Notes
-
[1]
Voir Dominique Viart & Bruno Vercier, La Littérature française au présent : héritages, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008 ; Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », ELFe XX-XXI, n°2, 2012, « Quand finit le XXe siècle ? », p. 93-126 ; Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008.
-
[2]
Christiane Chaulet-Achour, « Banlieue et littérature », in Situations de banlieue : enseignement, langues, cultures, dir. par Marie-Madeleine Bertucci & Violaine Houdart-Merot, Paris, INRP, « Éducation, politiques, sociétés », 2005, p. 129-150.
-
[3]
Christina Horvath, Le Roman urbain contemporain, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007.
-
[4]
Ilaria Vitali(dir.), Intrangers, t. I, Post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur, Louvain-la Neuve, L’Harmattan/Academia, « Sefar », 2011.
-
[5]
Laura Reeck, Writerly Identities : in Beur Fiction and Beyond, Lanham (États-Unis), Lexington Books, 2011.
-
[6]
Karim Amellal, Cités à comparaître, Paris, Stock, 2006 ; Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national, Paris, Stock, 2006 ; El Driss, Vivre à l’arrache, Paris, Non Lieu, 2006 ; Faïza Guène, Du rêve pour les oufs, Paris, Hachette Littératures, 2006 ; Dembo Goumane, Dembo story, Paris, Hachette Littératures, 2006 ; Didier Mandin, Banlieue Voltaire, Fort-de-France, éd. Desnel, 2006 ; Aymeric Patricot, Azima la rouge, Paris, Flammarion, 2006 ; Mabrouck Rachedi, Le Poids d’une âme, Paris, Lattès, 2006 ; Houda Rouane, Pieds-blancs, Paris, Philippe Rey, 2006 ; Insa Sané, Sarcelles-Dakar, Paris, Sarbacane, 2006 ; Mohamed Razane, Dit violent, Paris, Gallimard, 2006 ; Thomté Ryam, Banlieue noire, Paris, Présence africaine, 2006.
-
[7]
Elsa Vigoureux, « Banlieue : la nouvelle vague littéraire », Le Nouvel Observateur, 27 juil.-2 août 2006, p. 73.
-
[8]
Voir à ce propos Loïc Bronner, La Loi du ghetto, Paris, Calmann-Lévy, 2010 ; Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain : ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, « Le Monde comme il va », 2008.
-
[9]
Voir à ce propos : Robert Castel, La Discrimination négative : citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil, « La République des idées », 2007 ; Hervé Vieillard-Baron, Banlieues et périphéries : des singularités françaises aux réalités mondiales, Paris, Hachette, « Carré géographie », 2011 ; Loïc Wacquant, Parias urbains : ghetto, banlieues, État, Paris, La Découverte, 2006.
-
[10]
Mohamed Razane, Dit violent, op. cit., p. 16.
-
[11]
Ibid., p. 17.
-
[12]
Ibid., p. 91.
-
[13]
El Driss, Vivre à l’arrache, op. cit., p. 105.
-
[14]
Pierre Bourdieu, « Effets du lieu », La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 159-167.
-
[15]
Rost, Enfant des lieux bannis, Paris, Robert Laffont, 2008.
-
[16]
Ibid., p. 209.
-
[17]
Thomté Ryam, Banlieue noire, op. cit., p. 39.
-
[18]
Ibid., p. 162.
-
[19]
Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national, op. cit., p. 40.
-
[20]
Thomté Ryam, Banlieue noire, op. cit., p. 63 et 135.
-
[21]
Karim Amellal, « Le Terroriste, cet inconnu », interview, El Watan, 29 mai 2006, [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.blogg.org/blog-41571-billet-interview_el_watan_cites_a_compara%C3%AEtre__29_05_06_-363072.html, consulté le 8 déc. 2013.
-
[22]
Walter Siti, Il Realismo è l’impossibile, Roma, Nottetempo, « Gransassi », 2013.
-
[23]
Tzvetan Todorov, « La littérature est la première des sciences humaines », propos recueillis par Héloïse Lhérété et Catherine Halpern, Sciences humaines, [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.scienceshumaines.com/pourquoi-lit-on-des-romans_fr_25791.html, consulté le 8 déc. 2013.
-
[24]
Anne Barrère & Danilo Martuccelli, « Le Roman comme laboratoire sociologique », Sciences humaines, [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.scienceshumaines.com/le-roman-comme-laboratoire-sociologique_fr_25806.html, consulté le 21 mai 2015. Des mêmes auteurs, voir surtout Le Roman comme laboratoire : de la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009.
-
[25]
Pierre Bourdieu, « Entretien avec Pierre Bourdieu : la sociologie est-elle une science ? », propos recueillis par Pierre Thuillier, La Recherche, n°112, juin 1980, p. 735-743 ; [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.larecherche.fr/actualite/aussi/entretien-pierre-bourdieu-sociologie-est-elle-science-texte-01-05-2000-76057, consulté le 10 nov. 2014.
-
[26]
Faïza Guène, « Montreuil : sa rencontre avec les élèves », [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html, consulté le 8 déc. 2013.
-
[27]
Alain Viala, « Sociopoétique », in Approches de la réception : sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, éd. par Georges Moliné & Alain Viala, Paris, PUF, 1993, p. 211.
-
[28]
Dominique Viart, « Littérature et sociologie : les champs du dialogue », in Littérature et sociologie, dir. par Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 11.
-
[29]
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, « Points », 1998, p. 61.
-
[30]
Jacques Dubois, « Socialité de la fiction », in Littérature et sociologie, dir. par Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart, op. cit., p. 33.
-
[31]
Gianfranco Rubino, « L’envers du lieu : Bon, Daeninckx, Rolin, Toussaint », Lendemains, vol. 27, n°107-08, 2002, p. 69.
-
[32]
Dominique Viart, « En lieu et place des sans-voix », Le Magazine littéraire, n°526, déc. 2012, p. 78.
-
[33]
Bruno Blanckeman, « L’Écrivain impliqué : écrire (dans) la Cité », in Narrations d’un nouveau siècle : romans et récits français (2001-2010), dir. par Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 71-81.
-
[34]
Mohamed Razane, Dit violent, op. cit., p. 17.
-
[35]
Nous faisons référence ici à sa trilogie policière : Les Anges s’habillent en caillera, Paris, Moisson rouge, 2011 ; Des chiffres et des litres, Paris, éd. Moisson rouge, 2012 ; Flic ou caillera, Paris, éd. du Masque, 2013.
1 C’est entre les années 1975 et 1984 qu’une nouvelle esthétique commence à se dessiner, s’inscrivant clairement dans ce que plusieurs critiques [1] considèrent comme un tournant de la production littéraire française. De son côté, Dominique Viart définit la narration romanesque comme « transitive » puisque désireuse de dialoguer avec les objets du monde, parmi lesquels les réalités sociales, sans pour autant revenir à des formes traditionnelles.
2 C’est au cœur de cette production, en rupture partielle avec la précédente, davantage consacrée aux expérimentations formelles et aux jeux spéculaires, que prend place la « littérature des banlieues » [2] (appelée également « des cités » [3], « périphérique » [4] ou « urbaine » [5]), qui sera l’objet de cette étude. Le caractère confus de ces étiquettes aux connotations plus ou moins discordantes, dérive fortement du contexte auquel elles se réfèrent, tout en soulignant la difficulté d’établir pour l’instant des caractéristiques homogènes propres à définir cette production qui a connu un essor certain depuis les émeutes qu’a connues la France en 2005.
3 En effet, les violentes révoltes urbaines survenues dans les quartiers périphériques les plus « sensibles » pendant cet automne-là ont fait apparaître, sur la scène littéraire, une nouvelle « vague de romans ». C’est exactement en 2006 que nous enregistrons un accroissement de la publication de ces fictions romanesques [6] narrant les aventures de jeunes habitants des quartiers métropolitains, populaires et sensibles, tout en s’ancrant dans l’actualité sociopolitique.
4 Il paraît donc intéressant d’analyser les dominantes de ces textes constituant un « boom » éditorial, comme le qualifie la journaliste Elsa Vigoureux [7], afin d’en discerner les originalités littéraires au sein du contexte actuel.
Des enfants issus de « lieux bannis » ?
5 Les récentes célébrations de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, connue plus communément sous le nom de « Marche des beurs », ont donné l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur le devenir de ses enjeux trente ans après l’événement. En effet, plusieurs sociologues entrevoient des analogies entre la précédente génération beur et l’actuelle jeune génération des « cités ». On assisterait à la faillite d’un projet d’intégration dont les effets seraient les violentes émeutes urbaines des quartiers sensibles de 2005.
6 Pis, le débat actuel aurait pris une tournure inquiétante, en focalisant l’attention sur la supposée existence de vrais ghettos sur le sol français. À ce propos, si d’un côté certains perçoivent des parallèles avec les quartiers américains du même genre [8], d’autres s’opposent à cette image catastrophique, en soulignant plutôt que l’État n’a pas disparu, même s’il est vrai qu’il n’a pas pu freiner l’apparition d’un « processus de ségrégation » et de dynamiques séparatistes [9]. Ces dernières seraient renforcées aussi par les médias, coupables, selon ce discours, d’instaurer un système circulaire construisant la peur et stigmatisant ces lieux comme autant de zones de « non-droit ».
7 De ce fait, qu’en est-il aujourd’hui de cette jeunesse vivant dans les franges les plus populaires du tissu urbain, nommées « quartiers sensibles » ? L’une des réponses possibles vient de la littérature en question. À ce propos, précisons que nous utilisons le syntagme « littérature des banlieues » au pluriel, parce qu’il renvoie à une double réalité : d’une part l’origine géographique des auteurs et d’autre part le contexte dans lequel se déroule l’action romanesque. Tout en étant largement consciente de la valeur large du terme « banlieues », chargé d’ambiguïtés, nous envisageons cet hyperonyme dans sa signification plus restreinte : celle qui désigne des quartiers populaires, des cités du type des grands ensembles, voire sensibles, caractérisés par de notables difficultés d’ordre socio-économique.
8 Bien que ces romans diffèrent par leur style, leurs thèmes se ressemblent. Parmi ces derniers nous trouvons le désespoir, causé non seulement par un environnement cloisonné, mais également par les difficiles conditions économiques et sociales dans lesquelles vivent les protagonistes.
9 Mehdi, personnage de Dit violent, exprime par exemple son mal-être, son sentiment de malheur par le fait qu’il n’est qu’un individu parmi de nombreux jeunes de banlieue laissés pour compte : « Alors pourquoi rien ne va pour moi bordel, pourquoi je suis si mal dans ma peau » [10]. Ensuite, il se lance dans une accusation plus générale envers la France : « Ce pays n’a pas pris la mesure des souffrances de sa jeunesse périphérique » [11]. Il reproche à son pays de ne pas avoir pris en considération la souffrance des jeunes qui vivent aux marges de la société et qui, comme lui, se sentent déjà perdus à dix-huit ans, sans avenir et sans aucune possibilité d’améliorer leur condition. Dans le même roman, un autre personnage, Aïcha, exprime elle aussi sa douleur intime, en évoquant les causes de son désespoir. La jeune fille se proclame le fruit de la banlieue : « J’ai goûté les fruits de ces arbres qui sont sur les bords des routes de ma banlieue, ils m’ont dit leur amertume. Ils m’ont dit la tristesse de pousser ainsi à l’abri du béton et dans l’étouffement des gaz d’échappement » [12]. En somme, la banlieue est un lieu d’où l’on souhaite partir, comme en témoigne le personnage d’Amine. Sa vie dans la cité n’est pas différente de celle des autres protagonistes, caractérisée par le chômage, la drogue, le vol et la délinquance, bref c’est un cercle vicieux d’où il est très difficile de sortir : « Tout ce que je sais, c’est que ch’suis dégoûté, ch’peux plus aller en arrière et j’ai l’impression d’être dans un labyrinthe » [13].
10 De ces quelques exemples se dégage un trait structurel qui permet de caractériser cette génération : celui de ne pouvoir évoluer socialement que dans le milieu des cités. C’est que, comme nous l’explique Pierre Bourdieu, la ségrégation sociale est aussi spatiale [14] : ces jeunes se trouvent en fait géographiquement regroupés dans les cités de banlieue les plus dégradées.
11 Dans le même esprit, nous trouvons les propos du rappeur Rost, un écrivain-chanteur originaire de la banlieue parisienne, célèbre sur la scène hip-hop française, et qui en 2008 publie Enfant des lieux bannis [15], un livre autobiographique où il raconte sa jeunesse. À travers son histoire, Rost donne à lire la réalité des quartiers défavorisés, « fruit d’un système de ghettoïsation initié dès les années soixante et poursuivi par les gouvernements successifs jusqu’à aujourd’hui » [16]. Finalement, ce qui ressort de ces narrations est la perception de la banlieue comme d’un lieu où l’égalité des chances ne serait pas assurée ; au contraire les couches sociales plus faibles y seraient en rupture avec le modèle républicain car l’école elle aussi reproduirait l’exclusion : « […] cette société qui nous plonge dans l’obscurantisme. Chacun y met du sien » [17]. Seule la fraternité entre amis et au sein d’une bande devient un refuge et acquiert une valeur en opposition avec les autres valeurs de la société auxquelles personne ici ne croit plus.
12 Ce rejet se traduit par le recours à une attitude provocatrice et par un comportement hautement agressif de ces jeunes qui parcourent les quartiers en bandes, « squattant » les halls ou les cages d’escalier, insultant et agressant les autres habitants, dégradant les espaces communs avec des graffitis. Cela donne comme conséquence la création d’un système de valeurs qui reproduit en négatif celles que la société promeut : le rejet des pouvoirs constitués, l’apologie de la violence – « dans cette société où je vis, le bien ne peut rien contre un 7,65 » [18]. Le vol, voire le viol, la consommation de produits dangereux ou interdits, les trafics en tous genres traduisent également un refus des engagements collectifs. En effet, les partis politiques, les syndicats, voire les associations, qu’elles soient-elles sportives, politiques, de bénévolat, de parents d’élèves, de locataires, ne suscitent guère d’adhésion. La fresque de la nation qu’ébauche le narrateur de Supplément au roman national est assez sombre et illustre cette situation :
Visible de Kamel Barek en 2005, la fresque raciale se meut en flammes de colère qui lèchent le ciel d’Île-de-France, l’indifférence, l’extra-territorialité de la banlieue, sa condition médiatique, les « Beurs », la politique de la ville, la discrimination positive, le plan de cohésion sociale, la laïcité, l’impuissance identitaire du politique [19].
14 Cela se traduit également par une frustration, une colère vis-à-vis de la société :
L’essentiel réside plutôt dans le fait d’être bien né, au bon endroit. La preuve : dès que des personnes comme nous réussissent, ils parlent de conte de fées. […] quand vous venez d’endroits comme les nôtres, que vous soyez blancs, noirs ou jaunes, tout est plus dur [20].
16 Comme les auteurs connaissent ces mécanismes et ces situations sociales, ils ont voulu, à travers leurs narrations, où les situations difficiles sont souvent poussées à l’extrême, s’appuyer sur les clichés véhiculés par les discours politiques et médiatiques pour essayer de les déconstruire. À ce propos, l’écrivain Karim Amellal constate : « Je voulais, dans ce livre, faire voler en éclats les innombrables préjugés qui existent lorsque l’on parle des cités, du terrorisme, des jeunes issus de l’immigration : il n’y a pas d’équation systématique » [21]. Cela nous conduit, dans les pages qui suivent, à aborder le rapport entre les réalités sociales et ses possibles représentations.
Autour de la représentation des réalités sociales
17Les rapports entre le texte et son référent ont été longtemps pensés avec la métaphore réaliste du miroir. Pourtant Walter Siti s’oppose à cette thèse en affirmant que l’histoire des rapports entre le texte et son référent n’est pas de l’ordre du reflet, mais plutôt d’un « dévoilement impossible » [22]. La volonté de poursuivre la représentation d’endroits toujours plus cachés et interdits est une tâche qui s’avère interminable, poursuit le critique. En somme, le projet d’une littérature mimétique serait vain. Pourtant, ces non-lieux doivent-ils rester des lieux non dits ? Reprenons à ce propos la thèse de Tzvetan Todorov selon lequel il n’y aurait pas des vérités mais seulement des interprétations. En d’autres termes, vérité et fiction seraient indiscernables. Il nous rappelle aussi que
[…] la littérature est la première des sciences humaines. Son objet, ce sont les comportements humains, les motivations psychiques, les interactions entre les hommes. Et elle reste toujours une source inépuisable de connaissances sur l’homme [23].
19 Faisant voler en éclats les catégories toutes faites pour penser l’humain et la société, les romans offrent même un « formidable matériel pour stimuler l’imagination des sociologues » [24], estiment Anne Barrère et Danilo Martuccelli. Il ne s’agit nullement de confondre la littérature et la sociologie, les deux domaines ne sont pas équivalents. Néanmoins, ils disposent d’innombrables terrains en commun.
20 Cela dit, pourquoi alors traiter de la banlieue à travers une fiction ? À nos yeux, la réponse à cette question réside dans le fait que l’histoire fictionnelle reste, par rapport aux études sociologiques, plus exemplaire en ce qu’elle contient davantage de significations en mesure de nous faire comprendre la complexité d’une structure et d’une histoire. Le texte littéraire dévoilerait, ainsi, une autre facette du même réel que les sociologues se proposent d’analyser. Nous savons aussi que, selon Bourdieu, parfois l’œuvre littéraire peut dire plus, même sur le monde social, que nombre d’écrits à prétention scientifique. À ce propos, le sociologue affirme que les analyses dites « qualitatives » ou « littéraires » sont « capitales pour comprendre, c’est-à-dire expliquer complètement, ce que les statistiques ne font que constater » [25]. Toutefois, il ne faut pas oublier que l’univers de la diégèse est composé de beaucoup moins d’éléments que celui de l’univers réel, qu’il repose sur des choix et une sélection. En résumé, la fiction est capable de condenser la complexité du monde social en en livrant un modèle réduit et épuré.
21 Pour revenir aux romans en question, nous constatons à quel point des liens et des analogies se tissent entre le domaine de la sociologie et celui de la littérature. Il faudrait aussi avancer l’hypothèse que les images médiatiques des banlieues enflammées, à cause des fréquentes émeutes auxquelles nous les associons, ont occupé notre esprit. Pour cette raison, une narration qui se veut crédible, vraisemblable pour le lecteur, aura la tentation d’imiter cette réalité médiatique et spectaculaire, et non de saisir les déterminismes invisibles. Cependant, bien que les représentations romanesques de la jeunesse des cités restent fictives et donc le fruit d’un imaginaire, elles réussissent sur plusieurs niveaux à se rapprocher des dernières analyses sociologiques qui s’intéressent à ce sujet.
22 La raison en est qu’elles ont été écrites pour la plupart par des habitants de ces lieux, ce qui ne veut pas dire qu’une idéologie préconstituée soit présente, mais que les représentations qui sont proposées souhaitent démonter, défaire directement ou indirectement ces idées reçues par une approche plus personnelle et impliquée. Parfois la démarche de ces auteurs devient non seulement interrogative, mais aussi explicative, par le fait qu’ils représentent une jeunesse de plus en plus enclavée à laquelle ils prêtent leur voix. Cet argument est d’ailleurs repris par l’écrivaine Faïza Guène : « On nous renvoie une mauvaise image de nous-mêmes. […] Les médias parlent plus souvent des conséquences, des voitures qui brûlent, des balles perdues, que des raisons qui ont amené à de tels actes » [26].
23 La posture de ces narrations est donc critique, du fait qu’elles dévoilent au lecteur ce qui se cache derrière les images télévisuelles spectaculaires, et qu’elles n’oublient en revanche jamais qu’il existe une réalité vaste et multiple, parfois dissimulée. À ce propos, Alain Viala remarque que tout texte peut être lu comme un ensemble de « propositions de prises de position » et qu’« il s’institue comme tel en fonction d’un escompte, d’une anticipation sur le marché possible de sa réception » [27].
24 Ainsi, la lecture présuppose une connivence entre auteur et lecteur, et l’adhésion de celui-ci. Ce processus par lequel le lecteur adhère à l’histoire narrée est d’autant plus présent dans le cas de nos auteurs que nous avons affaire, dans la plupart des cas, à un narrateur autodiégétique et à un écrivain qui, en tant que personne physique, prétend connaître le sujet dont il parle. Comme l’affirme Dominique Viart, l’écrivain n’écrit pas « pour ne rien dire » :
[…] ce dont il nous entretient est ce dont il est lui-même traversé ou préoccupé, qu’il s’agisse de son univers propre, de son histoire ou de celle des autres, de sa place dans le monde ou du monde tel que, de sa place, il le considère [28].
26 Ainsi fondés sur une réalité empirique, les « romans des banlieues » manifestent une sensibilité aux questions qu’elle suscite, à l’histoire, aux divisions sociales ainsi qu’aux faits divers, s’insérant ainsi pleinement dans une époque où la littérature prétend ressaisir le monde en affrontant son propre contexte.
27 En produisant une connaissance spécifique du social, ces romans s’éloignent de tout caractère doxique, ils utilisent la narration pour questionner ce qu’elle-même délivre, considérant qu’elle dit, selon la formule de Bourdieu, des « choses plus sérieuses, sans demander […] à être prise complètement au sérieux » [29]. Dans une certaine mesure, le lien entre littérature et sociologie pourrait s’expliquer alors selon le propos de Jacques Dubois : on attend de l’œuvre fictionnelle qu’elle dise des relations sociales « ce que la sociologie ne dit pas ou pas encore, n’est pas en mesure de dire, voire dit mal » [30].
28 Poussons le raisonnement plus loin en reprenant, à ce propos, la thèse de Gianfranco Rubino sur les banlieues selon laquelle « il ne s’agit pas seulement de produire une représentation “sociologique” d’un univers séparé, humilié et dramatique comme celui des marges et de la périphérie […]. Il est surtout nécessaire d’interroger le besoin de représentation lui même » [31]. Cela revient à dire que le rapport avec le réel existe, bien évidemment, mais que la stratégie narrative vise à dépasser la simple représentation sociologique, pour provoquer des interrogations, induire des doutes, tout en dénonçant la situation actuelle.
29 Au-delà des rapports que ces romans entretiennent avec les sciences humaines, il est fondamental de noter une autre question capitale, c’est-à-dire le fait qu’ils amènent le lectorat à une plus ample réflexion sur les politiques publiques, politiques que l’existence même de ces sites de relégation sociale invite à remettre en question en tant qu’elles sont la cause d’un profond malaise national. En d’autres termes, nous considérons les œuvres ici étudiées comme révélatrices de notre société et dévoilant des conditions sociales qui restent encore peu ou mal connues à travers ceux que Dominique Viart a nommé les sans-voix [32].
30 La tâche que l’écrivain se propose d’accomplir est alors celle de suppléer un savoir manquant, en abordant l’existence de ceux qui, dans des zones marginales, demeurent des exclus, que ces zones soient concrètes ou imaginaires. C’est surtout la figure de l’artiste-citoyen qui émerge, celle d’un homme qui se met au service de la collectivité. « [S]’impliquer littérairement, c’est restituer l’événement à son opacité, à sa lisibilité problématique, affronter ce qui nous échappe » [33], affirme Bruno Blanckeman.
31 À travers ces romans, l’écriture se trouve donc investie des questions sociales liées à l’actualité. II s’agit en outre d’une littérature qui invite à s’interroger sur des questions clés de la société et dont la nouveauté réside, pour une part, dans le sujet abordé, celui des banlieues d’aujourd’hui, ces quartiers populaires devenant une véritable source d’inspiration romanesque. Mais, quel que soit le style utilisé, la principale nouveauté des romans ici étudiés réside dans la volonté de raconter, à travers des fictions, la banlieue du dedans, d’en brosser le « tableau » de l’intérieur, de dresser en connaissance de cause un constat sur les réalités sociales de notre temps, comme le confirme Mohamed Razane :
Il suffit que je vous livre ma propre histoire puisqu’elle est, à n’en point douter, celle de beaucoup de ces jeunes qui pètent les plombs […]. Il est temps que la banlieue se raconte par ceux qui la vivent, sans attendre que d’autres la fantasment [34].
33 Le but est également celui de démonter les logiques internes et d’expliquer les comportements, tout en proposant une réflexion critique. Nous pouvons ainsi remarquer qu’émerge une nouvelle forme de sensibilité sociale chez ces auteurs. C’est pourquoi leur regard est lucide et efficace : ils portent un intérêt profond envers la société contemporaine et les territoires dans lesquels ils vivent. En effet, plusieurs parmi eux s’engagent dans de nombreuses activités sociales dans les quartiers populaires, tout en encourageant en même temps les jeunes à la lecture et aux différentes formes de participation citoyenne. Quelle que soit la qualité littéraire de ces romans, ils ont incontestablement le mérite de sensibiliser les lecteurs aux problèmes sociaux. Il est certain que le phénomène est loin de s’essouffler : dans les dernières années, il a conduit à une diversification des voix, ce qui rend cette production de plus en plus hétérogène, comme en témoignent les derniers romans néo-polars de Rachid Santaki [35], qui se déroulent dans les cités du département de Seine-Saint-Denis et dont l’intrigue est mêlée à des questions sociales, raciales et sécuritaires.
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Notes
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[1]
Voir Dominique Viart & Bruno Vercier, La Littérature française au présent : héritages, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008 ; Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », ELFe XX-XXI, n°2, 2012, « Quand finit le XXe siècle ? », p. 93-126 ; Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008.
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[2]
Christiane Chaulet-Achour, « Banlieue et littérature », in Situations de banlieue : enseignement, langues, cultures, dir. par Marie-Madeleine Bertucci & Violaine Houdart-Merot, Paris, INRP, « Éducation, politiques, sociétés », 2005, p. 129-150.
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[3]
Christina Horvath, Le Roman urbain contemporain, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007.
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[4]
Ilaria Vitali(dir.), Intrangers, t. I, Post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur, Louvain-la Neuve, L’Harmattan/Academia, « Sefar », 2011.
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[5]
Laura Reeck, Writerly Identities : in Beur Fiction and Beyond, Lanham (États-Unis), Lexington Books, 2011.
-
[6]
Karim Amellal, Cités à comparaître, Paris, Stock, 2006 ; Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national, Paris, Stock, 2006 ; El Driss, Vivre à l’arrache, Paris, Non Lieu, 2006 ; Faïza Guène, Du rêve pour les oufs, Paris, Hachette Littératures, 2006 ; Dembo Goumane, Dembo story, Paris, Hachette Littératures, 2006 ; Didier Mandin, Banlieue Voltaire, Fort-de-France, éd. Desnel, 2006 ; Aymeric Patricot, Azima la rouge, Paris, Flammarion, 2006 ; Mabrouck Rachedi, Le Poids d’une âme, Paris, Lattès, 2006 ; Houda Rouane, Pieds-blancs, Paris, Philippe Rey, 2006 ; Insa Sané, Sarcelles-Dakar, Paris, Sarbacane, 2006 ; Mohamed Razane, Dit violent, Paris, Gallimard, 2006 ; Thomté Ryam, Banlieue noire, Paris, Présence africaine, 2006.
-
[7]
Elsa Vigoureux, « Banlieue : la nouvelle vague littéraire », Le Nouvel Observateur, 27 juil.-2 août 2006, p. 73.
-
[8]
Voir à ce propos Loïc Bronner, La Loi du ghetto, Paris, Calmann-Lévy, 2010 ; Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain : ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, « Le Monde comme il va », 2008.
-
[9]
Voir à ce propos : Robert Castel, La Discrimination négative : citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil, « La République des idées », 2007 ; Hervé Vieillard-Baron, Banlieues et périphéries : des singularités françaises aux réalités mondiales, Paris, Hachette, « Carré géographie », 2011 ; Loïc Wacquant, Parias urbains : ghetto, banlieues, État, Paris, La Découverte, 2006.
-
[10]
Mohamed Razane, Dit violent, op. cit., p. 16.
-
[11]
Ibid., p. 17.
-
[12]
Ibid., p. 91.
-
[13]
El Driss, Vivre à l’arrache, op. cit., p. 105.
-
[14]
Pierre Bourdieu, « Effets du lieu », La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 159-167.
-
[15]
Rost, Enfant des lieux bannis, Paris, Robert Laffont, 2008.
-
[16]
Ibid., p. 209.
-
[17]
Thomté Ryam, Banlieue noire, op. cit., p. 39.
-
[18]
Ibid., p. 162.
-
[19]
Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national, op. cit., p. 40.
-
[20]
Thomté Ryam, Banlieue noire, op. cit., p. 63 et 135.
-
[21]
Karim Amellal, « Le Terroriste, cet inconnu », interview, El Watan, 29 mai 2006, [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.blogg.org/blog-41571-billet-interview_el_watan_cites_a_compara%C3%AEtre__29_05_06_-363072.html, consulté le 8 déc. 2013.
-
[22]
Walter Siti, Il Realismo è l’impossibile, Roma, Nottetempo, « Gransassi », 2013.
-
[23]
Tzvetan Todorov, « La littérature est la première des sciences humaines », propos recueillis par Héloïse Lhérété et Catherine Halpern, Sciences humaines, [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.scienceshumaines.com/pourquoi-lit-on-des-romans_fr_25791.html, consulté le 8 déc. 2013.
-
[24]
Anne Barrère & Danilo Martuccelli, « Le Roman comme laboratoire sociologique », Sciences humaines, [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.scienceshumaines.com/le-roman-comme-laboratoire-sociologique_fr_25806.html, consulté le 21 mai 2015. Des mêmes auteurs, voir surtout Le Roman comme laboratoire : de la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009.
-
[25]
Pierre Bourdieu, « Entretien avec Pierre Bourdieu : la sociologie est-elle une science ? », propos recueillis par Pierre Thuillier, La Recherche, n°112, juin 1980, p. 735-743 ; [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.larecherche.fr/actualite/aussi/entretien-pierre-bourdieu-sociologie-est-elle-science-texte-01-05-2000-76057, consulté le 10 nov. 2014.
-
[26]
Faïza Guène, « Montreuil : sa rencontre avec les élèves », [en ligne], disponible à l’adresse URL : http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html, consulté le 8 déc. 2013.
-
[27]
Alain Viala, « Sociopoétique », in Approches de la réception : sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, éd. par Georges Moliné & Alain Viala, Paris, PUF, 1993, p. 211.
-
[28]
Dominique Viart, « Littérature et sociologie : les champs du dialogue », in Littérature et sociologie, dir. par Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 11.
-
[29]
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, « Points », 1998, p. 61.
-
[30]
Jacques Dubois, « Socialité de la fiction », in Littérature et sociologie, dir. par Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart, op. cit., p. 33.
-
[31]
Gianfranco Rubino, « L’envers du lieu : Bon, Daeninckx, Rolin, Toussaint », Lendemains, vol. 27, n°107-08, 2002, p. 69.
-
[32]
Dominique Viart, « En lieu et place des sans-voix », Le Magazine littéraire, n°526, déc. 2012, p. 78.
-
[33]
Bruno Blanckeman, « L’Écrivain impliqué : écrire (dans) la Cité », in Narrations d’un nouveau siècle : romans et récits français (2001-2010), dir. par Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 71-81.
-
[34]
Mohamed Razane, Dit violent, op. cit., p. 17.
-
[35]
Nous faisons référence ici à sa trilogie policière : Les Anges s’habillent en caillera, Paris, Moisson rouge, 2011 ; Des chiffres et des litres, Paris, éd. Moisson rouge, 2012 ; Flic ou caillera, Paris, éd. du Masque, 2013.