Notes
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« La troisième [nouvelle] est un souvenir qui met en présence l’auteur et son vieux compagnon de mer. Ils sont au sec depuis quelques années déjà. Les consommations humides ne suffisent pas à divertir leur nostalgie. Mais d’une virée en chemin de fer, ils vont tirer comme une parodie de croisière et le terminus à Nantes sera fêté au muscadet » (Jacques Perret, Tirelires, Julliard, 1981, « Prière d’insérer », rabat de couverture).
1 […]
2 Donc, la décision prise nous mettant le cœur à l’aise, nous étions convenus, le matelot et moi, de nous retrouver aux alentours de la gare Montparnasse, quelque part entre Maine et Odessa, dans un modeste et paisible établissement fréquenté par les exilés du Penthièvre et du Léon. En fait de Parisiens, on y tolérait les gros mangeurs d’artichauts et les petits mangeurs d’écoute qui reconnaissent le muscadet dans l’aramon javellisé, mais on y accueillait plus volontiers le griveton bellevillois en service au 65e de Nantes. En revanche et de mémoire de consommateur, on n’y a jamais vu ni Foujita ni Lénine. Pour nous, ce ne serait pas la première fois qu’une croisière commencerait dans un bistrot. Nous en connûmes ainsi de fort belles sans même déhaler, mais l’établissement dont nous étions convenus n’était pas de ceux qui ont coutume de nous retenir dans les disciplines de la croisière dite éclusée. Il était là seulement pour trinquer au départ, une gorgée pour la terre une gorgée pour la brise. Nous l’avions élu au hasard des nombreux bistrots qui font à cette gare comme une ceinture de Bacchus au flanc du Terminus. Et dans l’économie ferroviaire nous savons que les notions de terminus et point de départ sont généralement confondues. C’est ainsi qu’une fois encore, peut-être la dernière, nous allions nous recueillir cinq minutes avant de prendre le chemin de fer. Si tous les chemins de fer conduisent à la mer, il nous semblait qu’à Montparnasse le flot lui-même vînt apporter ou remporter le voyageur, clapoter sous les butoirs, déferler sur le bitume avec des marées de baigneurs enchevêtrés pour rafler dans un ressac tout l’équipage d’un torpilleur échoué en buvette, et les capsules de bière laissées par le jusant rêvaient de bernard-l’ermite. Ce sont là hélas des rêves anciens. La gare Montparnasse m’a fait beaucoup rêver jadis, mais elle ne voulait pas que je connusse la mer avant les bois de Chaville. Bretonne de vocation, elle restait attentive à la bonne éducation des petits Parisiens, complaisante à leurs aventures imaginaires, sage initiatrice aux mystères des vagues, elle faisait en sorte que l’odeur du goémon ne pût jamais l’emporter sur les lilas de Meudon. Comme le faisait observer le guide Johanne, la gare Montparnasse, en dépit de ses Korrigans noctambules, ne présente pas les caractères d’un monument mégalithique. Bien qu’objet de pèlerinages incessants, elle exclut par son nom même l’hypothèse de sa fondation par un moine irlandais. Elle porte en effet le nom païen de son lieu-dit natal, moyennant quoi elle fut élevée dans un esprit laïc assez tolérant pour que le clergé fût admis à bénir du même coup ses rails et ses muses en présence de nombreux gibus et d’un peloton de la garde républicaine ou impériale, difficile à préciser, c’était en 1852. N’oublions pas que cette gare fut d’abord connue sous le nom d’Embarcadère des Chemins de fer de l’Ouest-État, Embarcadère a tout pour plaire, mais pourquoi le gouvernement a-t-il choisi les régions de l’Ouest pour y tenter sa première expérience de transport nationalisé, on se perd en conjectures. Toujours est-il que le monument s’est imposé comme le haut lieu d’une enclave bretonne au cœur même du vieux Bassin parisien et qui dit enclave dit comptoir, ils sont nombreux en effet. Nous savons d’ailleurs que les stations de ce genre ont toujours attiré la limonade et le vin, et nous voyons que celui-ci est en position clé sur les arrières de Brest. Enfin c’est une gare historique, légèrement coloniale par ses destinations maritimes et même un peu flottante pour les retardataires à pompon rouge qui vont rater le train de nuit. Sa construction est contemporaine du coup d’État et son style est Directoire avec un rien de militaire dans le gros œuvre, comme si Vauban eût passé par là, toujours pressé comme d’habitude, entre deux trains.
3 Le climat maritime ne s’étend pas au-delà des abords immédiats. Il y est entretenu à longueur d’année par le débarquement des homards et plus encore par le flux et reflux des matelots permissionnaires. Il s’en dégage comme une odeur de marée que naguère encore la bourgeoisie parisienne se plaisait à venir respirer, pour l’hygiène et le rêve. Tard dans la nuit, les cafés du port célébraient le cidre et le gros plant toujours recommencés car les enfants du granit ont la voix rauque, elle demande à s’attendrir. De toute manière, il suffisait d’un biniou les soirs d’été pour plonger toute une rue dans le vague à l’âme et nul n’ignore que la nostalgie donne soif. À la fin du siècle dernier, mes parents habitaient place de Rennes, en face de la gare. Du quatrième étage, sans voir la mer pour autant, ils en recevaient les messages. Les vents régnants du secteur ouest leur apportaient la fumée des steamers qui se nourrissaient du même Cardiff. L’une de ces machines, un jour, enivrée de ses vapeurs et manquant à virer, rata son accostage et creva la façade pour s’arrêter enfin, brinquebalante, sous le fronton Directoire, humiliante posture ; le char du progrès saisi en plein essor et pendu par les pieds sous l’architrave dorique. À vrai dire le souvenir que j’ai de l’accident n’est pas celui d’un témoin véritablement oculaire. Je n’étais pas né mais déjà l’espoir de ma venue annonçait la Belle Époque et ma mère, de sa fenêtre, assistait à l’accident. La mémoire étant longue et ses sources lointaines, je vis sans doute l’accident par les yeux de ma mère ; c’était une vision mémorable et j’en suis l’héritier naturel. Toutefois je dois dire que cette image ainsi burinée dans mon souvenir prénatal est conforme en tous points à celle que je peux voir encore dans un numéro de L’Illustration 1898, gravée d’après le croquis d’un témoin. Cela dit, je ne suis pas certain que les sifflets des rapides de Brest aient suffi, quelques années plus tard, à déterminer chez le sympathique nourrisson une vocation présomptueuse de capitaine au long cours.
4 Avec plus de raison je désignerais M. René Quinton pour responsable de mes velléités océaniques. M. René Quinton professait que l’homme est né de la mer, opinion aussi vieille que Vénus, et qu’il était grand temps pour lui de se retremper au sens propre dans le milieu d’origine. Le ressourcement lui aussi est un vieux dada. Mais Quinton fut le premier à en proposer une version scientifique aussitôt suivie d’application pratique. Il ne s’agissait que d’injecter au client ce qu’il fallait d’eau de mer pour lui rendre tout le bien-être et le tonus d’une crevette rose. Dans tout Paris ce fut un engouement, éphémère d’ailleurs ; j’avais huit ans, c’était le moment d’en profiter, je n’y coupai pas. Les séances de piqûres se déroulaient dans l’atmosphère tiédasse des mystères ontologiques, mais on n’y allait pas avec le dos de la cuiller, la posologie à pleins bocks, les paquets de mer entre cuir et peau, et qui sortait de là se sentait trois fesses. Je sais qu’un homme bien élevé ne va pas choisir une préface pour y étaler des souvenirs d’enfance avec détails intimes ; on voit assez qu’en l’occurrence, le climat maritime faisant loi, mon respect humain est tenu de s’effacer. Je trouve même un surcroît de justification dans le fait que le dispensaire Quinton se trouvait précisément derrière la gare Montparnasse. La grosse seringue n’était pas alimentée par pipe-line mais il suffisait d’une charrette à bras pour transporter jusqu’à l’officine les bonbonnes remplies à Audierne ou Roscoff. Si vraiment les doses qui me furent alors injectées ont pu contribuer à mon inclination thalassique, je suis amené à croire aujourd’hui que les eaux de la Manche se déversaient dans mes veines en courants de cinq nœuds, chose que M. Quinton n’avait pas prévue. Si les piqûres d’eau salée n’ont quand même pas réussi à me faire un nom dans les annales maritimes, j’y aurai au moins gagné le privilège d’arriver au septuagénat et pas encore tout à fait dessalé.
5 Ces réflexions m’occupaient agréablement sur le chemin du rendez-vous et je croyais toucher au but quand je dus constater que la gare Montparnasse n’était plus là. Disparue corps et biens, à peine quelques épaves hirsutes sur une grève de plâtras. Sachant bien que les rares cyclones qui se déroulent sous nos climats n’arrivent à Paris que pour soulever des mégots, des feuilles mortes et quelques chapeaux, il fallait bien soupçonner la main de l’homme fautrice de ces ruines. Certes, j’ai beau avoir l’esprit volage, la tête légère et la déplorable habitude de marcher à reculons, je n’ignorais tout de même pas que la guerre de Quarante était finie, que l’urbanisme avait pris le relais des destructions avec un enthousiasme d’autant plus fébrile que prodigieusement lucratif. Il me revint à l’esprit que la gare Montparnasse en effet se trouvait bel et bien au programme et qu’on s’en frottait les mains dans les milieux de la pioche, cela dit sans aigreur, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, comme disait l’aïeul en jetant les coquilles d’iguanodon pour battre un soufflé. Après tout, c’est la loi de l’évolution : qui dit progrès dit ruines et tous les pionniers sont d’abord casseurs. Il fallait que Montparnasse y passât, la chose était prévue, un vieux projet d’ailleurs, et j’ai le tort de traiter les sujets d’autrui comme les miens, par le sommeil, seule façon de les garder intacts. Enfin oui, voilà qui est fait, la gare est retournée à la poussière et sa place est vide. Je suis même un peu surpris qu’un objet aussi volumineux, si bien construit et se découpant aussi rigoureusement dans le ciel, ait pu s’en détacher sans laisser d’empreinte, pas même le mirage d’un profil charbonneux ; non, l’espace n’a rien voulu retenir de son vieux locataire, et j’essaye en vain de lui restituer un instant le triple écran de ses frontons où rayonnaient en gloire les beaux soleils qui là-bas se couchaient sur la mer. C’est à peine enfin si je distingue en bridant les yeux comme les fantômes d’une foule transparente en suspension dans l’air poudreux, cinq ou six générations de voyageurs qui se croisent, montent, descendent et piétinent, vaguement inquiets de se retrouver tous là dans le souvenir d’une gare chérie, affectée désormais à l’invisible réseau des voies insondables. Enfin laissons cela, peste soit des ombres et soyons réalistes, il s’agit de retrouver le matelot.
6 Or, ce n’était pas seulement la gare qui avait sauté ; tout le quartier du chenal ferroviaire en avait pris un coup. Balises déplacées, amers démolis, enrochements inexplicables et sur les grèves jonchées d’épaves grouillait une population hétéroclite ; probablement des immigrants de fraîche date s’étaient-ils mélangés aux rescapés autochtones, pas moyen de trouver une pratique fût-elle sinistrée qui pût me rassurer sur la survivance des cabarets d’antan. Par chance, le secteur du rendez-vous n’avait pas été gravement touché, mais les atterrages du café n’étaient plus reconnaissables. Identifier un bistrot quand on a chamboulé les environs est une épreuve assez pénible, chacun de nous en a fait l’expérience au moins une fois dans sa vie, mais sincèrement ce soir-là j’avais la tête claire et, comme d’habitude, je baignais dans la sobriété. Pour me confondre encore plus, le café lui-même, tout à la joie d’avoir échappé à la catastrophe, s’était payé un aggiornamento qui frisait la mutation et je serais passé quinze fois devant sans le reconnaître si je n’y avais reconnu Collot, résolument inchangé, vivante image de la vérité une et éternelle. Néanmoins, un je ne sais quoi de pincé émanait de sa personne.
7 Installé devant le guéridon au coin de la terrasse, les mains sur les cuisses, la casquette nantaise en pétard, les dents serrées sur sa pipe, visiblement quelque chose n’allait pas. Voici, me dis-je, un patron de remorqueur époque Jules Ferry qui était monté à Paris à seule fin de recevoir en pompes officielles sa douzième médaille de sauvetage et les embûches de la capitale lui auront fait louper la cérémonie et perdre ses copains.
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« La troisième [nouvelle] est un souvenir qui met en présence l’auteur et son vieux compagnon de mer. Ils sont au sec depuis quelques années déjà. Les consommations humides ne suffisent pas à divertir leur nostalgie. Mais d’une virée en chemin de fer, ils vont tirer comme une parodie de croisière et le terminus à Nantes sera fêté au muscadet » (Jacques Perret, Tirelires, Julliard, 1981, « Prière d’insérer », rabat de couverture).