Notes
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[1]
Le Trésor de la langue française définit le puritanisme comme un « rigorisme excessif en morale ; [une] fermeté extrême dans le respect de principes généralement liée à une manière de vivre austère et prude ». L’argumentaire antiféministe l’utilise plus particulièrement pour parler des mœurs sexuelles des féministes.
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[2]
Christine Delphy, L’Ennemi principal [1977], Paris, Syllepse, « Nouvelles questions féministes », 2001.
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[3]
Robert Merle, Les Hommes protégés [Paris, Gallimard, 1974], « Folio », 2012, p. 39. C’est à cette dernière édition que renverront toutes nos références, dorénavant placées entre parenthèses dans le corps du texte et précédées de l’abréviation LHP.
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[4]
La notion d’intersectionnalité a été défendue par la chercheuse Kimberlé Crenshaw dans son article « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, no6, 1991, p. 1241-1299. L’intersectionnalité s’intéresse aux groupes à l’identité intersectionnelle, c’est-à-dire soumis à plusieurs formes de domination du fait de leurs différentes appartenances (ethnique, religieuse, sociale, de genre, etc.). Crenshaw a ainsi proposé d’étudier les violences masculines dont sont victimes les femmes noires en articulant ensemble les mécanismes du sexisme et du racisme.
-
[5]
Le Canada, lui aussi dirigé par une féministe, condamne fermement la politique de son voisin américain ; la France prend pour dirigeant un vieil orateur éloquent et charismatique dans la droite ligne de De Gaulle ; Cuba maintient la domination masculine et les représentations d’une virilité éclatante en la personne de Castro, etc.
-
[6]
Dominique Kalifa définit la notion d’imaginaire social comme étant « un système cohérent, dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire des figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des moments donnés de son histoire » : « Les imaginaires sociaux décrivent la façon dont les sociétés perçoivent leurs composants – groupes, classes, catégories –, hiérarchisent leurs divisions, élaborent leur avenir. Ils produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent. Mais ils ont besoin pour cela de s’incarner dans des intrigues, de raconter des histoires, de les donner à lire ou à voir » (Dominique Kalifa, Les Bas-fonds : histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, « L’univers historique », 2013, p. 20-21).
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[7]
Dans le roman, les stags pratiquent la prostitution pour survivre. Notons que le terme est également couramment utilisé dans l’expression « stag night », désignant l’enterrement de vie de garçon d’un futur marié. Le mot est donc déjà fortement lié au sexe masculin, à la jeunesse et à la sexualité.
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[8]
Françoise Héritier, Masculin/Féminin, t. I, La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, « Bibliothèque », 1996, passim.
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[9]
Le héros est pour sa part comparé à une « femme au foyer » (LHP, p. 127) ou encore à une « call-girl » (p. 182).
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[10]
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1965], Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1970, p. 18.
-
[11]
Ibid., p. 20.
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[12]
Anne Wattel, Robert Merle : écrivain singulier du propre de l’homme, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Littératures », 2018, p. 257.
-
[13]
« Les hommes des années 1800 se sont réellement posé cette question : que devient la relation entre sexes, amour et désir si le semblable l’emporte sur le différent ? Certains ont pensé que la reconnaissance de la similitude entre hommes et femmes signifiait un danger pour la relation sexuelle, indiquait une future confusion entre les sexes. La peur de la confusion fut l’argument principal pour repousser l’échéance de l’égalité entre sexes, pour refuser la participation des femmes à la chose publique » (Geneviève Fraisse, À côté du genre : sexe et philosophie de l’égalité, Lormont, Le bord de l’eau, « Diagnostics », 2010, p. 424).
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[14]
Nous gardons néanmoins à l’esprit les travaux d’Anne Fausto-Sterling (« The Five Sexes : Why Male and Female Are Not Enough », The Sciences, mars/avril 1993, p. 20-24), mais aussi l’existence des personnes intersexes, qui induit une plus grande complexité des faits biologiques que ne le laisse entendre l’apparente binarité des sexes. Ces contraintes sont également remises en cause avec les progrès de la chirurgie, permettant aux personnes transsexuelles de modifier leurs corps.
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[15]
Geneviève Fraisse, « Le jeu aporétique des deux sexes », À côté du genre, op. cit., p. 146.
-
[16]
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, Paris, M. de Brunhoff, 1886.
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[17]
« Seigneur, “me soumettre” ! Comme Jules César a soumis la Gaule ! Quelle démesure. Tout ce foin pour un petit coït ! » (LHP, p. 278).
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[18]
Cette paranoïa est un des grands reproches formulés aujourd’hui à l’égard du féminisme qui, en dénonçant la culture du viol, serait coupable de voir le mal partout.
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[19]
Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, « Tel », 1994.
-
[20]
Thèse que défendra aussi Monique Wittig dans La Pensée straight [1992], trad. de l’anglais, Paris, Éd. Amsterdam, 2013.
-
[21]
Sur ce point, voir Histoire de la virilité, dir. par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Paris, Seuil, « L’univers historique », 2011, 3 vol., et Olivia Gazalé, Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes, Paris, Robert Laffont, 2017.
-
[22]
Cette affirmation est formulée dans le texte à l’encontre des stags qui se prostituent. Néanmoins, ce cas particulier permet de comprendre la logique générale du gouvernement et nous semble donc raisonnablement ne pas s’appliquer seulement aux stags mais à l’ensemble des hommes aux yeux des partisans de l’idéologie bedfordienne. Par ailleurs, cette assertion semble avoir été inspirée à Robert Merle par la lecture de l’essai de Kate Millett, La Politique du mâle. Kate Millett souligne la dimension patriarcale des théories d’Engels (Les Origines de la famille, de la propriété privé et de l’État [1884], trad. de l’allemand par Jeanne Stern, Paris, Éditions sociales, 1954), qui interprète les relations sexuelles comme un « asservissement » pour les femmes et y voit « un acte politique de soumission » (Kate Millett, La Politique du mâle [Sexual Politics, 1970], trad. de l’américain par Elisabeth Gille, Paris, Stock, 1971, p. 134).
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[23]
Concernant le vocabulaire guerrier associé au sexe masculin et à la pénétration, le Dictionnaire érotique moderne d’Alfred Delvau (Freetown, Bibliomaniac society [Bruxelles, J. Gay], 1864) est particulièrement édifiant.
-
[24]
Françoise Héritier, La Pensée de la différence, op. cit. ; Maurice Godelier, La Production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 1982.
-
[25]
Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 175.
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[26]
Cette forme de virilité est historiquement défendue par les prêtres catholiques, dont la continence est revendiquée comme une force.
-
[27]
Nathaniel Hawthorne, The Scarlet Letter [1850], Londres, Penguin, 1994.
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[28]
Il semble cependant peu probable que la castration efface des esprits les représentations et les stéréotypes accolés aux sexes et responsables en grande partie du système de domination : c’est parce qu’une symbolique et des clichés négatifs ou aliénants sont plaqués sur l’ensemble du groupe des femmes que celles-ci sont considérées comme inférieures. Réduire à l’impuissance l’objet investi des valeurs attestant la supériorité des hommes n’apparaît pas efficace, ou tout du moins suffisant, pour résoudre les inégalités.
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[29]
Jacques-Philippe Leyens & Vincent Yzerbyt, Stéréotypes et cognition sociale, trad. de l’anglais par Georges Schadron, Liège, Mardaga, 1996 ; cité par Ruth Amossy & Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Armand Colin, « 128 », 2009, p. 29.
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[30]
Cet argument donne généralement suite à la dénonciation d’un certain totalitarisme et puritanisme du mouvement.
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[31]
Terme utilisé par Susan Faludi dans son essai Backlash : The Undeclared War Against American Women, New York, Doubleday, 1991. Elle y analyse le retour de bâton qui a suivi les droits conquis par les mouvements féministes des années soixante-dix. Voir également à ce sujet Christine Bard, « Les antiféministes de la deuxième vague », in Un siècle d’antiféminisme, dir. par Christine Bard, Paris, Fayard, 1999, p. 301-328.
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[32]
Cité (sans référence) par Michel Winock, Décadence fin de siècle, Paris, Gallimard, « L’esprit de la cité », 2017, p. 256.
1Ces dernières années, les pays occidentaux ont vu les femmes prendre plus que jamais la parole pour dénoncer les abus et injustices qu’elles subissent encore aujourd’hui. Le scandale de l’affaire Weinstein, le mouvement #Metoo et #Balancetonporc ou encore les campagnes contre le harcèlement de rue soulignent non seulement la pérennité des violences faites aux femmes, mais également les défaillances des systèmes juridiques, échouant à reconnaître et à défendre les victimes. Mais cette parole s’élevant dans l’espace public soulève des inquiétudes et des oppositions. Or, ces accusations et ces peurs ne sont pas nouvelles. Elles traversent les époques et s’élèvent à chaque fois que des femmes réclament des droits et un changement de l’ordre social.
2Robert Merle publie Les Hommes protégés en 1974 alors que les revendications féministes battent leur plein et apportent de nombreux progrès pour les femmes. Le roman s’ouvre sur la découverte de l’encéphalite 16, une mystérieuse maladie ne touchant que les hommes en âge de procréer. L’épidémie décime rapidement une grande partie de la population masculine du monde alors que les femmes sont immunisées. Aux États-Unis, celles-ci s’emparent alors petit à petit du pouvoir et des postes à responsabilités, afin de ne pas laisser le pays à l’abandon. Pour sauver la moitié de l’humanité qui est menacée d’extinction, le docteur Ralph Martinelli se voit confier la mission de mettre au point un vaccin pour une entreprise privée, dirigée par Hilda Helsingforth. En compagnie d’autres scientifiques et de leurs familles, il est confiné à Blueville, un camp hautement surveillé où il acquiert le statut d’« homme protégé ». Mais le régime politique imposé par Sarah Bedford, la présidente, se transforme en véritable dictature et prône une société sans hommes (entendre sans hommes non castrés), sans sexualité (autre que lesbienne) et où la reproduction se ferait bientôt par le biais de la technologie. Isolé du monde extérieur, méprisé pour son sexe par les femmes et les A (les ablationnistes, immunisés contre le virus après s’être soumis à une castration), Ralph doit apprendre à composer avec ce nouveau monde et se laver de sa phallocratie. Mais, prenant conscience que l’objectif affiché de mettre au point un vaccin n’est qu’un leurre, il se lie au « nous », mouvement féministe de résistance contre le pouvoir en place. Bientôt, il s’éprend de Lia Burage, sa supérieure au sein du groupe, qui l’aide à achever ses recherches et à s’échapper de Blueville.
3Il nous semble intéressant de relire cette fiction à la lumière des inquiétudes qui refont à nouveau surface aujourd’hui face au mouvement féministe et notamment à son prétendu totalitarisme, à son puritanisme [1], sa misandrie et son extrémisme dans la remise en cause des catégories sexuelles. La question traditionnelle : « Que fait le féminisme à une société ? » se retourne ainsi en : « Que fait une société au féminisme » ? Dès lors, qu’est-ce que le roman de Merle, qui montre un renversement social dû aux circonstances, peut encore apporter à ce débat ?
Le Grand Méchant Féminisme
4Dans LesHommes protégés, l’« ennemi principal » [2] n’est plus le patriarcat mais le matriarcat instauré par Sarah Bedford. La nouvelle présidente « appartient à la variété la plus dure » [3] des féministes, selon Ralph. Militante très active du mouvement LIB, elle prône un féminisme sans concession : entre-soi féminin, lesbianisme fortement recommandé, haine des hommes, projet de castration généralisée, reproduction par clonage, etc. Ce féminisme monstrueux et disproportionné est un épouvantail catalysant toutes les thèses les plus extrêmes formulées pendant les années soixante-dix et poussant la logique féministe bien au-delà de ses revendications égalitaristes. Mais, à côté de ce monstre difforme, d’autres courants de pensée se dessinent. Le roman parvient en effet à éviter l’écueil de concevoir le féminisme comme un bloc monolithique. Ainsi, le « nous » propose une vision plus libérale et moins autoritaire ; Jackie esquisse une approche intersectionnelle [4] dans sa réflexion ; certains personnages défendent une conception essentialiste des sexes tandis que d’autres revendiquent un égalitarisme ferme, etc. En mettant en évidence l’existence de ces différentes conceptions, le roman souligne les débats et les contradictions au sein d’un mouvement pluriel, malgré une seule et même étiquette.
5Une certaine complexité est également apportée dans le traitement des décisions politiques adoptées. L’hécatombe masculine ne donne pas lieu aux mêmes arrangements selon les pays [5]. Le roman met ainsi en évidence les particularités historiques et culturelles des différents pays qui empêchent, une fois encore, de condamner le féminisme dans son ensemble. En soulignant la place que peuvent prendre les singularités culturelles, sociales, politiques et économiques de chaque société, le roman dément la fatalité de l’issue totalitariste dont est bien souvent accusé le féminisme. En nuançant et en complexifiant le regard porté sur le féminisme, le texte permet de sortir du stéréotype hyperbolique, incarné par Bedford, auquel est parfois réduit le féminisme dans l’imaginaire social [6]. Il devient alors plus difficile de condamner le groupe entier sur les gestes et dires d’une seule partie de ses membres. Néanmoins, le féminisme totalitaire de Bedford reste celui qui hante le plus l’imaginaire collectif. La peur de l’avènement d’un matriarcat fondé sur une idéologie anti-masculine pousse à craindre et à dénoncer l’ensemble du mouvement, réduit à l’épouvantail bedfordien.
Sens dessus dessous
6Plus le mandat de Bedford avance, plus celle-ci entre littéralement en guerre contre les hommes : elle obtient leur éviction des postes à responsabilités, fait diffuser une propagande anti-masculine dans les journaux et les écoles, réduit les hommes au statut d’agresseur – ce qui mène à leur inévitable condamnation lors de procès judiciaires ; elle cherche à contrôler leur capacité de reproduction et les traque comme des animaux. Les réfractaires battant la campagne sont baptisés les « stags », soit les cerfs en anglais [7]. La traque de ces hommes-animaux rappelle le mythe de Diane et Actéon où le chasseur se voit transformé en cerf (donc en proie) par la déesse. Diane condamne le voyeur-transgresseur (qu’il devient malgré lui puisqu’il surprend la scène par hasard), mais aussi le regard désirant de celui-ci. Le parallèle fait avec la figure castratrice de la déesse mythique annonce les intentions secrètes du gouvernement : stériliser tous les hommes à leur insu.
7Mais avant de mettre à bien ce projet, la présidente s’emploie à renverser la traditionnelle « valence différentielle des sexes » [8] en inversant le système symbolique. Comme en témoigne la nouvelle organisation des entreprises mais aussi celle de Blueville, les hommes sont dorénavant situés au bas de l’échelle hiérarchique : ils sont dépréciés, méprisés et donc, fatalement, dominés. Alors même qu’il est chef de son laboratoire, Ralph se fait « l’effet d’être un lieutenant noir commandant une section de soldats blancs[,] obéi et méprisé » (LHP, p. 113). Les paroles d’Audrey à l’égard de Ralph témoignent aussi de ce renversement symbolique :
C’était très édifiant de vous observer. Vous vous croyiez seul et vous arpentiez cette pièce comme si elle vous appartenait. Vous aviez l’air d’un petit coq dressé sur ses ergots en train de se pavaner. L’arrogance, l’égoïsme et la mauvaise éducation du mâle se lisaient dans chacun de vos gestes (LHP, p. 260-261).
9Malgré tout, il reste encore parfois difficile pour les personnages de dissocier du masculin la force, le pouvoir, l’ambition ou l’indépendance. Ainsi, le carriérisme d’Anita ferait d’elle un « grand homme » (LHP, p. 127), tout comme Burage lorsque son courage est vanté (p. 424). Cette dernière est également désignée par Ralph comme « [s]on supérieur hiérarchique » (p. 217) [9]. Cette incapacité (qui ne s’observe pas seulement chez le narrateur) à accorder grammaticalement les mots au féminin, et donc à penser ces positions et valeurs au féminin souligne la prégnance du système viriliste, malgré son renversement. Ces parallèles avec l’ancien monde aident évidemment le lecteur à comprendre le message de la dystopie (à savoir le sexisme et l’inégalité du monde dans lequel il vit), mais ils donnent aussi à voir le confinement de certaines valeurs symboliques au sexe masculin.
10Si ce monde à l’envers ne répond pas entièrement aux critères de rites et de coutumes propres au carnaval, il semble néanmoins soumis à un certain nombre d’actes et de mécanismes carnavalesques : renversement de l’ordre, langages particuliers (« phallocrate », « sexiste », « sexploité », etc.), démesure et excès, temporalité restreinte (bien qu’elle ne soit pas réglée sur celle du calendrier), etc. Pour Mikhaïl Bakhtine, le carnaval est « le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous » [10], définition qui nous paraît coïncider avec la parenthèse totalitaire du roman. Le carnaval suscite également un rire « ambivalent » et « universel » [11]. Anne Wattel identifie ce rire dans Les Hommes protégés, où l’humour et l’ironie permettent « la prise de distance et […] n’épargnent rien ni personne, que ce soit les autres, les femmes misandres, ou le rieur lui-même ». Elle voit dans ce rire une fonction parodique qui permettrait de « [libérer] le phallocrate de la peur de la castration, fût-elle symbolique », « de dénoncer dans le même temps les énoncés misogynes en rendant au héros masculin la monnaie de sa pièce », mais aussi de faire une critique de la « caricature du mâle, indécrottable phallocrate, et de la féministe misandre et séparatiste qui rêve, même symboliquement, d’une société sans homme et sans l’ombre d’un phallus » [12].
11Une fois l’excès carnavalesque passé, le retour à l’ordre se fait, bien que la société ne sorte pas indemne de cette démesure : l’inversion hiérarchique a été conservée. Les mécanismes de la domination restent les mêmes mais sont dorénavant au bénéfice des femmes. La manière dont le personnage d’Anita renverse les symboles du mariage et du partage du patronyme masculin est en ce sens prémonitoire. À la fin du roman, elle dit au héros : « Ralph, je ne te demande rien d’autre que ton amitié et un enfant. Ton nom, je l’ai déjà » (LHP, p. 434). En effet, le nom de Martinelli n’est pas ici l’effacement de l’identité première ou un signe d’appartenance de l’épouse au mari. Le nom est au contraire subtilisé et absorbé par Anita : « Nul n’ignore ici qui est Martinelli (je parle d’elle, et non de moi) […] » (p. 180), « [à] un moment, j’intercepte même un coup d’œil balayeur de Burage à Martinelli (je parle d’Anita, bien sûr) » (p. 181). Anita prend possession de l’identité de Ralph (figurant ici le groupe des hommes) pour l’investir de la même manière que le faisait l’homme stéréotypé : goût de la conquête, du pouvoir, de l’argent, de la domination, sexisme et harcèlement sexuel (mais envers les hommes), etc. C’est donc une véritable vampirisation de l’identité virile, mais sans véritable changement autre que le sexe de celles qui portent aujourd’hui ces valeurs.
12En renversant le système symbolique et la hiérarchie par un processus de carnavalisation, le roman redistribue donc les cartes des caractères et fonctions initialement attribués aux hommes et aux femmes. Il réalise une des grandes peurs qui traverse les siècles, s’intensifiant toujours avec l’arrivée de bouleversements sociologiques : celle de voir l’identité des femmes et des hommes se rapprocher jusqu’à se confondre.
La peur de l’indifférenciation
13La peur de l’indifférenciation des sexes est un des grands moteurs de l’histoire masculine. La crainte de voir les jeux amoureux, le désir et la sexualité disparaître avec l’altérité s’est inscrite dans de nombreux discours, tout particulièrement après la Révolution française, alors que l’on s’interroge sur la place des femmes dans la société [13]. L’indifférenciation serait synonyme de chasteté, de puritanisme et d’aseptisation des rapports entre hommes et femmes.
14Néanmoins, cette crainte se heurte à une réalité. Si les comportements, les valeurs ou les représentations accolés aux deux sexes apparaissent comme mobiles puisque culturels, la matérialité du corps semble être un obstacle difficile à franchir. Dans le roman, si le personnage de Ralph est convaincu par cette thèse, Helsingforth ne partage pas son opinion :
– Docteur, vous retardez. Les notions traditionnelles de virilité et de féminité sont aujourd’hui tout à fait dépassées.
Eh bien, voyons ! Ne le sais-je pas ? Depuis le temps qu’on me le serine ! Comment ai-je fait pour oublier le nouvel évangile ? N’est-ce pas, du reste, évident ? Plus d’hétérochromosomes XX ! Plus d’ovaires ni d’ovules, ni de sécrétion d’œstrogènes ! Et bien entendu aussi, plus de trompes, d’utérus ni de vagin ! Finis, la fente vulvaire et le clitoris ! Terminée, la menstruation ! Disparus, les seins, l’allaitement et la grossesse ! Et plus de différence, non plus, dans le rythme cardiaque ! […]
Il y a des moments, dans la vie des peuples, où les phrases ont la vertu de changer les faits ; où l’on constate avec stupéfaction que le délire verbal remplace la vérité scientifique. Je vis un de ces moments, et je sens toute l’inutilité de ramer à contre-courant. L’erreur est trop forte. Il faut attendre que la magie des formules se dissipe (LHP, p. 269).
16La nouvelle doctrine fait donc fi des contraintes imposées par le corps. Le discours, à juste titre comparé à une formule magique, pousse la volonté d’indifférenciation sexuelle jusqu’à nier l’existence d’un corps qui se rappelle pourtant constamment aux femmes par ses manifestations biologiques. Si cette réalité matérielle ne justifie pas l’inégalité et la différence entre les sexes (valeurs et postures qui ne relèvent aucunement du corps), elle ne peut pour autant être effacée par la seule volonté [14]. L’indifférenciation absolue apparaît donc comme une utopie dont le pouvoir subversif permet de faire avancer le combat pour l’égalité entre les sexes. Si elle n’apparaît pas aussi menaçante que certains semblent le penser, elle reste une fiction qui, selon les mots de Geneviève Fraisse, est « intéressante au sens où toute fiction nous entraîne au-delà de la réalité » [15].
17Malgré tout, l’indifférenciation incarne encore pour certains une menace, notamment pour l’amour hétérosexuel. La masculinisation des femmes et la féminisation des hommes anéantiraient l’attirance et le désir sexuels, réduiraient à néant le jeu amoureux et amèneraient fatalement à une asexualité morne.
L’amour est mort, longue vie à l’amour
18L’indifférenciation est poussée plus loin encore dans le roman. Le brouillage des frontières s’étend parfois jusqu’au corps. Ainsi, Helsingforth, la riche et sadique industrielle, donne à voir à Ralph un mélange troublant :
Cette femme est une superbe athlète. […] Mais je suis surtout impressionné par ses dimensions héroïques (elle ne doit pas mesurer moins d’un mètre 90) – et par sa musculature qui, si bien enrobée qu’elle soit, annonce beaucoup de force. Tandis que je suis de l’œil ses évolutions, la pensée me vient que si la femme continue à être l’animal dominant dans notre société, il se peut que l’éducation sportive qu’elle voudra se donner modifie, en quelques générations, sa morphologie, et fasse d’elle par la taille, le poids et les muscles, l’élément le plus important du couple – si du moins le couple subsiste (LHP, p. 267).
20 Le héros annonce ainsi un possible renversement plus important encore : celui du rapport de force physique, un des grands piliers de l’argumentation défendant la différence des sexes et leur hiérarchisation. Le nom de cette femme imposante affiche la puissance du corps féminin : Helsingforth laisse entendre « Elle-sing-force », elle chante la force. Le mot forth est également un adverbe anglais signifiant le mouvement (set forth : « se mettre en route ») mais peut aussi marquer une temporalité (from this day forth : « désormais »). Ce personnage semble ainsi marquer l’arrivée d’une nouvelle « Ève future » [16], une créature androgyne mais restant néanmoins parfaitement désirable aux yeux de Ralph : « Chose bizarre, ni la férocité d’Helsingforth, ni ses grandes dimensions ne réussissent dans ce domaine à m’intimider » (LHP, p. 268). Même le rapport de force et les jeux de pouvoir [17] de la femme d’affaires n’entament pas le désir de Ralph. En vérité, rien ne semble vraiment l’altérer, ni la masculinisation des femmes, ni la froideur des miliciennes, ni le mépris des femmes seules, ni les colères de Burage, etc. S’il est vrai que le désir du héros s’accroche toujours aux traits dits « féminins » (mèches de cheveux placés derrière une oreille, roulement de hanches, etc.), les caractères considérés comme masculins ne sont pas pour autant rédhibitoires.
21Malgré le renversement du système symbolique, Ralph reste lui aussi pleinement désirable, que ce soit pour Helsingforth, Burage, Anita, Jackie (qui baptisera son jouet sexuel « Ralph ») ou Crawford. Le renversement des normes et la masculinisation des femmes n’empêchent donc en rien l’apparition du désir ou de l’amour, comme en témoigne la relation de Ralph et Burage, qui s’en voit même enrichie : « Aujourd’hui, pour la première fois, à la lumière du “nous”, je fais un effort pour “voir” Burage sans tenir compte de son attrait physique. […] Il faut que je me décide à dépasser les préjugés de notre culture et à associer dorénavant l’idée de féminité et l’idée de force » (LHP, p. 217). L’altération de la différence réunit plus qu’elle n’éloigne ici. Les reconfigurations du genre, bien que déstabilisantes pour Ralph, ne semblent donc pas être en mesure de tuer le désir, l’amour hétérosexuel ou encore les jeux amoureux.
L’amour du même : politique et utopie
22Alors que sa femme, Anita, vient lui rendre visite, Ralph sent tout le poids des regards réprobateurs posés sur lui : « Des deux éléments du couple, je suis ici l’objet le plus sexualisé, celui par lequel le scandale arrive » (LHP, p. 182). Les hommes portent dorénavant la sexualité (si ce n’est le péché). Cette hypersexualisation se manifeste également lorsque Ralph se voit constamment rappelé à l’ordre dans ses rapports avec ses collègues femmes de laboratoire. Tous ses gestes, regards et paroles sont interprétés comme du harcèlement sexuel [18] :
En essayant de donner à mon visage l’expression la plus neutre et la moins masculine possible, je regarde cette pucelle sur qui le contact de ma main a produit tant d’effet. J’ai l’impression, tout d’un coup, que cette ère nouvelle est une sorte de retour au Victorianisme. Du moins dans la phase initiale des rapports intersexuels. Car de phase ultime, plus question (LHP, p. 161).
Non, ce qui me plonge dans un profond malaise, c’est le genre de grief retenu ici contre moi : un sourire, un regard, le contact d’une main, autant de crimes. Je ne m’habituerai jamais à cette contre-sexualité fanatique (p. 166).
[…] il n’est rien dans nos rapports qui ne soit faux. Voilà bien le paradoxe : du fait de la contre-sexualité dominante, tout, entre nous, s’est sexualisé. Il n’y a plus rien d’innocent, plus une attitude, plus un seul geste, plus un regard. Le regard qui fuit devient lui-même suspect (p. 169).
24 Ainsi, tout comme la religion catholique qui a cherché, au cours de son histoire, à contenir la sexualité en faisant d’elle un péché à confesser [19], cette société nouvelle consacre une large part de son temps et de son énergie à disserter sur ce sujet. Vouloir effacer la sexualité reviendrait finalement à ne parler que d’elle. Plus elle est condamnée, plus elle est renforcée. Les discours dénonçant les méfaits des rapports hétérosexuels et la nécessité de leur encadrement produisent et reproduisent à l’infini ce contre quoi ils luttent.
25 Plus les femmes s’emparent de tous les pans de la société américaine, plus l’idéologie anti-masculine de la présidente s’affermit. Cette radicalité est présentée comme liée à son homosexualité. Ainsi, pour se libérer définitivement de l’oppression masculine, la présidente défend un lesbianisme salvateur : celui-ci permettrait d’attaquer ce qui serait au fondement de la domination, à savoir l’hétérosexualité [20]. L’État se met alors à promouvoir une sexualité sans pénétration. Les femmes apprennent ainsi, dans les écoles et les journaux, que « le vagin étant faiblement innervé, l’orgasme féminin est 100% clitoridien, et le pénis de l’homme, tout à fait inutile à [leur] plaisir » (LHP, p. 306). Le gouvernement promeut un lesbianisme politique et fortement recommandé, sous couvert d’une (très) relative tolérance des relations hétérosexuelles dans un premier temps. Les femmes payant des jeunes hommes non castrés ou violant des vieillards sont certes considérées comme moins coupables que leurs partenaires, mais ne s’en voient pas moins envoyées en maison de redressement pour être abreuvées du nouveau catéchisme sexuel.
26 Parallèlement à la prostitution masculine et aux viols, une contre-sexualité reprenant les anciens codes se dessine. Le personnage de Jackie témoigne de la résurgence au sein des couples lesbiens du modèle des rapports hétérosexuels traditionnels :
[J]e me demande si c’est bien la peine d’éliminer les hommes. Je remarque qu’à l’intérieur du sexe féminin, un deuxième sexe se reconstitue, et des couples se forment – avec tous les problèmes qui se posent au couple, y compris celui de savoir qui va laver la vaisselle, et lequel des deux va dominer l’autre : le « fort » ou le « faible » ? (LHP, p. 292)
28 Dans le roman, les rapports de domination et les conflits seraient propres, non pas à la présence des hommes (ou pas seulement tout du moins), mais au modèle du couple lui-même. L’asymétrie se reproduit dans le couple homosexuel. Le texte laisse ainsi entendre que toutes les interactions seraient condamnées à un rapport de force et à des enjeux de pouvoir qui ne seraient pas particuliers au sexe masculin. Le pouvoir ne s’applique pas seulement d’un sexe sur l’autre mais se retrouve aussi bien entre femmes qu’entre hommes.
29 Ce constat reste cependant difficile à faire pour le pouvoir en place, tant son attention est focalisée sur le sexe masculin.
La fascination du phallus
30L’épidémie d’encéphalite 16 ne touche que les hommes dont la spermatogenèse est encore fonctionnelle. Cette particularité de la maladie concentre l’attention de tous les protagonistes sur une seule partie du corps masculin : son sexe. Qu’il s’agisse de vacciner les hommes ou de les anéantir, le phallus est au centre de toutes les préoccupations. Même leurs défenseurs n’ont que ce mot à la bouche :
Et finalement, dans nos querelles, Burage et moi nous ne parlons que de sexe, à commencer par elle qui, à chaque fois, évoque mon phallus, ne serait-ce que pour le condamner. Car enfin, il n’y a pas que ça ! Pourquoi me réduire à cette seule fonction ? Je ne me définis pas que par la présence, en mon milieu, d’un appareil reproducteur, je suis aussi un neurologue, un chercheur, un parent affectueux – et un mari déçu (LHP, p. 169).
32Les hommes sont réduits à leur phallus, source de tous les maux. Pour les partisans de l’idéologie bedfordienne, ce membre, quand il est encore fonctionnel, est symboliquement chargé puisque la supériorité des hommes s’est historiquement construite sur ce seul membre, cet organe en plus représentant leur puissance et justifiant donc leur domination [21]. La nouvelle société décrite par Merle hérite de ce mythe et de la symbolique qui l’entoure. Ainsi, malgré l’occupation par les femmes des domaines économique et politique, Bedford et ses alliées continuent à percevoir la domination masculine dans le phallus : l’oppression actuelle des hommes « ne peut faire oublier la domination qui est la leur, ou qu’ils ressentent comme telle, au moment de l’acte sexuel » (LHP, p. 142) [22]. L’avocate d’une violeuse affirme ainsi, pour décharger sa cliente, que « [l]’érection est, en elle-même, un phénomène d’agression » (p. 146). Encore investi de tout l’imaginaire historique autour du champ sémantique de l’arme [23], le phallus en érection ne peut se détacher des valeurs dont il est porteur. Ce nouveau monde n’est visiblement pas encore en mesure de se penser sans celui qui le précède, toujours sous la contrainte d’un système symbolique omniprésent. Mais ce qui était valorisé hier est aujourd’hui déprécié. Tant que subsiste le phallus, il semble que la table rase ne puisse se faire véritablement et c’est ce à quoi travaille l’administration Bedford en méditant une castration générale.
33Ce discrédit jeté sur le sexe masculin n’est néanmoins pas partagé par toutes comme en témoignent les viols de vieillards (justifiés, dans le roman, par une fascination pour l’organe tant décrié), mais aussi l’existence d’un réseau de prostitution masculine se mettant en place dans les campagnes pour satisfaire les désirs de femmes fortunées. Pour la frange de la population n’ayant ni l’argent, ni l’envie de risquer la maison de redressement, une autre solution se présente. Une industrie de jouets sexuels voit le jour pour répondre à la demande de ce segment de marché – phallus en silicone, poupées masculines, etc. – et le gouvernement tente vainement de réprimer ce nouveau commerce florissant. Le sexe masculin se dresse ainsi plus que jamais, malgré tous les efforts faits pour l’anéantir.
34Alors que, dans le roman, une méthode de prévention de la maladie existe, peu d’hommes s’y soumettent. Et pour cause, il s’agit de consentir à la castration, d’être condamné à l’impotence à perpétuité. Si certains (les « A ») préfèrent la vie à leur sexualité et à leur désir, la plupart des hommes refusent cette amputation. Certaines féministes du roman y voient l’expression de « leur incurable orgueil sexiste » (LHP, p 142). Or, Ralph propose un autre point de vue en ce qui le concerne :
Déshonorante [la castration], c’est peut-être beaucoup dire, mais pour ma part, si je suis rejeté de Blueville, je n’accepterai certainement pas d’en user. Il ne s’agit pas ici de cet orgueil de phallocrate dont on a si souvent accusé mon sexe. Je ne nie pas que l’idolâtrie du phallus existe, mais elle existe justement chez des individus névrosés dont l’hypervirilité est forcément suspecte puisqu’elle est narcissique. Mais d’un autre côté, rien ne peut excuser chez un homme la mutilation volontaire d’une fonction qui, en dehors même des nécessités biologiques, est indispensable à sa joie de vivre et à son élan créateur (LHP, p. 60).
36Si Ralph s’agace souvent d’être réduit à son phallus, son mépris pour les A, présentés comme dociles et fades, transparaît dans ses paroles et trahit le sentiment de supériorité qu’il éprouve face à eux. Il s’étonne ainsi que Mr. Barrow, malgré l’interdiction des titres sexués, soit encore le seul à échapper à la règle : « Mais pourquoi diable, dans ce cas, appelle-t-on Barrow Mr. Barrow ? Que veut dire cette insistance déplacée sur un sexe qui, en l’espèce, est deux fois supprimé ? » (LHP, p. 154). Le héros considère également comme « absurde » (p. 99) sa jalousie envers Barrow, marié à une belle femme. La haine et la méfiance des femmes envers les hommes ne semblent pas non plus s’appliquer aux A. En somme, sans la possibilité d’une érection, l’homme n’est plus un homme. Il n’est une menace ni pour ses pairs, ni pour les femmes.
37Cependant, Ralph comprend encore difficilement les nouvelles règles : le renversement hiérarchique imposé par le matriarcat ne s’opère pas seulement entre les deux sexes, mais également entre hommes.
Nouvel ordre, nouvelle fraternité
38Comme l’ont souligné plusieurs anthropologues, dont Françoise Héritier et Maurice Godelier [24], l’entre-soi masculin est une modalité récurrente dans les sociétés pour fabriquer des hommes. Cette réunion donne lieu à des rites collectifs attestant la virilité des initiés et donc l’appartenance au groupe : isolement, violences, viols, bizutages, visites aux maisons closes, etc. Les pratiques varient selon les sociétés et les époques mais marquent à chaque fois un changement d’état, le franchissement symbolique d’une frontière. Pierre Bourdieu interprète « la fonction sociale du rituel et la signification sociale de la ligne, de la limite », comme le moyen de « séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas » [25]. Les femmes sont donc d’office évincées des rites masculins tandis que, parmi les hommes, certains rites vont les distinguer, que ce soit sur des critères de classe sociale, d’appartenance ethnique, d’apparence physique, de religion, de sexualité, etc. Dans la nouvelle société présentée par le roman de Merle, l’hécatombe que subissent les hommes tend à dénouer les anciennes solidarités et à en former de nouvelles qui vont mettre en place de nouveaux rites de passage.
39La castration étant la seule option en mesure d’assurer la survie des hommes, nombreux sont ceux qui s’y soumettent. Mais l’opération est très rapidement construite comme un véritable rituel, une initiation permettant de reconstruire un groupe en débandade :
[…] ceux qui, maintenant, se ruaient par milliers, bientôt par centaines de milliers, dans les rangs des Ablationnistes et qui, après une cérémonie qui ressemblait à un baptême, étaient admis à boire en compagnie de leurs pairs le caladium seguinum. Ils auraient pu, d’ailleurs, se dispenser de ces rites, le caladium seguinum étant en vente libre dans tous les drugstores. Mais très peu d’hommes, en fait, l’absorbaient solitairement. Les nouveaux adhérents trouvaient une sorte de justification dans la forte coloration religieuse de l’initiation ablationniste et aussi, dans le sentiment réconfortant d’appartenir à un groupe puissant qui jouait un rôle de plus en plus important dans l’économie du pays (LHP, p. 60-61).
Les A entre eux ne se laissent jamais tomber. C’est la solidarité absolue ! Mieux que les juifs ! (p. 62)
41Ce nouvel entre-soi masculin retourne les valeurs de l’idéologie viriliste : ce n’est plus la puissance phallique qu’il convient de prouver (que ce soit par la démonstration de la force, de la résistance ou de l’acte sexuel) mais le renoncement à celle-ci [26]. Ceux qui, hier, auraient été au bas de l’échelle hiérarchique masculine sont aujourd’hui en haut. Les impuissants, les stériles, les « mous », les efféminés sont dorénavant les êtres supérieurs (du groupe des hommes). Les « entiers » sont dévalués aux yeux des A comme le démontre la moue de mépris de Mr. Barrow pour Ralph, « comme si c’était une tare pour un homme d’avoir conservé ses organes reproducteurs en état de fonctionner » (LHP, p. 97). Le macaron arborant la lettre « A », porté par les membres du groupe, fait bien sûr référence à The Scarlet Letter de Hawthorne [27], comme le relève le narrateur (p. 63), et retourne l’infamie en fierté. Mais elle est également la première lettre de l’alphabet, celle qui précède toutes les autres. Elle est utilisée par ailleurs dans le système de notation anglophone pour désigner le meilleur, l’excellence, la note maximale. La charge symbolique du « A » est donc fortement imprégnée des valeurs de supériorité et de primauté.
42L’appartenance au groupe des A ouvre des portes, comme le faisait autrefois la solidarité masculine. Ralph comprend ainsi « que leur état n’[est] pas pour eux un sujet de honte, mais qu’ils y [voient], au contraire, le tournant de leur réussite » (LHP, p. 63). Il n’est plus question d’apprécier le leadership, la fermeté, l’esprit de compétition, de conquête ou encore la détermination, mais plutôt « la stabilité dans l’emploi et […] la docilité dans l’exécution » (p. 61). Ces avantages sur le marché du travail font peser un soupçon sur les motivations des A pour qui « la survie économique et la promotion sociale compt[ent] davantage que la peur de la mort » (ibid.). Si une volonté de conserver un semblant de privilège dans cette nouvelle société semble être le principal moteur de cette castration volontaire, un article de journal laisse entendre une autre explication. Mr. Mills, membre des A, donne une interview où il se réjouit de sa décision : le voilà aujourd’hui promu, mieux payé pour moins d’heures de travail et il sera bientôt l’heureux propriétaire d’une quatrième voiture. L’homme ne regrette pas la perte définitive de sa puissance sexuelle puisque son mariage était chaste depuis déjà bien longtemps. La journaliste conclut alors :
[…] Mills, comme un certain nombre de ses concitoyens, avait troqué sa virilité contre des autos, des postes de télévision et des congélateurs, puisque les charges que supposaient de telles dépenses l’amenaient à s’épuiser au travail et à n’être plus capable d’aimer. En somme, concluait-elle, si Mills n’avait pas hésité à se laisser châtrer, c’est qu’il l’était déjà (LHP, p. 63).
44 Les A ne sont donc des hommes, ni pour le nouveau système, ni pour l’ancien. Seuls des sous-hommes pouvaient accepter de renoncer à l’érection.
Une inquiétante essentialisation
45Ralph, en tant qu’homme détenteur d’un sexe fonctionnel, est automatiquement assimilé au phallocrate. Alors que la misogynie et l’idéologie viriliste sont des faits de culture, les A ne sont jamais soupçonnés de comportements sexistes tandis que tous les faits et gestes du héros sont interprétés ainsi. La phallocratie porte donc bien son nom puisqu’elle est présentée ici comme propre aux hommes entiers, aux porteurs de phallus [28].
46Les paroles tenues par le personnage de Burage sur Ralph tendent à essentialiser les hommes en les condamnant à n’être que des phallocrates nés :
Vous êtes de ces Latins qui ont toujours un rut dans les reins ! Un matou ! N’importe quelle chatte vous est bonne ! […] Ça vous est égal qu’il y ait entre votre partenaire et vous une disproportion grotesque ! Même une montagne comme Helsingforth, vous pensez la réduire à merci à la pointe de votre phallus ! Vous êtes un sexiste, docteur ! Un sexiste invétéré et vous ne changerez jamais ! (LHP, p. 336)
48Burage animalise Ralph, ce qui amène le désir sexuel du héros du côté de la nature, de l’instinct et donc de l’immuable. L’utilisation du stéréotype sur les Latins (Ralph est d’origine italienne) témoigne également de cette fixité. Le stéréotype est en effet un ensemble de « croyances partagées concernant les attributs personnels d’un groupe humain » [29] dont le but est de rendre le monde moins complexe et plus compréhensible. Ils permettent également de constituer et d’unifier un endogroupe (les femmes) contre un exogroupe (les hommes) mais tend alors à homogénéiser celui-ci et à lisser les différences entre les individus de ce groupe. Si le sexisme masculin et ses rouages ont été très justement analysés par de nombreuses féministes, ces faits se transforment dans le roman en stéréotype réducteur : les traits du phallocrate que Burage plaque sur Ralph ne correspondent pas entièrement au personnage, plus complexe que le stéréotype.
49Cette accusation de généraliser à outrance est régulièrement faite au féminisme, qui qualifierait trop facilement de « sexiste » des comportements qui ne le seraient pas [30]. Ainsi, dans le roman, la focalisation interne encourage le lecteur à voir une forme d’hystérie paranoïaque dans les accusations de Burage puisque les pensées de Ralph le dédouanent de toutes mauvaises intentions. Mais si la jalousie de la jeune femme oriente très probablement ses attaques au point de les rendre injustes, force est de constater que le narrateur n’est pas aussi blanc de tout reproche qu’il ne le pense. Lui-même prend conscience de la nécessité de réévaluer ses réflexes et ses a priori afin d’améliorer ses interactions avec les femmes. Mais ses efforts pour changer sont constamment méprisés par Burage qui n’y voit qu’une tentative de manipulation :
– Ce n’est pas la peine d’avoir l’air si content […]. Tu ne trompes personne, je te connais. Tu n’as ni moralité ni pudeur. Tu es un gorille, rien de plus. Non, non, pas un gorille, c’est trop gros ! Un chimpanzé ! Tout aussi velu d’ailleurs. Un animal, voilà ce que tu es ! Un animal d’une lubricité sans limites (LHP, p. 415-416).
51Ralph n’est donc pas seulement essentialisé en phallocrate mais également en bête sexuelle. Accusé d’être « le mari de toutes les femmes » (LHP, p. 315), subissant le cliché de l’homme pensant principalement avec son sexe, il ne bénéficie pas de la présomption d’innocence auprès de Burage. Le héros porte tous les griefs dont est accusé le système viriliste et est condamné à ne pouvoir sortir de cette image, malgré ses efforts et le renversement de l’ordre hiérarchique. Les hommes restent d’éternels bourreaux (alors qu’ils sont devenus des dominés) et les femmes d’éternelles victimes (alors qu’elles ont pris le pouvoir). Le changement effectif de paradigme dans le roman ne semble pas encore permettre de sortir d’un schéma de lutte contre la domination masculine qui n’est pourtant, dans les faits, plus valable.
Et tout est bien qui finit bien ?
52Si l’idée d’être dominé n’a rien de réjouissant, celle de subir la vengeance de plusieurs siècles d’oppression et d’injustices l’est encore moins. Le sexe masculin se voit contraint de passer par toutes les étapes historiques de la domination des femmes : sous la présidence Bedford, les hommes sont considérés comme responsables du péché originel, ils subissent une véritable chasse aux sorcières, leurs sexes sont mutilés, ce sont des tentateurs calqués sur le modèle de la femme fatale, ils seraient soumis à leur phallus, etc. Mais après des années d’oppression des hommes, un « retour de bâton » (backlash [31]) est à craindre. Pour éviter cela, les femmes membres du mouvement de résistance du « nous » décident de ne pas rendre une partie du pouvoir après la chute de Bedford. Enfin échappé de Blueville avec son vaccin contre l’encéphalite 16, Ralph retrouve un semblant de normalité auprès de Burage alors qu’un nouveau matriarcat, sans haine pour les hommes, se met en place. Néanmoins, rien n’est encore parfait. Dans l’attente d’un temps plus propice (mais arrivera-t-il un jour ?), la nouvelle société reconstruit une organisation inégalitaire pour repeupler le monde : les hommes sont à leur tour réduits à leur fonction reproductrice, leur sexe est dévalué au sein de la société, ils sont considérés comme des mineurs incapables, ils subissent le harcèlement sexuel, un droit d’aînesse est instauré au profit des filles, la loi est baptisée « code de la femme », etc.
53Ralph voit le monde sous un nouveau jour : « Dans la version vulgaire des faits de la vie, on dit que l’homme pénètre la femme. Mais ne pourrait-on pas dire aussi que la femme “entoure” l’homme ? » (LHP, p. 396). Cette métaphore de l’encerclement illustre parfaitement la claustrophobie que suscite la nouvelle position du héros. Condamné à l’espace privé ou à se déplacer sous protection féminine (et donc à conserver son statut d’homme protégé), Ralph n’est pas plus libre que lorsqu’il était entre les murs de Blueville. Les femmes l’entourent tant et si bien que le lieu clos se reproduit symboliquement. Jackie lui signale explicitement l’absence de liberté de mouvement dont il dispose réellement : « Voyons, Ralph, dit-elle, quel enfantillage ! […] Tu ne vas quand même pas te brouiller avec une conseillère de la Présidente ! D’ailleurs, nous ne te laisserons pas faire ! » (p. 430 ; nous soulignons). Ainsi, comme le constate amèrement le héros, « [p]lus de rêve d’évasion pour les évadés de Blueville. Voici une triste vérité : où qu’on aille, les barbelés vous suivent » (p. 441). Le renversement de la domination permet à l’ancien phallocrate de comprendre le sentiment d’enfermement, de suffocation et parfois même d’impuissance que suscite l’oppression, même lorsque sa violence est plus symbolique que concrète. La claustrophobie s’étend ainsi bien au-delà du lieu clos.
54On voit que le roman de Merle s’emploie à donner vie aux pires cauchemars antiféministes et masculinistes. Il présente un monde en transition, qui explore ses marges et s’adonne à la démesure et à l’outrance avant de retrouver une forme d’ordre. La carnavalisation à l’œuvre souligne la fonction parodique de ce monde de la démesure. L’administration de Bedford semble si extrême qu’elle en devient presque invraisemblable, sombrant rapidement dans l’excès. Le roman se présente comme le récit d’un cauchemar habité par un féminisme monstrueux, un ogre dévorateur d’hommes. Cette fiction revêt ainsi une fonction cathartique en exorcisant les peurs antiféministes et en en soulignant, par l’hypertrophie et la parodie, le caractère fantasmatique. Mais le renversement de l’ordre patriarcal imaginé par Robert Merle donne en même temps à voir la misogynie des sociétés occidentales des années soixante-dix. À cet égard, le roman reste d’actualité puisque certains comportements et situations inégalitaires mis en évidence par ce retournement fictif persistent de nos jours, malgré les progrès advenus pour les femmes. Enfin, le passage des hommes par toutes les oppressions connues historiquement par les femmes permet de remettre les compteurs à zéro : œil pour œil, dent pour dent. Si l’on peut ne pas partager l’optimisme du héros sur l’horizon à venir, cette mise à égalité pose du moins des bases neuves qui laissent entrevoir la possibilité d’un nouvel équilibre.
55À partir du roman de Robert Merle, on peut alors se demander ce qu’une société fait au féminisme. Le regard posé en général sur le mouvement tend à déformer ses discours, tant celui-ci suscite des inquiétudes. « Ce qui bouge me gêne » [32], écrivait Maurice Barrès à la fin du xixe siècle. C’est ici que semble se cristalliser le problème que posent les revendications des femmes : elles appellent à faire bouger les lignes et remettent constamment en question le rassurant statu quo. Si le féminisme ne cesse d’inquiéter, c’est probablement qu’il remet en cause un des piliers fondamentaux de la société identifié par Françoise Héritier à la suite de Claude Lévi-Strauss : la valence différentielle des sexes. Le féminisme est donc profondément associé au désordre et au chaos. Or, chaque société aspire à la stabilité et à la permanence de ses bases structurantes. L’imaginaire social construit ainsi une image monstrueuse du mouvement pour les droits des femmes, sur lequel ont été projetées toutes les angoisses qu’il suscite.
56 Le roman de Merle s’empare de ces craintes, les pousse au bout de leur logique et montre les impasses d’un féminisme radical. Malgré les changements apportés par le féminisme, les mêmes angoisses émergent aujourd’hui et donnent lieu aux mêmes discours et aux mêmes arguments qu’à l’époque des Hommes protégés. Avec plus de quarante ans d’écart, le roman garde ainsi une étonnante actualité, tant l’argumentaire antiféministe a peu changé. C’est d’ailleurs cette actualité persistante du livre qui souligne l’irrationalité des peurs que suscite le mouvement pour l’égalité entre les sexes : ces réactions n’ont pas bougé dans un monde qui n’est pourtant plus le même et qui a déjà intégré à ses valeurs bon nombre des idées portées par le féminisme.
57 Cependant, la virilité, elle, semble effectivement menacée par les revendications féministes. Stéréotypée et réductrice, essentialisante et coercitive, elle est la source de nombreux tourments pour les hommes comme pour les femmes. Parler de la souffrance masculine est encore difficile dans les milieux féministes, ce discours étant bien souvent soupçonné de masculinisme. Or, le mythe de la virilité apparaît comme étant le socle d’une domination qu’il conviendrait selon nous d’ébranler pour remettre en cause la valence différentielle des sexes et tendre vers une société égalitaire, véritable utopie féministe.
Notes
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[1]
Le Trésor de la langue française définit le puritanisme comme un « rigorisme excessif en morale ; [une] fermeté extrême dans le respect de principes généralement liée à une manière de vivre austère et prude ». L’argumentaire antiféministe l’utilise plus particulièrement pour parler des mœurs sexuelles des féministes.
-
[2]
Christine Delphy, L’Ennemi principal [1977], Paris, Syllepse, « Nouvelles questions féministes », 2001.
-
[3]
Robert Merle, Les Hommes protégés [Paris, Gallimard, 1974], « Folio », 2012, p. 39. C’est à cette dernière édition que renverront toutes nos références, dorénavant placées entre parenthèses dans le corps du texte et précédées de l’abréviation LHP.
-
[4]
La notion d’intersectionnalité a été défendue par la chercheuse Kimberlé Crenshaw dans son article « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, no6, 1991, p. 1241-1299. L’intersectionnalité s’intéresse aux groupes à l’identité intersectionnelle, c’est-à-dire soumis à plusieurs formes de domination du fait de leurs différentes appartenances (ethnique, religieuse, sociale, de genre, etc.). Crenshaw a ainsi proposé d’étudier les violences masculines dont sont victimes les femmes noires en articulant ensemble les mécanismes du sexisme et du racisme.
-
[5]
Le Canada, lui aussi dirigé par une féministe, condamne fermement la politique de son voisin américain ; la France prend pour dirigeant un vieil orateur éloquent et charismatique dans la droite ligne de De Gaulle ; Cuba maintient la domination masculine et les représentations d’une virilité éclatante en la personne de Castro, etc.
-
[6]
Dominique Kalifa définit la notion d’imaginaire social comme étant « un système cohérent, dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire des figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des moments donnés de son histoire » : « Les imaginaires sociaux décrivent la façon dont les sociétés perçoivent leurs composants – groupes, classes, catégories –, hiérarchisent leurs divisions, élaborent leur avenir. Ils produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent. Mais ils ont besoin pour cela de s’incarner dans des intrigues, de raconter des histoires, de les donner à lire ou à voir » (Dominique Kalifa, Les Bas-fonds : histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, « L’univers historique », 2013, p. 20-21).
-
[7]
Dans le roman, les stags pratiquent la prostitution pour survivre. Notons que le terme est également couramment utilisé dans l’expression « stag night », désignant l’enterrement de vie de garçon d’un futur marié. Le mot est donc déjà fortement lié au sexe masculin, à la jeunesse et à la sexualité.
-
[8]
Françoise Héritier, Masculin/Féminin, t. I, La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, « Bibliothèque », 1996, passim.
-
[9]
Le héros est pour sa part comparé à une « femme au foyer » (LHP, p. 127) ou encore à une « call-girl » (p. 182).
-
[10]
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1965], Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1970, p. 18.
-
[11]
Ibid., p. 20.
-
[12]
Anne Wattel, Robert Merle : écrivain singulier du propre de l’homme, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Littératures », 2018, p. 257.
-
[13]
« Les hommes des années 1800 se sont réellement posé cette question : que devient la relation entre sexes, amour et désir si le semblable l’emporte sur le différent ? Certains ont pensé que la reconnaissance de la similitude entre hommes et femmes signifiait un danger pour la relation sexuelle, indiquait une future confusion entre les sexes. La peur de la confusion fut l’argument principal pour repousser l’échéance de l’égalité entre sexes, pour refuser la participation des femmes à la chose publique » (Geneviève Fraisse, À côté du genre : sexe et philosophie de l’égalité, Lormont, Le bord de l’eau, « Diagnostics », 2010, p. 424).
-
[14]
Nous gardons néanmoins à l’esprit les travaux d’Anne Fausto-Sterling (« The Five Sexes : Why Male and Female Are Not Enough », The Sciences, mars/avril 1993, p. 20-24), mais aussi l’existence des personnes intersexes, qui induit une plus grande complexité des faits biologiques que ne le laisse entendre l’apparente binarité des sexes. Ces contraintes sont également remises en cause avec les progrès de la chirurgie, permettant aux personnes transsexuelles de modifier leurs corps.
-
[15]
Geneviève Fraisse, « Le jeu aporétique des deux sexes », À côté du genre, op. cit., p. 146.
-
[16]
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, Paris, M. de Brunhoff, 1886.
-
[17]
« Seigneur, “me soumettre” ! Comme Jules César a soumis la Gaule ! Quelle démesure. Tout ce foin pour un petit coït ! » (LHP, p. 278).
-
[18]
Cette paranoïa est un des grands reproches formulés aujourd’hui à l’égard du féminisme qui, en dénonçant la culture du viol, serait coupable de voir le mal partout.
-
[19]
Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, « Tel », 1994.
-
[20]
Thèse que défendra aussi Monique Wittig dans La Pensée straight [1992], trad. de l’anglais, Paris, Éd. Amsterdam, 2013.
-
[21]
Sur ce point, voir Histoire de la virilité, dir. par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Paris, Seuil, « L’univers historique », 2011, 3 vol., et Olivia Gazalé, Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes, Paris, Robert Laffont, 2017.
-
[22]
Cette affirmation est formulée dans le texte à l’encontre des stags qui se prostituent. Néanmoins, ce cas particulier permet de comprendre la logique générale du gouvernement et nous semble donc raisonnablement ne pas s’appliquer seulement aux stags mais à l’ensemble des hommes aux yeux des partisans de l’idéologie bedfordienne. Par ailleurs, cette assertion semble avoir été inspirée à Robert Merle par la lecture de l’essai de Kate Millett, La Politique du mâle. Kate Millett souligne la dimension patriarcale des théories d’Engels (Les Origines de la famille, de la propriété privé et de l’État [1884], trad. de l’allemand par Jeanne Stern, Paris, Éditions sociales, 1954), qui interprète les relations sexuelles comme un « asservissement » pour les femmes et y voit « un acte politique de soumission » (Kate Millett, La Politique du mâle [Sexual Politics, 1970], trad. de l’américain par Elisabeth Gille, Paris, Stock, 1971, p. 134).
-
[23]
Concernant le vocabulaire guerrier associé au sexe masculin et à la pénétration, le Dictionnaire érotique moderne d’Alfred Delvau (Freetown, Bibliomaniac society [Bruxelles, J. Gay], 1864) est particulièrement édifiant.
-
[24]
Françoise Héritier, La Pensée de la différence, op. cit. ; Maurice Godelier, La Production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 1982.
-
[25]
Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 175.
-
[26]
Cette forme de virilité est historiquement défendue par les prêtres catholiques, dont la continence est revendiquée comme une force.
-
[27]
Nathaniel Hawthorne, The Scarlet Letter [1850], Londres, Penguin, 1994.
-
[28]
Il semble cependant peu probable que la castration efface des esprits les représentations et les stéréotypes accolés aux sexes et responsables en grande partie du système de domination : c’est parce qu’une symbolique et des clichés négatifs ou aliénants sont plaqués sur l’ensemble du groupe des femmes que celles-ci sont considérées comme inférieures. Réduire à l’impuissance l’objet investi des valeurs attestant la supériorité des hommes n’apparaît pas efficace, ou tout du moins suffisant, pour résoudre les inégalités.
-
[29]
Jacques-Philippe Leyens & Vincent Yzerbyt, Stéréotypes et cognition sociale, trad. de l’anglais par Georges Schadron, Liège, Mardaga, 1996 ; cité par Ruth Amossy & Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Armand Colin, « 128 », 2009, p. 29.
-
[30]
Cet argument donne généralement suite à la dénonciation d’un certain totalitarisme et puritanisme du mouvement.
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[31]
Terme utilisé par Susan Faludi dans son essai Backlash : The Undeclared War Against American Women, New York, Doubleday, 1991. Elle y analyse le retour de bâton qui a suivi les droits conquis par les mouvements féministes des années soixante-dix. Voir également à ce sujet Christine Bard, « Les antiféministes de la deuxième vague », in Un siècle d’antiféminisme, dir. par Christine Bard, Paris, Fayard, 1999, p. 301-328.
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[32]
Cité (sans référence) par Michel Winock, Décadence fin de siècle, Paris, Gallimard, « L’esprit de la cité », 2017, p. 256.