Couverture de R2050_060

Article de revue

Au fil des temps inconciliables

Écrire la fissure dans Miette (Pierre Bergounioux) et L’Amour du monde (C. F. Ramuz)

Pages 163 à 176

Notes

  • [1]
    Pierre Bergounioux, Miette, Paris, Gallimard, « Folio », 1995 (désormais cité dans le corps du texte, suivi du numéro de page).
  • [2]
    C. F. Ramuz, L’Amour du monde [1925], Lausanne, Plaisir de Lire, 2004 (désormais abrégé dans le corps du texte en AM, suivi du numéro de page).
  • [3]
    Id., Remarques [1928-1929], Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, p. 12.
  • [4]
    Hartmut Rosa, Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive [2010], trad. de l’anglais par Thomas Chaumont, Paris, La Découverte, « Théorie critique », 2012.
  • [5]
    Tout en prenant garde de mentionner que l’étiquette de « roman rustique ou régional » ne convient pas véritablement à l’écriture de Bergounioux, Liesbeth Korthals Altes et Manet van Montfrans voient chez lui une « résurgence frappante » de quelques-uns des topoï qui le rapprocheraient d’auteurs comme Ramuz, Giono ou Georges Sand (« Pierre Bergounioux : un Limousin entre Descartes et Bourdieu », European Studies : A Journal of European Culture, History and Politics, n°18, « The New Georgics : Rural and Regional Motifs in the Contemporary European Novel », 2002, p. 125-149).
  • [6]
    Par commodité, la catégorie « roman » est celle qui convient le mieux. Cela dit, L’Amour du monde, par sa brièveté, sa profondeur symbolique et sa narration fermée, bouclée, se rattache aussi au domaine du conte, ou peut être perçu comme une longue nouvelle. Quant à Miette, récit sans véritable intrigue, il se développe plutôt à la manière d’une galerie de portraits ou de mémoires familiales, et se teinte d’une importante part autobiographique. Dans La Littérature française au présent, où Bergounioux est abondamment cité, Dominique Viart et Bruno Vercier font part de cette difficulté à assimiler ce « récit de filiation » à un genre borné, puisqu’il « semble a priori relever d’un entre-deux de la biographie et de l’autobiographie » (Paris, Bordas, 2008, p. 98-99). Même choisie par défaut, l’étiquette « romanesque » ne suffit donc pas à englober toutes les dimensions de ces textes.
  • [7]
    Respectivement celles de Baptiste, Jeanne et Adrien, et celles de Joël le voyageur, M. Penseyre le gendarme, et Juliette, une jeune enfant malade.
  • [8]
    Dans L’État des choses : études sur huit écrivains d’aujourd’hui, Jean-Pierre Richard consacre un chapitre à Bergounioux qu’il intitule significativement « La Blessure, la splendeur », et où il souligne que « dès qu’on ouvre un roman de Pierre Bergounioux on est frappé, et comme entamé soi-même, par le motif, omniprésent, de la blessure » (Paris, Gallimard, « Les Essais », 1990, p. 107). Dans une même veine, Daniel Marcheix souligne la dimension maladive, douloureuse du rapport au lieu dans « Pierre Bergounioux et le paysage corrézien : une relation pathologique », Actes sémiotiques, 2008, [en ligne], disponible sur URL :
    http://www. epublications.unilim.fr/revues/as/3451, consulté le 12 nov. 2015.
  • [9]
    Ce terme revient souvent, comme « jadis » et « autrefois » (Miette, p. 9, p. 11, p. 82, p. 96, p. 123, p. 129, p. 137, p. 138, p. 149 et passim).
  • [10]
    Terme lui aussi fréquent (Miette, p. 19, p. 22, p. 34, p. 43, p. 54, p. 76, p. 81, p. 82 et passim).
  • [11]
    Laurent Demanze, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, José Corti, « Les Essais », 2008, p. 137. Il convient de noter que nos lecture et analyse du roman de Bergounioux doivent beaucoup à l’ouvrage de Laurent Demanze.
  • [12]
    Ibid., p. 138. Cette carence est une préoccupation centrale de l’œuvre de Bergounioux. Elle est également thématisée par Yves Charnet dans son article « ìDevenir un hommeî : figures du fils dans L’Orphelin de Pierre Bergounioux » (Roman 20-50, n°26, déc. 1998, p. 129-143) et Pierre d’Almeida qui note que « dans l’ensemble des récits, la figure du père se confond en effet avec une absence » (« L’Histoire et la géographie : à propos de quelques livres récents de Pierre Bergounioux », Cahiers du C. R. L. M. C. [Clermont-Ferrand], « Des récits poétiques contemporains », 1996, p. 49-64).
  • [13]
    Laurent Demanze, op. cit., p. 147.
  • [14]
    Harmut Rosa, op. cit., p. 20.
  • [15]
    Ibid., p. 23.
  • [16]
    Sylviane Coyault-Dublanchet, La Province en héritage : Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Droz, Genève, 2002, p. 174.
  • [17]
    Pierre Bergounioux, L’Invention du présent, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2006, p. 109.
  • [18]
    Henri-Dominique Paratte, « Techniques narratives et usages du cinéma chez C. F. Ramuz », n°1, « Série C. F. Ramuz », textes réunis par Jean-Louis Pierre, La Revue des lettres modernes, 1983, p. 195.
  • [19]
    La citation ci-dessus évoquant « le grain et la couleur de chaque jour » donne d’ailleurs à voir l’existence comme une succession de photographies d’instants précieux.
  • [20]
    En parallèle avec l’image récurrente du lac qui vient et s’impose (AM, p. 66-67, p. 96, p. 147), le texte fait alterner celle du monde qui vient aux personnages, avec une certaine violence, qui leur « vient contre », « dessus », « continuellement », « par inondations », « de toutes les façons, et de tous les côtés » (AM, p. 29, p. 60, p. 109).
  • [21]
    Comme par une discrète allusion, Miette se termine d’ailleurs par le mot « fin ».
  • [22]
    Joël intervient à deux reprises pour insister sur ce fait : « Moi, c’est du vrai… » (AM, p. 45), « Car tout ça c’est du vrai, a-t-il dit, et tout ce que je dis, moi, c’est la vérité… » (AM, p. 80).
  • [23]
    Noël Cordonier, « “On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici” : L’Amour du monde de Ramuz », Variations (Zurich), n° 6, 2001, p. 56.
  • [24]
    C. F. Ramuz, « Besoin de grandeur », Œuvres complètes, vol. XVII, « Essais », t. 3, 1936-1943, Genève, Slatkine, 2010.
  • [25]
    Ibid., p. 131.
  • [26]
    Ibid., p. 132.
  • [27]
    La narration de L’Amour du monde se distingue effectivement par la simultanéité des « fils » de l’intrigue qui s’entremêlent et se tressent successivement, quitte à provoquer des analepses ou à diffracter les temporalités. L’intérêt de Ramuz pour le cinéma se retrouve dans cette réappropriation par l’écrit de la technique du montage alterné.
  • [28]
    C’est également l’idée que développe Jérôme Meizoz dans son texte « Pierre Bergounioux, écrivain de la mémoire longue », in Le Corps évanoui : les images subites, éd. par Véronique Mauron et Claire de Ribeaupierre, Paris, Hazan, 1999, p. 97-103.
  • [29]
    Roland Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie [1980], Paris, Gallimard/Seuil, « Les Cahiers du cinéma », 2008, p. 16.
  • [30]
    Ibid., p. 90.
  • [31]
    Pierre Bergounioux, L’Invention du présent, op. cit., p. 87.

1 Pierre Bergounioux est né à Brive-la-Gaillarde en 1949, deux ans après le décès de C. F. Ramuz, qui lui-même avait vu le jour en 1878 à Lausanne. À première vue, ces données biographiques incitent davantage à dissocier les deux auteurs qu’à les rapprocher, d’autant que leurs œuvres sont fortement ancrées dans les milieux géographiques et socioculturels où ils ont grandi – puis, plus tard, écrit. Pourtant tous deux partagent la conscience aiguë de vivre une époque de transition, submergée par les temporalités d’une modernité brusque, tranchante, sans cesse prise de vitesse. Et leurs romans Miette [1] (1995) et L’Amour du monde[2] (1925), quoique publiés à soixante-dix ans d’écart, mettent en scène la même interrogation inquiète : comment une collectivité autrefois fermée sur elle-même peut-elle réagir à l’invasion soudaine d’un ailleurs en accélération ?

2 Cette question invite aussi à explorer la tâche de l’écriture, et surtout de celui qui la pratique. Entre observer, décrire, restituer un monde sans y toucher, et diagnostiquer, résoudre, voire intervenir, se déploie une palette de possibilités dans la relation qui unit le monde à celui qui le transcrit. C’est à ce premier sens de « praticien de l’écriture » que l’on peut rattacher la définition, presque programmatique, de Ramuz : « Le poète immobilise l’espace ; il tâche de le guérir de sa maladie qui est le temps » [3]. L’espace, nous le verrons, apparaît bel et bien comme malade, irréconcilié par rapport au passage du temps dans Miette et L’Amour du monde ; il s’agira alors de déceler comment le poète, ou plus largement l’écrivain, se charge de l’« immobiliser », et ce que ce terme induit. Dans un rapport médical au monde-patient, il apparaît certes propice, nécessaire même, d’immobiliser l’organisme affecté pour l’ausculter et le soigner ; mais l’immobilité ne contient-elle pas aussi le germe de la sclérose, de la nécrose ? À l’échelle de nos fictions, cette invasion de la modernité parmi les anciennes communautés est-elle à souhaiter ou à combattre ? Est-elle profitable ou nocive ? Chez Bergounioux et Ramuz, pas de pour ni de contre qui guide les récits vers une « morale » ou une autre. Par ailleurs, cette ambiguïté souligne en creux l’aspect problématique de notre rapport actuel au temps, que le sociologue allemand Hartmut Rosa stigmatise comme facteur d’aliénation [4], et que le lecteur pourra dès lors interroger à l’aune des deux romans.

3 L’Amour du monde relate la confrontation d’une petite ville des bords du Léman avec trois facteurs d’altérité, trois représentants d’un dehors potentiellement dangereux, car méconnu. Un fou se prenant pour Jésus provoque la confusion entre le présent et un temps biblique fascinant, hypnotisant. Un fils qu’on croyait disparu, Joël, revient après cinq ans de voyages et emporte l’imagination de ses auditeurs dans le café du coin où il décrit, lui, les quatre coins du monde. Enfin le cinéma, dont l’implantation récente dans la ville a changé le regard des gens, ouvre derrière l’écran la porte à des univers autrefois impensables. Par le biais de ces trois agents de nouveauté qui pénètrent le quotidien des habitants, les rêves et les désirs de ceux-ci se déploient comme jamais ; mais bientôt « on commence à avoir peur », parce que « c’est beau, mais c’est trop grand… » (AM, p. 110). L’arythmie qu’ont générée les tempos de ces ailleurs multiples réveille la peur des citoyens conservateurs, ceux qui sont prêts à tout pour maintenir en l’état l’harmonie figée du passé. Alors brusquement la ville se replie sur elle-même, élimine les fauteurs de troubles, pour revenir auprès de ce « petit monde à nous » imperméable et doux, où « on vit entre soi, on sait qui on est » (p. 157). Renversement terrible puisque le confort rassuré des uns, de ceux qui retrouvent l’immunité et l’immobilité des lieux retirés du monde, a pour prix l’enfermement ou la mort des autres.

4 Le récit de Miette s’ancre dans la campagne limousine, au sein d’une famille qui semble habiter les lieux depuis trois mille ans, chacun empruntant et ranimant les traits d’un ancêtre, comme si tous n’étaient que d’innombrables réincarnations des mêmes figures égrenées au fil des âges, comme si la terre dictait aux hommes et aux femmes leurs visages, depuis toujours, en boucle. Or à ce temps cyclique, planant au-dessus de ce lieu ceint par ses hauteurs arides, vient s’opposer un autre temps, qui lui s’écoule, poursuit sa course, dissout la mémoire du passé. Et avec ce temps en marche vient le narrateur, « avec l’air, la carrure et la tenue d’un gandin de sous-préfecture » (Miette, p. 123), mi-étranger, mi-parent. Sans que l’on sache véritablement qui il est, il se charge de dire la vie de cette famille près de tomber dans l’oubli. La mère, Miette, que l’on n’appelle plus que par ce diminutif de Marie, a eu entre 1903 et 1909 quatre enfants : Lucie, Baptiste, Octavie et Adrien. Chacun a dû se confronter, sa vie durant, au lieu où tous sont nés, ce lieu étrangement doué d’un magnétisme, d’une prégnance sur ceux qu’il a portés, qui les fait revenir sans cesse à lui. Le narrateur alors se livre à la tâche laborieuse de dire la fureur de ces hommes avec les éléments naturels et leur volonté impérieuse ; de dire le combat de ces femmes avec le silence, l’ombre de la demeure et le rassemblement des miettes auxquels elles sont a priori condamnées ; de dire la fin, aussi, de ces vies pleines de nœuds et de rudesse.

5 Outre le fait que Ramuz et Bergounioux ont déjà fait l’objet d’un rapprochement pour leur usage commun de « topoï du roman rustique » [5], il est indéniable qu’ils sollicitent et mettent en lumière des problématiques similaires. En premier lieu, leurs deux romans explorent la nature des interactions entre une communauté isolée et le monde qui l’entoure et désormais menace de l’envahir par sa modernité. Deuxièmement, ils mettent en balance le poids de cette communauté, de ses conventions et de ses habitudes, sur chacun de ses membres, et le désir ressenti par ces derniers de la maintenir dans sa clôture ou au contraire de s’en échapper, voire de l’ouvrir à l’ailleurs. Ils mettent aussi en scène la relation ambiguë des personnages aux objets, aux temps, aux « choses ». Enfin, on est amené par leur biais à interroger la tâche et la posture de l’écrivain en regard de ses lecteurs, de la population qu’il décrit, des autres arts et médias, etc. Le terme de « choses » n’est d’ailleurs pas anodin puisqu’il apparaît fréquemment sous la plume de chacun d’eux, et englobe diverses réalités qu’ils choisissent de laisser indéfinies. Il peut dès lors nous servir de point d’accroche pour saisir et décrire un mode d’articulation entre les deux romans. Dans Miette, le terme désigne tout ce qui fait le lieu, et la profonde violence qu’il produit sur les hommes et les femmes. Cela comprend les arbres, la terre, le granit, les rocs, les ajoncs, la bruyère, mais aussi (c’est du moins notre hypothèse ici) le poids d’une société restreinte et imperméable qui reproduit depuis toujours les mêmes déterminismes, les mêmes atavismes. En somme, les choses contraignent. Qu’elles représentent un sol, un enracinement, ou des normes sociales, elles posent un cadre dont on ne sort pas aisément, ni sans conséquences. Qu’on soit ou non à la hauteur de les vaincre, elles condamnent celui qui les brave plutôt que de les fuir à une perpétuelle bataille, un affrontement sans fin et sans repos. Dans L’Amour du monde, la notion de « choses » est encore plus mouvante et indéterminée. Elle désigne aussi bien les objets du réel que les fantasmes de l’imaginaire, les comportements des hommes que les représentations du monde par les arts. Ceci dit, la multiplicité des acceptions du terme recoupe deux enjeux principaux : d’un côté l’attrait de l’ailleurs, ses chatoiements, son mystère, son exotisme ; de l’autre, les lois internes à la communauté qu’il s’agit de suivre, par besoin de respectabilité et de crédit social. En somme, les « choses » recouvrent deux pôles, entre lesquels elles tiraillent les personnages, selon leurs envies de liberté, d’épanouissement, d’imaginaire, ou bien plutôt de stabilité, de sécurité, de rationalité. Sans que le lecteur sache avec certitude ou précision ce que comprend le mot, il apparaît évident dans les deux récits que les choses sont avant tout dotées d’un pouvoir, et ce peut-être d’autant plus qu’elles demeurent sémantiquement sous-déterminées.

6 Le problème du lien ne se pose donc pas tant entre nos deux auteurs, puisque leurs interrogations partagées abondent ; il se pose en revanche de manière plus problématique pour chacun d’eux au regard des divers enjeux que leurs écritures déploient. Il nous est effectivement presque impossible de réduire Ramuz et Bergounioux, ou du moins leurs deux livres, à des prises de position claires. D’abord, on ne peut les intégrer aisément ni à une esthétique ni à un genre littéraires [6]. Ensuite, leurs positionnements face aux questions de la modernité, du progrès technique et scientifique, de l’ouverture des localités à une circulation internationale (d’objets, d’hommes ou d’idées), ne sont pas donnés à lire, et demeurent indéchiffrables. Chez l’un comme chez l’autre, on découvre une opposition sans hiérarchie ou axiologie évidente entre un lieu relativement clos et basé sur des habitudes ancestrales, et le monde extérieur qui peu à peu l’infiltre, l’altère. Dès lors, leur activité n’apparaît pas comme celle de moralistes, mais bien plutôt, ainsi que le dépeint Ramuz, comme celle de médecins qui, en immobilisant l’espace atteint, tentent d’abord de le mettre à l’abri du temps pour le soigner.

Déchirures : le choc des temps et les drames du lieu

7C’est par des fractures que commencent et se terminent Miette et L’Amour du monde. Fractures fondamentalement liées au passage du temps, au constat de l’impermanence du monde, puisque ce sont des séries de morts qui closent les deux récits [7], et que la question de la survivance, de la revenance, du temps, les ouvre. Ainsi Miette commence avec la vieillesse d’Adrien qui a été le dernier témoin, au sein de la fratrie, de la mort de Baptiste puis de son épouse Jeanne ; tandis que L’Amour du monde démarre avec l’apparition du fou qui croit être le Christ, vécue par plusieurs personnages comme la réapparition en propre, la résurrection, même, du Christ en personne. Les deux incipit, qui non seulement prennent soin d’énoncer avant toute chose les cadres temporels des fictions, mais font également contraster le présent du récit avec un « avant » (en fait, un « plus tôt » et un « auparavant »), semblent de ce fait curieusement similaires :

8

C’est au début des années quatre-vingt que j’ai fait plus étroitement connaissance avec Adrien. La mort presque simultanée de Baptiste et de Jeanne vida la maison où il avait vécu un demi-siècle plus tôt (Miette, p. 9).
C’est vers ce temps-là qu’il a commencé à se hasarder jusque dans les rues de la petite ville, ce qu’il n’aurait pas osé faire auparavant, mais il y avait des choses qui n’étaient pas permises et, à présent, elles l’étaient (AM, p. 7).

9 Ces fractures soulignent, laissent planer une inquiétude, un trouble, parallèlement à d’autres, menaçant la paix pérenne de l’espace où prend place l’histoire. Les deux ouvrages en effet mettent en scène les arythmies, les failles temporelles, les brisures que subissent des espaces autrefois clos. Lieux retirés par la géographie de la circulation du monde, sociabilités fermées et liées à et par leurs coutumes et traditions, univers étrangers à la culture des grandes villes, ces espaces reposaient dans un confortable hermétisme. Sans que ce rapport à l’extériorité soit questionné par leurs habitants, ils semblaient s’accorder à un temps immuable, ou en tous cas cyclique et fiable. Or voilà que diverses menaces (la mort, la modernité, l’accélération, la technique, le désir d’ailleurs…) percent, tranchent, envahissent, infectent véritablement ces espaces qui se découvrent alors tels des organismes fragiles, des sols friables [8].

10 L’espace subit ainsi une altération, organique ou fonctionnelle, une détérioration, causée par le temps. C’est bien cette mutation que restitue Miette, où « un monde millénaire sur le point de finir » (Miette, p. 43) lance ses derniers appels à la mémoire. Ce monde est délimité par sa géographie, puisque son altitude l’isole des plaines et le voue à une solitude où le temps stagne en cercles. C’était le cas du moins « auparavant » [9], « quand rien n’existait que les hauteurs, que l’éternité régnait sur la lande […]. Mais c’est maintenant. […] Le temps monte des plaines » (Miette, p. 135). L’isolement géographique est donc compromis, puisque la guerre s’infiltre, puis la circulation des individus se trouve facilitée. Seule Lucie ne quitte pas la montagne limousine « puisque tous, à un moment donné, avaient dû s’en aller » (Miette, p. 134). Cette porosité contamine également les liens sociaux, dès lors qu’Octavie, inapaisée, ressent le besoin d’enseigner dans les larmes à ses nièces les lois périmées des choses, alors qu’elle-même, après avoir affirmé son refus depuis le berceau jusqu’à la fin de ses études, y a, encore, été assujettie :

11

[…] Octavie se fait l’interprète des choses auprès de ses neveux et nièces. […] C’est tout ce qu’elle peut faire, Octavie, rappeler, dire ce que les choses exigent de chacun, s’appliquer à rendre tels qu’elles le requièrent celles et ceux qui n’auront plus affaire à elles. […] À la roideur des choses, elle mêla la sienne, à l’amertume qu’elles contenaient celle qu’à prétendre leur échapper, elle avait récoltée et jetait, pour faire bon poids, dans la balance (Miette, p. 75-76).

12 Bien que les femmes des générations précédentes aient subi le poids des déterminismes sociaux, elles ont, comme Miette, « voulu ce qu’elle[s] avai[en]t refusé » (Miette, p. 138), elles se sont résignées à accepter la place qui leur était définie ; tandis qu’Octavie fut la première à être brisée, « écartelée » (p. 83) entre deux réalités dont les appels ont fini par la déchirer. Elle est l’exemple même de cette maladie de l’espace qui, lui-même divisé entre le rythme rapide qui l’envahit et la nécessité de maintenir l’éternité qui le fondait autrefois, tiraille ses « âmes » [10], ces « hypostase[s] de l’être de trois mille ans que les hauteurs avaient engendré » (p. 128) vers des devenirs aussi antagonistes que magnétiques. Ainsi sa trajectoire, lancée vers l’ailleurs, est condamnée à revenir au lieu envenimé de son départ. « Elle a tracé la figure du zéro » (p. 73), elle dont le désir était de fuser droit. Plutôt que le zéro, c’est une boucle la ramenant vers une autre boucle (celle du temps cyclique des hauteurs), traçant le signe désespérant de l’infini, qui mime le déterminisme dessiné par son nom. Son obsession des chiffres aurait dû lui faire deviner ce destin, Octavie destinée à tourner en cercles comme un huit sans issue, « elle qui était double » (p. 83) même dans la redite de son zéro, de son rien attaché à l’espace clos de son lieu de naissance. Dans Miette les femmes passent leurs vies à compter et pourtant ne comptent pas, elles assemblent docilement les fragments, cumulent les petits riens, pour finalement elles-mêmes n’importer aucunement, face à la capacité qu’ont les « choses » à pulvériser les vies.

13 En somme, Miette dépeint un espace qui se montre réfractaire aux temps et envies des lointains et endigue, cloue les personnages, ou les laisse résolument dans l’extériorité. C’est le cas de Jeanne, contrainte de lire en silence et seule The Voyage Out (Miette, p. 100) et Great Expectations (p. 108), dont les titres instantanément évoquent et éveillent les dehors et les espoirs. Bergounioux raconte cette génération fissurée, ou proprement cette génération de la fissure, qui vit tourmentée, malade de ce contraste entre deux rythmes tranchés et tranchants. Lui-même se voit comme écrivain en équilibre sur une césure dans la « continuité généalogique » [11], subissant une « carence de la filiation » [12], au moment où le lien s’étiole entre les ancêtres et leurs descendants, où le « malaise dans la transmission » [13] devient de plus en plus aigu. À ce propos, on pourra citer incidemment Hartmut Rosa, qui explique cette coupure par « l’accélération du changement social » [14]. Celui-ci aurait fait subir aux structures familiales le brusque passage « d’un rythme intergénérationnel aux débuts de l’ère moderne à un rythme générationnel dans la “modernité classique”, puis à un rythme intragénérationnel dans la modernité tardive » [15]. La tâche de Bergounioux, dans son rapport individuel aux générations précédentes, aussi bien que dans une visée de transmission à un lectorat futur, en tant qu’auteur donc, sera de tisser cette déchirure au-delà des fossés (spatiaux et temporels) creusés entre le monde ancien des hauteurs et la modernité des plaines. Ce sera de fait le rôle de l’écrivain que de prendre en charge ce ravaudage des temps par la culture (au sens de pratique de celui qui cultive au même titre que celui d’intégration au patrimoine culturel). Ceci dit, comme le note Sylviane Coyault-Dublanchet, cette tâche n’a rien de mystique ou de sublime : elle est pragmatique, participe d’une forme de responsabilité sociale. « Pierre Bergounioux ne considère pas l’écriture comme une grâce épiphanique, encore moins comme une mission sacrée. Comparable à toute activité humaine ordinaire, elle a plutôt le caractère d’un devoir à l’égard de soi et des autres » [16].

Percées hors du cadre : « la Parole passe, descend et gagne » (AM, p. 128)

14 Aussi, de même que Ramuz nous invite à concevoir l’écriture comme un baume, ou plus exactement un plâtre qui « immobilise un espace pour le guérir », Bergounioux exprime le besoin de résoudre la fracture temporelle dont il se sent le témoin, et que la littérature sonde (et parfois, peut-être, soude) :

15

Le monde est entré dans une phase de bouleversement accéléré qui affecte et les grandes lignes et les petits détails qui forment le grain et la couleur de chaque jour. On en retrouve l’écho dans les livres […]. Jamais le réel, le présent ne furent plus déconcertants qu’aujourd’hui [17].

16 Autrement dit le texte, ou plutôt l’écriture, car la pratique active qu’elle sous-tend importe ici autant que le produit fini, permet de proposer en quelque sorte un arrêt sur image qui fixe l’espace en l’ouvrant à la découverte, l’exploration, la réflexion, la contemplation. Cette possibilité-là fait écho au pouvoir de l’image (qu’elle soit peinture, photographie ou image cinématographique) qui, immobilisée, permet au regard de planer sur un détail, d’accéder à un ailleurs ou à un autrui, ou de se perdre dans une introspection salutaire. Pouvoir dont on sait quel emploi faisaient nos deux auteurs, tant Ramuz qui « intègre ce nouvel art [le cinéma], certaines de ses techniques, et ses possibilités, dans le niveau signifiant comme signifié de sa trame romanesque » [18] et fréquentait de nombreux peintres, que Bergounioux qui fonde sa trame narrative sur la découverte de clichés photographiques à partir desquels il dessine (ou plutôt voit se dessiner, se démarquer) des personnages [19]. L’écriture apparaît donc comme un arrêt sur image d’un espace, qui va le révéler, au sens photographique du terme, et l’extraire du flux continu qui l’entraînait dans un rythme maladif.

17 Dans L’Amour du monde, l’altération que subit l’espace est symbolisée par l’entrée au sein de la ville de trois rythmes exogènes, qui soulignent un déséquilibre entre les temporalités persistantes mais peut-être inactuelles, lointaines, des traditions et croyances, et celles, enivrantes mais nouvelles, désarçonnantes, du monde moderne, avec sa culture, ses techniques, sa vastitude. Il y a d’abord l’arrivée de l’avatar de Jésus qui réactualise, rend vivant, contemporain, présent même, le temps des Évangiles. Il y a celle du cinéma, qui grise par sa vitesse, la confusion (proprement spatio-temporelle, sensitive, phénoménologique) de sa réalité et celle du quotidien, si bien que même sous la plume du narrateur les temps verbaux s’amalgament et les distinctions se brouillent : « Et, en même temps, il y avait les bruits réels ; il y avait les deux espèces de bruit, l’inventée et la pas inventée, mais elles se mélangent » (AM, p. 109). Et le retour de Joël le voyageur, enfin, capable de raconter des mois, des années d’expérience en mille lieux divers à la fois. La calme ville au bord du lac se sent prise de tournis ; les « on » confus qui l’habitent en deviennent ivres, car « il n’y a pas qu’une espèce de vin » (p. 128) et l’ailleurs en est un. Ils en deviennent malades, aussi, à la fois de cette griserie, du « mal de mer » que ces vagues temporelles et ces gouffres d’immensité lointaine engendrent (la métaphore du « lac qui vient » [20] transcrit à plusieurs reprises ce submergement parfois proche de la noyade), et de la claustrophobie, ou au contraire de la peur du vide, que ces ouvertures font naître. Le choc (terme récurrent dans L’Amour du monde) est vertigineux, tel l’apparition d’un trou noir. Cette image-ci nous semble de fait propice pour désigner à la fois l’obscurité des temps millénaires dont le Christ s’éveille ; celle, ensommeillée, de la nuit de laquelle Joël émerge après s’être souvent plongé dans le silence, la solitude, l’indifférence à ses alentours ; et enfin le « noir » cinématographique qui, une fois le film fini, ouvre à tous les espaces de l’imaginaire. Curieusement d’ailleurs, le livre se clôt sur le mot « noire », contrastant dans la même phrase avec l’adjectif « blanche » : « Il était en bras de chemise ; il avait une belle chemise blanche à devant empesé, et dont le col rabattu était largement ouvert sur une petite cravate de soie noire » (p. 158). Même si cette description finale n’a pas de rapport direct avec le cinéma, la coprésence des deux adjectifs fait émerger dans un ultime « gros plan » l’absence de couleurs de la scène, comme elle pourrait l’être si elle avait été filmée et aboutissait à un zoom sur la cravate, obscurcissant l’écran de fin [21].

18 De ce vertige provient la nécessité pour certains de remettre les choses en ordre, « nous qui sommes des hommes respectueux de la loi » et à qui cela « fait plaisir de la voir prendre le dessus » (AM, p. 136) tels M. Penseyre, préférant que chaque univers ait sa place circonscrite et cadrée. Pas de risque de hors-champ, de métalepse faisant revivre trop dangereusement l’altérité parmi « nous » ; au contraire chaque espace reste limité selon la règle, la loi des choses, à ses dimensions prévues. Le Christ retourne à l’asile ou au texte qui le portait, le confinait au domaine livresque et religieux, purement biblique. Le cinéma est définitivement fermé et n’étend plus son écran hors de la salle désaffectée. Joël, le plus dangereux peut-être car le plus ancré dans la sociabilité, le plus tangible, vu que « lui, c’est du vrai » [22], le plus convaincant de ces agents exogènes, mais aussi pathogènes, est réduit au silence de la mort. Les habitants, comme le soulignent le cynisme sombre du narrateur ramuzien dans le dernier chapitre et son ralliement froid au « nous » impitoyable de la communauté, ont un système immunitaire particulièrement violent, puisqu’ils amputent sans hésiter la part d’altérité, les membres atteints de ce virus de l’imaginaire. Une communauté qui ne trouve plus l’adéquation entre les récits qui fondent sa religion, ceux qui la constituent en propre, et ceux du monde extérieur au rythme accéléré, se referme avec intransigeance, mais sans avoir recouvré pour autant sa pleine santé et immunité, du moins pas nécessairement puisque la « Parole » continue de circuler. C’est pourquoi le lecteur est invité à supposer que « si le narrateur peut congédier sans manières les ambassadeurs de l’imaginaire, eh bien, c’est parce que leur travail est terminé » [23]. Le passage vers la modernité grisante et précipitée que décrira Hartmut Rosa ne se fait pas chez Ramuz, mais « le mal est fait » pour ainsi dire, puisque la curiosité, le constat de leur petitesse, l’impression des possibles lointains, ont déjà piqué les habitants, même si la peur (« c’est beau, mais c’est trop grand ») les garde encore de s’ouvrir complètement.

Thérapeutique par l’écriture : les apories de l’auteur médecin

19Les récits de Bergounioux et Ramuz problématisent donc cette impossible réconciliation avec le temps, et leurs auteurs, s’ils n’apparaissent pas comme les mages capables de rendre les espaces à une adéquation franche et apaisée au passage du temps, semblent du moins tenter d’explorer ces déchirures en vue de recoudre des temporalités manifestement incompatibles, et pourtant contemporaines. Mais « immobiliser l’espace » par l’écriture, comme le recommande Ramuz, est-il un geste purement salvateur et anodin, consistant seulement à figer un lieu pour le réconcilier (et, dans ce cas, le rendre) au temps ? Ou induit-il le risque de la pétrification, de la paralysie, lorsqu’immobilité se dégrade en immobilisme ? Dès lors, la guérison est-elle possible ? souhaitable ? Ou fondamentalement ambiguë, voire paradoxale ? Nos deux auteurs, en s’inscrivant dans des espaces singuliers, se placent en porte-à-faux en regard du temps, des rythmes désaccordés qu’ils tâchent de (se) concilier, d’amadouer, ou de maîtriser et de conduire.

20 Le premier enjeu commun de leurs narrations est de donner à voir le manque, autrefois non apparent puisqu’aucune comparaison, aucune perméabilité à l’extérieur n’étaient possibles, qui s’infiltre par le contraste des temps pérennes avec celui des temps en accélération. Ceux-ci, inédits, venus d’ailleurs et véhiculés par le cinéma, la circulation des gens, les coutumes urbaines, tout ce qui fait pénétrer la connaissance de l’extérieur, marquent donc la date de péremption de ceux-là, bien plus anciens, validés par les générations antérieures au niveau historique et par les rythmes saisonniers au niveau des perceptions vécues. Le manque se creuse désormais de toutes parts. Il est aussi bien épistémologique, herméneutique (comment expliquer l’altérité avec les bons outils ? comment traiter, interpréter les nouveaux savoirs ?) que social (comment maintenir le lien avec les traditions et générations passées ?). Il est autant esthétique, puisque la beauté d’ici ne suffit plus en regard du « besoin de grandeur » que décrit, ailleurs, Ramuz [24], que personnel, philosophique, de par le besoin de se resituer en tant qu’individu dans un espace soudain élargi à l’infini. Et bien sûr, à un niveau plus large, la « maladie du temps » peut devenir celle que subit l’artiste du fait de la menace même de la mort : la sienne, qui risque bien de l’empêcher d’avoir le temps de retrouver et d’explorer son espace, puis de l’écrire, de le transmettre, tout comme celle d’autrui, comme c’est le cas de Bergounioux dans sa volonté de rendre leurs voix à ceux qui sont restés leurs vies durant dans le silence. Dès lors, l’écrivain « immobilise l’espace » au sens non pas où il le pétrifie, le maintient gelé, figé, mais plutôt le donne à voir dans une tranche de son passage (comme une coupe en biologie, permettant d’analyser la situation de la maladie). Au gré de ce moment arrêté, le regard pourra se pencher, circuler, examiner, diagnostiquer, et enfin tenter de réconcilier la fracture temporelle initiale.

21 Chez Ramuz, le particulier dit le général, car « l’élémentaire est partout » [25] et ses paysans sont « quelque chose de tout à fait pareil aux rois de Racine » [26]. Leur seule singularité est d’être ancrés dans un espace, dont Ramuz estime qu’il est de sa tâche de donner à voir les dimensions, les beautés, les usages, les histoires. Ainsi, l’immobiliser consiste à y faire coïncider des temporalités diverses, et le confier à l’espace fondamentalement immobile du texte, sujet à la relecture, au retour en arrière et sur soi, à la transposition, au questionnement. Dès l’incipit (« C’est vers ce temps-là »), l’auteur rend l’espace à un temps universel, champ de la multiplicité des expériences possibles. Cet espace-temps singulier devient alors non seulement poreux, pénétré par l’ailleurs, mais perçant, pénétrant, rendant perméable notre propre univers, investi de l’activité de lecture, ralenti par elle, teinté des expériences qu’elle ouvre, sollicité par les interrogations qu’elle suscite. En faisant intervenir dans cet espace immobile (dans sa dimension fictionnelle, donc, et pas immuable ni imperméable dans l’absolu) des temporalités croisées, multiples, et surtout aplaties, désengluées de leur stricte linéarité historique [27], il rend cet espace à lui-même, ainsi qu’au texte, fixé et transmissible, et au lecteur. Si la lecture est un décélérateur, et de ce fait un antidote possible à l’accélération critiquée par Rosa, la relecture offre aussi la possibilité d’une circulation apaisée dans l’œuvre. Elle donne l’occasion, si ce n’est d’une réconciliation avec le temps ou d’une guérison de l’espace, du moins d’un questionnement aiguisé, affûté comme un scalpel chirurgical, autour des problématiques spatiales (c’est-à-dire sociales, culturelles, géographiques, politiques…) mises en scène par l’œuvre.

22 Par exemple dans L’Amour du monde, jusqu’où le lecteur accepte-t-il de se rallier au « on » si souvent décliné dans ses multiples acceptions ? et à quel « on » ? Adhère-t-il à cette communauté qui affirme, contente, qu’« on a un petit monde à nous, où il y a un bon petit vin ; alors c’est tout ce qu’il nous faut, nous autres, gens de petits métiers, gens de bureau, gens de boutique, […] parmi nos vignes » (AM, p. 157) ? Et comment se situe-t-il en regard de la tragédie finale ? Autant d’écueils que révèle un texte « immobilisé », ancré autour d’un espace donné, lui-même malade de son lien au temps. Mais le risque de la « tâche du poète » est de laisser dans l’indétermination son lecteur qui, en l’absence d’une histoire « téléoguidée », lancée linéairement vers une morale ou une fin claire, pourra osciller et choisir, précisément, le « nous » des fermés, l’immobilisme, le conservatisme, ou bien l’indifférence, l’indécision, le « consensus mou » que Ramuz reproche indirectement à ses compatriotes. Guérison remise entre les mains du lecteur, à ses risques et périls ?

23 Quant à Bergounioux, il ne laisse pas planer l’espace dans un temps quasi-biblique mais commence son livre par une situation temporelle donnée (« C’est au début des années quatre-vingt »). Or sa tâche consistera également à atteindre une forme d’universel, mais un universel dicté par le particulier du lieu, qui ne fournit qu’un lot d’âmes limité pour le reproduire indéfiniment. Chaque personnage redit donc un ancêtre avec qui il partage une même « essence » (Miette, p. 91), que reproduit justement la photographie. Celle-ci est un outil qui, à l’instar des fils et paniers de Miette ou des outils à souder d’Adrien, lie entre elles les bribes d’une réalité que le narrateur cherche à réunir, réparer, recomposer [28]. Mais la photographie fige son référent dans une immobilité parfois « funèbre » [29] : tandis que le personnage sortant de l’écran de cinéma « continue à vivre », d’après Roland Barthes, la photographie exclut toute existence extérieure ou autonome, car « tout ce qui se passe à l’intérieur du cadre meurt absolument, ce cadre franchi » [30]. Il y a dès lors une indéniable ambiguïté dans la volonté de rassembler les fragments, les traces, à savoir que l’on condamne un personnage à n’exister plus hors de l’œuvre, dans sa liberté singulière, du moins plus dans cette liberté que lui laisse l’oubli, ou le silence. L’art, et la littérature, ont l’extraordinaire pouvoir de lutter contre l’accélération, contre la perte, contre les ruptures, l’éclatement des liens. Mais ils ont aussi pour corollaire de maintenir fixe en empêchant d’être autre, et sont susceptibles d’engoncer, de garrotter à l’excès, de dévitaliser voire paralyser l’objet « malade » qui est au centre de leurs préoccupations. Par conséquent, est-ce qu’écrire n’implique pas nécessairement reproduire les ruptures douloureuses ? Apposer, voire imposer, des mots sur une réalité qui en était « naturellement » dépourvue ? La littérature, chez Bergounioux, serait-elle également un procédé urbain, au service de la modernité, qui ravalerait un passé à des temps révolus tout en voulant le ravauder ? Bergounioux le reconnaît lui-même : « Écrire est une activité contre nature. Il faut briser la relation symbiotique qu’on a contractée avec les choses avant que d’y songer, s’abstraire, s’éloigner » [31]. De ce fait, le narrateur de Miette ne peut avoir qu’un lien profane avec les objets qu’Adrien et Baptiste ont manipulés et entretenus soigneusement toute leur vie : il les démembre et les refaçonne pour en faire des hybrides incapables de servir, au grand désarroi du fils cadet de Miette à qui il « fait de la peine » (Miette, p. 10). Bergounioux prend ainsi conscience que sculpter signifie aussi dénaturer des outils autrefois utiles. De même, il sait en rédigeant son récit le risque qu’il court de décrire donc définir, de traduire donc trahir des individus et des vies, d’essentialiser, de naturaliser et donc d’ôter l’indétermination salvatrice de l’existence aux êtres. Quelle que soit son intention, le narrateur doit prendre en compte le revers de l’écriture qui restreint autant qu’elle dynamise, lie et sectionne, libère et catégorise. Une tâche ambivalente, dont l’ouverture, le soin, à proprement parler, doivent, encore une fois, être laissés au lecteur.


Date de mise en ligne : 30/12/2015

https://doi.org/10.3917/r2050.060.0163

Notes

  • [1]
    Pierre Bergounioux, Miette, Paris, Gallimard, « Folio », 1995 (désormais cité dans le corps du texte, suivi du numéro de page).
  • [2]
    C. F. Ramuz, L’Amour du monde [1925], Lausanne, Plaisir de Lire, 2004 (désormais abrégé dans le corps du texte en AM, suivi du numéro de page).
  • [3]
    Id., Remarques [1928-1929], Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, p. 12.
  • [4]
    Hartmut Rosa, Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive [2010], trad. de l’anglais par Thomas Chaumont, Paris, La Découverte, « Théorie critique », 2012.
  • [5]
    Tout en prenant garde de mentionner que l’étiquette de « roman rustique ou régional » ne convient pas véritablement à l’écriture de Bergounioux, Liesbeth Korthals Altes et Manet van Montfrans voient chez lui une « résurgence frappante » de quelques-uns des topoï qui le rapprocheraient d’auteurs comme Ramuz, Giono ou Georges Sand (« Pierre Bergounioux : un Limousin entre Descartes et Bourdieu », European Studies : A Journal of European Culture, History and Politics, n°18, « The New Georgics : Rural and Regional Motifs in the Contemporary European Novel », 2002, p. 125-149).
  • [6]
    Par commodité, la catégorie « roman » est celle qui convient le mieux. Cela dit, L’Amour du monde, par sa brièveté, sa profondeur symbolique et sa narration fermée, bouclée, se rattache aussi au domaine du conte, ou peut être perçu comme une longue nouvelle. Quant à Miette, récit sans véritable intrigue, il se développe plutôt à la manière d’une galerie de portraits ou de mémoires familiales, et se teinte d’une importante part autobiographique. Dans La Littérature française au présent, où Bergounioux est abondamment cité, Dominique Viart et Bruno Vercier font part de cette difficulté à assimiler ce « récit de filiation » à un genre borné, puisqu’il « semble a priori relever d’un entre-deux de la biographie et de l’autobiographie » (Paris, Bordas, 2008, p. 98-99). Même choisie par défaut, l’étiquette « romanesque » ne suffit donc pas à englober toutes les dimensions de ces textes.
  • [7]
    Respectivement celles de Baptiste, Jeanne et Adrien, et celles de Joël le voyageur, M. Penseyre le gendarme, et Juliette, une jeune enfant malade.
  • [8]
    Dans L’État des choses : études sur huit écrivains d’aujourd’hui, Jean-Pierre Richard consacre un chapitre à Bergounioux qu’il intitule significativement « La Blessure, la splendeur », et où il souligne que « dès qu’on ouvre un roman de Pierre Bergounioux on est frappé, et comme entamé soi-même, par le motif, omniprésent, de la blessure » (Paris, Gallimard, « Les Essais », 1990, p. 107). Dans une même veine, Daniel Marcheix souligne la dimension maladive, douloureuse du rapport au lieu dans « Pierre Bergounioux et le paysage corrézien : une relation pathologique », Actes sémiotiques, 2008, [en ligne], disponible sur URL :
    http://www. epublications.unilim.fr/revues/as/3451, consulté le 12 nov. 2015.
  • [9]
    Ce terme revient souvent, comme « jadis » et « autrefois » (Miette, p. 9, p. 11, p. 82, p. 96, p. 123, p. 129, p. 137, p. 138, p. 149 et passim).
  • [10]
    Terme lui aussi fréquent (Miette, p. 19, p. 22, p. 34, p. 43, p. 54, p. 76, p. 81, p. 82 et passim).
  • [11]
    Laurent Demanze, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, José Corti, « Les Essais », 2008, p. 137. Il convient de noter que nos lecture et analyse du roman de Bergounioux doivent beaucoup à l’ouvrage de Laurent Demanze.
  • [12]
    Ibid., p. 138. Cette carence est une préoccupation centrale de l’œuvre de Bergounioux. Elle est également thématisée par Yves Charnet dans son article « ìDevenir un hommeî : figures du fils dans L’Orphelin de Pierre Bergounioux » (Roman 20-50, n°26, déc. 1998, p. 129-143) et Pierre d’Almeida qui note que « dans l’ensemble des récits, la figure du père se confond en effet avec une absence » (« L’Histoire et la géographie : à propos de quelques livres récents de Pierre Bergounioux », Cahiers du C. R. L. M. C. [Clermont-Ferrand], « Des récits poétiques contemporains », 1996, p. 49-64).
  • [13]
    Laurent Demanze, op. cit., p. 147.
  • [14]
    Harmut Rosa, op. cit., p. 20.
  • [15]
    Ibid., p. 23.
  • [16]
    Sylviane Coyault-Dublanchet, La Province en héritage : Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Droz, Genève, 2002, p. 174.
  • [17]
    Pierre Bergounioux, L’Invention du présent, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2006, p. 109.
  • [18]
    Henri-Dominique Paratte, « Techniques narratives et usages du cinéma chez C. F. Ramuz », n°1, « Série C. F. Ramuz », textes réunis par Jean-Louis Pierre, La Revue des lettres modernes, 1983, p. 195.
  • [19]
    La citation ci-dessus évoquant « le grain et la couleur de chaque jour » donne d’ailleurs à voir l’existence comme une succession de photographies d’instants précieux.
  • [20]
    En parallèle avec l’image récurrente du lac qui vient et s’impose (AM, p. 66-67, p. 96, p. 147), le texte fait alterner celle du monde qui vient aux personnages, avec une certaine violence, qui leur « vient contre », « dessus », « continuellement », « par inondations », « de toutes les façons, et de tous les côtés » (AM, p. 29, p. 60, p. 109).
  • [21]
    Comme par une discrète allusion, Miette se termine d’ailleurs par le mot « fin ».
  • [22]
    Joël intervient à deux reprises pour insister sur ce fait : « Moi, c’est du vrai… » (AM, p. 45), « Car tout ça c’est du vrai, a-t-il dit, et tout ce que je dis, moi, c’est la vérité… » (AM, p. 80).
  • [23]
    Noël Cordonier, « “On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici” : L’Amour du monde de Ramuz », Variations (Zurich), n° 6, 2001, p. 56.
  • [24]
    C. F. Ramuz, « Besoin de grandeur », Œuvres complètes, vol. XVII, « Essais », t. 3, 1936-1943, Genève, Slatkine, 2010.
  • [25]
    Ibid., p. 131.
  • [26]
    Ibid., p. 132.
  • [27]
    La narration de L’Amour du monde se distingue effectivement par la simultanéité des « fils » de l’intrigue qui s’entremêlent et se tressent successivement, quitte à provoquer des analepses ou à diffracter les temporalités. L’intérêt de Ramuz pour le cinéma se retrouve dans cette réappropriation par l’écrit de la technique du montage alterné.
  • [28]
    C’est également l’idée que développe Jérôme Meizoz dans son texte « Pierre Bergounioux, écrivain de la mémoire longue », in Le Corps évanoui : les images subites, éd. par Véronique Mauron et Claire de Ribeaupierre, Paris, Hazan, 1999, p. 97-103.
  • [29]
    Roland Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie [1980], Paris, Gallimard/Seuil, « Les Cahiers du cinéma », 2008, p. 16.
  • [30]
    Ibid., p. 90.
  • [31]
    Pierre Bergounioux, L’Invention du présent, op. cit., p. 87.

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