Notes
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[1]
Jacques Chancel, Les Radioscopies : Marguerite Yourcenar, Entretiens diffusés sur France Inter du 11 au15 juin 1979, Monaco, éd. du Rocher, 1999, p. 122.
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[2]
L’Œuvre au Noir, p. 699. Pour les œuvres de Yourcenar, nous utiliserons les éditions suivantes : Œuvres romanesques [1982], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 ; Essais et Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991. Sigles utilisés pour Le Labyrinthe du monde : I, Souvenirs pieux (1974) : SP ; II, Archives du Nord (1977) : AN ; III, Quoi ? L’Éternité (1988) : QE.
-
[3]
Yourcenar évoque ce jeu dans ses entretiens avec Jacques Chancel : « JC. Toute votre œuvre dit “je”. Pourtant, vous répugnez à parler à la première personne. MY. Parler de soi, pourquoi ? On se connaît, on croit se connaître, on ne se connaît que trop : quel personnage ennuyeux ! Se raconter à travers les autres, s’identifier à eux pendant le temps où ils vous occupent est beaucoup plus enrichissant » (Jacques Chancel, Radioscopies, op. cit., p. 81).
-
[4]
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 1990.
-
[5]
Titre choisi par Alain Trouvé pour le deuxième chapitre de son étude Leçon littéraire sur Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, Paris, P.U.F., « Major », 1996.
-
[6]
« Comme tout récit écrit à la première personne, Alexis est le portrait d’une voix. Il fallait laisser à cette voix son propre registre, son propre timbre […] » (Préface d’Alexis ou le Traité du vain combat, p. 5) ; « Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi » (Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, p. 527).
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Jean Roudaut, « Une autobiographie impersonnelle. Marguerite Yourcenar : Souvenirs pieux, Archives du Nord », La Nouvelle Revue Française, n°310, 1er nov. 1978, p. 71-81. Yourcenar ne cache pas son admiration pour cet article dans une lettre adressée à Roudaut : « Votre essai “Une autobiographie impersonnelle” [...] a été pour moi un véritable événement. Personne n’avait jamais ainsi survolé mes ouvrages pour en tracer la carte, et j’ai l’impression en vous lisant de me comprendre un peu mieux moi-même » (« Lettre à Jean Roudaut du 18 novembre 1978 », Lettres à ses amis et quelques autres, édition établie, présentée et annotée par Michèle Sarde et Joseph Brami, Paris, Gallimard, 1995, p. 595).
-
[9]
Donald W. Winnicott tente d’expliquer deux aspects constitutifs de l’identité d’un sujet à partir de ce dilemme. Voir Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement [1965], trad. de l’anglais par Jeannine Kal.
-
[10]
Edmond Marc, « La résistance intérieure : les obstacles psychologiques à l’expression de soi », in L’Autobiographie en procès (Actes de colloque, Nanterre, 18-19 oct. 1996), dir. par Philippe Lejeune, RITM, n°14, 1997, p. 8-9.
-
[11]
Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine : Violette Leduc, Françoise d’Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar, Genève, Droz, 1993, p. 123.
-
[12]
Jean-Claude Brochu, « L’autre, soi-même », in Marguerite Yourcenar : écritures de l’autre, éd. par Jean-Philippe Beaulieu, Montréal, XYZ éd., « Documents », 1997, p. 81.
-
[13]
Carminella Biondi, « Je n’ai pu lire », in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, éd. par Simone et Maurice Delcroix, Tours, SIEY (Société internationale d’études yourcenariennes), 1995, p. 511-512.
-
[14]
« Cette détresse de l’enfant, […] ces médiocres études, cette fuite dans la musique […], cette santé altérée qui décide finalement la famille à rendre le jeune garçon à sa chère solitude, tout cela ressemblait trait pour trait à l’histoire d’un jeune aristocrate autrichien, telle que je l’avais racontée un an plus tôt dans Alexis » (SP, p. 844).
-
[15]
Daniel Madelénat, La Biographie, Paris, P.U.F., « Littératures modernes », 1984, p. 92-94.
-
[16]
Ibid., p. 93.
-
[17]
Béatrice Didier, « L’Œuvre d’art dans l’autobiographie : Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar », Marguerite Yourcenar et l’art, l’art de Marguerite Yourcenar (Actes de colloque, Tours, nov. 1988), dir. par Jean-Pierre Castellani et Rémy Poignault, La Flèche, SIEY, 1990, p. 194.
-
[18]
« La Modernité de Marguerite Yourcenar : entretien entre Françoise Gaillard et François Wasserfallen », Équinoxe, n°2, automne 1989, « Marguerite Yourcenar », p. 14.
-
[19]
Ce titre est apparemment inspiré d’un recueil intitulé Le Cheval noir à tête blanche : contes d’enfants indiens, présentation et traduction par Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1985.
-
[20]
En 1982, elle séjourne près de trois mois au Japon. C’est à cette époque qu’elle commence à traduire Cinq Nô modernes de Mishima.
-
[21]
Lettres à ses amis et quelques autres, op. cit., p. 240.
-
[22]
Impressions d’âme, 1909 ; La Liberté intérieure, 1912 ; L’Intelligence du bien, 1915 ; Au seuil d’un monde nouveau, 1923 ; Sur l’art de vivre, 1927 (tous publiés à Paris chez Fischbacher).
-
[23]
L’Autre Devoir : histoire d’une âme, Neuchâtel et Genève, Paris, éd. Forum, 1924.
-
[24]
Manuela Ledesma analyse l’émiettement du personnage de Jeanne dans « L’Autre et le Même : Jeanne de Vietinghoff », in Marguerite Yourcenar : écritures de l’autre, op. cit., p. 153-161.
-
[25]
L’autre Devoir, op. cit., p. 117.
-
[26]
Ibid., p. 20.
-
[27]
Monique Gosselin explique ainsi le projet d’écrivain de Nathalie Sarraute par la « quête des tropismes en autrui » (Enfance de Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1996, p. 12 ; cf. p. 69). Claude Burgelin souligne quant à lui que le discours sur soi ne peut se faire qu’en passant par le discours sur autrui : « Lire L’Idiot de la famille ? », Littérature, n°6, mai 1972, p. 116.
-
[28]
Sur le sujet ici traité, signalons la parution récente du livre d’Anne-Yvonne Julien, Marguerite Yourcenar et le souci de soi, Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2014, version remaniée et actualisée d’un précédent ouvrage, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre (Paris, P.U.F., « Écriture », 1993).
« Unis ego et multi in me »
1« Je suis un, et tout est en moi » – ainsi, Marguerite Yourcenar interprète-t-elle, lors de son entretien avec Jacques Chancel [1], cette devise alchimique prononcée par Zénon dans L’Œuvre au Noir : « Unus ego et multi in me » [2]. La multiplicité du moi est une notion centrale dans Le Labyrinthe du monde, texte qui relie l’écriture de soi à l’écriture de l’autre.
2 À partir du moment où Yourcenar a connu une notoriété certaine avec L’Œuvre au Noir, il semble évident qu’elle a connu une réelle tentation autobiographique dont l’enjeu premier était de dresser le bilan de sa vie d’écrivain sur un plan à la fois existentiel et idéologique. Dans ce processus, on perçoit deux méthodes narratives, savamment calculées par l’auteur. D’une part, sur le plan idéologique, Yourcenar conçoit son édifice autobiographique comme la somme de toute une vision du monde et de tout un système de valeurs qui ont orienté son existence. Elle s’affirme par tous les moyens en développant ses préoccupations du moment, comme la protection des animaux et de l’environnement, la conscience de l’illusion du progrès etc. C’est sur de telles visées éthiques et intellectuelles que se fonde la concordance des deux premiers tomes de la trilogie.
3 D’autre part, sur le plan existentiel et intime, l’écriture devient un lieu de profonds malaises, de paradoxes et d’ambivalences. Il est vrai que la part dite intime occupe une faible place dans l’ensemble de la trilogie. L’auteur entend s’effacer au profit de ses modèles référentiels et biographiques, affichant comme objectif de son récit la mise en scène de l’enchevêtrement des destinées humaines à travers l’histoire de sa famille. La première génération de la critique yourcenarienne a en effet rendu hommage à cet apparent effacement de soi et au refus qu’exprime l’auteur face à un quelconque attendrissement narcissique dans le récit de sa vie.
4 Une lecture minutieuse de la trilogie nous conduit pourtant à remettre en cause cette idée généralement admise par la critique et le lecteur. En suivant la genèse de la trilogie depuis le projet d’envergure qu’a représenté « Remous », nous constatons combien l’ensemble des œuvres yourcenariennes, réputées impersonnelles et historiques, explorent en fait toutes les possibilités d’une l’autobiographie latente, principalement par la voie du roman. Le récit yourcenarien oscille constamment, à la façon de Flaubert, entre la volonté délibérée d’écrire un récit historique devant lequel l’auteur entend s’effacer, et le désir quasi obsessionnel de se raconter à travers les autres [3].
5 Le Labyrinthe du monde est une œuvre de condensation qui montre très bien la dialectique de l’écriture de soi et de l’écriture de l’autre, comme l’expression de « soi-même comme un autre » [4] ou celle de « l’écriture de l’autre comme écriture de soi » [5]. « L’autre est un je » chez Yourcenar, comme le « je est un autre » chez Rimbaud. L’auteur se cache derrière les autres, s’affirme à travers eux et se transpose en autrui.
Se cacher derrière les autres
6 Il faut d’abord examiner la fonction du je narratif dans l’œuvre de Yourcenar. Dans Le Labyrinthe du monde, elle recourt le moins possible à une narration à la première personne, restreignant l’usage du je à une fonction purement grammaticale, alors qu’elle l’a largement employé dans la plupart de ses œuvres romanesques. Yourcenar a expliqué à plusieurs reprises que le mode homodiégétique permet à l’écrivain d’éliminer son point de vue, d’établir ce qu’elle appelle « le portrait d’une voix » [6]. Il s’agit d’effacer le moi de l’auteur pour laisser place à celui du héros-narrateur.
7 D’où vient alors cet usage parcimonieux du je dans la trilogie autobiographique ? On se souvient que la romancière, dans les « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, laissait prévoir qu’elle écrirait un jour son autobiographie, précisant même de quelle manière : « Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre » [7]. Yourcenar indiquait qu’elle adopterait alors la même démarche que celle suivie pour recréer un personnage historique. Cette annonce exprimait son intention d’écrire une autobiographie objective, de la même façon qu’elle avait reconstruit la vie de l’empereur Hadrien sous le regard objectif du biographe. Voilà quel était son défi : écrire une « autobiographie impersonnelle » [8].
8 Mais comment est-il possible d’écrire une autobiographie impersonnelle ? Nous sommes plutôt tentée d’expliquer les réticences du je yourcenarien par ce que Donald Winnicott appelle « un dilemme inhérent qui relève de la coexistence de deux courants : le besoin urgent de communiquer et le besoin encore plus urgent de ne pas être trouvé » [9]. Besoin de se cacher, désir de se montrer : ce dilemme appartient à la dynamique du fonctionnement psychique, dans lequel s’inscrit la résistance intérieure à l’expression de soi [10], et on l’observe souvent dans le récit d’enfance de Yourcenar. Si la particularité de l’enfance de Marguerite peut se résumer à un manque cruel d’affection, la spécificité du récit d’enfance yourcenarien réside principalement dans sa stratégie défensive, qui paraît structurée par le sentiment de l’inacceptable et de l’inavouable. La narratrice adulte se cache derrière la mort de son chien Trier ou la séparation brutale d’avec Barbe pour raconter ses déchirures et blessures d’enfance.
Se raconter à travers les autres
9Si l’on reprend la terminologie de Genette, le mode narratif préféré dans la trilogie est la narration hétérodiégétique, qui est d’usage dans les biographies. Le je du narrateur se limite en général au rôle de présentateur, de témoin ou d’observateur. Mais le narrateur du Labyrinthe du monde n’est pas du tout neutre à l’égard de ses modèles biographiques. Ses actes illocutoires – évaluer, classer, diagnostiquer, affirmer, informer, juger – sont fondés sur la confiance en soi et sur l’affirmation de son autorité [11], le narrateur yourcenarien devenant un « narrateur Dieu-le-Père » [12] qui révèle « un moi hypertrophique » [13].
10Prenons quelques exemples qui montrent bien la manière dont Yourcenar se raconte à travers les autres. Tout d’abord, on peut citer ses deux grands-oncles maternels, Octave et Rémo, à travers lesquels elle parle de ses préoccupations intellectuelles ou intimes. La volonté d’être utile de Rémo situe d’emblée cet ancêtre lointain dans la ligné de Zénon. Le texte interprète son suicide comme un acte de sacrifice et de transcendance face à la douleur humaine et à la souffrance du monde. Rémo se trouve désormais dans la lignée d’Antinoüs, de Zénon et de Mishima.
11 Octave devient lui aussi un personnage à travers lequel Yourcenar manifeste sa cause écologique : « Sa passion pour les bêtes est en partie intellectuelle, née du goût d’observer des formes de la vie différentes des nôtres, dont la contemplation nous permet d’échapper au seul conditionnement humain » (SP, p. 850). Sa « capacité de souffrir pour autrui » (p. 857) fait également penser à Zénon, au prieur et à Nathanaël. L’auteur met subtilement en lumière l’homosexualité d’Octave : « quelque peu misogyne » (p. 774), il contemple « la grâce des attitudes et des corps demi-nus » (p. 862) de jeunes garçons et ramène « d’Italie son jeune groom » (p. 863). De plus, dans son visage fin, infantile et inquiétant, on retrouve aisément le jeune musicien Alexis [14]. Yourcenar ne cache pas non plus son désir de lier ses deux oncles par une intimité incestueuse dans laquelle elle a installé ses personnages romanesques d’Anna et de Miguel. Au récit des ancêtres se superpose fréquemment le récit romanesque typiquement yourcenarien. C’est ainsi que Zénon, son personnage préféré, s’insère dans le récit consacré à Octave et Rémo. Yourcenar s’émerveille du fait que, quatre-vingts ans plus tôt, Octave avait choisi pour villégiature d’été la plage de Heyst, où elle a placé l’épisode du bain lustral de Zénon, tout en ignorant l’histoire de cet oncle au moment de la rédaction de L’Œuvre au Noir. L’apparition de Zénon est si soigneusement mise en scène pour instaurer la confusion entre réel et imaginaire qu’on a l’impression qu’Octave attendait cet homme du xvie siècle.
12 À travers la voix d’Octave en tant qu’écrivain, Yourcenar laisse transparaître son souci de la postérité ainsi que sa vocation d’écrivain : « Qui se souviendra d’Octave dans cent, ou même dans cinquante ans ? » (SP, p. 837) ; « À ses mélancolies personnelles […], seule la foi en ses pouvoirs d’écrivain eût pu, jusqu’à un certain point, servir de palliatif » (p. 868). Ce qui est fort intéressant dans ce processus d’identification entre cet oncle et Yourcenar, c’est que celle-ci, se rendant compte qu’il a revu ses lettres « en vue d’une édition posthume » (p. 857), remet en question la véritable identité d’Octave, partagé entre l’image qu’il a voulu édifier et l’homme qu’il a été. Notons au passage qu’elle a adopté la même démarche que son oncle en recopiant et révisant presque entièrement sa propre correspondance en vue de sa publication.
13 La superposition du récit biographique et du récit fictionnel se révèle encore dans l’épisode de l’ascension de l’Etna par Michel Charles, le grand-père paternel de Yourcenar. Racontant l’aventure de son grand-père jeune, qui avait failli mourir dans la neige au cours de cette ascension, elle s’exalte en découvrant que cet ancêtre a emprunté le même chemin qu’Hadrien : « Il suit pourtant ses traces [celles d’Empédocle], comme il suit sans le savoir les traces d’Hadrien » (AN, p. 1038). D’ailleurs, elle intervient souvent pour introduire ses expériences personnelles dans le récit. La scène où le jeune Michel Charles affronte l’obscurité de la nuit offre à l’auteur l’occasion de parler de son propre expérience : « J’ai participé […] à ces montées nocturnes […] où les grandes créatures végétales […] reprennent dans l’obscurité leur puissance […] terrible » (p. 1038). À la traversée épuisante de ce jeune homme dans la neige, se superpose son expérience, qui est identique : « J’ai connu moi-même l’enfoncement dans la neige et dans la fatigue, le sentiment que le moteur central de la vie corporelle s’arrête » (p. 1039). Yourcenar s’intéresse moins à l’authenticité du récit qu’à ses propres fantasmes liés au sens mystique de la vie : « […] chacun traverse au cours de la vie une série d’épreuves initiatiques » (p. 1040).
14 Daniel Madelénat distingue trois principales attitudes du biographe à l’égard du sujet étudié : sympathie, haine et projection [15]. La narratrice-biographe fait le portrait de Saint-Just et de Rubens en leur témoignant de la sympathie, alors qu’elle se montre haineuse quand il s’agit de dépeindre sa grand-mère et son demi-frère. Enfin, en ce qui concerne la figure des deux grands-oncles ainsi que son grand-père, l’auteur se raconte à travers l’Autre par le moyen de la projection ou de l’introjection. Or cette attitude relève d’un « narcissisme hétéroérotique », car « tout portrait qu’on peint avec âme est un portrait, non du modèle, mais de l’artiste. Le modèle n’est qu’un hasard et un prétexte » [16].
Se transposer en autrui
15La biographie de ses ancêtres n’est qu’une mise en scène de soi, grâce à laquelle la narratrice se raconte derrière eux, à travers eux, renonçant à son souci de la véracité du récit au profit de ses préoccupations personnelles. L’inscription de soi dans la représentation de l’Autre se transforme dans Quoi ? L’Éternité en une espèce d’identification totale avec cet Autre.
16 On sait que le couple réel formé par Conrad et Jeanne de Vietinghoff a servi de modèle dans les fictions de jeunesse : Alexis et Monique dans Alexis ou le traité du vain combat, Emmanuel et Thérèse dans La Nouvelle Eurydice, Conrad et Sophie dans Le Coup de grâce, Jeanne et Egon dans l’ouvrage posthume. Aussi allons-nous nous intéresser tout particulièrement à la manière dont l’auteur déplace ce couple de la catégorie de personnages référentiels à la catégorie de ses alter ego, en passant par les personnages romanesques.
17 Egon de Reval, inspiré d’un modèle réel (Conrad de Vietinghoff) et présenté comme un héros dans Quoi ? L’Éternité, appartient moins à la réalité qu’à l’imaginaire de l’auteur, puisqu’il est à la fois le porteur d’un espace moral valorisé par l’auteur et son double. Tandis que Michel est finalement présenté comme un héros voué à l’échec, Egon est un créateur qui transforme ses expériences personnelles en musique, c’est-à-dire en œuvres d’art. Comme Béatrice Didier le fait remarquer, « ce prénom même d’Egon, surtout dans cette atmosphère fortement empreinte de culture gréco-latine, est perçu en fonction du pronom latin de la première personne “Ego” » [17].
18 L’homosexualité d’Egon n’est plus un simple penchant sexuel, mais un symbole de révolte et de force créatrice, somme toute une culture de soi [18]. L’auteur fait de son personnage un musicien novateur qui présente à Saint-Pétersbourg un ballet intitulé Le Cheval blanc au bord du lac [19] : « il a insisté, par exemple, soutenu par les quelques informations qu’il possède sur le théâtre de l’Extrême-Orient, à faire des vagues du lac […] » (QE, p. 1298). Yourcenar prête à Egon son voyage au Japon et sa découverte du théâtre de Nô [20]. Elle met notamment en évidence la musique expérimentale de cet artiste et sa modernité, comme si elle voulait compenser sa réputation de classicisme. D’ailleurs, elle attribue aux aventures charnelles d’Egon et à son goût de la violence poussé à l’extrême une valeur hautement symbolique et initiatique : « […] il dort […] les bras en croix laissant pendre de chaque côté du lit les longues mains. […] “L’homme des douleurs”, pense-t-elle » (p. 1309). L’homme en croix, l’homme des douleurs ! On voit que l’auteur n’hésite pas à transfigurer ce personnage d’Egon, qui a une dimension christique et évoque explicitement le mythe de Prométhée : « […] je me rends bien compte […] d’un certain élan à la fois infiniment dangereux et vraiment prométhéen » [21].
19 La figure de Jeanne s’avère beaucoup plus complexe et troublante. Auteur de plusieurs essais [22] et d’un roman [23], elle fut l’amie intime de Fernande, l’épouse de Conrad de Vietinghoff, la mère des deux enfants et la femme la plus aimée de Michel. Pour la petite Marguerite elle fut également une mère d’adoption et un modèle de bonté féminine. On sait d’ailleurs que cette femme est à l’origine de nombreux personnages féminins de Yourcenar : Monique, Thérèse, Valentine, Plotine, la dame de Frösö, et jusqu’à Madeleine d’Ailly [24]. Dans Quoi ? L’Éternité, Yourcenar écrit : « C’est ainsi, mais avec plus de scrupules encore que je voudrais replacer dans son champ magnétique l’existence de Jeanne » (QE, p. 1238). Dans ce champ magnétique, celle-ci apparaît comme une jumelle de l’écrivain, le visage de l’une n’étant rien moins que la face cachée de l’autre.
20 Jeanne de Vietinghoff, dans son roman autobiographique intitulé L’Autre Devoir, qui raconte l’amour triangulaire entre Marceline, son mari Charles – musicien homosexuel – et Michel, qui deviendra l’amant de celle-là, montre une femme qui souffre, tiraillée entre ses devoirs d’épouse et de mère et son désir d’émancipation, entre sa culpabilité chrétienne et son désir charnel. Si l’héroïne de ce roman ne quitte pas son mari, ce n’est pas par amour pour lui, mais afin de ne pas « sacrifier le foyer auquel l’enfant a droit » [25]. Or, la Jeanne de Yourcenar est toujours amoureuse de son mari Egon, qui pourtant la délaisse : « […] Egon est à la fois pour elle un amant, un fils […], un frère, et un dieu. Elle accepte même qu’il soit parfois un dieu tombé » (QE, p. 1305). Il ne s’agit plus de la Jeanne réelle qui souffrait tant « de ce foyer mort » [26], mais de la Jeanne fantasmée et transposée par Yourcenar, femme amoureuse d’un artiste homosexuel. Notre auteur place ce couple dans une atmosphère mythique et onirique d’avant la chute où l’on retrouve l’unité originaire : « Elle était lui. Elle était ses mains sur ce cahier ou sur ce livre. […]. Son cerveau évalua froidement ce don qui ne lui semblait pas dû, et qu’elle définissait tantôt comme un miracle, […], tantôt comme une fusion en un tout androgyne » (p. 1264-1265).
21 L’auteur fait de Jeanne une femme qui assume pleinement son désir, participe sans préjugé ni culpabilité à l’érotisme de sexes indifférenciés : « La flamme érotique et dionysiaque passe de la scène à la vie […] ; elle ne s’oppose pas à ce que quelqu’un […] l’entraîne vers une alcôve et dégrafe son ample robe noire. Un peu plus tard, elle laissera Anton […] promener sur elle ses lèvres avec une avidité où subsiste pourtant du respect. Elle sent s’appuyer à sa poitrine deux orbes d’or, qui sont les seins tressautants d’Ida ; elle ne s’arrache pas à cette sorte de fête androgyne » (p. 1298-1299). Jeanne de Vietinghoff est transformée ici en un personnage typiquement yourcenarien. Il faudrait souligner que Yourcenar, génie de la maîtrise de soi, n’a jamais montré avec autant d’ardeur et d’intensité toute sa fantasmatique narrative liée à la sexualité que dans Quoi ? L’Éternité. La particularité de ce dernier tome est qu’il relève presque entièrement du discours amoureux et du désir.
22 Jeanne de Reval n’est plus l’objet d’une quête biographique ; elle devient, comme le montre son nom, de Reval – et non de Vietinghoff –, le personnage romanesque, l’héroïne du discours amoureux, et finalement le moi transfiguré de l’auteur, car c’est la première fois que Yourcenar se raconte tout en s’identifiant à un personnage féminin sans déguisement sexuel. Elle nous donne dans ce texte posthume non seulement l’ultime réponse de Monique à Alexis, mais dévoile aussi son fantasme sexuel en tant que femme. L’autre qui est Jeanne devient un Je lors de l’épanouissement de cette identité féminine jusqu’alors refoulée.
23 La plupart des textes de Yourcenar sont marqués par ce que Bakhtine appelle le monologisme et donc par l’omniprésence de la voix de l’auteur qui en vient à éliminer la voix du tout Autre. Il en va de même pour la configuration des récits de vie de ses ancêtres ; l’Autre intervient souvent comme un moyen de se raconter et de se définir soi-même. L’auteur transforme ses modèles biographiques en ses doubles transfigurés par de multiples processus de transposition, grâce notamment aux mécanismes de déplacement pour lesquels la censure ne fonctionne plus. Se raconter à travers les autres… Ce n’est pas nouveau, ni original, et c’est peut-être indispensable chez de grands écrivains [27]. Pourtant, dans le champ autobiographique, cette manière de se raconter invite le lecteur au labyrinthe où règnent l’inavouable et l’indicible, à ce labyrinthe du monde dont le fil d’Ariane pourrait être trouvé dans cette formule : l’Autre est décidément un je [28].
Notes
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[1]
Jacques Chancel, Les Radioscopies : Marguerite Yourcenar, Entretiens diffusés sur France Inter du 11 au15 juin 1979, Monaco, éd. du Rocher, 1999, p. 122.
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[2]
L’Œuvre au Noir, p. 699. Pour les œuvres de Yourcenar, nous utiliserons les éditions suivantes : Œuvres romanesques [1982], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 ; Essais et Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991. Sigles utilisés pour Le Labyrinthe du monde : I, Souvenirs pieux (1974) : SP ; II, Archives du Nord (1977) : AN ; III, Quoi ? L’Éternité (1988) : QE.
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[3]
Yourcenar évoque ce jeu dans ses entretiens avec Jacques Chancel : « JC. Toute votre œuvre dit “je”. Pourtant, vous répugnez à parler à la première personne. MY. Parler de soi, pourquoi ? On se connaît, on croit se connaître, on ne se connaît que trop : quel personnage ennuyeux ! Se raconter à travers les autres, s’identifier à eux pendant le temps où ils vous occupent est beaucoup plus enrichissant » (Jacques Chancel, Radioscopies, op. cit., p. 81).
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[4]
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 1990.
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[5]
Titre choisi par Alain Trouvé pour le deuxième chapitre de son étude Leçon littéraire sur Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, Paris, P.U.F., « Major », 1996.
-
[6]
« Comme tout récit écrit à la première personne, Alexis est le portrait d’une voix. Il fallait laisser à cette voix son propre registre, son propre timbre […] » (Préface d’Alexis ou le Traité du vain combat, p. 5) ; « Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi » (Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, p. 527).
-
[7]
Ibid.
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[8]
Jean Roudaut, « Une autobiographie impersonnelle. Marguerite Yourcenar : Souvenirs pieux, Archives du Nord », La Nouvelle Revue Française, n°310, 1er nov. 1978, p. 71-81. Yourcenar ne cache pas son admiration pour cet article dans une lettre adressée à Roudaut : « Votre essai “Une autobiographie impersonnelle” [...] a été pour moi un véritable événement. Personne n’avait jamais ainsi survolé mes ouvrages pour en tracer la carte, et j’ai l’impression en vous lisant de me comprendre un peu mieux moi-même » (« Lettre à Jean Roudaut du 18 novembre 1978 », Lettres à ses amis et quelques autres, édition établie, présentée et annotée par Michèle Sarde et Joseph Brami, Paris, Gallimard, 1995, p. 595).
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[9]
Donald W. Winnicott tente d’expliquer deux aspects constitutifs de l’identité d’un sujet à partir de ce dilemme. Voir Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement [1965], trad. de l’anglais par Jeannine Kal.
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[10]
Edmond Marc, « La résistance intérieure : les obstacles psychologiques à l’expression de soi », in L’Autobiographie en procès (Actes de colloque, Nanterre, 18-19 oct. 1996), dir. par Philippe Lejeune, RITM, n°14, 1997, p. 8-9.
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[11]
Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine : Violette Leduc, Françoise d’Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar, Genève, Droz, 1993, p. 123.
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[12]
Jean-Claude Brochu, « L’autre, soi-même », in Marguerite Yourcenar : écritures de l’autre, éd. par Jean-Philippe Beaulieu, Montréal, XYZ éd., « Documents », 1997, p. 81.
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[13]
Carminella Biondi, « Je n’ai pu lire », in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, éd. par Simone et Maurice Delcroix, Tours, SIEY (Société internationale d’études yourcenariennes), 1995, p. 511-512.
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[14]
« Cette détresse de l’enfant, […] ces médiocres études, cette fuite dans la musique […], cette santé altérée qui décide finalement la famille à rendre le jeune garçon à sa chère solitude, tout cela ressemblait trait pour trait à l’histoire d’un jeune aristocrate autrichien, telle que je l’avais racontée un an plus tôt dans Alexis » (SP, p. 844).
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[15]
Daniel Madelénat, La Biographie, Paris, P.U.F., « Littératures modernes », 1984, p. 92-94.
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[16]
Ibid., p. 93.
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[17]
Béatrice Didier, « L’Œuvre d’art dans l’autobiographie : Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar », Marguerite Yourcenar et l’art, l’art de Marguerite Yourcenar (Actes de colloque, Tours, nov. 1988), dir. par Jean-Pierre Castellani et Rémy Poignault, La Flèche, SIEY, 1990, p. 194.
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[18]
« La Modernité de Marguerite Yourcenar : entretien entre Françoise Gaillard et François Wasserfallen », Équinoxe, n°2, automne 1989, « Marguerite Yourcenar », p. 14.
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[19]
Ce titre est apparemment inspiré d’un recueil intitulé Le Cheval noir à tête blanche : contes d’enfants indiens, présentation et traduction par Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1985.
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[20]
En 1982, elle séjourne près de trois mois au Japon. C’est à cette époque qu’elle commence à traduire Cinq Nô modernes de Mishima.
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[21]
Lettres à ses amis et quelques autres, op. cit., p. 240.
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[22]
Impressions d’âme, 1909 ; La Liberté intérieure, 1912 ; L’Intelligence du bien, 1915 ; Au seuil d’un monde nouveau, 1923 ; Sur l’art de vivre, 1927 (tous publiés à Paris chez Fischbacher).
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[23]
L’Autre Devoir : histoire d’une âme, Neuchâtel et Genève, Paris, éd. Forum, 1924.
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[24]
Manuela Ledesma analyse l’émiettement du personnage de Jeanne dans « L’Autre et le Même : Jeanne de Vietinghoff », in Marguerite Yourcenar : écritures de l’autre, op. cit., p. 153-161.
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[25]
L’autre Devoir, op. cit., p. 117.
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[26]
Ibid., p. 20.
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[27]
Monique Gosselin explique ainsi le projet d’écrivain de Nathalie Sarraute par la « quête des tropismes en autrui » (Enfance de Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1996, p. 12 ; cf. p. 69). Claude Burgelin souligne quant à lui que le discours sur soi ne peut se faire qu’en passant par le discours sur autrui : « Lire L’Idiot de la famille ? », Littérature, n°6, mai 1972, p. 116.
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[28]
Sur le sujet ici traité, signalons la parution récente du livre d’Anne-Yvonne Julien, Marguerite Yourcenar et le souci de soi, Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2014, version remaniée et actualisée d’un précédent ouvrage, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre (Paris, P.U.F., « Écriture », 1993).