Couverture de R2050_HS3

Article de revue

Une bonne situation

Pages 7 à 15

Notes

  • [1]
    « Hommage à Pierre Herbart », Paris Normandie, 22 août 1974.
  • [2]
    Philippe Berthier, Pierre Herbart. Morale et style de la désinvolture, Tupin-et-Semons, Centre d’Études gidiennes, 1998, p. 15.
  • [3]
    Angelo Rinaldi (« Un clochard céleste », L’Express, 23 avril 1998) et, pour la première référence, R. M. (Le Figaro littéraire, 6 juillet 1953).
  • [4]
    En fin de volume, voir P. Herbart, On demande des déclassés, p. 199.
  • [5]
    Matthieu Galey, Journal. 1953-1973, Grasset, 1987, p. 95.
  • [6]
    Ibid., p. 440.
  • [7]
    Ibid., p. 156.
  • [8]
    Pierre Herbart, Avant-propos, La Vie d’André Gide, NRF, coll. « Les Albums photographiques », 1955, p. 10.
  • [9]
    Ibid., successivement p. 94, 112, 116 et 119.
  • [10]
    André Gide, Journal. II.1926-1950, édition de Martine Sagaert, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1080, daté (28 ou 29) mai 1949.
  • [11]
    Ibid., p. 1510
  • [12]
    La Ligne de force, Gallimard, coll. « Folio », 1980 (1958), p. 154.
  • [13]
    « Une éthique du retrait », in On demande des déclassés. Écrits journalistiques 1932-1948, Le Promeneur, coll. « Le Cabinet des lettrés », 2000, p. 9.
  • [14]
    Philippe Berthier, Pierre Herbart. Morale et style de la désinvolture, op. cit., p. 117-118. La citation interne provient des Souvenirs imaginaires (Gallimard, 1968, p. 131).
  • [15]
    « Une éthique du retrait », art. cit., p. 35.
  • [16]
    Ibid., p. 16.
  • [17]
    Ibid., p. 19.
  • [18]
    Ibid., p. 25. À ce texte on opposera celui, riche et mesuré, de Claude Gillet : « Pierre Herbart, Lafcadio engagé », Roman, histoire, société. Mélanges offerts à Bernard Alluin, Études réunies par Yves Baudelle et alii, Lille, Ed. du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle - Lille 3, coll. « UL3 », p. 207-214.
  • [19]
    Selon cet ordre dans Histoire de la littérature française. De 1940 à nos jours, Arthème Fayard, 1978, p. 129-147.
  • [20]
    On trouve deux furtives allusions dans Mon histoire de la littérature française contemporaine (Grasset, 1987) qui, en dépit de son titre, parcourt l’ensemble du siècle.
  • [21]
    La Ligne de force, op. cit., p. 151.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Bruno Curatolo, « Roman 20-50 et « La revie littéraire » : une chronique de la réédition depuis 1987 », Les Revues littéraires au xxe siècle, Textes réunis par B. Curatolo et Jacques Poirier, Dijon, Centre de recherches Le Texte et l’Édition, 2002, p. 180.
  • [24]
    Michel P. Schmitt, « Pour un humanisme engagé : Terre des hommes, 1945-1946 », La Revue des revues, n°36, 2005, p. 15-35.
  • [25]
    Voir M. Dambre, « Sur le manuscrit du Hussard bleu de la Bibliothèque Nationale de France », Roman 20-50, n°42, décembre 2006, p. 63-72.
  • [26]
    Michel de Smet dans Le Soir de Bruxelles, 30 juillet 1958.
  • [27]
    Matthieu Galey, « Derrière l’ombre d’un noctambule », L’Express, 11-17 mars 1968.
  • [28]
    Catherine Douzou, « Pierre Herbart et André Gide, écritures d’un soi marginal », Études littéraires, « D’un écrivain l’autre. Quelques écrivains méconnus du xxe siècle et leurs références » (dir. François Ouellet), Laval, vol. 36, n°3, printemps 2005, p. 125-136.
  • [29]
    Luc Fraisse, « Le prestige secret des écrivains mineurs dans l’histoire littéraire de Lanson », Pour une esthétique de la littérature mineure, Actes du colloque de 1997, établis par L. Fraisse, Champion, 2000, p. 105.
  • [30]
    Angelo Rinaldi, « Rééditions. Herbart : l’homme sans situation », L’Express, 1er novembre 1980.
  • [31]
    Ibid.

1Quelque trente ans après la mort de Pierre Herbart, ses livres sont aujourd’hui, et depuis l’an 2000, presque tous disponibles en librairie. Seuls manquent En U.R.S.S. 1936 et Le Chancre du Niger, parus en 1937 et 1939. Au début des années 1980, la reprise au format de poche de trois titres constituait un signe, qui fut confirmé en 1992 par le tirage de L’Âge d’or au Dilettante. Neuf rééditions en trois ans (1998-2000) ont fait événement, voire avènement. On se prend à penser que Jacques Brenner avait vu juste trente ans plus tôt : « Ce n’est pas du tout sûr que pour occuper une belle place dans la littérature, il faille écrire beaucoup. Il y a une justice littéraire, les œuvres d’Herbart formeront un jour un beau volume de la Bibliothèque de la Pléiade [1] ». Elles ont, en somme, une bonne situation, éditoriale au moins. On parle, même parmi les universitaires, d’« une œuvre d’écrivain à part entière [2] ». La critique opère des rapprochements avec Larbaud, ou bien Cocteau et Katherine Mansfield [3]. Peut-être est-il temps d’essayer d’y voir clair. Car le nom de l’auteur demeure toujours absent de la majeure partie des anthologies et dictionnaires. Les œuvres se regroupent au Cabinet des Lettrés du Promeneur (Gallimard), mais cette belle collection revendique une « société secrète » des lecteurs passionnés. « Leurs choix – est-il proclamé – ne correspondent jamais à ceux des marchands, des professeurs ni des académies [4] ». Notre auteur serait-il à enfermer dans un ghetto doré ?

2Essayer de le situer incite tout d’abord à relever certaines traces de la légende. Traces décisives (legenda, c’est « à lire »), mais traces ambiguës (la légende témoigne d’une résistance au temps plus propre au personnage qu’à l’écrivain). Dans cette interrogation, l’album photographique de La Vie d’André Gide aiguillonnera la réflexion : Herbart asigné l’avant-propos et les commentaires de ce volume. Mais quelques traces ne suffisent pas à placer l’écrivain dans son temps et dans son espace intellectuel. Il faut passer du légendaire au générationnel : Herbart lui-même se réfère en mémorialiste à cette notion afin de définir son parcours. Cette deuxième partie aimerait imaginer un groupe littéraire par rapport auquel l’œuvre prendrait sens, s’éclairerait tout à fait. Mission actuellement désespérée on s’en doute, car l’extrême liberté de l’écrivain n’arrange rien. Mais n’y aurait-il pas d’autres modalités d’intégration possibles à l’histoire littéraire ?

3* * *

4Pierre Herbart souriant, seul au volant d’une décapotable : l’essai de Philippe Berthier s’ouvre sur ce portrait. Autre invite au voyage, une photographie figure en frontispice du numéro que la revue Nord’ a consacré en juin 2001 au natif de Dunkerque. Il y apparaît, semble-t-il, en auteur signant un service de presse dans la maison de la rue Sébastien-Bottin. On pourrait donner pour légende ce passage du Journal de Matthieu Galey en 1956 : « Regard d’un bleu doux superbe, lunette d’écaille, chevelure argentée, beau visage long de quinquagénaire distingué. Il parle d’une voix faible, assez coupante, avec de temps en temps de suaves inflexions appuyées, comme en italique. Pourrait être ambassadeur, grand médecin ou membre du Jockey : rien d’un aventurier un peu gigolo, ex-membre du Komintern, et tirant sur le bambou paraît-il [5] ». Quinze ans plus tard, face à Jünger, Galey ne trouve d’équivalents en beauté que Herbart et Max Ernst [6]. À l’époque où venait de paraître La Ligne de force, il avait aussi donné ce portrait en mouvement : « Apparaît Herbart, sans monocle, mais avec un papillon émeraude, assorti à ses yeux, le teint hâlé, les cheveux de neige : le plus beau des vieux beaux. Brillant, volubile, mordant, il descend du premier étage, où il s’est isolé un moment. Les mauvaises langues prétendent qu’il se pique dans les toilettes. Et après [7] ? » Il n’existe pourtant guère de légende photographique pour Pierre Herbart comme il en existe pour d’autres écrivains contemporains. Il ne dispose pas de cette force de créateur qu’il reconnaît à Gide, sûr artisan d’une cohésion entre vie et œuvre, « architecte d’un grand monument », ainsi qu’il le qualifie dans l’album La Vie d’André Gide, réalisé avec Claude Mahias en 1955 : « Il semblerait, ici encore, que Gide ait mené le jeu ; car s’il n’aimait pas les photographes, il n’en cédait pas moins à leurs sollicitations chaque fois que le cliché allait fixer un instant exemplaire de son existence, ou, plus subtilement, illustrer à travers sa personne tel mouvement de sa pensée, tel aspect de son art [8] ». L’iconographie propose donc « une sorte de complément à l’œuvre », comme elle constitue un supplément à sa Recherche d’André Gide tant discutée quelques années plus tôt. Or Pierre Herbart, dont on présume parfois la présence sur tel ou tel cliché, s’y admet quatre fois directement [9].

5C’est d’abord le fameux voyage 1936 en U.R.S.S. avec Dabit et Guilloux : quatre écrivains donc. C’est encore, en 1948, l’un des derniers voyages : à Tori del Benaco, Gide s’apprête à s’installer dans la grande De Soto bleu outre-mer achetée non sans difficultés en Amérique ; dans le Journal du 7 septembre cité en marge, Gide se plaint du cœur ; sur la photo, on le voit prendre appui de sa main sur la porte de la voiture, courbé ; derrière lui, debout, Herbart observe. Et enfin, deux photos rue Vaneau en 1950. Sur la première, André Gide essaie son magnétophone ; on voit de dos Claude Mahias comme en une gidienne mise en abyme de l’album avec, en regard, un extrait d’Ainsi soit-il, où Gide s’interroge sur le dictaphone qu’il s’est offert. Sur la seconde, Gide et Herbart conversent, souriants. En regard, mais décalé, un extrait du Journal en date du 22 janvier 1948 : « La victoire de Gandhi, son pacifique triomphe m’apparaît comme un des faits les plus surprenants de l’histoire. Pierre Herbart, qui est venu passer deux jours près de moi, en est autant ému que moi. Nous en avons parlé tout aussitôt et longuement […] » Ces quatre clichés ainsi privilégiés laisseraient-ils paraître un Herbart avantageux, abusant Gide lui-même, qui écrit à la même époque : « Je ne connais personne, excepté Roger [Martin du Gard] peut-être, qui cherche aussi peu à se faire valoir. Plus encore que Roger, il se passe de l’affection et de l’estime, au point que celles, si vives, que j’ai pour lui viennent de cela même, et qu’il ne se courbe et ne s’incline en rien pour les obtenir. J’ai mis un temps énorme à découvrir ses plus secrètes et ses plus importantes vertus ; et ce fut presque toujours par raccroc [10] ». Ce passage, qui ne figure pas dans l’édition du Journal 1942-1949, l’éditrice Martine Sagaert le rappelle, Gide l’avait supprimé selon Herbart après une « petite algarade [11] » qui avait eu lieu entre eux. Ainsi le film de La Vie d’André Gide passe-t-il entre légende publique (les « compagnons de route ») et quotidienneté de l’écrivain (en Italie, Gide et Herbart travaillent au scénario d’Isabelle ; rue Vaneau, on se prépare aux entretiens avec Jean Amrouche, tout en demeurant attentif à l’Histoire qui se fait en Asie). Mais parallèlement les quelques instantanés ajoutent à un diptyque posthume où Herbart, volens nolens, construit ex absentia sa propre légende. Cela veut aussi dire faire tapisserie, ou plutôt, faire partie du décor, ce qui n’est pas la même chose.

6Herbart : une utilité ? Telle est d’abord son apparente situation, bien mince. Simplement un nom dont s’enrichissent les index, les correspondances, entre Gide et Martin du Gard par exemple. Bref, un homme irrésistible mais un peu écrasé entre deux Nobels. S’il est question de la Rive Gauche et des années trente et quarante, son nom ne peut être gommé : il faut bien raconter le voyage en U.R.S.S. et fixer l’entourage immédiat ; il en est de même quand Gide est en exode dans le Midi sous l’Occupation et que des écrivains viennent le rencontrer. Pierre Herbart, ou le tissu conjonctif de l’histoire littéraire ? Et cela, bien qu’il ait pour lui de reprendre vie comme personnage dans les livres, de José Cabanis (Le Diable à la NRF, 1911-1951, Gallimard, 1996) et Henri Thomas (Le Goût de l’éternel, Gallimard, 1990) entre autres.

7* * *

8Très peu d’images, en réalité. Peu de corps. Souvent un auteur entre dans l’histoire littéraire avec un corps, voire par son corps. Lit-on Samuel Beckett abstraction faite de la tête qu’on lui connaît ? Pas de corps pour Herbart. La fosse commune a-t-on dit, suivie de récupération : des lecteurs amis, devenus posthumes. En fait, membra disjecta pour un corps glorieux, à rassembler. D’autres pensent ligne d’échec, s’ils y pensent ; d’autres encore : paresse, ou faiblesse. La première fiction connue, adressée à Cocteau et à Martin du Gard, s’intitule Pour un faible, jamais publiée : là encore, disparition. Quel négligent ! ? De quoi se plaindrait-il ? Mais aussi, a-t-il demandé quelque chose ? Il aurait donc ainsi à peu près réussi « à n’être plus rien du tout » : « l’état que je préfère [12] » ajoute-t-il dans La Ligne de force. Aux autres il reste toujours la légende, prétexte à parole, voie détournée de l’inconsistance, moulin à vent, coups d’épée dans l’eau. Alain Astaud part ainsi en guerre contre une légende qu’aurait accréditée Philippe Berthier : « Herbart passe pour être un modèle de désinvolture [13] ». Peut-être le présentateur n’a-t-il pas ouvert le livre. Le titre de l’étude lui aura suffi ; on sait que d’autres, en quelque sorte plus courageux, recopient les quatrièmes de couverture… Quelle définition Berthier donne-t-il de la désinvolture : « Elle est à la fois engagement et distance, adhésion et ironie (« J’aime la vie ironique. C’est peut-être passé de mode ; je m’en fous »), sérieux et jeu, action et abstention [14] » ? Sans doute Herbart a-t-il manqué d’ironie dans sa brève période communiste. Et encore ! Si tel avait été le cas, l’anticommunisme primaire aurait pu être son lot ! Une élégance naturelle, aristocratique, l’en préservait. Elle ne semble pas caractériser notre présentateur, qui conclut : « Si ces quelques articles viennent corriger le portrait que l’on connaissait de lui, ils ne l’annulent pas. Même écornée, la légende Herbart demeure [15] ». Il reste que ces membra disjecta sont en effet à rapporter au corpus et que, de quelque façon, ils contribuent à une autre perception des parties sublimes. Mais pourquoi attendre de Pierre Herbart, anticolonialiste sincère, « un plaidoyer en faveur de l’indépendance » ? A-t-il vraiment « éludé la question [16] ? » Il n’est pas difficile d’être radical un demi-siècle plus tard. Et pourquoi s’étonner que tout puisse être subordonné à une foi ? D’où ce ton navré : « Et le militant Herbart y céda [17] ». Ou encore : « Pour autant, Herbart ne se résout toujours pas à rompre avec son parti [18] ». Légende pour légende : Jacques Brenner, témoin empathique et historien subjectif de la littérature, était peut-être mieux inspiré quand il utilisait la notion de « vies légendaires » en 1978 pour regrouper des écrivains comme Drieu la Rochelle, Saint-Exupéry, Malraux, Herbart, Delteil et Céline [19]. Il avait l’esprit d’associer des valeurs bien différentes, sans préjuger de la suite. Certaines paraissaien t incontestables, d’autres déjà contestées, d’autres encore susceptibles de gagner contre le temps, et il pensait à Herbart. Il pariait. Il est vrai que, dix ans plus tard, il semble avoir changé d’avis [20]… Et aussi, que les limites d’un tel classement consistent à privilégier strictement le biographique. Une issue peut-elle être trouvée dans la notion de génération, classique depuis Albert Thibaudet au moins, et d’ailleurs légitime en histoire et sociologie ? Il se trouve que l’auteur de La Ligne de force, sans prétendre s’instituer porte-parole, se situe lui-même dans l’Histoire, à deux endroits stratégiques de ses Mémoires : l’incipit et la clôture, qui s’ouvre sur un « Et le sens réel de ce livre m’apparaît [21] ». Herbart est âgé de vingt ans à peu près lorsque paraît en 1924 dans La Nouvelle Revue française la chronique de Marcel Arland « Sur un nouveau mal du siècle », qui fit grand bruit ; elle n’a guère pu échapper à Herbart. Or La Ligne de force s’ouvre clairement sur cette forme de sensibilité et de pathologie : « Atteint par le mal du siècle, je cherche, depuis vingt ans, quel message je pourrais apporter aux hommes. L’idée de ce « message » a terriblement handicapé mon existence ». Ce « depuis vingt ans » nous renvoie des années cinquante aux années trente. Ainsi se découpent trois décennies, marquées par le règne de l’Histoire et la quête du sens. C’est ce que confirme l’analyse finale : « […] Je me suis trouvé, comme par hasard, et en grande compagnie, sur les lieux du crime, non tant pour le dénoncer que pour l’assumer peut-être, alors que j’étais innocent. Cette malédiction constitue la ligne d’échec des hommes de mon âge [22] […] » Ces « hommes de mon âge » valent revendication générationnelle, en dépit du caractère général de la formule. De quels écrivains peut-il se reconnaître ainsi le contemporain ? Le terme « malédiction » laisse entendre qu’il n’exclut pas les disparus. On songe alors aux compagnons de voyage en U.R.S.S. Eugène Dabit (1898-1936) et Louis Guilloux (1899-1980), peut-être à Jean Prévost (1901-1944), certainement à Paul Nizan (1905-1940) (à la une du journal Vendredi en date du 29 janvier 1937, ils ont publié côte à côte une mise au point sur le Retour de l’URSS de Gide ; et plus tôt, Herbart avait succédé à Nizan à la direction de Littérature internationale). Herbart inclut sans doute deux écrivains dont la mort est récente : Henri Calet (1904-1956), Raymond Guérin (1905-1955). On constate que se côtoient ici plusieurs noms qui sont aujourd’hui objets de la « revie littéraire », mais on ne saurait identifier un courant esthétique. Il s’agirait, en somme, d’une génération désenchantée qui rapprocherait Herbart, Guilloux, Calet, parmi les survivants de l’après-guerre et du mal du siècle. Pour Herbart, les deux traits énoncés par Bruno Curatolo fonctionneraient partiellement : le rejet du Système, la mélancolie [23].

9*

10* *

11Pour considérer de près ce que j’appellerai l’avenir d’une singularité, il me faudrait réussir maintenant à la situer par une logique esthétique dans une histoire des formes, et, par le récit et la chronologie, dans une histoire littéraire qui représente et raconte. Outre qu’il y a paradoxe à intégrer ce qui résiste et à réduire une intégrité, les limites de cette étude ne me permettent pas plus qu’une esquisse de synthèse, fondée sur les travaux existants et l’intuition.

12Tout d’abord, à moins d’en rester à une histoire qui se satisferait de généralités, de figures dominantes et de schémas répétés à l’envi, il paraît tout à fait nécessaire d’intégrer au récit le plus grand nombre possible des partenaires de la vie littéraire. Dès lors, il ne s’agit plus de faits comme la présence intermittente dans la correspondance des maîtres de la NRF. En effet, Pierre Herbart fut par moments en position d’agir ou d’écrire de façon décisive. Tel est le cas de la rédaction en chef de Terre des hommes, cet « hebdomadaire d’information et de culture internationales » qui connut, du 29 septembre 1945 au 2 mars 1946, vingt-trois numéros. L’historique en a été dressé par Michel P. Schmitt dans La Revue des revues, sous le titre « Pour un humanisme engagé [24] ». Il y est rappelé l’abondance des collaborations littéraires et leur qualité. Un double intérêt se manifeste ainsi pour l’historien. D’abord, certains noms aident à une cartographie suggérée ailleurs, celle d’une « revie » littéraire, par exemple, avec Henri Thomas, secrétaire de la revue, et Henri Calet, chroniqueur très présent. D’autre part, Terre des hommes appartient à l’histoire d’une renaissance de l’humanisme au lendemain des catastrophes. Jean-Paul Sartre provoque une réaction immédiate, qui s’appellera bientôt chez Audiberti « abhumanisme ». Aussi la connaissance de l’hebdomadaire peut-elle enrichir une lecture intertextuelle. Parmi la jeune génération encore dans l’obscurité, un Roger Nimier, alors âgé de vingt ans, lance un hebdomadaire qui n’aura que deux numéros, La Condition humaine. Il ne devait pas ignorer Terre des hommes. La devise en est « De la terre des hommes rien ne nous est étranger ». Cinq ans plus tard, Le Hussard bleu s’achève sur « Tout ce qui est humain m’est étranger », provocation que l’on peut dater de juillet 1947 [25] et Le Grand d’Espagne s’attaque au retour des humanismes. Seconde modalité possible de discrimination et d’intégration : le genre littéraire. Un intérêt non négligeable de l’œuvre de Pierre Herbart réside dans la liberté qu’il pratique à l’égard de l’une des contraintes majeures en littérature, même au xxe siècle. Un critique écrit en juillet 1958 à propos de La Ligne de force : « Voici une œuvre de qualité. On aurait de la peine à dire au juste à quel genre littéraire il conviendrait de la rattacher. Toujours est-il que ce n’est pas un roman, ni même une œuvre d’imagination. Les faits relatés par l’auteur lui sont personnels. Il les a vécus entièrement et de toute son âme [26] ». D’une certaine manière, Matthieu Galey fait écho dix ans plus tard : « On pourrait penser qu’au moins en littérature il y a place pour les anarchistes quand ils ont des dons d’écrivain évidents – Alcyon et La Ligne de force, entre autres, sont des livres admirables. Mais il faut, là aussi, que l’on puisse vous classer. Ne sachant qu’en faire, les fabricants de manuels l’oublient ou l’expédient en deux lignes [27] ». S’il n’y a pas polyvalence comme chez Gide, du moins la diversité et la différence sont-elles incontestables, assurant consistance plausible à trois ensembles : l’autobiographie (Mémoires, autofiction), dont Catherine Douzou [28] a montré à quel point elle se distingue de l’entreprise gidienne, la fiction narrative (roman militant, récit bref) et enfin l’essai, où se côtoient article, reportage et portrait littéraire.

13Troisième effet de situation : une version particulière des thèmes et passions liés à la crise des valeurs, une interprétation singulière des lieux communs d’époque abordée par une topologie : entre autres, les figures de père, les amours homosexuelles, les engagements, les représentations de l’enfance, l’errance, etc.

14La quatrième orientation, enfin, mais surtout, devrait mener à la définition d’une poétique et d’une stylistique. Comment opère-t-elle, cette savante conjonction de lyrisme et de transparence, de vitesse et de suggestion, d’abandon et de secret ?

15On aura compris par ces quatre propositions qu’un programme se dessine, non un résultat, et que certains intervenants, ici, le mettent déjà en œuvre.

16* * *

17Cette esquisse n’aura pas été inutile si elle contribue de quelque façon à identifier Herbart au sein de l’histoire des minores, toujours en révision, toujours en mouvement. Majeur mineur ou mineur majeur ? Finalement, la réponse importe peu. Hiérarchiser ou quantifier (fait-il le poids ?) laisse l’avenir ouvert. Du moins Herbart ne saurait-il entrer dans la grisaille des minores telle que les concevait l’histoire littéraire à l’origine, comme le rappelle Luc Fraisse : « Ainsi l’auteur mineur est-il chez Lanson à la fois rien et tout : rien puisqu’il reflète sans y ajouter son époque, tout parce qu’il fait un jour signe vers l’essence de la littérature » [29]. Pas davantage Herbart ne doit-il être simplement un continuateur ou un prédécesseur dans une histoire à la fois idéaliste et téléologiquement construite. Il a certes le mérite – non calculé – d’avoir laissé une œuvre témoin (en ce sens : reflet) mais celle-ci résiste avant tout par sa singularité. L’œuvre est mince, sans grande défense, aristocratique et sans apprêt : « Pierre Herbart : l’homme sans situation » [30] écrivait il y a un quart de siècle Angelo Rinaldi. Mais de cette absence l’œuvre s’est fait une situation, comme si le temps travaillait pour elle, et pour ce paresseux magnifique. « Personne n’est plus rapide qu’Herbart, ni plus habile à se maintenir, sans effort apparent, au-dessus des abîmes de la lucidité. Il appartient à la famille bien française des lanceurs de couteaux qu’illustrèrent Crevel, Cocteau et Berl – le Drieu de certains récits également – et dont Chamfort est l’ancêtre [31] ».

18Si la Pléiade c’est trop, il n’en faut pas moins exiger un P.H. portatif.

Notes

  • [1]
    « Hommage à Pierre Herbart », Paris Normandie, 22 août 1974.
  • [2]
    Philippe Berthier, Pierre Herbart. Morale et style de la désinvolture, Tupin-et-Semons, Centre d’Études gidiennes, 1998, p. 15.
  • [3]
    Angelo Rinaldi (« Un clochard céleste », L’Express, 23 avril 1998) et, pour la première référence, R. M. (Le Figaro littéraire, 6 juillet 1953).
  • [4]
    En fin de volume, voir P. Herbart, On demande des déclassés, p. 199.
  • [5]
    Matthieu Galey, Journal. 1953-1973, Grasset, 1987, p. 95.
  • [6]
    Ibid., p. 440.
  • [7]
    Ibid., p. 156.
  • [8]
    Pierre Herbart, Avant-propos, La Vie d’André Gide, NRF, coll. « Les Albums photographiques », 1955, p. 10.
  • [9]
    Ibid., successivement p. 94, 112, 116 et 119.
  • [10]
    André Gide, Journal. II.1926-1950, édition de Martine Sagaert, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1080, daté (28 ou 29) mai 1949.
  • [11]
    Ibid., p. 1510
  • [12]
    La Ligne de force, Gallimard, coll. « Folio », 1980 (1958), p. 154.
  • [13]
    « Une éthique du retrait », in On demande des déclassés. Écrits journalistiques 1932-1948, Le Promeneur, coll. « Le Cabinet des lettrés », 2000, p. 9.
  • [14]
    Philippe Berthier, Pierre Herbart. Morale et style de la désinvolture, op. cit., p. 117-118. La citation interne provient des Souvenirs imaginaires (Gallimard, 1968, p. 131).
  • [15]
    « Une éthique du retrait », art. cit., p. 35.
  • [16]
    Ibid., p. 16.
  • [17]
    Ibid., p. 19.
  • [18]
    Ibid., p. 25. À ce texte on opposera celui, riche et mesuré, de Claude Gillet : « Pierre Herbart, Lafcadio engagé », Roman, histoire, société. Mélanges offerts à Bernard Alluin, Études réunies par Yves Baudelle et alii, Lille, Ed. du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle - Lille 3, coll. « UL3 », p. 207-214.
  • [19]
    Selon cet ordre dans Histoire de la littérature française. De 1940 à nos jours, Arthème Fayard, 1978, p. 129-147.
  • [20]
    On trouve deux furtives allusions dans Mon histoire de la littérature française contemporaine (Grasset, 1987) qui, en dépit de son titre, parcourt l’ensemble du siècle.
  • [21]
    La Ligne de force, op. cit., p. 151.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Bruno Curatolo, « Roman 20-50 et « La revie littéraire » : une chronique de la réédition depuis 1987 », Les Revues littéraires au xxe siècle, Textes réunis par B. Curatolo et Jacques Poirier, Dijon, Centre de recherches Le Texte et l’Édition, 2002, p. 180.
  • [24]
    Michel P. Schmitt, « Pour un humanisme engagé : Terre des hommes, 1945-1946 », La Revue des revues, n°36, 2005, p. 15-35.
  • [25]
    Voir M. Dambre, « Sur le manuscrit du Hussard bleu de la Bibliothèque Nationale de France », Roman 20-50, n°42, décembre 2006, p. 63-72.
  • [26]
    Michel de Smet dans Le Soir de Bruxelles, 30 juillet 1958.
  • [27]
    Matthieu Galey, « Derrière l’ombre d’un noctambule », L’Express, 11-17 mars 1968.
  • [28]
    Catherine Douzou, « Pierre Herbart et André Gide, écritures d’un soi marginal », Études littéraires, « D’un écrivain l’autre. Quelques écrivains méconnus du xxe siècle et leurs références » (dir. François Ouellet), Laval, vol. 36, n°3, printemps 2005, p. 125-136.
  • [29]
    Luc Fraisse, « Le prestige secret des écrivains mineurs dans l’histoire littéraire de Lanson », Pour une esthétique de la littérature mineure, Actes du colloque de 1997, établis par L. Fraisse, Champion, 2000, p. 105.
  • [30]
    Angelo Rinaldi, « Rééditions. Herbart : l’homme sans situation », L’Express, 1er novembre 1980.
  • [31]
    Ibid.
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