1En 1981 sort sur les écrans le Malevil de Christian de Chalonge, librement adapté du roman de Robert Merle, dont le producteur Claude Nedjar a acquis les droits. Le scénario, co-écrit par Pierre Dumayet et Christian de Chalonge, propose de l’œuvre initiale, non pas une adaptation fidèle, mais une lecture, une traduction en langage cinématographique. La critique, presque unanime, encense l’originalité de ce premier grand film d’anticipation, de cette fable qui détonne dans le paysage cinématographique français, auquel on reproche souvent son intimisme. Elle salue la performance des acteurs : Michel Serrault (Emmanuel Comte), Jacques Dutronc (Colin), Jean-Louis Trintignant (Fulbert), Jacques Villeret (Momo), Émilie Lihou (La Menou). Elle s’enthousiasme pour les décors de Max Douy, qui lui vaudront un César en 1982.
2 Cette revue de presse propose un échantillon d’articles parus pour la plupart à la sortie du film :
- Pierre Montaigne, « En attendant l’explosion de Malevil. Christian de Chalonge : l’espérance dans les ruines », Le Figaro, 8 mai 1981.
- Jean-Claude Loiseau, « Et ils réinventèrent la vie… », Le Point, n°451, 11 mai 1981.
- François Maurin, « Si cela arrivait… Le péril atomique », L’Humanité, 13 mai 1981.
- Richard Cannavo, « “Malevil” de Christian de Chalonge : un hymne à la persévérance », Le Matin, 13 mai 1981.
- « “Malevil” : des comiques pour une cause tragique », Le Matin, 13 mai 1981.
- Jacques Siclier, « Hors jeu : “Malevil” de Christian de Chalonge », Le Monde, 14 mai 1981.
- Alain Riou, « Spécial Cannes. Claude Nedjar : un énorme appétit de créer », Le Matin, 27 mai 1981.
- Joyce Roodmat, « Overleven in de wijnkelder » [« Survivre dans la cave »], Supplément culturel du NRC Handelsblad, 20 janvier 1984.
4 Yves BAUDELLE et Anne WATTEL, E. A. Analyses littéraires et histoire de la langue (E. A. 1061 – ALITHILA) – Université de Lille yves.baudelle@univ-lille.fr – annesw@wanadoo.fr
En attendant l’explosion de Malevil
Christian de Chalonge : l’espérance dans les ruines
5Avant même sa sortie dans quelques jours, Malevil fait l’effet d’une bombe dans le cinéma français. La question qui se pose est celle-ci : pourquoi ce film ne figure-t-il pas dans la sélection cannoise ? Certes, nous n’avons pas vu les trois ouvrages qui représenteront nos couleurs dans la compétition : s’ils sont meilleurs que Malevil, réjouissons-nous car c’est la preuve par neuf que le septième art dans notre pays est en pleine renaissance et d’une prodigieuse richesse. En attendant de faire des comparaisons et en dehors des critères esthétiques, Malevil, de Christian de Chalonge, apparaît comme le film le plus original depuis Mon oncle d’Amérique, d’Alain Resnais.
6Le scénario, dialogué par Pierre Dumayet, est librement inspiré du livre de Robert Merle qui, traduit en une douzaine de langues, a connu une audience internationale. Mais le nom du romancier ne figure pas au générique. Christian de Chalonge s’en explique.
7 « Robert Merle n’est pas déçu par notre film, mais il considère à juste titre qu’il n’est pas strictement fidèle à son récit. On en revient à l’éternel problème des adaptations. Si j’avais voulu illustrer le livre de l’écrivain, le film aurait duré dix heures. Il était donc nécessaire de le traduire en langage cinématographique ».
8Mais la situation de base est identique. Rappelons-la brièvement : dans la cave d’un château, Emmanuel va mettre son vin en bouteilles. Il y a là Colin, l’électricien, Peyssou, le cultivateur, Momo, un débile mental, un vétérinaire, un pharmacien et une vieille gouvernante, la Menou. Soudain, un bruit terrifiant, une chaleur suffocante sèment la panique. On devine qu’une explosion atomique vient de se produire. Protégés par les voûtes de la cave, les gens de Malevil sortent peu à peu de l’hébétude. Ils sont peut-être les seuls survivants en France, et même sur la planète.
9 « Nous avons pris conseil de biologistes et de militaires, poursuit Christian de Chalonge, mais notre film est le contraire d’un pamphlet sur les horreurs d’une guerre atomique. Ce qui nous importe, c’est de montrer comment cette poignée d’humains, sur une terre recouverte de cendres, va réapprendre à vivre. Ils n’ont plus de radio, plus d’électricité, mais il leur reste un cheval, une vache, des semences, et pour peu que la pluie vienne à tomber… ».
10Le metteur en scène refuse la démonstration et le didactisme. Il lui aurait été facile de faire un film bardé de symboles et lesté d’idéologie. Il préfère se mettre à la place des survivants et solliciter notre imagination. Que ferions-nous dans cette situation ?
11Les gens de Malevil, eux, ne désespèrent pas, même lorsqu’ils découvrent qu’ils ne sont pas les seuls rescapés dans la région. Les voyageurs d’un train, protégés des radiations par un tunnel, vivent sous la houlette d’une sorte de dictateur, Fulbert. Entre les deux groupes, ce sera la lutte pour la survie, une guerre dérisoire…
12 « Nous avons tourné dans l’Aveyron les scènes d’avant l’explosion. Puis nous sommes allés sur le plateau du Larzac où le décorateur, Max Douy, avait fait construire les ruines du château. Nous avons brûlé ses alentours an lance-flammes. Nous avons pataugé dans la boue et la neige. Conditions de travail assez dures, mais chaque technicien a cru fermement à ce film qui restera dans leur mémoire ».
13Ouvrage choral où les numéros d’acteur auraient été incongrus, Michel Serrault et Jacques Dutronc, Robert Dhéry, Jacques Villeret, Jean-Louis Trintignant, bref toute la troupe a compris qu’elle devait rester homogène. À noter que, pour une fois, grâce à Claude Nedjar, le cinéma français à qui l’on reproche toujours son intimisme, a eu les moyens financiers et techniques d’aborder un thème universel.
14Christian de Chalonge, dont L’Argent des autres a reçu le prix Delluc et deux Césars, a, quant à lui, l’impression de poursuivre sa route. Refusant ce qu’il appelle le réalisme direct, son Malevil, aux antipodes de la science-fiction, et du fantastique, se présente comme une fable plausible : à chacun d’en tirer une morale amère mais vivifiante.
15Pierre Montaigne. Le Figaro, 8 mai 1981
Et ils réinventèrent la vie…
16Dans un hallucinant fracas d’outre-monde, le temps s’est irrémédiablement arrêté ce matin-là. Une monstrueuse menace abstraite qui s’est, soudain, épanouie dans la fournaise et l’obscurité. Hébétées de terreur, à demi asphyxiées par l’air chauffé à blanc, les quelques personnes terrées dans la cave du vieux château vivent l’Apocalypse au présent. Des heures et des heures plus tard, quand elles émergent, enfin, de leur providentiel abri, elles découvrent l’indicible : Malevil est devenu le centre d’un monde qui n’existe plus. Pour six hommes et une femme qui s’apprêtaient à goûter le vin nouveau, une aventure inouïe commence aux confins du néant…
17L’adaptation d’un roman à succès, c’est la routine du cinéma. Elle se complique sensiblement quand l’auteur, Robert Merle en l’occurrence, a déployé un récit foisonnant et multiplié les personnages sur cinq cent trente-sept pages serrées. « J’ai lu le livre il y a un an et demi, explique Christian de Chalonge, et puis je l’ai refermé en pensant : “C’est trop énorme !” Mais le producteur Claude Nedjar, qui possédait les droits, a insisté. J’ai accepté à une condition : pouvoir réaliser une adaptation libre ». Ce n’était pas le premier essai de transposition de Malevil à l’écran ; chaque fois, les moyens avaient manqué. Christian de Chalonge, lui, les a eus : quatorze semaines de tournage et près de deux milliards de centimes, le budget d’une vrai superproduction, à l’échelle française.
18Ce cinéaste de 44 ans, discret mais exigeant, chaleureux mais rigoureux, a mis en chantier plus de films qu’il n’en a réalisé : Malevil n’est que son quatrième long-métrage en quatorze ans. Du succès d’estime de « O Salto » au succès commercial de « L’argent des autres », à travers les hauts et les bas de projets avortés et de propositions refusées, il s’est forgé une règle : « Je crois, dit-il, au cinéma d’expression et de spectacle ». Malevil est, si l’on peut dire, un huis clos épique – une poignée d’individus sont recroquevillés sur leurs besoins essentiels au milieu des grands espaces. D’une situation de départ qui, reconnaît-il, le faisait rêver, il a tenu à tirer toutes les ressources visuelles.
19Sur le causse du Larzac, des hectares de terre brûlés au lance-flammes, Chalonge a reconstitué une planète calcinée, écrasée par un ciel de cendres. Et il a fait bâtir, en grandeur réelle, les ruines du château, fantomatiques et somptueuses. Dans la lumière brumeuse de jours sans soleil, ce décor aride est plus qu’une toile de fond : il donne son ton au film.
20« C’est comme un conte pour enfants où chaque situation fait écho à l’imaginaire collectif », explique Christian de Chalonge […].
21Minutieusement, Christian de Chalonge et son coscénariste, Pierre Dumayet, ont reconstitué l’itinéraire de ces quelques individus renvoyés à la nuit des temps, qui en sortent à force de persévérance têtue, et qui, selon le réalisateur, « ont le courage de réinventer la vie sans le poids des clichés ». Moins convaincants lorsqu’ils décrivent le face-à-face entre Emmanuel et Fulbert, les auteurs ont su développer les méandres de la fable sans que jamais le discours nuise au spectacle. « Dans le cinéma que j’aime, insiste Chalonge, on rêve d’abord, on intellectualise ensuite ». Encore faut-il qu’il y ait un ensuite. Il y en a un dans Malevil.
22Jean-Claude Loiseau. Le Point, n°451, 11 mai 1981
Si « cela » arrivait…. Le péril atomique
23[…] Passons sur les aspects irréalistes de la situation, sans doute d’un optimisme bien supérieur à ce qui adviendrait dans l’éventualité d’une explosion atomique – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. L’essentiel de la « fable » se situe après coup, lorsque les personnages, braves gens, bons républicains respectueux de la vie et des valeurs humaines, non seulement découvrent qu’ils ne sont pas seuls à avoir échappé à la mort, mais sont contraints de se battre pour préserver, et les biens de leur petite communauté, et les valeurs morales dont ils sont porteurs, face à des « ennemis » enrégimentés selon la méthode fasciste.
24Ce vieux débat entre sentiments et nécessité trouve une conclusion assez sommaire dans le sauvetage final des rescapés, « repris en main » par la civilisation qui sans attendre, par hélicoptères et par haut-parleurs, fixe de manière autoritaire leur destin. Ils doivent d’abord se rassembler, puis on les conduira dans un centre de désinfection. La voie est tracée, le cauchemar s’éloigne…
25Tourné dans l’Aveyron et dans l’Hérault, Malevil témoigne de toute façon d’une remarquable utilisation du décor, du contraste entre la campagne magnifique du tout début du film et le paysage dénudé, raviné, la forêt calcinée qui lui fait suite. La direction d’acteurs est également sans faille1. Changeant de registre après « L’Argent des autres », Christian de Chalonge apporte une nouvelle preuve de la solidité de son talent de metteur en scène.
26François Maurin L’Humanité, 13 mai 1981
« Malevil » de Christian de Chalonge
Un hymne à la persévérance
27« Ce film relate l’histoire, dans une campagne française, de la reconquête du monde par quelques groupes de survivants, après un cataclysme atomique… Peut-être, la plus grande aventure humaine de demain ». Cette phrase placée en exergue de Malevil, le film tiré du magnifique – et terrible – roman de Robert Merle, donne à cette entreprise considérable sa véritable dimension.
28Car dans cette histoire de poussière et de feu, dans cet hymne à la persévérance, Christian de Chalonge dresse un portrait sans complaisance de l’homme, ou plus précisément des multiples facettes de la nature humaine, de la générosité à la haine, de l’audace à la soumission. Parce que s’il y a d’un côté une communauté organisée sur des bases de fraternité et d’entraide, de production et de partage, il y a de l’autre les hordes de pillards errant dans des paysages lunaires, poussés au saccage par désespoir et, surtout, les masses moutonnières prises dans les rêts d’un paranoïaque révélant en ces tragiques circonstances de saisissantes aptitudes à la tyrannie. L’affrontement de ces deux communautés est hautement symbolique, à l’image du film tout entier.
29Car au spectacle de cette absolue désolation, de tout ce malheur accumulé, devant ces visions de cauchemar, on ne peut s’empêcher d’éprouver un vague sentiment de malaise : et si tout cela se produisait demain ? Il y a dans Malevil un parfum lourd de prémonition qui pèse autant sur les protagonistes du drame que sur le spectateur engoncé dans son fauteuil. Traitant d’un sujet d’une brûlante actualité, ce film fleuve nous interpelle, agissant à la manière d’un signal d’alarme, il réveille en nous bien des terreurs enfouies.
30Mais il y a aussi, il y a surtout dans Malevil un message d’espoir : ces survivants égarés dans un univers d’apocalypse, coupés du monde et des vivants (sont-ils les derniers rescapés de la commune ? Du département ? Du pays ? De la planète ?), puisent en eux-mêmes, et en particulier dans l’amitié, de nouvelles raisons de vivre, et d’espérer. Bien au-delà du constat glacé des conséquences atroces de la désintégration du noyau atomique, Malevil est un hymne à l’extraordinaire puissance de réaction de l’homme, à son pouvoir de création et à ses capacités d’adaptation. À sa fragilité aussi. Car dans ce choc entre le bien et le mal, sur fond de solitude, l’animal humain apparaît soudain bien nu…
31Richard Cannavo Le Matin, 13 mai 1981
« Malevil » : des comiques pour une cause tragique
Michel Serrault : « Une cause »
32Michel Serrault joue le maire de Malevil, un vieux châtelain démocrate qui va prendre la direction d’une petite communauté agricole à partir des ruines de sa forteresse. « On était tous extrêmement impressionnés par le sujet, se souvient-il. Nous avions à la fois et la conscience de trouver quelque chose d’important, et l’impression de servir une cause… Je ne sais si vous avez remarqué, mais c’est une distribution entièrement fondée sur des acteurs à réputation comique : Dhéry, Villeret, Dutronc, etc. Le véritable problème, au cours de ce tournage particulièrement long, puisqu’il a duré trois mois et demi, a été de ne pas se laisser déconcentrer.
33Mais je dois dire qu’on a tous sans exception été au service du metteur en scène. C’est un film estimable pour plusieurs raisons. D’abord sans concession, en dehors des modes, un monsieur qui va au bout de ses idées. Mais aussi par la gravité de son sujet, hélas de très forte actualité ».
Jacques Villeret : « Prémonitoire »
34Dans Malevil, Jacques Villeret est un peu le « simplet » de la petite communauté, qui réagit encore d’instinct, avec le cœur. Il raconte : « En tournant ce film, j’éprouvais comme un sentiment d’avertissement. Cette histoire est quand même un peu prémonitoire : cette chose-là est déjà arrivée en plus petit ! Moi je trouve que c’est ça qui est émouvant. Et ce qui m’a beaucoup touché, c’est qu’il s’agit vraiment du contraire d’un film-catastrophe : il n’y a là-dedans jamais rien d’impossible, d’inconcevable, ce n’est à aucun moment de la science-fiction. On s’achemine tout doucement vers cette fin sans que rien de ce que nous voyons ne nous soit inconnu. La fin est très forte, très belle : ça s’achève sur la vision d’un cheval, sur de l’eau qui coule sur laquelle miroite le soleil. Il n’y a pas de soucoupes volantes, pas de robots, seulement des choses très naturelles ».
35« En fait, Malevil est constamment aux limites du réel et du fantastique, le tout sans commentaires parce que le film est très épuré, les dialogues sont d’une absolue sobriété. Il y a en particulier quelques répliques très bouleversantes ; très simples ». « J’imaginais pire… », murmure le pharmacien en découvrant l’étendue du désastre. « Et si on se remettait à parler ? », propose le maire après la catastrophe. Sur le tournage déjà, je me disais souvent : « C’est peut-être vrai que ça se passerait comme ça… ».
36Et lorsqu’on voit le film, c’est encore plus éclatant.
Robert Dhéry : « Très dur »
37« Je ne connaissais pas le roman de Robert Merle, je ne l’ai lu que lorsque Chalonge m’a téléphoné. J’ai bien sûr accepté tout de suite, même quand il m’a dit qu’il s’agissait d’un petit rôle (rire)…
38Le tournage a été très dur, on travaillait dans la merde, avec du faux brouillard, de la fumée. J’avais en plus une fausse barbe et une perruque. Durant tout le tournage, j’avais quelque part dans ma tête cette idée angoissante : peut-être que ça va arriver demain ! Et aujourd’hui, avec le recul, je pense que le seul moyen pour que ça n’arrive pas est que l’on sache que ça peut nous tomber dessus un jour ou l’autre. C’est la raison pour laquelle ce film est très important, et j’estime qu’il devrait être montré dans les écoles ».
39Le Matin, 13 mai 1981
Spécial Cannes. Claude Nedjar : un énorme appétit de créer
Le producteur de « Malevil » considère qu’un financier doit être aussi l’auteur de son film
40Derrière Malevil, le grand absent du festival parti pour faire un triomphe auprès du public, se cache un homme, Claude Nedjar, qui, lui, a choisi d’être sur la Croisette : c’est ici en effet que se trouvent les acheteurs étrangers qui peuvent faire pénétrer davantage encore le film dans le monde d’aujourd’hui. Car, pour cette personnalité imposante, le rôle du producteur ne se limite pas au financement. Le plus important, et peut-être le plus difficile, c’est de faire exister l’actualité, transformer un serpent de pellicule en événement spécial.
De l’un de nos envoyés spéciaux
41C’est à ce titre que Claude Nedjar, l’homme sans qui La Vieille Dame indigne, Histoire d’A, Lacombe Lucien n’auraient pas existé, apparaît comme un des producteurs les plus originaux de ces quinze dernières années. Un personnage dont les Histoires du cinéma retiendront certainement le nom, au même titre que ceux de Godard, Chabrol ou Truffaut : un producteur-auteur, comme il existe des metteurs en scène scénaristes.
42« En ce qui concerne Malevil, j’ai eu d’abord l’idée du sujet, explique Nedjar. Deuxième étape : trouver une équipe de réalisation solide et prédestinée à ce genre d’histoire. Les noms de Chalonge et Dumayet s’imposaient. Avec eux, nous avons travaillé la mise en forme, le casting, et évidemment trouvé le financement. De même qu’on appelle film d’auteur un film dont le signataire apporte le package au producteur, on devrait parler de film de producteur en ce qui concerne les œuvres comme Malevil, qui traitent d’un sujet contemporain, dans un style national, qui sont en définitive la forme moderne de ce que faisait Pagnol en son temps. Vous n’ignorez pas que des films très ancrés dans une réalité on ne peut plus régionale ont atteint au succès universel. Sans remonter jusqu’à Pagnol, je crois qu’il faut saluer une conception de la production qu’ont illustrée des gens comme Robert Dorfman qui a porté à bout de bras, de l’idée de départ jusqu’à la distribution, Jeux interdits ou Gervaise. Travailler de cette manière est une démarche de créateur […] ».
43Alain Riou. Le Matin, 27 mai 1981
Hors jeu
« Malevil » de Christian de Chalonge
44Il y a quelques semaines, on le donnait favori pour la sélection française à Cannes. Finalement, Malevil n’ira pas au festival. Il semble que Claude Lelouch ait coiffé au poteau Christian de Chalonge. Nous ne savons rien des discussions qui fixèrent ce choix. Sans préjuger du film de Claude Lelouch, Les uns et les autres – que nous n’avons pas vu – nous pouvons tout de même vivement regretter que Malevil ne figure pas dans la compétition internationale.
45On reproche souvent à notre cinéma de manquer d’ambition, de donner dans « l’intimisme » avec de petits moyens, de se replier sur lui-même. Or Malevil est le premier grand film français d’anticipation qui puisse, par son budget, sa mise en scène, soutenir la comparaison avec certaines œuvres américaines, sans, d’ailleurs, en subir l’influence.
46Il n’y a pas seulement là un prestige à défendre, mais une originalité à souligner, à remarquer Cannes aurait été l’endroit idéal pour une première sortie. Malevil va donc passer à côté de sa chance possible. Mais il sort, ce mercredi 13 mai, jour d’ouverture du festival.
47Malevil est librement inspiré d’un roman (de Robert Merle). Comme pour L’Argent des autres, Christian de Chalonge et Pierre Dumayet ont travaillé ensemble au scénario ; Pierre Dumayet a écrit les dialogues. Même climat d’angoisse, mais d’un drame contemporain (et vrai), sur les relations d’un homme avec le pouvoir et l’argent, les auteurs sont allés à l’hypothèse d’un cataclysme atomique et de la survie difficile de quelques êtres épargnés par miracle.
48Malevil, château du Sud-Ouest, semble défier les siècles dans une campagne verdoyante et ensoleillée. Le propriétaire Emmanuel, qui est aussi le maire du village voisin, reçoit quelques-uns de ses administrés dans sa cave où il fait goûter son vin tout en discutant de la pose d’un réverbère près de la boutique du pharmacien, qui n’est pas content de l’emplacement choisi.
49Une explosion formidable éclate au dehors, comme si dix orages grondaient en même temps. La chaleur monte, intolérable, sous les voûtes ; les tonneaux éclatent, le châtelain, ses compagnons, la vieille servante et son fils idiot tombent sur le sol, se traînent. Ils étouffent. Lentement, le bruit et la chaleur s’apaisent.
50Que s’est-il passé ? Nous ne saurons rien des causes de la catastrophe.
51Mais lorsque la porte de la cave peut être ouverte, sans danger apparent, il n’y a plus que les ruines du château au milieu d’un désert sur lequel tombe une pluie bizarre de débris et de particules. Aucune nouvelle, la radio est muette.
52Ce début touche au fantastique par la transformation brutale d’un univers bucolique en paysage lunaire envahi par le silence et la peur. Ces quelques hommes, cette vieille femme – auxquels viendra se joindre, plus tard, une jeune fille, rescapée hébétée, du village détruit – ne savent plus où ils sont, où ils en sont. Étrangers désormais sur leur terre, ils flottent entre le monde disparu où ils avaient leur existence propre et un monde de cauchemar et de chaos. Ils sont, désormais, dans l’inconnu. La grande crainte de l’époque atomique est devenue réalité. Le choc est considérable. On le ressent en même temps que les personnages.
53Christian de Chalonge et Pierre Dumayet se sont refusé la facilité du groupe humain, avec échantillonnage social caractéristique, qu’on trouve dans tous les films-catastrophes. Le hasard seul de la réunion dans la cave semble avoir tout décidé. Le châtelain-maire reste tout naturellement le chef de la petite communauté. Les rescapés parlent peu (la vieille servante est la plus bavarde et ses propos expriment toujours un bon sens paysan qui demeure du passé tout récent, dans le grand chambardement de la nature).
54Maintenant, il faut agir. Il y a des provisions dans la cave, des vaches dans l’étable, des chevaux à l’écurie. Les Robinsons de Malevil s’installent vaille que vaille. Admirable est la vision de leur reprise de contact avec l’environnement, le territoire transformé autour de Malevil.
55Utilisant la Panavision pour une exploration de cet environnement, Christian de Chalonge a fait surgir, de décors réels et sauvages de l’Aveyron et de l’Hérault, l’impression d’un autre univers, distillant une menace permanente après la fin du monde. Rocailles, terre desséchée composant une mosaïque étrange, rivière qui coule dans le vide de la campagne, venant on ne sais d’où, allant on ne sait où… ce n’est pas l’émotion qui nous envahit mais la terreur du possible. Le ciel pèse comme un couvercle sur cette région remodelée par quelque bombardement infernal. Les saisons reprennent leur cycle sur ce coin de France devenu une planète de désolation, de solitude.
56Les gens de Malevil reconstruisent le monde à tâtons. Puis d’autres êtres surgissent, déguenillés, affamés, réduits à l’état de bêtes, mangeant l’herbe et le blé pas encore mûr qu’ont planté les rescapés. Il faut les chasser à coups de fusil. Le film entre alors dans une logique atroce : l’homme doit tuer pour survivre et protéger le peu qui lui reste, les maux de la civilisation disparue renaissent.
57À quinze kilomètres de Malevil, sous un tunnel, un dictateur mégalomane a refait une société d’oppression dans les wagons d’un train échoué. À la figure tutélaire du patriarche de Malevil (Michel Serrault, prodigieux dans un rôle tout à fait nouveau pour lui) s’oppose celle d’un fou de pouvoir, secoué de tics (Jean-Louis Trintignant, prodigieux lui aussi en maniaque fasciste). La nature profonde de l’homme ne changera donc jamais ? Le nouveau monde sorti du chaos ressemble terriblement à l’ancien. Ruses de la diplomatie, équilibre des armes, guerre ouverte, lutte ambiguë du bien et du mal, Malevil est un film très pessimiste dans son amère lucidité.
58Au miroir de l’avenir, Christian de Chalonge montre l’éternel recommencement de l’histoire humaine. Après l’âge atomique, l’âge des cavernes (cave de Malevil, tunnel) et de la reconquête, selon un processus déjà connu. Les colons de la nouvelle planète sont dirigés par un destin immuable. C’est l’idée forte de cette fable réalisée avec une maîtrise peu commune et plongeant dans des abîmes tragiques.
59Au moment où les gens de Malevil semblent avoir gagné la partie, des hélicoptères descendent du ciel comme des oiseaux de malheur. Il y avait d’autres survivants, un cordon sanitaire, la civilisation technologique reprend ses droits. Un dérisoire radeau de la Méduse flotte sur la rivière tandis que les hélicoptères emportent – vers quoi ? – ceux qui se croyaient sauvés. On n’a jamais vu cela dans le cinéma français.
60Malevil est un événement dont il faudrait savoir mesurer l’importance, à notre avis considérable. Avec Serrault et Trintignant, tous les interprètes – Jacques Dutronc, Robert Dhéry, Jacques Villeret, Jean Leuvrais, Pénélope Palmer, Émilie Lihou, etc. – se sont dépassés, engagés dans cette aventure, ainsi que l’équipe technique et le producteur. Comment ne pas en tenir compte ?
61 Jacques Siclier. Le Monde, 14 mai 1981, p. 19-20.
Overleven in de wijnkelder
Survivre dans la cave1
62Les films genre « explosion nucléaire » sont tout à coup à la mode. Ce n’est pas un effet des conférences Est-Ouest, ni des mouvements pacifistes, mais de la publicité tapageuse du film américain The Day After. Mais il y a déjà plus de deux ans que le réalisateur Christian de Chalonge a achevé un film dont le sujet est comparable. Dans Malevil, il s’agit de quelques habitants d’un village – du même nom – de la France méridionale, qui parviennent à survivre à une attaque à la bombe nucléaire lancée sur l’Europe.
63Le fait que Malevil ne sorte que maintenant [aux Pays-Bas], dans le sillage de la publicité faite à The Day After, fait tort au premier, qui est un film moins élaboré dans le détail. Mais C. de Chalonge traite la période « Après la bombe » avec beaucoup plus d’esprit que son collègue américain. Il évite le style « film-catastrophe » qui est celui de The Day After. Dans ce dernier film, comme dans Earthquake ou dans La Tour infernale, le spectateur est submergé par le nombre de personnes qu’on lui montre après la catastrophe, dans leurs malheurs.
64Dans Malevil, l’auteur du film se borne à montrer d’abord le paysage verdoyant et, ensuite, nous plongeons, avec une dizaine de personnages à peine introduits, dans une cave à vin où le hasard qui les rassemble les liera. Presque immédiatement, la catastrophe se produit. Chalonge ne cherche pas à la dépeindre en montrant des images spectaculaires d’un ciel embrasé et de masses humaines périssant dans cet enfer, mais il reste dans la cave avec sa caméra et donne une impression de chaleur suffocante, de vacarme et de tremblement de terre de longue durée, à travers les réactions du groupe de survivants. Leur souffrance fait supposer quelle peut être la douleur immense, indescriptible, des victimes restées au dehors.
65Ce n’est qu’après le désastre que les caractères des survivants prennent du relief, au milieu des ruines désolées, seuls restes du paysage idyllique entrevu auparavant. Ils n’ont pas l’air d’avoir changé puisque l’homme fort qu’était déjà le maire du village conserve son intégrité ; la vieille mère de famille continue à se mêler de tout, avec les meilleures intentions ; le pharmacien égoïste ne voit toujours que ses avantages ; quant au fils de la maison, il reste plus ou moins débile, comme avant la catastrophe. L’auteur ne croit ni à une influence purificatrice des calamités sur l’homme, ni à des effets néfastes sur son caractère. Il croirait plutôt à une sorte de retour à la préhistoire en costumes modernes, à une renaissance de temps primitifs, où 1’homme reste égal à lui-même, mais retombe malgré lui dans une lutte pour la vie sans merci.
66Le droit du plus fort prévaut donc, comme dans la préhistoire. C’est donc entièrement du caractère de ce plus fort que dépend la manière dont ceux qu’il dirige naturellement agiront. Le Club de la cave se sent même obligé de faire une petite guerre pour délivrer un autre groupe de survivants : des voyageurs qui n’ont survécu au sinistre que parce que leur train se trouvait au moment crucial dans un tunnel. Ces survivants étaient sous la coupe d’un fou mégalomane et tyrannique (Jean-Louis Trintignant est excellent dans ce rôle satanique). Petite guerre déclenchée par amour du prochain, d’abord, mais aussi, bien sûr, pour défendre le groupe de la cave contre l’influence d’une telle folie. Ils n’ouvrent d’ailleurs les hostilités qu’à partir du moment où le fou les menace à leur tour.
Sentimentalité
67Si Malevil est tellement mieux réussi que The Day After, c’est d’abord à cause de l’absence d’héroïsme du premier et aussi du fait qu’il est d’abord moins sentimental – quoique Chalonge n’échappe pas tout à fait à cet écueil. C’est surtout l’absence de prétention qui est rafraîchissante. Les personnages de Malevil ne font pas de théories philosophiques concernant les causes et les conséquences des explosions nucléaires. Le mot de « bombe » n’est jamais prononcé et on ne sait même pas qui en est responsable. Juste avant l’explosion, un des personnages écoutait les nouvelles à la radio, mais « il n’y avait rien de spécial ». Évidemment, les nouvelles sur les tensions entre les grandes puissances sont devenues tellement quotidiennes que la plupart des gens les subissent comme les changements de saisons.
68Il y aurait bien des choses à dire à l’encontre de l’image de l’après-guerre nucléaire telle qu’elle est évoquée dans Malevil : on se demande comment la région frappée peut rester à l’abri d’une radiation radio-active et si on pourrait vraiment parvenir à cultiver du blé dans un sol aussi dévasté. En outre, le laps de temps qui s’écoule reste tellement vague qu’on doute de la possibilité de remédier avec succès à la pénurie de nourriture. On se demande aussi si l’optimisme de Chalonge est justifié, quant à l’éventualité de la reconstruction collective d’une existence primitive minimale, optimisme qu’il combine avec le rejet de la bureaucratie du monde civilisé qui a disparu.
69Était-ce ou non l’intention de Chalonge ? Mais ce sont justement ces questions angoissantes qui forcent les spectateurs de Malevil à réfléchir devant les risques de l’armement nucléaire.
70Joyce Roodmat. Supplément culturel du NRC Handelsblad – 20 janvier 1984