Notes
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[1]
Élisabeth Bing, « Histoire d’une pratique : ses postures, ses risques », in Ateliers d’écriture (Actes de colloque, Cerisy-la-Salle, juil.-août 1983), dir. par Claudette Oriol-Boyer, Grenoble, TEM, 1992, p. 66.
-
[2]
Francis Ponge, « Rhétorique », Proêmes, Œuvres complètes, t. II, éd. par Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 193.
-
[3]
Marcel Proust, Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, éd. par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 262. C’est à cette édition que renverront toutes nos références, dorénavant abrégées en JS et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[4]
À titre de comparaison on peut rapprocher ce passage de Jean Santeuil du chapitre « L’évasion » du Grand Meaulnes (I, IV), où la même métaphore filée de la mer sert à décrire la classe « comme une barque sur l’océan » : « On n’y sent pas la saumure et le cambouis comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés » (Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes [1913], éd. par Tiphaine Samoyault, Paris, Flammarion, « GF », 2009, p. 25). Dans le récit d’Alain-Fournier, contrairement à ce qu’on observe chez Proust, le thème de la mer est lié à celui de l’aventure, qui informe tout le roman comme l’indique le titre du chapitre précédent, « Je fréquentais la boutique d’un vannier… », explicitement rattaché à Robinson Crusoé.
-
[5]
Jean-Marc Quaranta, Le Génie de Proust : genèse de l’esthétique de la Recherche, de Jean Santeuil à la madeleine et au Temps retrouvé, Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2011, p. 302-307.
-
[6]
« Préface » à Tendres stocks [1921] de Paul Morand, in Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, éd. par Pierre Clarac & Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 616.
-
[7]
Ovide, Métamorphoses, XI, v. 592-615.
-
[8]
Cf. Jean Racine : « Savez-vous quel serpent inhumain / Iphigénie, avait retiré dans son sein ? » (Iphigénie, V, 4, v. 1675-1676).
-
[9]
Cahier 13, N.a.Fr. 16653, f° 26r°.
-
[10]
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes II [1921], À la recherche du temps perdu, éd. par Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1988, p. 655.
-
[11]
Id., À l’ombre des jeunes filles en fleurs I [1918], À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, 1987, p. 491.
-
[12]
Cahier 13, N.a.Fr. 16653, f° 26r°.
-
[13]
Sur cette évolution désormais bien connue, voir Françoise Leriche, « 1913 : la réécriture du concert Saint-Euverte sur les placards de Du côté de chez Swann », Genesis, n° 36, « Proust, 1913 », dir. par Nathalie Mauriac Dyer, 2013, p. 113-133.
-
[14]
Kaéko Yoshikawa, Les Cambremer dans à la recherche du temps perdu, Osaka, Sogen Sha, 1999, p. 334.
-
[15]
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I [1920], à la recherche du temps perdu, éd. cit., t. II, p. 454-455.
-
[16]
Id., À l’ombre des jeunes filles en fleurs II, À la recherche du temps perdu, éd. cit., t. II, p. 89.
-
[17]
Id., Du côté de chez Swann [1913], À la recherche du temps perdu, éd. cit., t. I, p. 245 et 218.
-
[18]
Ibid., p. 282.
-
[19]
Ibid., p. 277.
-
[20]
Ibid., p. 354.
-
[21]
Loc. cit.
-
[22]
N.a.Fr. 16616, f° 544.
-
[23]
L’astérisque signale, conventionnellement dans les transcriptions, un mot de lecture douteuse.
-
[24]
N.a.Fr. 16616, f° 547.
-
[25]
N.a.Fr. 16616, f° 427.
-
[26]
Voir Michel Raimond, La Crise du roman : des lendemains du naturalisme aux années vingt [1966], Paris, Corti, 1988.
-
[27]
Sur « la contradiction de deux ordres (chroniqueur et romancier) chez Proust », voir Hiroshi Kawanago, « Du Contre Sainte-Beuve aux premiers cahiers du roman : note sur l’état primitif du Contre Sainte-Beuve », Bulletin d’informations proustiennes, n° 13, 1982, p. 7-16.
-
[28]
Sur ce point voir notamment Jean-Marc Quaranta, Le Génie de Proust : genèse de l’esthétique de la Recherche, op. cit., p. 157 sq.
-
[29]
Extrait du volume « Proust 45 » (N.a.Fr. 16616), f° 25 r° et v° ; cf. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 226.
-
[30]
Pour plus de détails sur ce brouillon, voir Jean-Marc Quaranta, « Proust “débutant” : la dynamique de l’écriture dans les premiers textes », Bulletin d’informations proustiennes, n° 34, 2004, p. 73-88.
-
[31]
N.a.Fr. 16615, f° 53-55 (« tout ce passage raturé est inextricable », JS, p. 992, note 1, p. 218).
-
[32]
N.a.Fr. 16615, f° 8 r° ; JS, p. 188.
-
[33]
N.a.Fr. 16616, f° 661 v° ; JS, p. 702.
-
[34]
Pierre Citron, Giono : 1895-1970, Paris, Seuil, 1990, p. 100-103.
-
[35]
Jean Giono & Lucien Jacques, Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, I (1922-1929), éd. par Pierre Citron, Cahiers Giono, n° 1, 1981, p. 61.
-
[36]
Ibid., p. 71. Sur les débuts de Jean Giono, voir Jean-Marc Quaranta, « Naissance de Giono : quand écrire s’apprend », in Patrimoines gioniens (Actes de colloque, Université d’Aix-Marseille, sept. 2015), dir. par Michel Bertrand & André Not, avec la collaboration d’Annick Jauer, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Textuelles/Univers littéraires », 2018, p. 57-72.
-
[37]
Voir id., Le Génie de Proust : genèse de l’esthétique de la Recherche, op. cit.
-
[38]
Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984, passim.
1Jean Santeuil est un objet difficile à saisir : sans à la recherche du temps perdu il n’existerait pas et le grand roman qui le fait lire (et avant cela en a fait publier les brouillons) l’écrase. Il entretient avec lui des liens thématiques et narratifs forts, sans qu’on puisse réellement parler d’avant-texte de la Recherche. à la lecture on se dit que tout est déjà là et que pourtant l’essentiel manque, si bien qu’on éprouve la désagréable impression qu’il n’y a rien. à côté de la lecture littéraire et de la lecture génétique, qui semblent l’une et l’autre trouver leurs limites dans cette difficulté à saisir ce texte au statut indécidable, les pages qui suivent proposent de lire Jean Santeuil sous l’angle de l’apprentissage de la création littéraire. Le parti pris est de considérer le Marcel Proust de Jean Santeuil pour ce qu’il est : un jeune homme de vingt-quatre ans qui veut écrire un roman, n’y parvient pas et finit par l’abandonner ; peu importe si, devenu un homme mûr, dix ans plus tard, il le reprendra partiellement pour en faire ce qu’on sait.
2 Appréhender Proust, non seulement quand il n’est pas encore Proust, mais en se disant que rien ne dit qu’il le sera un jour revient à se demander ce qu’en auraient dit – ce qu’en ont dit, peut-être – ceux qui l’ont lu entre 1895 et 1899 ou en 1902. Cette attitude, inhabituelle dans les études de lettres, est pourtant celle de l’enseignant en création littéraire, un de ceux – dont je suis – qui essaient d’accompagner de jeunes auteurs dans la réalisation de leur désir d’écrire. Impensable pendant longtemps en France, la pratique commence à se répandre depuis une dizaine d’années, dans des masters de création littéraire, donnant lieu à des formations nouvelles et des postures différentes d’enseignement et de lecture.
3 Comme il s’agit aussi d’aider à apprendre un métier, celui d’écrire, et de le faire en s’appuyant sur ses erreurs pour ne pas les reproduire, on traquera les défauts de construction, les facilités, les impasses formelles. Il n’est pas question de se pencher sur un texte vénérable, dont l’analyse doit consacrer une énième fois la valeur – sans oublier celle de l’analyste – en faisant ressortir les beautés, les significations cachées, l’infinie polysémie de l’écrit. Il s’agit de considérer un objet en devenir et d’« éprouver la solidité du texte », qui doit être « questionné jusqu’à ce qu’il résiste » [1]. L’objectif étant « d’aider chacun à fonder sa propre rhétorique » [2], il est davantage question de traquer le pastiche involontaire – auquel Proust entreprendra de régler son compte plus tard dans son apprentissage –, les clichés, de faire surgir et approfondir ce qui semble relever du regard particulier de chacun et de sa modalité expressive singulière, d’aider à maîtriser les outils d’un genre.
4 C’est dire qu’il sera question de ce qui ne va pas dans Jean Santeuil, ce qui, sans qu’on s’y arrête forcément, ennuie suffisamment pour que ce texte ne soit pas beaucoup lu des proustiens et encore moins étudié. La posture est iconoclaste en critique littéraire, elle peut choquer tant elle est loin de la vénération habituellement portée à l’écrivain ; elle est pourtant présente dans le texte même du jeune Marcel Proust.
La leçon de création littéraire de M. Beulier
5La critique d’un texte à des fins d’apprentissage de l’écriture est en effet présente dans Jean Santeuil. La première rencontre du jeune homme avec M. Beulier, son professeur, donne lieu à ce qu’en atelier d’écriture on nomme des « retours » sur les devoirs de vacances des élèves. Alors que Jean s’attend à être reconnu comme un esprit supérieur « “qui sera un jour un grand poète” », M. Beulier critique ses « banalités » [3] et tourne en dérision l’usage de formules comme « “les rouges incendies du couchant” » (JS, p. 263). Paradoxalement, ce passage qui met en scène l’échec de l’écriture est par certains aspects un des plus aboutis du livre. Les portraits des élèves restituent bien l’ambiance de la classe attendant le professeur en retard, des « grands, ambitieux de traiter directement avec les autorités et de revenir à la classe marchant à côté d’elles, […] aux yeux curieux des élèves écrasés contre les vitres » (p. 259). Le portrait du cancre, Buffeteur, est efficace et utilise une image qui illustre très bien les relations de cordialité et d’antagonisme entre l’élève et le censeur « qui lui disait bonjour avec le sourire protecteur et craintif d’un ministre qui rencontre le chef de l’opposition » (loc. cit.). Pourtant ce fragment est structuré d’une façon malhabile qui gâche ces effets. Buffeteur s’impose à la classe et dans le récit par sa « grosse voix » (loc. cit.) qui couvre le vacarme des autres élèves. L’idée est judicieuse : Proust utilise une première fois ce motif pour introduire le portrait de Buffeteur, ce qui a pour mérite de retarder le récit de l’arrivée du nouveau professeur et de permettre un coup de projecteur sur le cancre. Mais le motif de la grosse voix de Buffeteur est repris pour revenir à Jean et à ce que lui-même et sa mère attendent de M. Beulier. Cela oblige le narrateur à revenir une troisième fois aux propos de Buffeteur pour enfin en donner la teneur, ce qui est maladroit. En effet, d’une part cette digression sur Jean parasite le portrait du cancre et de la classe agitée. D’autre part, le portrait réussi du cancre et de la classe noie les pensées de Jean, pourtant essentielles pour fixer l’enjeu de la rencontre imminente de Jean avec M. Beulier, qui va devenir pour lui « un plus grand homme que M. Renan ou que M. Taine » (p. 268). Placer le passage sur les pensées de Jean avant les premiers mots de Buffeteur aurait permis de mieux structurer la séquence en distinguant les deux niveaux du projet et en fixant l’enjeu général du passage avant l’épisode du cancre. On verra plus loin – et plus tard dans la carrière de Proust – que l’écrivain saura temporiser pour faire surgir un motif au bon moment.
6Dans ses observations, M. Beulier donne ce conseil à Jean : « “[…] Il faudra soigneusement bannir toutes ces métaphores, toutes ces images […]’’ » (JS, p. 263). Pourtant, la description de la classe en plein chahut par une métaphore filée qui compare les élèves agités à une bande de pirates puis, à l’arrivée du professeur, à des rameurs « disposés en bon ordre et prêts à obéir » (p. 260) est très réussie. On peut seulement regretter que le champ sémantique de la mer n’ait pas de lien direct avec la diégèse et revête ainsi quelque chose de gratuit [4]. Les développements du Temps retrouvé nous ont habitués à voir en Proust un écrivain de la métaphore, même s’il semble que Proust évoque davantage l’hypallage comme figure matricielle de son style [5]. Prenant la posture du professeur d’écriture, Proust reproche à Paul Morand de ne pas avoir toujours des images « inévitables ». Selon lui, « tous les à-peu-près d’images ne comptent pas. L’eau (dans des conditions données) bout à 100 degrés. À 98, à 99, le phénomène ne se produit pas » [6]. C’est un peu le cas ici où la métaphore filée, aussi réussie soit-elle, tourne à vide.
« L’eau bout à 100 degrés » : une hygiène de l’image
7D’autres exemples montrent que l’auteur de Jean Santeuil n’a pas encore intégré cette leçon du maître qu’il deviendra. Oubliant, ou n’ayant pas encore compris, que l’image doit être nécessaire, il accumule les comparaisons et métaphores ornementales, qui donnent l’impression d’un texte qui se veut littéraire. On les observe souvent chez les apprentis écrivains, où elles saturent le texte, finissant par le vider de toute substance et l’écraser. Dans « [Exaltation éphémère] », Jean est successivement décrit comme un homme qui « court dans son jardin », « comme un homme légèrement ivre » qui se réjouit des objets les plus vulgaires « comme d’un ineffable bonheur » et voit le soleil « comme un animal heureux » (JS, p. 776), puis « comme un homme au milieu des spasmes de l’amour » et enfin « comme s’il eût interrompu et violé quelque musique intérieure » (loc. cit.). Au lieu de s’en tenir à la comparaison la plus juste, l’apprenti écrivain les multiplie, ce qui est une manière de chercher la bonne, mais faute d’un travail de suppression et de choix, le texte disparaît sous l’abondance des images.
8 Dans le passage qui introduit la mort de Charles Marie, Proust accumule ainsi les métaphores tirées de la littérature antique et de la médecine pour essayer de décrire la situation du personnage dont la carrière politique est brisée par un scandale :
Semblable à la porte merveilleuse qui veillerait comme un gardien doué de pensée sur une demeure enchantée, la paupière, quand une lumière trop vive vient frapper l’œil, se ferme d’elle-même sur le palais fragile où elle donne accès […] (JS, p. 613).
10 Et cinq lignes plus loin :
Au plus fort de la mêlée et quand la position devenait vraiment dangereuse, un dieu prenait Ajax par les cheveux et le dérobait aux coups de ses ennemis dans un nuage. C’est ce nuage divin qui flotta […] autour de l’esprit de Marie […] (loc. cit).
12 À l’allégorie qui pastiche (volontairement ?) la littérature antique (on pense à la description du palais du Sommeil dans Les Métamorphoses [7]) s’ajoute une métaphore qui renvoie à l’Iliade et une autre qui appartient au domaine médical. Les images expriment moins l’état de léthargie qui gagne le personnage qu’elles ne révèlent en l’auteur l’élève cultivé et le fils d’un professeur de médecine.
13 Dans « [Douleur de n’être pas aimé] » (JS, p. 825-830), en quelques lignes, Proust accumule également les images sans pour autant qu’une seule soit réellement nécessaire. Au contraire, la première atténue le sentiment qu’elle veut traduire. Jean approche du moment où il va peut-être être reçu par la femme qu’il aime, et Proust exprime ainsi ses sentiments :
Comme une personne arrivée d’avance à la porte d’un théâtre reste sur place en attendant qu’elle soit ouverte, ainsi depuis un mois Jean avait cessé de vivre, étant déjà parvenu, sans que rien pût l’en distraire, au moment où il la verrait (JS, p. 825).
15 Or, il y a une disproportion notable entre avoir cessé de vivre et attendre à la porte d’un théâtre : au lieu de donner à voir par le déplacement métaphorique, voire par l’hyperbole, l’angoisse de l’amoureux transi, l’image la ramène à une situation triviale. Sentant peut-être qu’il a manqué son but, mais sans pour autant rayer la phrase, Proust enchaîne immédiatement sur une autre image, plus triviale encore puisque Jean est présenté « comme une poule que sa nature, sans lui faire connaître si elle réchauffe des oeufs de poussin ou des oeufs de serpent, force pourtant à leur donner sa vie, il couvait cet avenir inconnu […] » (loc. cit). Largement utilisée dans la littérature depuis l’Antiquité, l’image du serpent « réchauffé dans son sein » [8] est de surcroît ramenée au sens littéral par celle de la poule, si bien que l’amoureux qui attend devient un gallinacé qui couve… Quant à la remarque zoologique sur la nature de la poule, elle parasite un texte déjà saturé de métaphores.
16 Proust exprime certes dans ce fragment une vision de l’amour qui est devenu caractéristique de son œuvre : l’amour est « un plaisir d’imagination » [9], mais là encore une image maladroite noie le propos :
Notre cœur est moins que nous ne croyons, se dit-il. C’est l’imagination qui le souffle, semble l’enfler, le gonfler, le faire déborder. Quand, la réalité s’approchant, elle tombe, nous avons perdu tout élan, comme [un] vaisseau qui a mis bas ses voiles (JS, p. 825).
18Outre que l’emploi de mettre bas pour « affaler (les voiles) » est inhabituel et maladroit, la métaphore filée qui identifie l’imagination au vent n’a pas de rapport avec le cœur – à la rigueur on pourrait comparer l’amoureux à un vaisseau. Surtout, si gonfler et enfler s’accordent bien avec l’image de la voile, déborder n’a plus aucun rapport avec elle et fait tomber à plat la métaphore filée. Dans la suite de son œuvre, Proust explore souvent cette idée que la réalité de l’amour est en nous, mais quand il compare l’être aimé à une « poupée intérieure » [10], l’image fonctionne pleinement car la poupée porte avec elle les sèmes du jeu, de la beauté, de la féminité, de l’enfance, qui coïncident avec ce qu’elle exprime du sentiment amoureux et du désir. Quand Proust dit ailleurs dans la Recherche que l’amour est « cosa mentale » [11], ou « un plaisir d’imagination » [12], il joue sur le lexique et le sens de la formule pour présenter au lecteur différents aspects d’une même idée. Surtout, dans le roman de la maturité, l’écrivain incarne cette loi dans des personnages – Swann, Charlus, Saint-Loup – et dans les amours successives du personnage pour Gilberte, Mme de Guermantes, Albertine, en allant chaque fois un peu plus loin dans l’analyse.
19Cet usage du personnage n’est pas encore à l’œuvre dans Jean Santeuil. Dans le même fragment, Jean – arrivé à la loge du concierge de la dame qu’il va voir – fait la connaissance du fils de celui-ci, qui l’invite à son mariage. Le personnage fait pendant à Jean par la patience dont il a dû faire preuve avant de pouvoir épouser celle qu’il aime depuis sept ans. « Ah ! il a eu bien de la peine pendant ces années-là ! » (JS, p. 826), explique le père du jeune homme que le récit décrit comme une incarnation du désir qui a su se maîtriser avant d’être assouvi. Or, alors même que le récit est fait à la troisième personne et avec un narrateur omniscient, Proust fait le choix d’une focalisation interne pour décrire le jeune homme du point de vue de Jean, ce qui limite le portrait et ôte une bonne part de l’intérêt à l’épisode, dont il ne reste finalement que la symétrie un peu artificielle entre les deux personnages : le fils du concierge, patient et heureux, Jean, impatient et triste. À une autre échelle que les images, la construction du récit et celle des personnages constituent un élément clé du dispositif littéraire : il ne s’agit plus du style, mais de la capacité de l’auteur à faire exister un monde.
Jean Santeuil et la fabrique du personnage
20Le fils du concierge surgit de la nécessité de donner un pendant à Jean ; il n’apparaît nulle part ailleurs dans le récit, ce qui fait de lui un personnage épisodique et sans épaisseur comme il y en a beaucoup dans Jean Santeuil. Au contraire, dans à la recherche du temps perdu, les personnages en réapparaissant font système : Proust en a d’ailleurs fusionné certains pour donner une plus grande unité au récit. Vinteuil est le cas le plus connu. Il naît en 1913, sur les placards Grasset, de la fusion du musicien Vington et du savant Berget, qui lui abandonne certains traits de sa personnalité avant de disparaître [13]. Proust efface le personnage qui n’a pas d’autre emploi dans le récit et n’est donc pas indispensable, et il en enrichit la personnalité de celui qui est appelé à reparaître comme le compositeur de la petite phrase. Mme de Cambremer bénéficie d’un mécanisme de concentration similaire qui fait fusionner Mme de Lenouvès avec Mme de Cambremer et Mme de Chemisey [14].
21Mme Jacques de Réveillon (js, p. 742-744) est, dans Jean Santeuil, le prototype de ces personnages qui finiront par n’en faire qu’un. Comme Mme de Cambremer, la cousine de la duchesse de Réveillon lit Schopenhauer et Browning, aime la peinture, ne veut fréquenter que des gens intelligents. Le personnage, pourtant décrit longuement et avec précision, ne parvient pas à s’incarner. Sans doute est-ce parce qu’il ne revient pas dans le récit, alors que Mme de Cambremer se construit dans l’esprit du lecteur par touches successives. Surtout, Proust apprenti réduit Mme Jacques de Réveillon à une caricature de l’aristocrate qui place son snobisme dans son vernis culturel. Le portrait individuel est sans cesse miné par des procédés de généralisation qui font d’elle un type plus qu’un caractère incarné, un véritable personnage. Ainsi des formules comme « elle était de ces personnes que […] » (p. 741), « il arrive souvent qu’une telle personne […] », « tandis que tant de femmes médiocres ont reçu le don de se faire bien venir » (p. 743), « elle était de ces personnes dont […] » (p. 742) vident la figure de son individualité et en font une entité abstraite. En outre, une digression sur les goûts vestimentaires des « jeunes gens atteints d’inversion sexuelle » (loc. cit.) brouille le portrait sans rien apporter au personnage.
22 Son absence de personnalité vient aussi de ce que Mme Jacques de Réveillon n’est pas vue par les personnages du récit mais par un narrateur lui-même abstrait et qui se manifeste par des tournures impersonnelles : « on sentait qu’elle », « il était visible qu’elle […] », « on comprend que […] » (JS, p. 741). De même, si le narrateur évoque l’entrée de Mme Jacques de Réveillon dans un salon, la mettant ainsi en situation et en mouvement, il ne recourt pas à la focalisation interne, si bien que les jugements portés sur elle restent généraux. Mme Jacques de Réveillon suscite « les regards de curiosité malveillante, les chuchotements et les rires » (p. 742) et « toutes les personnes simples souffr[ent] de sa prétention, toutes les personnes honnêtes de son mauvais ton, toutes les personnes bonnes de son impertinence, toutes les personnes élégantes de son genre impossible » (p. 743). Au lieu de généraliser par l’emploi répété de « toutes les personnes », faire observer Mme Jacques de Réveillon par le marquis de Tournefort, le comte de Thianges, Jacques Bonami (p. 738), Mme Lawrence ou Mme Marmet (p. 735), par exemple, ou donner accès à leurs pensées, à leurs commentaires, aurait conféré de l’épaisseur à la caricature et contribué à créer un univers, ce que Proust fera dans les scènes de salon d’à la recherche du temps perdu.
23Comme beaucoup de romans de débutant, Jean Santeuil souffre d’avoir trop de personnages, et des personnages trop peu incarnés. Le fragment qui décrit « [L’Envers du théâtre] » contient un passage qui fait songer à celui où Saint-Loup parle de Rachel dans Le Côté de Guermantes I [15]. Il est question d’« un jeune comte » qui est « l’amant de la cantatrice » et « cette femme l’émerveille par son intelligence ». Le personnage est décrit avec minutie :
Il est joli garçon, en habit, avec des gants blancs, et en homme de son monde il se sert avec les chanteurs, les machinistes (souvent peine perdue) des gracieux saluts, des phrases aimables, des poignées de main à distance qui ont été apprises dans le vieil hôtel ducal […] (JS, p. 646).
25 Pourtant, faute d’une mise en situation, le portrait ne parvient pas à donner une existence au personnage : dans à la recherche du temps perdu, la « poignée de main à distance » est mise en scène lors de la première rencontre du héros et de Saint-Loup [16] et sert à caractériser le personnage ; quant aux propos sur la jeune femme et à la scène au théâtre, ils sont placés à d’autres endroits du roman et pour aborder d’autres thèmes, la jalousie et l’illusion de l’amour en particulier, servant ainsi à la fois à caractériser un peu plus Saint-Loup et à explorer les mécanisme de la passion et de la jalousie.
L’impossible transposition narrative des idées
26Un fragment de Jean Santeuil, intitulé par les éditeurs « [Du rôle de l’imagination dans l’amour] » (JS, p. 760-763) illustre la difficulté de l’apprenti écrivain à construire un personnage. Proust affirme : « Nous nous rendons bien compte […] que nos imaginations relativement à une personne et nos innombrables désirs n’ont aucun rapport avec la réalité » (p. 760). Cet emploi de la première personne du pluriel à valeur généralisante donne le ton d’un fragment qui ne parvient pas à raconter une situation concrète vécue par un personnage.
27 Lorsque l’auteur cherche à illustrer son propos par une situation précise, il adopte encore un point de vue généralisant ; même l’emploi du discours direct ne parvient pas à faire basculer le texte dans le genre narratif, car l’absence d’un personnage qui porterait ces paroles leur conserve une dimension générale :
Quand nous sommes amoureux nous trouvons le plus grand plaisir à voir toutes les personnes qui peuvent nous rapprocher de notre amie […]. Aussi cela se manifeste-t-il, si par exemple son milieu est le milieu médical, en disant : « J’avoue qu’il est plus intéressant de passer sa vie au milieu de ces gens qui », etc., et si elle ignorante : « L’Instruction est-elle quelque chose d’agréable ? je ne le crois pas. Je trouve plus de prix », etc. (JS, p. 761).
29 Le lecteur aura reconnu dans ces phrases la teneur de celles que Swann prononce, au début de son amour pour Odette, à propos des Verdurin (« “Ce sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas” ») et d’Odette elle-même (« “Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé’’ » [17]). Cependant, dans le roman de la maturité elles sont rattachées à Swann et visent des personnages que le lecteur connaît quand dans Jean Santeuil elles demeurent dans une généralité abstraite.
30 On constate la même chose un peu plus loin à propos du mensonge :
31 […] pendant que nous sommes amoureux, ayant des buts égoïstes à atteindre pour lesquels nous employons notre logomachie, combien nous écrivons de lettres où nous disons : « Il n’y a qu’une chose vraiment infâme, qui déshonore la créature que Dieu a faite à son image, le mensonge », ce qui veut dire que ce que nous désirons le plus c’est qu’elle ne nous mente pas, et non pas que nous pensons cela (JS, p. 761-762).
32 Le propos reste général, l’apprenti écrivain Marcel Proust semble en avoir l’intuition puisqu’il poursuit en développant une situation romanesque… mais en la confinant dans une parenthèse, ce qui peut la faire passer pour une note de régie :
Car dans le moment même nous lui mentons (Jean ne lui avoue pas qu’il a regardé sa lettre à travers l’enveloppe, et comme il ne se tient pas de lui dire qu’il sait qu’un jeune homme est venu la voir, il lui dit le savoir par telle personne qui l’a vu : mensonge) (JS, p. 762).
34 Ce développement narratif, noyé dans trois pages écrites à la première personne du pluriel, témoigne à la fois du désir de l’auteur de transposer sur le plan du récit ses observations sur l’amour, et de son incapacité à le faire.
35 On sait que la même situation et les mêmes termes sont repris presque textuellement dans « Un amour de Swann ». Le premier exemple est proche de ce que dit Swann quand il imagine que c’est désormais à ses dépens qu’on fait rire Odette : « “Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? […]” » [18]. De même, la lecture de la lettre à travers l’enveloppe sera reprise comme un épisode clé de la jalousie de Swann, à la fois moyen de se rassurer sur l’amour que lui porte Odette et preuve que sa maîtresse lui ment. Cette fois, il ne s’agit plus d’une mention mise entre parenthèses et qui peut passer pour une note de régie, mais d’un élément structurant d’un récit qui explore la jalousie en la mettant en scène [19].
36C’est encore le passage de Jean Santeuil qui est presque repris textuellement quand le narrateur observe que Swann, « pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine » [20]. Dans le roman de la maturité, cependant, l’existence de personnages et d’une histoire où ils s’inscrivent permet de donner de la chair à l’idée et, par les commentaires du narrateur sur le personnage, d’aller plus loin dans l’analyse : « En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste » [21].
37 Lorsqu’il travaille à Jean Santeuil, Proust n’a pas encore compris que le récit et le personnage ne sont pas des ornements mais permettent de rendre visible une idée en l’incarnant et d’aller plus loin dans l’analyse psychologique. La fin du fragment offre un exemple de cet usage du récit et des personnages à des fins purement démonstratives. Tenté de mettre en récit ses idées sur l’amour, Proust évoque une promenade que Jean accomplit avec « un vieil amoureux de Mme X » et cette dernière. Ainsi, dès le départ, la volonté de créer une situation romanesque se perd dans l’anonymat des personnages et dans un récit sans ancrage romanesque puisqu’on ne sait rien des circonstances de la promenade, ce qui empêche de faire l’épisode autre chose qu’une situation artificielle ne faisant qu’illustrer ce qui a été présenté théoriquement juste avant. Ainsi, le prénom du vieux monsieur « échappe » à Mme X, ce qui « fait d[u] bien » à son ancien amoureux, tout comme le souvenir d’une chanson tzigane entendue avec elle et où « il y avait justement un peu d’amour dans les paroles ». Le vieux monsieur en est « transporté », ce qui conduit à ces remarques :
38 […] Jean sentait ce qu’il y avait de purement subjectif […] dans […] l’amour […] et que ces choses, le petit nom dans la bouche de la femme, la musique, etc., n’avaient pas l’ombre de réalité amoureuse et simplement pour l’imagination du vieux semblaient des liens entre lui et la femme, comme de garder une photographie etc., alors que l’amour seul peut contenir de l’amour (JS, p. 763).
39 CQFD, serait-on tenté de conclure, tant ce passage narratif semble scolaire, ce que paraissent confirmer la référence à Théocrite qui le précède et le fait que l’épisode est introduit par la formule argumentative « par exemple ». La première version de l’incipit de ce fragment témoigne d’ailleurs de la visée démonstrative plus que narrative de l’auteur. Proust avait d’abord écrit en haut du premier feuillet : « Le désir de Jean comme de tous les amoureux se rapportait à quelque chose d’impossible » [22], une phrase qui ne mentionnait le personnage principal du roman que pour mieux formuler une loi générale sous la forme d’un aphorisme.
40 L’impression qui se dégage de ce fragment est que le jeune Proust est encore dominé par des réflexes scolaires : l’apprenti croit écrire un roman et il rédige une dissertation de seconde sur l’amour, avec annonce du thème et de l’idée directrice, référence à un Ancien, illustration par un exemple et emploi du pronom nous, ici à la fois pluriel académique et pronom qui confère une portée générale au propos. Le jeune auteur ne semble croire ni à la fonction d’identification du personnage – qu’il peine à laisser exister –, ni aux vertus argumentatives et analytiques du récit. Bien qu’ayant fait le choix de la narration, il ne raconte pas et, quand il le fait, le récit n’apporte pas grand-chose.
41Le fragment « [L’amour et l’amitié] » (JS, p. 763-768) met en scène une petite société qui se réunit autour de Charlotte, la maîtresse de Jean. Il l’embrasse goulûment à la dérobée, emporte l’odeur de son cou, lui presse les doigts en secret. Les autres amis de la jeune femme – Vésale, Saint-Géran, Griffon – jouent de la musique et admirent Jean, que leur amie vénère. Il y a de la vie dans ce passage, des personnages, des situations. Pourtant, l’épisode tourne vite à la galerie de portraits : les personnages qui composent le trio d’amis sont systématiquement évoqués l’un après l’autre, l’auteur convoquant successivement dans la même phrase « les yeux bleus et tranquilles de Vésale, les yeux noirs et dédaigneux de Saint-Géran, les yeux gris et pétillants de Griffon » (p. 764). En trois pages, la trilogie revient quatre fois, ce qui crée un effet d’accumulation qu’auraient pu éviter la dissémination de ces traits au fil du récit et la mise en place de situations plus incarnées (dialogue, épisode singulatif quand tout le récit est fait sur le mode itératif). Les noms des personnages semblent d’ailleurs fixés au hasard d’une correction faite au fil de la plume, puisque Proust écrit d’abord « Chapelard », « Tancret* [23] », « Saint-Géran », mais raye immédiatement les deux premiers noms, qu’il remplace par Griffon et Vésale [24]. Saint-Géran doit peut-être sa survie au fait qu’il est mentionné dans un autre épisode [25] – signe qu’un système des personnages est peut-être en train de se construire –, mais les deux autres noms sont échangeables et semblent renvoyer à des coquilles vides.
42D’ailleurs, au lieu de mettre en scène les personnages pour les décrire et raconter leurs soirées, l’auteur, une fois de plus, généralise : « Il leur restait un peu aux yeux cette sorte d’émotion calme où vivent ceux qui, assis sur une chaise sous une bonne lampe, goûtent à s’enivrer de musique une tristesse pleine de joie […] » (JS, p. 765). Les scènes et les personnages sont ainsi toujours saisis à distance, jamais incarnés, si bien que le fragment conserve un caractère artificiel. Sa conclusion permet de comprendre que l’objectif de l’auteur est moins de faire un récit que d’illustrer que « tout autre, comme tout corps terrestre, aurait un jour montré son défaut » (p. 767). Les baisers échangés en cachette par Jean et Charlotte, l’évocation de la musique ne sont qu’un habillage de l’amitié naissante puis oubliée entre Jean et Vésale, une occasion pour le héros de constater que les gens qu’il aime le plus – Réveillon, Daltozzi, sa mère même – peuvent le décevoir.
Un auteur en crise : entre essai et roman
43En définitive, Jean Santeuil semble le roman d’un auteur qui ne croit pas au roman. On peut en chercher la cause dans la crise que connaît le genre aux lendemains du naturalisme et dont à la recherche du temps perdu, selon Michel Raimond, marque la fin [26]. Dès lors les maladresses narratives de Jean Santeuil pourraient être étudiées comme une manifestation de ce moment où le roman cherche sa voie et comme les étapes d’un cheminement vers la mise au jour par l’auteur d’un nouveau modèle romanesque.
44 Lire Jean Santeuil du point de vue de la création littéraire permet également d’aborder autrement la question centrale de l’essai et du récit dans l’écriture de Proust. En effet, la difficulté de l’auteur à se détacher des idées pour aller vers le récit tient certainement à sa nature ambivalente telle qu’elle se révèle au moment de Contre Sainte-Beuve, à la fois essayiste et romancier [27]. À cette perspective, il faut cependant intégrer ce qui relève de l’absence de maîtrise de l’écriture romanesque : au temps de Jean Santeuil Proust ne semble pas posséder les principes de la construction d’un personnage, les trucs et astuces du récit ; comme la plupart des apprentis romanciers, il donne à son texte les apparences du roman (situations, personnages, épisodes, paroles rapportées), sans pour autant construire une œuvre romanesque avec ses enjeux et ses techniques.
45Jean Santeuil nous confronte à cette réalité : Proust n’est pas un romancier né, et l’histoire de la genèse d’à la recherche du temps perdu est celle d’une lente venue à la maîtrise de l’outil romanesque, de ce que son écriture impose et permet. Le temps qui s’écoule entre la rédaction de Jean Santeuil et les années 1910-1912, où la structure romanesque semble atteindre sa maturité, est ainsi essentiel pour comprendre comment évolue la maîtrise narrative de Proust. On sait déjà le rôle joué par le travail de traduction et par la pratique du pastiche [28], mais dans le détail, notamment pour les années 1908-1912, cette étude reste à conduire.
46 Un passage des premiers brouillons de Contre Sainte-Beuve montre qu’entre 1899 et 1908 (date probable de ce texte) Proust a développé ses réflexes d’écriture et sa capacité à mettre en scène des personnages, comme à la faveur de l’évocation de Sainte-Beuve où il fait surgir dans une comparaison la figure du débutant, avant de la rayer pour en développer les possibilités narratives juste après. Proust décrit d’abord Sainte-Beuve « dans sa petite maison de la rue du Mt-Parnasse, le lundi matin » et « ouvra[n]t le Constitutionnel » quand est introduite la comparaison « comme le débutant qui ne sait pas si son article », que Proust raye pour la reprendre plus loin, toujours à propos de Sainte-Beuve :
Sans doute n’avait-il pas l’émotion du débutant, qui a depuis longtemps un article dans un journal, qui, ne le voyant jamais quand il ouvre le journal, finit par désespérer qu’il paraisse. Mais un matin, sa mère, en entrant dans sa chambre, a posé près de lui le journal d’un air plus indifférent <distrait> que de coutume, comme s’il n’y avait rien de curieux à y lire. Mais néanmoins, elle l’a posé tout près de lui pour qu’il ne puisse manquer de le lire, s’est vite retirée, et a repoussé vivement la vieille servante qui allait entrer dans la chambre [29].
48Ce passage montre que, lorsque Proust se lance dans l’écriture de Contre Sainte-Beuve, il a non seulement trouvé l’univers du roman de la maturité – lit, chambre, personnage qui écrit et attend une publication, mère attentive, vieille servante – mais aussi atteint une maîtrise de l’écriture narrative qui lui permet de ne pas lâcher la proie du récit pour l’ombre de la pensée qu’il doit illustrer. Entre narration et spéculation, depuis Jean Santeuil le rapport de force s’est inversé. Le progrès de Proust est également sensible dans la maîtrise du processus d’écriture dont les ratures conservent la trace. Alors que le premier jet superposait la figure du débutant à celle de Sainte-Beuve, en rayant immédiatement la mention du premier, l’apprenti romancier se laisse la possibilité de finir de décrire le critique des Lundis et de développer ensuite le récit relatif au débutant.
Le fil de la plume
49Proust se montre ici capable de retarder le surgissement d’un motif pour lui donner un plus grand développement, ce qu’il fera à nouveau dans une note du Carnet 1 puis dans le Cahier 3, le premier des Cahiers de Contre Sainte-Beuve [30]. Cette capacité à reculer pour mieux sauter est aux antipodes de ce qu’on observe dans le manuscrit de Jean Santeuil. Le régime de correction du premier essai romanesque est très différent de celui qu’on observe dans les avant-textes d’à la recherche du temps perdu : aucun ajout marginal – il n’y a d’ailleurs en général pas de marge dans les pages de Jean Santeuil –, très peu d’ajouts d’une façon générale, peu de suppressions – concentrées le plus souvent au début du fragment –, aucune paperole – donc aucun déplacement ou ajout important. Sur sept cent trois folios, en général écrits recto verso ou doubles, un seul passage [31] est abondamment raturé. Tous cela laisse penser soit que Proust recopie – mais on sait que recopier, au temps de l’écriture de la Recherche, c’est aussi réécrire –, soit qu’il écrit au fil de la plume en apportant à son texte des corrections mineures, en passant, sans réelle stratégie de réécriture.
50 Cette pratique de l’écriture est d’ailleurs conforme à la vision de la création littéraire qui est véhiculée par le texte. Un fragment décrit ainsi « les caractères tracés avec la vitesse de la pensée sur cette feuille de papier par [la] main fiévreuse » de Jean, comme « un miroir » de « toutes les idées qui se succédaient, s’agitaient, se multipliaient en foule dans sa pensée tout à l’heure […] » (JS, p. 389). De même, lorsqu’il se rend au phare où il travaille, l’écrivain C. écrit dans une sorte de transe : « La nuit venait il distinguait à peine ce qu’il écri[vait] les lettres les lettres qu’il traçait mais emporté par le besoin d’écrire <de suivre> à la plume la vitesse de sa pensée qui était alors fort grande il continuait à écrire » [32]. Agi par les forces de la Nature, l’écrivain peut écrire dans le noir, manière aussi de signifier que ce qui s’accomplit dans l’acte créateur demeure obscur, inaccessible, et lorsque le gardien du phare vient apporter de la lumière, la « mauvaise lampe » vient interrompre l’acte magique et obscur. Dans un autre fragment, Proust précise : « le mot écrire est bien vague pour si u <incapable> de suggérer le charme de la matière précieuse dans lesquelles [laquelle] il les coulait » [33]. Le fragment placé en tête du livre reconstitué par les éditeurs illustre la représentation de l’écriture qui prévaut au temps de Jean Santeuil : « Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté » (p. 181).
51 Cette conception de l’écriture et la pratique qui l’accompagne est caractéristique des romans de débutants : des textes (très) longs, écrits au fil de la plume, sans travail de réécriture ou de composition. On en trouve un autre exemple dans les débuts de Giono avec Angélique, dont l’auteur raconte ainsi la genèse – qu’il romance sans doute, selon Pierre Citron [34] : « […] cette chose a été bâtie en 1911 […] j’avais à l’époque seize ans. Je m’étais astreint à ne pas passer un jour sans écrire au moins une page d’Angélique. C’est ce qui explique les délayages, car lorsque je n’avais rien à écrire je gonflais mes lignes pour arriver à pondre la page obligée. […] L’histoire d’Angélique fut plusieurs fois abandonnée et plusieurs fois reprise à des intervalles variant de 6 mois à 1 an. Un jour vint où, perdu au milieu du flot, errant sans but, ne voyant plus du tout où il serait possible d’atterrir, je laissai tout cela de côté » [35].
52 Le destin d’Angélique, comme de Jean Santeuil, est celui de nombreuses œuvres de jeunesse, de bien des manuscrits restés inachevés dans les tiroirs ou le disque dur de leur auteur. Textes voués à l’échec car l’écriture y est conçue comme un mécanisme linéaire, identique en cela à la lecture, laquelle paraît en être le modèle. Comme elle, l’écriture ainsi conçue est linéaire, elle n’est pas une suite d’avancées, de régressions, d’embranchements et, surtout, de choix. Quand il travaille à Naissance de l’Odyssée, qui sera son premier texte achevé et abouti, Giono explique à Lucien Jacques :
53 […] je suis obligé de construire vite, poussé par les images qui viennent. Il m’est ensuite assez difficile de reprendre mon style car, malgré les lectures successives, mon esprit s’attache à rechercher la justesse des termes ou des images et passe sans les voir sur de grossières fautes [36].
54 L’auteur de Jean Santeuil semble pris dans la même pratique naïve de l’écriture. Guidé par sa foi en l’inspiration, l’auteur n’approfondit pas son texte par des réécritures successives, il l’allonge, espérant toujours trouver au fil de la plume la solution, la situation, le personnage qui sauvera tout ce qui précède en lui donnant un sens ; et cela n’arrivera jamais. Il faudra que se développe chez Proust une réelle stratégie d’écriture, dont les avant-textes de la Recherche conservent les traces.
55Ces quelques exemples d’une lecture de Jean Santeuil sous l’angle de la formation à la création littéraire permettent de sortir de l’impasse d’un texte à la fois nécessairement important, car écrit par Proust, et objectivement faible, plus encore inabouti qu’inachevé, et déserté par la critique. On peut, et il faut, lire Jean Santeuil comme ce qu’il est : le manuscrit de la tentative romanesque d’un apprenti écrivain qui possède une large culture, une sensibilité certaine – une névrose assez solide aussi, sans doute – mais qui ne sait pas écrire ; il ne maîtrise pas l’usage des images, ne sait pas utiliser le récit, les paroles rapportées et les personnages pour illustrer et surtout approfondir les idées qu’il veut leur faire exprimer. Il ne sait pas écrire, dans le sens où il ne sait pas que l’écriture n’est pas l’expression de la toute-puissance de l’auteur sur son texte mais un espace et un temps où les choix, les renoncements, les surprises construisent une œuvre.
56 Il faut donc mesurer la différence entre Jean Santeuil et à la recherche du temps perdu non pas tant en termes de valeur littéraire – c’est incomparable – qu’en termes de maîtrise par leur auteur des processus d’écriture et des possibilités romanesques. Ce qui rend possible à la recherche du temps perdu, c’est de la part de Proust l’acquisition d’un autre rapport à l’écriture. Il passe par une évolution de la représentation que l’auteur en a [37], et surtout par le développement de sa capacité à travailler son texte. Si on doute qu’écrire – ou, mieux, que l’écriture – s’apprenne, il suffit de mesurer ce qui sépare Jean Santeuil de Contre Sainte-Beuve : il est évident que, de l’un à l’autre, un apprentissage a eu lieu qui va se poursuivre au moins jusqu’en 1913. Une typologie des corrections de Jean Santeuil permettrait peut-être de mieux comprendre comment a pu se faire cet apprentissage, tout en fournissant des éléments de datation. L’approfondissement de ce qui se joue dans les traductions et leurs notes, les préfaces, les pastiches, les articles de l’année 1907, serait aussi une manière de comprendre comment Proust est passé du stade d’apprenti maladroit à celui de « Grand Auteur » [38].
Notes
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[1]
Élisabeth Bing, « Histoire d’une pratique : ses postures, ses risques », in Ateliers d’écriture (Actes de colloque, Cerisy-la-Salle, juil.-août 1983), dir. par Claudette Oriol-Boyer, Grenoble, TEM, 1992, p. 66.
-
[2]
Francis Ponge, « Rhétorique », Proêmes, Œuvres complètes, t. II, éd. par Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 193.
-
[3]
Marcel Proust, Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, éd. par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 262. C’est à cette édition que renverront toutes nos références, dorénavant abrégées en JS et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[4]
À titre de comparaison on peut rapprocher ce passage de Jean Santeuil du chapitre « L’évasion » du Grand Meaulnes (I, IV), où la même métaphore filée de la mer sert à décrire la classe « comme une barque sur l’océan » : « On n’y sent pas la saumure et le cambouis comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés » (Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes [1913], éd. par Tiphaine Samoyault, Paris, Flammarion, « GF », 2009, p. 25). Dans le récit d’Alain-Fournier, contrairement à ce qu’on observe chez Proust, le thème de la mer est lié à celui de l’aventure, qui informe tout le roman comme l’indique le titre du chapitre précédent, « Je fréquentais la boutique d’un vannier… », explicitement rattaché à Robinson Crusoé.
-
[5]
Jean-Marc Quaranta, Le Génie de Proust : genèse de l’esthétique de la Recherche, de Jean Santeuil à la madeleine et au Temps retrouvé, Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2011, p. 302-307.
-
[6]
« Préface » à Tendres stocks [1921] de Paul Morand, in Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, éd. par Pierre Clarac & Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 616.
-
[7]
Ovide, Métamorphoses, XI, v. 592-615.
-
[8]
Cf. Jean Racine : « Savez-vous quel serpent inhumain / Iphigénie, avait retiré dans son sein ? » (Iphigénie, V, 4, v. 1675-1676).
-
[9]
Cahier 13, N.a.Fr. 16653, f° 26r°.
-
[10]
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes II [1921], À la recherche du temps perdu, éd. par Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1988, p. 655.
-
[11]
Id., À l’ombre des jeunes filles en fleurs I [1918], À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, 1987, p. 491.
-
[12]
Cahier 13, N.a.Fr. 16653, f° 26r°.
-
[13]
Sur cette évolution désormais bien connue, voir Françoise Leriche, « 1913 : la réécriture du concert Saint-Euverte sur les placards de Du côté de chez Swann », Genesis, n° 36, « Proust, 1913 », dir. par Nathalie Mauriac Dyer, 2013, p. 113-133.
-
[14]
Kaéko Yoshikawa, Les Cambremer dans à la recherche du temps perdu, Osaka, Sogen Sha, 1999, p. 334.
-
[15]
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I [1920], à la recherche du temps perdu, éd. cit., t. II, p. 454-455.
-
[16]
Id., À l’ombre des jeunes filles en fleurs II, À la recherche du temps perdu, éd. cit., t. II, p. 89.
-
[17]
Id., Du côté de chez Swann [1913], À la recherche du temps perdu, éd. cit., t. I, p. 245 et 218.
-
[18]
Ibid., p. 282.
-
[19]
Ibid., p. 277.
-
[20]
Ibid., p. 354.
-
[21]
Loc. cit.
-
[22]
N.a.Fr. 16616, f° 544.
-
[23]
L’astérisque signale, conventionnellement dans les transcriptions, un mot de lecture douteuse.
-
[24]
N.a.Fr. 16616, f° 547.
-
[25]
N.a.Fr. 16616, f° 427.
-
[26]
Voir Michel Raimond, La Crise du roman : des lendemains du naturalisme aux années vingt [1966], Paris, Corti, 1988.
-
[27]
Sur « la contradiction de deux ordres (chroniqueur et romancier) chez Proust », voir Hiroshi Kawanago, « Du Contre Sainte-Beuve aux premiers cahiers du roman : note sur l’état primitif du Contre Sainte-Beuve », Bulletin d’informations proustiennes, n° 13, 1982, p. 7-16.
-
[28]
Sur ce point voir notamment Jean-Marc Quaranta, Le Génie de Proust : genèse de l’esthétique de la Recherche, op. cit., p. 157 sq.
-
[29]
Extrait du volume « Proust 45 » (N.a.Fr. 16616), f° 25 r° et v° ; cf. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 226.
-
[30]
Pour plus de détails sur ce brouillon, voir Jean-Marc Quaranta, « Proust “débutant” : la dynamique de l’écriture dans les premiers textes », Bulletin d’informations proustiennes, n° 34, 2004, p. 73-88.
-
[31]
N.a.Fr. 16615, f° 53-55 (« tout ce passage raturé est inextricable », JS, p. 992, note 1, p. 218).
-
[32]
N.a.Fr. 16615, f° 8 r° ; JS, p. 188.
-
[33]
N.a.Fr. 16616, f° 661 v° ; JS, p. 702.
-
[34]
Pierre Citron, Giono : 1895-1970, Paris, Seuil, 1990, p. 100-103.
-
[35]
Jean Giono & Lucien Jacques, Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, I (1922-1929), éd. par Pierre Citron, Cahiers Giono, n° 1, 1981, p. 61.
-
[36]
Ibid., p. 71. Sur les débuts de Jean Giono, voir Jean-Marc Quaranta, « Naissance de Giono : quand écrire s’apprend », in Patrimoines gioniens (Actes de colloque, Université d’Aix-Marseille, sept. 2015), dir. par Michel Bertrand & André Not, avec la collaboration d’Annick Jauer, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Textuelles/Univers littéraires », 2018, p. 57-72.
-
[37]
Voir id., Le Génie de Proust : genèse de l’esthétique de la Recherche, op. cit.
-
[38]
Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984, passim.