de passage, le caractère problématique de la délimitation du commencement. Contrairement aux idées reçues, savoir où commence et finit le début d’un texte littéraire ne va pas de soi. Mieux vaut s’en convaincre au moment d’aborder la première page des Gommes, roman qui exploite de façon astucieuse et quelque peu retorse cette « “zone indécise” entre le dedans et le dehors du texte », qu’à la suite de Gérard Genette on nomme désormais « péritexte » [8].
L’ouverture des Gommes
7 Ainsi, entre le titre (de prime abord énigmatique), assorti de l’indication générique « roman », et l’attaque (« Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse ; il est six heures du matin. »), le lecteur est-il confronté à deux éléments péritextuels, cruciaux en raison de leur potentiel effet pragmatique. Tout d’abord une épigraphe – « Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi » –, attribuée à Sophocle, qui appelle deux mots de commentaire. En effet, au seuil d’un récit littéraire, la présence d’une épigraphe n’est jamais indifférente, qui possède une dimension signifiante, et influe par là même sur les lectures à venir. En d’autres termes, l’interpolation liminaire d’une citation empruntée à un autre auteur porte un éclairage particulier sur le texte auquel elle prélude, puisque le procédé tend de facto à instituer une réception de type relationnel – textes « cité » et « citant » se trouvant dès lors engagés dans une dynamique d’échanges fondamentalement plurivoques, dont ni l’un ni l’autre ne sortiront intacts, sinon indemnes.
8 En l’occurrence, dans l’esprit du public, Sophocle est surtout connu en tant qu’auteur d’Œdipe-roi. Certes, le titre de la pièce n’apparaît pas dans le péritexte des Gommes, mais à lui seul le binôme citation + identité auctoriale constitue un indice déterminant, puisque est ainsi précocement, non pas révélé, mais suggéré l’hypotexte fondateur du roman de Robbe-Grillet. En effet, Les Gommes peut être considéré, mutatis mutandis, comme une réécriture transmodale [9] de la pièce de Sophocle, du moins si l’on se focalise sur les linéaments de l’intrigue principale : Wallas et Œdipe ont tous deux en commun, dans le cadre d’une investigation « policière », d’illustrer la figure paradoxale de l’enquêteur s’avisant in fine de sa culpabilité dans le crime qu’il prétendait élucider.
9 En outre, cette représentation métatextuelle connotative [10] d’une partie des particularités génératives des Gommes, écrit « double » ou « au second degré », est encore amplifiée à la faveur de la déformation qui affecte la citation de Sophocle [11], puisque l’original évoque « le temps, qui voit tout… » [12]. La substitution d’un verbe à l’autre désigne ainsi, du moins potentiellement, aux plus érudits et sagaces des lecteurs, l’une des propriétés structurelles majeures du roman, puisque de témoin qu’il était dans la pièce antique [13], le temps y devient agent : plus que Wallas, le vrai coupable des Gommes, c’est l’ensemble des distorsions qui affectent la temporalité narrative. La « corruption » de la citation sophocléenne indique donc d’emblée à mots couverts le rôle primordial du paramètre temporel pour la résolution de l’énigme que le texte qui suit va poser ou, pour mieux dire, constituer.
10 Encore convient-il d’ajouter que, sauf cas d’espèce (?), ces indices ne deviennent réellement opératoires qu’à l’issue d’un premier parcours intégral au fil du texte, c’est-à-dire à l’orée d’une relecture. Si les connotations métatextuelles sont indéniablement présentes dès le péritexte, le savoir qui permettra aux lecteurs de les activer fait encore défaut, puisqu’il est conditionné par la traversée du roman.
11 Ensuite, le deuxième élément péritextuel notable consiste en la présence de l’intertitre « prologue », qui autorise deux interprétations, en grande partie convergentes. Pour le lecteur dont le fonds encyclopédique contient quelques rudiments d’histoire littéraire, forte peut être la tentation d’établir un lien entre cette mention et l’épigraphe, puisque, dans le théâtre antique, le prologue désignait la partie de la pièce qui précède l’entrée du chœur. La dialectisation du lien qui unit Les Gommes à son hypotexte théâtral connaîtrait ainsi un tour d’écrou supplémentaire.
12 En l’absence d’un tel savoir, le terme même de prologue demeure malgré tout significatif car, si on le « traduit » littéralement par « ce qu’il y a avant la parole » ou « ce qu’il y a avant le discours », formules éventuellement complétées par l’adjectif « narratif », on s’avise que l’intertitre dispense une information à caractère programmatique : ce qui est ainsi d’emblée signifié au lecteur est une entrée progressive, voire différée, dans la fabula. De fait, ledit prologue comptera six sections numérotées, et le « Chapitre premier », précédé de cet intertitre rhématique, et centré sur le protagoniste, Wallas, ne débutera qu’à la p. 45. De plus, au sein même du prologue ainsi délimité (p. 11-41), la séquence que je me propose d’étudier fait elle-même figure de prologue enchâssé : en atteste sa phrase finale, « Quand tout est prêt, la lumière s’allume… » (l. 33), qui qualifie rétrospectivement les premières lignes du texte de simples préparatifs, ce qui en fait une forme de préambule. Dans le même ordre d’idées, on notera la similitude, sur le plan informationnel, du début de l’attaque (« Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises […] ») et de la phrase qui inaugure la 2e séquence, après le blanc typographique : « Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises » (l. 34). Des éléments communs à ces deux phrases résulte une impression de relatif statu quo : l’action est visiblement encore à venir. Mais on prêtera également attention à ce qui, sur fond de répétitions, varie, d’autant que la lente et minime évolution de la situation initiale recèle une fois encore une dimension métatextuelle. En effet, au cours de cette première page, l’unique personnage représenté a lui-même disposé les éléments du décor au sein duquel il s’apprête à évoluer. Les paradigmes de l’artifice et du début différé favorisent ainsi la conjonction des deux acceptions du terme « prologue », pour l’édification du lecteur « astucieux » cher à Robbe-Grillet. Et, puisqu’il est question d’articulation de l’écriture et de la lecture, ajoutons que la très progressive entrée dans le cœur de la fabula, par paliers successifs, et d’avance dialectisée, « mime » l’entrée lente et difficile du lecteur dans l’univers fictionnel, en même temps qu’elle la provoque.
13 Enfin, reste à signaler qu’un rapide feuilletage du volume permet de constater qu’au prologue répond son symétrique inverse : un « épilogue » (p. 257-264), en bonne logique formaliste centré sur le même personnage. Est ainsi produit un effet de cadre, que le relecteur pourra aisément interpréter comme un procédé de soulignement de la circularité – il est vrai imparfaite – de l’intrigue. Si, en règle générale, le début et la fin sont pris dans une relation dialectique qui, à bien des égards, est aussi relation critique, force est de constater que, dès son premier roman publié, Robbe-Grillet radicalise le traitement littéraliste de ces hauts lieux stratégiques du texte littéraire [14].
L’incipit des Gommes
Convoquer vs révoquer : le modèle « réaliste » en question
14 Au vu de ce qui précède, on constate qu’il est bien délicat de distinguer avec assurance péritexte et texte, ce qui confirme les définitions de l’incipit comme passage. De façon prévisible, la suite des analyses renchérira sur ce constat. Cela posé, quelle hypothèse de lecture adopter pour étudier la première page des Gommes ? La première séquence narrative du roman nécessite l’adoption d’une perspective « comparatiste » : il est indispensable de raisonner en termes d’« écarts » par rapport à une « norme » supposée – fût-elle contestable dans son schématisme réducteur – : l’incipit du roman réaliste-naturaliste du xix e siècle, tel qu’ont pu l’illustrer nombre de romans de Balzac et Zola.
15 Le phénomène majeur du début des Gommes consiste en effet en une radicale transgression dudit « modèle », par là même ravalé au rang de contre-modèle. À l’examen, une telle entreprise repose sur la réappropriation déformante de certains traits, d’autant plus efficacement subvertis qu’ils sont placés au service d’une ambition inverse : non plus naturaliser le début pour en gommer l’arbitraire et par là même initier une efficace accréditation du contenu narratif dans son ensemble, mais a contrario exhiber l’artifice de la prise d’écriture inaugurale afin d’obérer l’illusion référentielle – ou du moins d’entraver son fonctionnement canonique.
16 L’un des éléments représentatifs de cette dialectique de la convocation/révocation se donne à lire dans le détournement concerté du topos du début. On sait en effet qu’en régime mimétique-référentiel, les romanciers disposent de tout un arsenal de stéréotypes vraisemblabilisants qui leur permettent de motiver l’entrée dans la fiction : le départ et l’arrivée, la découverte, l’attente, le réveil, la rencontre, les regards croisés, l’inconnu, le nouveau, le dévoilement et, donc, le début. Dans le texte de Robbe-Grillet, ce topos est réactivé via la précision temporelle qui clôt le premier paragraphe : « […] il est six heures du matin » (l. 3-4). On assiste donc, de façon en apparence somme toute classique, à une superposition des débuts de la narration et de l’histoire – phase inaugurale sur laquelle semble renchérir la précision horaire. Si, en dépit d’une similitude de façade, nous ne sommes plus dans les eaux du roman réaliste-naturaliste, c’est que le topos va progressivement, donc rétroactivement, être désigné comme tel, sous la pression d’un réseau métatextuel très dense, dont les éléments constitutifs saturent les lignes suivantes. Ainsi apparaîtront l’arbitraire et l’artifice de ce début de roman, comme – telle est la leçon implicite de cette entreprise de dénudation – de tout roman. Mais la perception du détournement est bien sûr fonction de l’aptitude du lecteur à déceler l’autoréflexivité de la séquence inaugurale considérée dans sa globalité.
17 On peut en dire autant du début in medias res, habituelle stratégie d’accréditation en régime romanesque « traditionnel ». Déchiffrant la première phrase des Gommes, nous découvrons certes une action déjà en cours d’accomplissement, mais il ne s’agit pas là d’une tentative du scripteur pour postuler, par voie de présupposition, une antériorité, donc une hypothétique autonomie, de ladite action par rapport à la narration – tout au contraire. L’emploi du présent de l’indicatif – « le patron dispose » (l. 1-2), « il est six heures du matin » (l. 3-4) – ne fait en effet pleinement sens qu’en relation avec la nature de l’action en cours, de simples préparatifs – de sorte qu’il n’y a pas ici à proprement parler de jeu sur le ressort dramatique, compte tenu de la dimension anodine des geste évoqués. Une fois encore, le spectacle qui nous est proposé consiste en la mise en place, par le personnage, d’un décor, implicitement présenté comme cadre d’une éventuelle action, encore à venir. Aussi serait-il exagéré de conclure à la production d’un quelconque suspense, du moins sur le plan de l’histoire racontée : l’énigme proposée est d’un autre ordre, métatextuel. Évider de la sorte le topos du début in medias res de son habituelle charge dramatique n’en excite pas moins la curiosité du lecteur, mais en la déplaçant de l’aventure à l’écriture proprement dite – ce qui correspond bien à la visée littéraliste maintes fois proclamée par l’auteur.
18 Ce jeu pervers avec les canons romanesques, partant avec l’horizon d’attente depuis lequel les lecteurs construisent leur réception, est également étendu au traitement de la situation narrative, c’est-à-dire à l’articulation de la voix narrative et de la focalisation. Particulièrement retorse est ici la mobilisation de l’une des caractéristiques les plus notoires de la narration réaliste : le choix d’une narration hétérodiégétique, conduite (à l’échelle du passage) en focalisation zéro [15]. Sur ce plan aussi, la réappropriation d’un modèle familier fait l’objet d’un subtil travail de sape : par exemple, contrairement aux habitudes en la matière, la situation narrative élue n’est pas associée à une dimension rétrospective, potentiellement vraisemblabilisante. En attestent les temps verbaux : présent, mais aussi futur de l’indicatif – « sera » (l. 16) – et futur proche – « vont » (l. 19) –, la narration oscillant dès lors entre simultanéisme et dimension prédictive. De plus, si d’ordinaire une narration hétérodiégétique non focalisée favorise l’effacement de l’instance énonciative, ce qui lui évite d’interférer entre l’univers de la fiction et le lecteur, tel n’est absolument pas le cas ici. C’est même l’inverse qui se produit, à la faveur de l’effet d’annonce du début du troisième paragraphe : « Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître » (l. 16-17). L’adverbe, porteur d’un sème évaluatif, constitue clairement un trait énonciatif, et par là même l’indice d’une subjectivité. Il révèle donc la présence d’un locuteur singulier, « dissimulé » derrière un anonymat de convention.
19 Au cours de ce même paragraphe, le traitement de la formule focale malmène également l’orthodoxie, puisque, si le narrateur en dit alors clairement plus que n’en sait le personnage dont il question, ce qui correspond à la définition genettienne de la focalisation zéro, contrairement à ce qui se produit en régime réaliste le lecteur n’en retire nulle gratifiante impression d’omniscience. Et pour cause : il ne s’agit aucunement en l’occurrence de lui délivrer un volume optimal d’informations, afin, en le guidant pas à pas au fil de sa découverte de l’univers fictionnel, de le rassurer. A contrario, l’incipit des Gommes prive la focalisation zéro de sa fonction coutumière, en la mettant au service d’un phénomène de rétention du sens : cela vaut pour le troisième paragraphe, dont le flou et l’imprécision risquent fort de plonger le lecteur – se demandant de quoi il est réellement question – dans la perplexité. Seule une relecture permet de clarifier cet effet d’annonce délibérément sibyllin. De même, les « très anciennes lois » (l. 6), évoquées dès le deuxième paragraphe, dans la mesure où elles sont simplement désignées, mais non spécifiées, constituent aussi pour le lecteur un vecteur de frustration voire d’inquiétude. Dès le début des Gommes, la narration hétérodiégétique non focalisée, favorisant de façon inusuelle la multiplication des lieux d’incertitude, vise donc paradoxalement à placer le lecteur dans une position d’inconfort face à l’histoire racontée.
20 On vient de voir que cette subversion du modèle réaliste reposait pour partie sur la superficialité et l’imprécision des renseignements relatifs à la diégèse. Or cet appauvrissement délibéré et perturbateur de l’apport informationnel apparaît plus clairement encore lorsqu’on examine la façon dont la première page des Gommes « répond » aux questions canoniques de l’incipit : où ? quand ? qui ? Sur ce plan également, le lecteur est confronté à une relation dialectique entre un respect de façade des conventions et leur transgression biaise. En effet, l’incipit des Gommes répond à ces trois interrogations, mais de façon insatisfaisante pour un lecteur habitué à des textes dès l’origine plus « complets » sur le plan informationnel. Où ? dans « la salle de café » (l. 1) : rue, ville, pays ne sont pas spécifiés. Quand ? À « six heures du matin » (l. 3-4) : quid du jour, du mois, de l’année ? Qui ? « Le patron » (l. 1), privé de nom et de prénom. Ces informations partielles témoignent de nouveau d’une rétention du sens, le texte ne feignant de respecter les habitudes de réception du lecteur que pour mieux les décevoir – dans l’acception polysémique du terme.
21 En effet, tromperie sur la marchandise et déception du récepteur ont partie liée. Ne programmant ni authentiques explications ni jeu effectif sur le ressort dramatique, cet incipit paraît fondamentalement déconcertant, dans la mesure où son auteur ne semble réellement se soucier ni d’intéresser ni de séduire. La cause de cet écart troublant avec les incipit traditionnels doit être recherchée dans la poursuite d’un objectif qui, précisément, implique une telle rupture : la mise en place d’un autre régime de lisibilité, où les phénomènes métatextuels occupent désormais le premier plan.
Stratification sémantique : la « doublure » métatextuelle
22 Entreprendre, surtout au début des années 50, de détourner les lecteurs des séductions de la fiction pour les inciter à prendre en compte le procès de textualisation constituait assurément un projet audacieux – d’autant plus que la perception de cette nouvelle donne esthétique conditionne l’intérêt et le plaisir que l’on peut prendre à la lecture du texte. Mais, à l’analyse, force est de convenir que la densité du réseau métatextuel établi dès l’incipit des Gommes constitue un efficace facteur de lisibilité, à fonction compensatoire : pour peu bien sûr qu’elle soit perçue, la saturation autoréflexive peut permettre de résorber la fracture avec l’horizon d’attente du public.
23 Ainsi, dans cette perspective de lecture modifiée, la notation temporelle déjà évoquée forme-t-elle système avec le syntagme « un jour » (l. 23) pour mettre en « évidence » de façon précoce l’unité de temps qui va présider à l’histoire racontée – l’action du roman se déroulant en vingt-quatre heures. Est ainsi ébauché un nouveau rapprochement avec le théâtre, cette fois avec la tragédie, dont il s’agit d’une des règles de base [16].
24 Mais c’est surtout le lien du roman à une tragédie particulière, celle d’Œdipe, qui fait l’objet d’une intense dialectisation, à l’occasion d’une réactivation systématisée des implications de l’épigraphe : « De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines […] » (l. 6-7). Il est difficile, du moins pour le relecteur, de ne pas voir dans ces antiques lois une allusion à la pièce de Sophocle, qui en tant qu’hypotexte conditionne effectivement les faits et gestes des personnages des Gommes. L’allusion contribue donc à suggérer le déterminisme hypotextuel qui pèse sur l’écriture du roman, en même temps qu’elle signale une forme de tension générique entre théâtre et récit. À preuve l’évocation d’un geste du personnage, « trois coups de torchon » (l. 10), qui autorise une métaphorisation du début, en renvoyant aux trois coups par lesquels, au théâtre, est annoncé le lever imminent du rideau. L’artifice de l’incipit est ainsi connoté.
25 Plus généralement, au cours de la première page, l’assimilation récurrente de l’espace diégétique du roman à l’univers du théâtre remplit simultanément deux fonctions : révéler au lecteur attentif la dimension hypertextuelle des Gommes comme son caractère de réécriture transmodale ; dévoiler la fictionalité du roman – le théâtre constituant par excellence le domaine de l’artificiel et du factice. Selon les occasions, tel ou tel de ces deux pôles connexes peut toutefois l’emporter momentanément. Ainsi de la « caractérisation » du patron : réduit par son anonymat et par le mode de sa désignation à sa seule fonction, il est en outre privé d’intériorité psychologique – laquelle n’est évoquée passagèrement que de façon négative : « […] il ne sait même pas ce qu’il fait » (l. 5-6). De la sorte, le personnage, simple actant, est dépouillé de toute épaisseur fictionnelle, de toute profondeur, conformément aux déclarations épitextuelles de l’auteur qui, dans Pour un nouveau roman [17], pourfendra les mythes de l’humanisme traditionnel [18]. Le deuxième paragraphe témoigne ainsi d’un maintien délibéré à la surface des êtres et des choses, dont l’habituel rapport hiérarchique, empreint d’anthropocentrisme, est d’ailleurs brouillé. Sujets d’un verbe actif (« Il est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit » (l. 29-31), les objets sont personnifiés quand, à l’inverse, l’unique actant anthropomorphe est réifié (« Un bras machinal remet en place le décor », l. 31-32). Dans une perspective textualiste, les ambiguïtés de l’adjectif « machinal » méritent d’être soulignées : à l’habituel sens figuré (ce que l’on fait sans même y penser) s’ajoute ici le sens littéral (ce que l’on fait comme une machine). Ainsi consommée, la déshumanisation du personnage du patron en fait un automate, ou plutôt un pantin manipulé par le narrateur – voire, en amont, par le scripteur : ce que Vincent Jouve nomme un « personnage-pion » [19]. « Le patron » est dès lors rendu à son essence de personnage de fiction. Aussi, par le choix du substantif qu’elle contient, une formule comme « l’unique personnage présent en scène » (l. 27-28) peut-elle être lue comme un commentaire métatextuel à valeur de proclamation de fictionalité.
26 Le phénomène concerne non seulement le personnage, mais aussi, par contagion métonymique, l’intégralité de l’univers au sein duquel il évolue, la diégèse du roman – ce dont témoignent les diverses occurrences d’un lexique de la facticité qui, par le biais de renvois à l’univers théâtral, peuvent contribuer à dénuder le medium littéraire. Au « personnage » et à la « scène » déjà évoqués, il convient d’ajouter les mentions du « faux marbre » (l. 30) et du « décor » (l. 32).
27 Enfin, la phrase précédant le blanc typographique (« Quant tout est prêt, la lumière s’allume… », l. 33) supporte une interprétation similaire. Cette phrase de transition désigne rétrospectivement la première séquence textuelle, qui s’achève, comme phase préliminaire, ou préambule. Elle renchérit ainsi sur l’intertitre « prologue », comme sur les notations du quatrième paragraphe – « Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre » (l. 26-29, je souligne) –, qui informent le lecteur qu’il ne se trouve pour l’heure que dans les coulisses du récit.
28 En outre, sur cette autoréflexivité explicite peut paraître se greffer une autoréflexivité implicite, dont la perception n’exige, somme toute, qu’un modeste travail d’inférence : une phrase comme « Il dort encore » (l. 6) institue selon moi une relation d’équivalence entre le demi-sommeil du personnage et le demi-sommeil du récit. L’incipit apparaît dès lors comme une phase d’éveil, de latence, ou de gestation finissante : chaque début de journée / chaque début de récit est une manière de (re)naissance. Il est donc question ici de la création d’un monde – celui de l’univers fictionnel – dont la présentation va suivre, comme l’indiquent les points de suspension sur lesquels s’achève la première séquence textuelle. Si l’incipit des Gommes « parle » de la diégèse qui s’y met progressivement en place, force est de constater qu’il « parle » également, et peut-être surtout, de lui-même, de l’essence littéraire du roman qu’il inaugure, ainsi que de certaines de ses spécificités génératives. Le sémantisme stratifié des opérations métatextuelles permet ainsi, au moins en droit, de concilier production d’une fiction potentiellement attractive, et progrès de l’intelligence du lecteur sur l’illusionnisme du roman.
Programmation déceptive de la lecture
29 Reste que, compte tenu de la césure avec les canons romanesques, comme de la densité du réseau métatextuel, le second pôle semble appelé à l’emporter nettement sur le premier, au risque peut-être de l’occulter. Pour autant, est-il légitime d’estimer que le début des Gommes valorise clairement un objectif pédagogique, par l’intégration de son propre « mode d’emploi » ? Une telle hypothèse mérite d’être sérieusement nuancée, car au jeu volontiers pervers avec l’économie narrative « traditionnelle » du récit de fiction répond un traitement non moins ambigu des attentes lectorales, formées par la fréquentation majoritaire – on peut le supposer – des récits mimétiques-référentiels. Dès ce premier roman, la conception robbe-grillétienne de la relation auteur-lecteur évoque, à bien des égards, le jeu du chat et de la souris…
30 C’est sans doute au cours du troisième paragraphe, apothéose métatextuelle de l’incipit, que cette dimension agonistique apparaît avec le plus de clarté. Le premier phénomène marquant y est un effet d’annonce métatextuel, puisque y sont évoqués, au futur de l’indicatif [20], les dysfonctionnements qui vont affecter la temporalité du récit : « inversion », « décalage », « confusion », « courbure » (l. 22) sont autant de caractérisations anticipées du traitement anomique du paramètre temporel dans Les Gommes. Cet autocommentaire précoce constitue une nouvelle infraction aux habitudes en matière de conduite de la narration romanesque : si les effets d’annonce y sont rares, c’est qu’en tant que machine à produire du suspense le roman a tout intérêt à les éviter, pour ne pas risquer de désamorcer la curiosité lectorale pour la suite de l’histoire racontée. Mais, en l’occurrence, l’écueil est en grande partie évité, car l’effet d’annonce ne porte pas tant sur les péripéties futures que sur l’architecture même du récit, et ce de façon tellement sibylline que seule une relecture peut réellement dissiper toutes les zones d’ombre sémantiques.
31 Voilà qui incite déjà à relativiser la prédominance de la visée pédagogique. Encore n’est-ce rien en regard du jeu provocateur avec les attentes codifiées des lecteurs, qui fait du début des Gommes un texte piégé. Ainsi, en dépit du crédit dont jouit a priori le narrateur en raison de la combinaison d’une relation de personne hétérodiégétique et d’une focalisation zéro, l’affirmation à laquelle il se livre au tout début du troisième paragraphe peut-elle paraître controuvée : « Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître » (l. 16-17). Vraiment ? À l’inverse, on peut estimer que les dysfonctionnements évoqués sont précisément ce qui constitue le temps en maître absolu du récit, en programmant le parcours narratif en spirale dont le protagoniste Wallas est le jouet et la victime. D’ailleurs, l’épigraphe nous avait déjà mis en garde, en signalant l’importance du paramètre temporel pour la résolution de l’énigme du récit. Dès lors, comment surmonter cette apparente contradiction ? En lisant l’assertion sur le mode de l’antiphrase. Dans la mesure où la programmation de ce type de réception « à rebours » enfreint très fortement les habitudes en vigueur dans le cadre de la lecture de romans, la « pédagogie » selon Robbe-Grillet a tôt fait d’apparaître bien paradoxale, et/car potentiellement fourvoyante.
32 D’autant qu’il ne s’agit pas là de la seule chausse-trappe glissée sous les pas du lecteur. Plus déceptive encore est en effet la dissémination au fil du paragraphe de traits énonciatifs, dont on a déjà vu qu’ils contredisaient l’apparent effacement de l’origine de la parole narrative, et qui, en outre, introduisent de notables ambiguïtés axiologiques. Soient l’adverbe « malheureusement » (l. 16) et les adjectifs « incompréhensible » (l. 24) et « monstrueux » (l. 25). Dans la présence de ces sèmes évaluatifs convergents, chacun peut repérer l’indice d’une subjectivité ; mais à qui la rapporter ? D’après le système du texte, il y a fort à parier que le lecteur sera tenté de mettre cette apparente déploration à l’actif d’un narrateur de type auctorial. Or ce serait là bien mal connaître Robbe-Grillet dont, face à une telle mésinterprétation, on imagine aisément le rire sardonique ; car l’adverbe « malheureusement » ne peut en fait renvoyer qu’à la réaction d’un lectorat frustré dans ses attentes conventionnelles, que l’auteur s’ingénie précisément à battre en brèche à chaque ligne de son texte. Ce parti pris déceptif est encore plus criant dans la dernière phrase du paragraphe, dont tous les termes-clefs appellent de nouveau une lecture antiphrastique : pour anomiques qu’ils soient, le plan et la direction du récit des événements de ce jour d’hiver se révèlent des plus précis, car minutieusement orchestrés en amont ; si « monstruosité » il y a, elle ne concerne que l’écart avec l’orthodoxie temporelle du roman « traditionnel » ; enfin, Les Gommes ne constitue un texte « incompréhensible » qu’aussi longtemps qu’on s’entête à le lire en le rapportant au modèle du roman mimétique-référentiel – sans percevoir qu’il s’agit précisément là de son principal pôle-repoussoir.
33 Sans doute mesure-t-on mieux à présent toute la rouerie de l’auteur, qui piège son partenaire au moyen d’une stratégie ambiguë jusqu’à la perversité : feindre d’adopter le point de vue des lecteurs « naïfs » du roman canonique, alors que l’autoréflexivité énigmatique du passage vise à susciter leur malaise ; et prendre par là même le risque de les égarer. L’ironie a pu être qualifiée de « communication à hauts risques » [21] : c’est peu dire en l’occurrence, car si « X dit a) » et « pense non-a) », peut-on réellement affirmer que X « veut faire entendre non-a) à son interlocuteur » [22] ? Le moins que l’on puisse dire est qu’est ici à l’œuvre une régie des plus ambiguës qui, plutôt que de guider les lecteurs, a de fortes chances de les fourvoyer. Pour autant, qu’on ne lise dans ces analyses nulle réprobation, car c’est précisément ce jeu du chat et de la souris qui permet au texte d’échapper à la pesanteur d’un monologisme réducteur, fût-il métatextuel, en faisant faseyer le sens. Si, près de soixante ans après sa parution, un roman comme Les Gommes a gardé tout son sel, c’est pour partie en raison de l’ambiguïté de ses « leçons », qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’application laborieuse de quelque catéchisme dogmatique. En outre, sur le plan de la lecture littéraire, à une relation auteur-lecteur dûment hiérarchisée, transparente et rassurante, il est loisible de préférer les charmes piquants de frictions agonistiques aux accents ludiques : n’oublions pas que la lecture est aussi, à plus d’un titre, un jeu [23].
34 *
35 Puisqu’il faut bien conclure, disons, en manière de synthèse récapitulative, que les traits majeurs de l’incipit des Gommes sont les suivants :
36 – dès le premier roman publié par l’écrivain, une grande lucidité critique relative aux enjeux de ce haut lieu stratégique du récit littéraire ; qui se donne à lire dans :
37 – l’établissement d’une relation dialectique de convocation/révocation des règles canoniques du début de roman ;
38 – une surenchère métatextuelle soumettant la fiction à la rude concurrence d’une mise en exergue de la narration et de la scription, en vue de favoriser un progrès de l’intelligence lectorale sur l’illusionnisme romanesque ;
39 – une programmation déceptive de la lecture, visant autant à éviter le figement dogmatique du sens qu’à pimenter la relation assoupie du vieux couple auteur-lecteur.
40 Sans doute, des romans résolument littéralistes qui suivront Les Gommes au point d’orgue de La Reprise, en passant par les fictions formaludiques [24] des années 70 et l’autobiographie consciente des Romanesques, l’écriture robbe-grillétienne connaîtra-t-elle bien des évolutions, qui contribueront à la renommée de l’œuvre. Mais, puisque les caractéristiques que j’ai prêtées à cet incipit sont aussi, parmi d’autres, celles du roman dans son ensemble, on conviendra que ne manquaient pas les bonnes raisons pour qu’il devînt, non pas un best-seller, mais, selon le mot de l’auteur, un long-seller : « Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré [?] toi. »1
Notes
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[1]
Alain Robbe-Grillet, Minuit (1953), 1973, p. 11, depuis : « Dans la pénombre » jusqu’à : « la lumière s’allume… »
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[2]
Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d’écrivain, France Culture/Seuil, 2005, p. 22.
-
[3]
Vincent Jouve, La Poétique du roman, SEDES, 1997 ; Armand Colin, 2001, p. 18 sq.
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[4]
Umberto Eco, Lector in fabula (1979), trad. de l’italien, Grasset, 1985.
-
[5]
Voir en particulier Andrea del Lungo, L’Incipit romanesque, Seuil, « Poétique », 2003.
-
[6]
Ibid., p. 54.
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[7]
Loc. cit.
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[8]
Gérard Genette, Seuils, Seuil, « Poétique », 1987, p. 7.
-
[9]
Id., Palimpsestes, Seuil, « Poétique », 1982.
-
[10]
Bernard Magné, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. 14, n°1-2, 1986.
-
[11]
Sur cette question, voir Alain Robbe-Grillet, « Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie », in Texte(s) et intertexte(s), éd. par Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1994, p. 263. Ce texte de Robbe-Grillet, où il cite Sophocle de mémoire, sans références précises mais en grec, et où il se justifie (p. 261) du sens particulier qu’il donne aux verbes ὁράω et ἐπιευρίσκω, a été repris dans Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur, Bourgois, 2001, p. 259-269.
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[12]
« Le temps, qui voit tout, malgré toi l’a découvert » (Œdipe roi, in Sophocle, Ajax, Œdipe roi, Electre, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Les Belles Lettres, t. 2, 1958, p. 116, v. 1213). Note de l’éditeur : « L’expression qui voit tout peut s’appliquer à diverse divinités (Zeus, Erinyes, etc.). Le poète veut dire que tout finit par se découvrir avec le temps » (n. 3).
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[13]
Du moins selon la citation originale de Sophocle, car le fatum antique confère tout de même au temps un rôle des plus actifs.
-
[14]
Frank Wagner, « Ni début, ni fin ? (Sur le traitement des “points stratégiques” dans les écritures néo-romanesques) », in Le Début et la fin : une relation critique (Actes de colloque, Université de Toulouse – Le Mirail, avril 2005 et mars 2006), Acta Fabula [en ligne], disponible sur URL : http://www.fabula.org/colloques/document761.php, publié le 30 octobre 2007.
-
[15]
Toutes ces notions narratologiques sont empruntées à Gérard Genette, Figures III, Seuil, « Poétique », 1972, et Nouveau Discours du récit, Seuil, « Poétique », 1983.
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[16]
D’« une tragédie », note Racine, « la durée ne doit être que de quelques heures » (préface de Bérénice). Sans être prescriptif, Aristote observait déjà que la tragédie « s’efforce de s’enfermer, autant que possible, dans le temps d’une seule révolution du soleil, ou de ne le dépasser que de peu » (Poétique, 1449 b).
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[17]
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1963.
-
[18]
L’expression « sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines » (l. 7-8), qui contredit certains des autres sèmes évaluatifs présents dans l’extrait, peut d’ailleurs être interprétée en ce sens.
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[19]
Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, « Écriture », 1992.
-
[20]
Ce qui confère en outre au paragraphe une dimension oraculaire qui n’est pas sans rappeler le chœur de la tragédie antique. Le rôle génératif de l’hypotexte sophocléen est de la sorte une nouvelle fois suggéré.
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[21]
Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Hachette, 1996, p. 36.
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[22]
Ibid., p. 19.
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[23]
Michel Picard, La Lecture comme jeu, Minuit, 1986.
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[24]
Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Seuil, « Les contemporains », 1997, ch. 2 et passim.