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Article de revue

Compte rendus

Pages 197 à 206

Dictionnaire Marguerite Duras, dirigé par Bernard Alazet & Christiane Blot-Labarrère, Paris, Champion, « Dictionnaires & Références », 2020, 720 pages.

1Plusieurs dictionnaires consacrés à des auteurs majeurs (comme Voltaire, Gustave Flaubert, Alphonse Daudet, George Sand, Guillaume Apollinaire ou encore Jean Genet) sont récemment parus aux éditions Honoré Champion, parmi lesquels le Dictionnaire Marguerite Duras, publié dans la collection « Dictionnaires & Références ». L’ouvrage offre au lecteur une approche surplombante de l’œuvre très riche de l’auteure à travers trois cent deux notices qui sont autant d’entrées dans l’univers durassien.

2L’avant-propos de Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère s’ouvre sur le constat de l’impossibilité de dissocier l’œuvre et la vie de Duras, impossibilité qui se lit dans le dialogue constant de l’auteure avec les souvenirs de l’enfance en Indochine, « échange intime » dans lequel « se glisse le monde extérieur ». Le dictionnaire montre en effet comment la création artistique se nourrit de la mémoire et la façonne en retour.

3Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère rappellent aussi combien l’œuvre de Duras est « abondante », puisqu’elle compte une soixantaine d’ouvrages, et « multiforme » en ce qu’elle se compose de romans, de récits, de pièces de théâtre, de textes autobiographiques, mais aussi de livres d’entretiens et de films. L’une des spécificités de l’œuvre de Duras tient à sa production à la fois littéraire et cinématographique et le Dictionnaire Duras s’attache à rendre compte de l’ensemble de la création de l’auteure sans minorer l’œuvre cinématographique, mais au contraire en mettant en avant l’apport de Duras non seulement dans l’histoire de la littérature mais dans celle du cinéma.

4L’avant-propos présente ensuite l’organisation de l’ouvrage. Comme il s’agit d’un dictionnaire, les diverses notices sont classées par ordre alphabétique, classement que sous-tend « une triple répartition ».

5Un premier groupe de notices présente chaque œuvre de Duras, en mêlant œuvres littéraires et cinématographiques, parfois sous un même titre lorsqu’un film a précédé ou suivi un livre, ce qui permet d’apprécier le dialogue d’un medium à l’autre. La notice se présente alors le plus souvent ainsi : l’auteur de la notice fournit des informations sur le contexte de parution et la genèse de l’œuvre, résume sommairement l’intrigue, puis propose des axes d’interprétation et tisse des liens avec d’autres œuvres de Duras.

6Un autre groupe de notices aborde « les grands thèmes de l’univers durassien, ses catégories esthétiques, philosophiques et stylistiques ». Après une définition générale de la notion abordée, l’auteur de la notice propose un parcours qui met en valeur la présence et l’évolution de cette notion dans la création durassienne, en s’attachant à montrer les formes spécifiques qu’elle prend, voire la manière dont Duras la renouvelle.

7Un dernier groupe de notices rassemble des noms propres, quelques toponymes qui renvoient aux lieux que Marguerite Duras a fréquentés ou qui peuplent sa fiction, mais majoritairement des patronymes qui désignent les personnes, principalement les artistes et les proches, qui ont été liées d’une façon ou d’une autre à l’œuvre de Duras. Pour chacune d’entre elles, l’auteur de la notice propose une biographie rapide avant de revenir sur les circonstances de sa rencontre avec Duras, si rencontre il y a eu, et ses rapports avec la vie et l’œuvre de celle-ci. Ces notices rendent compte notamment de l’influence de certains artistes sur la production de Duras et de celle que l’auteure a elle-même exercée sur d’autres.

8Chaque notice se termine avec les références des ouvrages qui permettent d’approfondir la question abordée. À la fin du dictionnaire se trouve aussi une bibliographie complète de la production durassienne, qui compte non seulement les œuvres dont Duras est l’auteure mais celles qu’elle a adaptées ou pour lesquelles elle a apporté sa contribution.

9Les notices ont été rédigées par quarante et un chercheurs spécialistes de l’œuvre de Duras, qui ont, pour un bon nombre d’entre eux, contribué à l’appareil critique des Œuvres complètes de Marguerite Duras publiées en 2011 et 2014 dans la collection « La Pléiade ».

10L’ouvrage offre un condensé des travaux qui ont marqué les études sur Duras et ouvre de nouvelles perspectives, en apportant au lecteur une multitude de pistes qu’il peut approfondir en partant des références partagées à la fin de chaque notice.

11On retrouve ainsi, entre autres, les analyses de Florence de Chalonge sur le récit durassien et les œuvres du cycle indien, les études de Sandrine Vaudrey-Luigi sur le « style Duras » ou encore celles de Catherine Bouthors-Paillart sur le métissage à la fois thématique et linguistique à l’œuvre chez Duras.

12Le dictionnaire propose aussi une exploration des liens entre Duras et la presse et des rapports entre l’auteure et les mouvements artistiques et intellectuels de son temps (Nouveau Roman, Nouvelle Vague, psychanalyse) et revient sur les nombreux commentaires de Duras sur son œuvre, notamment en explicitant des expressions qu’elle a utilisées pour définir sa poétique, comme « écriture courante » ou « ombre interne ».

13Si les récits durassiens sont traditionnellement plus représentés dans les études critiques, on remarque dans ce dictionnaire une volonté d’accorder une place de choix aux études sur le théâtre et le cinéma de Duras, qui se sont développées ces dernières années.

14Sabine Quiriconi a rédigé la plupart des notices sur le théâtre de Duras et en dégage les axes d’étude principaux en insistant sur le caractère innovant de la mise en scène durassienne qui vise à créer un théâtre lu, un théâtre de la voix cher à l’auteure.

15Les nombreuses notices consacrées au cinéma de Duras permettent de familiariser le lecteur à la carrière cinématographique de l’auteure, souvent moins connue. Jean Cléder dessine un parcours fait de tentatives et d’improvisation, qui a permis de mettre au jour un cinéma d’avant-garde nourri d’une réflexion qui a des répercussions sur le cinéma français des années 1970-80 mais aussi sur l’œuvre littéraire, notamment à travers les expérimentations que mène Duras sur les rapports entre l’image et le son. Si le dictionnaire des éditions Champion consacré à Jean Renoir porte le sous-titre « Du cinéaste à l’écrivain », on pourrait imaginer la présence d’un sous-titre inverse pour qualifier le parcours de Duras : « De l’écrivaine à la cinéaste… à l’écrivaine », tant l’ouvrage insiste sur le dialogue entre les media et le retour constant à l’écriture, enrichie par les expériences cinématographiques.

16Bien qu’un dictionnaire ne suive pas un ordre chronologique, ce qui permet d’éviter une approche téléologique face à la production d’un artiste, l’ouvrage, parce qu’il crée des parallèles qui naissent de la confrontation des notices, permet de retracer le parcours foisonnant de l’œuvre de Duras, faite d’échos et de reprises, des débuts en littérature aux grands textes des années 1950-60 jusqu’à l’entrée en cinéma qui donne une nouvelle dimension à la création durassienne, dans laquelle les différents media se nourrissent mutuellement et dessinent une vision unique, traversée par les souvenirs d’enfance et hantée par des images et des fantasmes constitutifs de l’imaginaire de Duras.

17Cet ouvrage à la fois précis et synthétique permet au lecteur d’embrasser l’ensemble de l’œuvre de Duras et fournit de nombreux axes de réflexion, ce qui en fait non seulement une référence incontournable pour les passionnés de l’auteure, et notamment les chercheurs, mais un outil précieux pour la préparation aux différents concours qui mettent Duras à l’honneur cette année : Le Ravissement de Lol V. Stein est l’œuvre du xxe siècle au programme du concours d’entrée de l’École Normale Supérieure en 2020-2021 pour les étudiants en classes préparatoires littéraires, et Le Vice-Consul fait partie du corpus de littérature comparée qui figure au programme de l’agrégation de lettres modernes pour l’année 2020-2021 également.

18Le Dictionnaire Duras paraît à un moment où l’intérêt pour l’auteure, loin de faiblir, demeure vif de la part du public et des chercheurs. Ces derniers, qui ne cessent de s’intéresser à des pans encore peu explorés de l’univers protéiforme de Duras, trouveront à travers cet ouvrage un guide pour proposer des lectures fécondes autour d’une œuvre infiniment riche qu’on n’a jamais fini de redécouvrir.

19Anne Rouffanche

Femmes et littérature : une histoire culturelle, t. ii (xix e-xxi e siècles - Francophonies), dirigé par Martine Reid, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2020, 592 pages (contributions pour ce tome de Florence de Chalonge, Delphine Naudier, Christelle Reggiani, Martine Reid, Alison Rice).

20Publié en deux tomes, Femmes et littérature : une histoire culturelle forme un ensemble tout simplement formidable. Mais, peut-être pour expliquer cette affirmation péremptoire initiale, je dois préciser que je ne suis ni spécialiste de ce domaine, ni femme, mais bien l’un de ces lecteurs évoqués par Martine Reid dans sa préface, c’est-à-dire éduqué au sein d’un courant structuraliste et poststructuraliste, dont les figures majeures masculines « ont conçu leurs modèles théoriques à partir des grands auteurs du xixe siècle et ont fait du réalisme et de ses “effets” le fer de lance de théories promises à une diffusion considérable […] ». Au panthéon de cette théorie se trouvent Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola et Proust, auteurs que « ces critiques avaient lu[s] et apprécié[s] dès leur jeunesse » (p. 14). Sur moi qui fus formé dans ce musée littéraire et théorique masculin, aveugle sur ses propres présupposés ou, pour le dire autrement, prisonnier d’un habitus qui m’a éloigné des modifications pourtant apportées par les « recherches nombreuses sur les femmes en littérature » (p. 15), ce livre, opportunément publié dans la collection « Folio », c’est-à-dire immédiatement accessible à tous, produit indéniablement le changement d’optique radical et nécessaire voulue par ses conceptrices.

21Femmes et littérature invite, en effet, à repenser tout le fonctionnement du champ littéraire en tenant compte de la « valence différentielle des sexes ». Ainsi, parce qu’est traitée de manière globale cette histoire culturelle, l’introduction de la différence sexuelle oblige à reconsidérer les discours tenus sur la valeur de l’œuvre (et donc à infléchir les canons), les questions théoriques et techniques posées à la mécanique littéraire ou encore les modes de diffusion de l’œuvre et ses lieux de sociabilité. L’expérience de lecture provoquée par l’ouvrage est d’autant plus troublante qu’elle englobe toute l’histoire littéraire et offre ainsi une vision continue stimulante et passionnante qui réoriente, effectivement, les perceptions de ce que l’on nomme littérature et dont nous savons bien la labilité. Si les deux volumes parcourent l’histoire littéraire depuis le Moyen-Âge jusqu’à aujourd’hui, en tenant compte de la francophonie, ce compte rendu se restreint au second volume et plus particulièrement à la partie consacrée au xxe et xxie siècles.

22Avant de commencer plus spécifiquement le compte rendu de cette partie, il faut mentionner que, dans ce second tome, elle est précédée par la partie consacrée au xix e siècle dont il faut dire, même si elle excède notre cadre, qu’elle constitue un modèle relativement à l’objectif affiché dans la préface. Martine Reid nous découvre un grand nombre d’auteures grâce auxquelles il est possible de comprendre autrement la manière dont pourrait s’écrire l’histoire littéraire. Elle dresse un nombre de pistes de recherche plus suggestives les unes que les autres ; n’en citons qu’une : « […] lié à la théorie littéraire, le succès critique considérable du réalisme au xx e siècle attend des analyses qui prennent en compte son caractère “genré” et qui fassent l’historique précis de sa prodigieuse réception » (p. 159).

23La sixième partie, consacrée au xxe siècle et à la période contemporaine, comporte trois chapitres dont le premier est intitulé « Le roman des romancières : 1914-1980 » (écrit par Florence de Chalonge), le second « La cause littéraire des femmes dans les années 1970 » (écrit par Delphine Naudier) et le troisième « Depuis 1980 » (rédigé par Christelle Reggiani). Les bornes temporelles, même si elles obéissent à des logiques différentes (historiques et littéraires), n’en recoupent pas moins les dates généralement choisies pour l’histoire littéraire. Ces chapitres portent une attention particulière aux formes romanesques au sein desquelles les femmes trouvent un moyen d’expression tout en exposant des trajets auctoriaux plus singuliers, ou emblématiques. Une cartographie de cette écriture romanesque féminine est ainsi établie sans être réduite à quelques noms majeurs qui annihileraient l’ambition du projet : redonner toute leur place aux femmes romancières.

24Florence de Chalonge différencie deux périodes. Dans la première (1914-1939), les voix féminines se font entendre « en sourdine » et, dans la seconde (1940-1980), elles se constituent véritablement comme un corps différencié et autonome en devenant « l’“autre” de la littérature ».

25La dynamique romanesque féminine de cette première période occupe deux types d’auteures. D’un côté les romancières françaises qui écrivent des romans régionalistes où elles dépeignent, de façon souvent conventionnelle, les « existences confisquées » des femmes dans une société patriarcale. De l’autre, les étrangères, exilées forcées ou volontaires, qui trouvent dans Paris la possibilité de l’émancipation et de la liberté. Si l’ensemble de ces romans a le mérite de faire entendre des voix féminines, il ne rompt pas vraiment, poétiquement ou thématiquement, avec la production conventionnelle. Cette présentation suggestive nous invite alors à nous demander pourquoi le roman reste ce lieu conventionnel. Est-ce parce que la crise du roman frappe aussi ces voix féminines ? Faudrait-il en déduire que la différence sexuelle n’opérerait pas alors pleinement comme un critère de distinction ? Ou faudrait-il redéfinir la notion même de crise littéraire, dont les représentants sont masculins (Valéry, Gide, Larbaud…) et la conceptualiser à partir de Colette, véritable « créatrice de formes » (p. 275)… ? Cette partie contient, en outre, deux présentations plus développées sur Colette et Irène Némirovsky. Or, ces deux moments nous invitent aussi à nous interroger, notamment, sur les réseaux de sociabilité culturelle et littéraire. Si l’importance de Colette dans le milieu parisien est connue et reste pourtant à mettre en valeur dans une histoire des échanges culturels, le cas d’Irène Némirovsky est extrêmement intéressant. Elle faisait, en effet, partie de cette diaspora russe très importante (et très diverse) qui faisait tout pour être en contact avec les écrivains français (elle a participé notamment aux importantes réunions du Studio franco-russe qui œuvrait pour un échange entre écrivains russes et français). Or, quelle était la place des femmes dans cette diffusion ? Némirovsky y occupait-elle un rôle spécifique ? Il y a là, dans ce roman des étrangères, des choses intéressantes à mettre en valeur pour éclairer autrement notre histoire de la sociabilité et de la diffusion littéraires. Enfin, cette première partie se clôt sur une interrogation : est-ce que les femmes proposent dans leurs romans un nouvel art d’aimer (p. 288) ? Le roman de l’entre-deux guerres se contente de reproduire majoritairement les discours amoureux convenus et seules quelques romancières essaient de le renouveler. Or, si, effectivement, certains romans proposent des visions féminines et féministes de l’amour, ils restent néanmoins souvent poétiquement conventionnels, comme si la forme romanesque n’enregistrait pas la différence discursive qu’on cherche à faire entendre. Se confirme ainsi l’impression d’ensemble : s’il existe indéniablement des voix féminines, elles restent encore prisonnières, à des exceptions notables et importantes près, d’un système de représentation qui les empêchent de faire véritablement entendre cette différence. Au sein de cette impression générale, de nombreuses évocations attisent notre curiosité et nous invitent à prolonger la présentation. Que penser du roman d’anticipation de Renée Dunan ? Existe-t-il une littérature populaire de science-fiction ou policière féminines ?

26La seconde partie restitue avec clarté et précision la dynamique d’affirmation des voix féminines. Non seulement elles occupent une place grandissante dans le champ littéraire français mais elles construisent et mettent en place une écriture qui s’ancre dans leur différence. Au sein des divers cadres romanesques que sont le roman politique, le roman de mœurs et le roman social, ou encore le roman historique, les auteures conquièrent une place importante. Il est donc particulièrement intéressant de lire une histoire littéraire où Simone de Beauvoir et Elsa Triolet ne sont pas seulement les compagnes de Sartre et d’Aragon. Leurs œuvres retrouvent ainsi une autonomie qui est une invitation à la lecture. Sans compter qu’une écrivaine aussi surprenante et intéressante que Violette Leduc gagne une importance méritée. Cette émergence d’une autre littérature est donc indéniable. Sans aucun doute le point d’orgue de cette partie reste Duras qui incarne cette quête d’un écrivain qui ne veut pas que ses livres soient regardés comme des « livres de femme » tout en suggérant que les femmes n’écrivent pas « au même endroit que les hommes ». Cette dernière formule reflète bien la mise au jour d’une énonciation féminine particulière, qui n’empêche aucunement les différences auctoriales. La fin de cette partie, consacrée à Marguerite Yourcenar, image de la reconnaissance académique, clôt presque naturellement ce parcours qui a mis en relief l’importance croissante des voix féminines. Ce « roman des romancières » démontre parfaitement combien le travail sur la forme est nécessaire pour qu’émergent ces voix singulières. En effet, la singularité énonciative des différentes auteures naît de leur travail poétique, ou d’un renouvellement d’un traitement thématique convenu (comme la saga d’Anne Golon). Si l’on suit alors le projet qui gouverne l’ensemble de ce livre, nous constatons qu’il existe une histoire féminine du roman, comme il peut exister une histoire populaire de la littérature. Cette histoire dessine donc la manière dont les auteures s’émancipent d’un genre capté et réglé par la domination masculine. Peut-être s’explique ainsi le recours aux genres romanesques multiples qui sont évoqués dans ces pages, où très souvent se perçoit cette recherche d’une forme qui rende justice à une énonciation différente.

27Tout naturellement, cette construction dynamique trouve son prolongement dans le chapitre suivant, écrit par Delphine Naudier, et consacré à « La cause littéraire des femmes dans les années 70 ».

28Ce chapitre a le mérite de restituer avec clarté l’extraordinaire foisonnement des années 1960. Les auteures sont d’abord des femmes qui militent pour revendiquer leurs droits et renverser une société patriarcale qui continue à les tenir sous sa sujétion. Elles intègrent donc des groupes militants auxquelles elles fournissent des « armes discursives pour des actions d’éclat médiatiques » (p. 383). On assiste alors à une véritable extension du domaine littéraire puisque chansons et tracts « particulièrement remarquable[s] » fleurissent (p. 383). Ce militantisme non seulement libère la parole de femmes parfois éloignées de l’action mais il contribue aussi à une reconnaissance de cette littérature écrite par les femmes. Or cette reconnaissance, qui passe par la publication chez des éditeurs légitimes comme Gallimard, porte cette cause féminine au cœur de l’institution littéraire pour y remettre en cause la domination masculine. Ce regard critique contribue à renouveler grandement les approches théoriques de l’œuvre littéraire en introduisant les notions de classe, de genre et elles font voler en éclat cette « loi implicite consistant à maintenir l’illusion d’un univers régulé uniquement par la ­reconnaissance de la qualité de l’universalité littéraire » (p. 391) – et sans doute n’avons-nous pas tiré les conséquences d’une telle affirmation pour revoir notre panthéon littéraire et nos approches critiques.

29La dernière partie de ce chapitre est entièrement consacrée à la notion centrale d’ « écriture femme ». En effet, s’opposent alors deux pensées féministes dont les discours contribuent à redéfinir les notions de littérature et d’auteur. Les féministes de la génération de Simone de Beauvoir considèrent que les représentations symboliques littéraires doivent être déconstruites pour que, comme les hommes, les femmes entrent en littérature, « au sens universel du terme, construit comme neutre » (p. 407). Ce mouvement, dans le champ littéraire, équivaut aux revendications sociales et politiques où l’on demande de laisser une place aux femmes, où on les reconnaît alors pour leur qualité et non pour leur nature, conçue comme construction sociale et idéologique. Face à cette démarche les revendications d’écrivaines comme Hélène Cixous sont plus radicales : la littérature ne serait en rien un espace neutre car elle est elle-même construite par une pensée masculine qui se pose comme universelle. Hélène Cixous oppose alors à cette littérature une écriture femme qui excède neutralité et universalité pour chercher à restituer sa singularité auctoriale. Mais, plus exactement, une telle écriture redéfinit la notion archaïque d’universalité qui fonde la pensée de la littérature pour la « débarrass[er] de la marque du genre » (p. 408). Se trouve donc ici le fondement des tentatives d’écriture pour « abolir la marque du genre » (p. 408), notamment développées par Monique Wittig. Toutes ces pages contribuent à modifier, par exemple, la notion d’auteur en fonction de ces revendications spécifiques et particulières (aux revendications féminines pourraient s’ajouter aussi les revendications des dominés), ou encore à comprendre certaines modifications de la notion de la valeur littéraire.

30On le voit : toutes ces pages consacrées à la construction d’une littérature féminine nous invitent à redéfinir et infléchir l’espace théorique et critique qui est encore le nôtre. Mais aussi à être attentif à la construction même de cette histoire littéraire (comme le souligne la note 37 de Delphine Naudier, on dénie toute antériorité au mouvement de libération des femmes, car il faut toujours que la revendication féminine soit « nouvelle », privant les femmes d’histoire).

31Le dernier chapitre, écrit par Christelle Reggiani, tient compte des changements sociaux et culturels qui s’imposent aux femmes comme aux hommes : « […] retour du monde comme matériau narratif et […] affirmation d’une subjectivité le cas échéant féminine », mais aussi « avènement d’une société du spectacle écranique » (p. 430). Or ces modifications posent d’abord la question de la place et de l’importance de la littérature dans un tel contexte – est-ce encore le lieu de « la construction imaginaire de l’identité féminine » ? Ces inflexions génériques et médiatiques modifient-elles alors la place de l’écriture féminine ? Si, à première vue, les femmes sont publiées autant que les hommes, leur place dans le canon littéraire reste mineure. Le nouvel impératif autobiographique s’avère donc être un moyen de reconquérir un espace littéraire qui reste encore prisonnier des critères masculins d’évaluation. Les femmes exposent alors leur différence au sein des différentes formes d’écriture de soi. Une telle exposition peut, en outre, se conjuguer avec les exigences de la société de spectacle comme le montre le cas de Christine Angot. Cette écriture du corps féminin, de ses spécificités (ou plutôt des stéréotypes imposés qu’elle retravaille et renverse), dont on a vu l’importance dans le second chapitre, trouve ici sa continuité et une sorte d’aboutissement. Ces livres délimitent véritablement « un territoire singulier » (Delphine Naudier). Néanmoins dans cette partie, qui repose sur une définition de la littérature comme « discordance des temps » (p. 444) au sein de laquelle la distinction entre auteurs et auteures semble s’abolir, on voit que certaines thématiques spécifiques perdurent – ainsi les femmes sont-elles plus à même de parler de la double journée, qui trouve une expression stylistique particulière chez certaines auteures (Marie Ndiaye, Dominique Barbéris).

32Si le premier chapitre (de 1914 à 1980) rapporte comment les romancières ont investi le champ d’une littérature définie et pensée en fonction de critères masculins, si le second chapitre (les années 1970) démontre le renversement de la notion même de littérature pour la sortir de ces schèmes, le troisième (depuis 1980) enregistre les modifications de ce champ, notamment sous la pression d’éléments extérieurs, pour montrer que les voix féminines s’accordent avec les voix masculines, sans renier spécificités ni différences. Pourtant, Christelle Reggiani termine en rappelant que cette homogénéisation littéraire n’efface pas la domination masculine au sein de l’espace éditorial, culturel et théorique. L’ensemble de ce parcours nous montrerait donc le maintien d’une fissure entre une redéfinition de la littérature qui, sous le coup des pratiques d’écriture féminine, donne une place égale aux hommes et aux femmes, et le discours historique et littéraire encore prisonnier du joug masculin. Ainsi, la réalité de la littérature – de sa pratique – a un temps d’avance sur l’analyse canonique qui commence seulement à enregistrer cette histoire des rapports entre femme et littérature. Le volume laisse, là aussi, des territoires en friche que l’on voudrait voir explorer : quelle est la place des femmes dans les littératures policières et de science-fiction ? Quels critères de domination masculine régissent (ou non) leurs définitions ? Que dire aussi de la littérature de jeunesse ? Que serait une histoire genrée de ces domaines ?

33Au-delà même des relations entre littérature et femmes, cette histoire possède plusieurs autres vertus essentielles. En premier lieu, elle indique la voie à ce que serait une écriture des rapports entre littérature et parole des dominés. Si les historiens ont depuis longtemps écrit leur histoire populaire, les littéraires ne l’ont pas encore fait pour les mêmes raisons qui ont présidé au projet des volumes Femmes et littérature. En second lieu, le livre montre parfaitement qu’il n’est pas possible de penser la notion de littérature en dehors d’un genre, de l’appartenance ou non à un espace francophone (comme le montre la troisième et dernière partie du volume : Francophonies), et d’une classe pourrions-nous ajouter. Ainsi l’enseignement de la notion de littérature ne peut plus faire l’économie de ses présupposés de construction.

34Ce livre est donc non seulement passionnant parce qu’il dessine véritablement la construction d’un territoire littéraire et culturel féminin occulté par le discours traditionnel, topique, mais il est aussi nécessaire pour renouveler, en les situant, les approches des notions mêmes de théorie et de littérature.

35Jean-Luc Martinet

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