Notes
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[1]
1.Le site de la Fondation pour l’interculturel et la paix : www.fipinterculturel.com
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[2]
2.Ce livre (Edmond Baudoin, Crazyman, Paris, éd. L’Association, « Ciboulette », 2005) est né d’un jeu avec ses étudiants lecteurs de comics lorsque l’auteur a enseigné à l’Université du Québec à Hull de 2000 à 2003.
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[3]
3.« Les musées sont des mondes », in Les musées sont des mondes (Catalogue d’exposition, Musée du Louvre, 5 nov. 2011-6 fév. 2012). dir. Marie-Laure Bernadac, Gallimard/Musée du Louvre, 2011, p. 19-39.
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[4]
4.Dans le cadre de son invitation au Louvre, Le Clézio a souhaité la projection du documentaire Jean Grosjean de J. Renard, 1988. Le Clézio a préfacé la traduction de La Genèse de ce poète et fut son collaborateur pour éditer de nombreux textes dans la collection « L’Aube des peuples » chez Gallimard. Quatre poèmes de Jean Grosjean figurent à l’ouverture du catalogue de l’exposition Les musées sont des mondes, tous tirés du recueil Les Vasistas (Paris, Gallimard, 2000).
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[5]
5.Ces mots que couvrent les bruits de voiture sont signalés en notes de la retranscription publiée dans le numéro Roman 20-50, de juin 2013, consacré à J.-M. G. Le Clézio, nouvelliste.
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[6]
6.Il s’agit de la trilogie Profils paysans, commencée dans les années 1980.
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[7]
7.Julie Gazier est la voix off de ce court métrage. Il s’agit du monologue intérieur d’une Libanaise exilée à Nice.
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[8]
8.La Captive du désert est une fiction liée à l’histoire de l’archéologue Françoise Claustre, prise en otage par des rebelles Toubous au Tchad de 1974 à 1977 avec qui Depardon en tant que reporter avait réalisé un entretien pendant sa captivité. Le rôle est interprété par Sandrine Bonnaire.
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[9]
9. D’après notre entretien avec Jean-Marc Terrasse, directeur de la programmation de l’auditorium, les séquences ont été montées en respectant les montages des bobines qui enchaînaient plusieurs films regroupés de façon thématique (il en va ainsi des fables de La Fontaine réunies). Seul l’ordre des bobines a été choisi par Le Louvre.
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[10]
10.J.-M. G. Le Clézio relate le rôle de Gaby la monteuse dans son livre Ballaciner (Paris, Gallimard, 2007).
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[11]
11.Ritournelle de la faim (2008), Ballaciner, La Ronde et autres faits divers (1982) sont autant d’autres titres qui renvoient à la musique chez Le Clézio.
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[12]
12.Paris, Gallimard, 2011.
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[13]
13.L’Extase matérielle [1967], Paris, Gallimard, « Idées », 1985.
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[14]
14.Jemia Le Clézio est l’épouse de J.-M. G. Le Clézio depuis 1975. Ils ont cosigné Sirandanes (1990), Gens des nuages (1997) et Maroc (2003). Le roman Ritournelle de la faim lui est dédié.
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[15]
15.Il s’agit de « Moloch ».
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[16]
16.Dans la nouvelle « Histoire du pied », Histoire du pied et autres fantaisies, Paris, Gallimard, 2011, p. 17.
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[17]
17.La première partie de cette phrase n’est pas traduite (apsara « ange » ou « fée » et sari « vêtement »), la seconde l’est tohre raasta taakat rahli : « C’est ce que j’attendais » (« Amour secret », Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 233).
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[18]
18.Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit.
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[19]
19.Exergue « Sur une pensée de Ludwig Wittgenstein » pour la nouvelle « Personne » (Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 309).
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[20]
20.Dans la nouvelle « Histoire du pied » (Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit.).
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[21]
21.Dans la nouvelle « Barsa, ou Barsaq », ibid. On trouvera une autre allusion à Franz Fanon, l’anticolonialiste martiniquais, dans Poisson d’or.
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[22]
22.« Bonheur », Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 262.
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[23]
23.« À peu près apologue », Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 338.
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[24]
24.Le musée est « étranger à l’ordre et à la chronologie. C’est la rencontre sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Les musées sont des mondes, op. cit., p. 19).
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[25]
25.L’Extase matérielle, op. cit., p. 133.
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[26]
26.Guillaume Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011.
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[27]
27.Voir Jean-Loup Amselle, L’Ethnicisation de la France, Paris, éd. Lignes, 2011.
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[28]
28.L’Extase matérielle, op. cit., p. 107.
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[29]
29.Obras completas, 9, Buenos Aires, Emecé, 1960. L’Auteur et autres textes, traduit par Roger Gaillois, Paris, Gallimard, 1965.
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[30]
30.Journal d’un regard, P.O.L., 1988, p. 67.
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[31]
31.Lors de l’échange entre J.-M. G. Le Clézio et Ananda Devi qui, à l’auditorium du Louvre, le 7 nov. 2011, succéda à sa lecture d’un dialogue imaginaire avec l’écrivain mauricien Malcolm de Chazal, dialogue qu’elle a écrit et intitulé Dédoublement.
1 Isabelle Roussel-Gillet : Encore une fois, vous nous emmenez à la rencontre des cultures dans vos deux livres récemment publiés Les Musées sont des mondes, catalogue de l’exposition J.-M. G. Le Clézio invité du Louvre ainsi que le recueil de nouvelles Histoire du pied et autres fantaisies. En tant qu’écrivain mais aussi en tant que cofondateur de La Fondation pour l’Interculturel et la Paix avec Issa Asgarally [1], à Maurice, comment questionnez-vous la rencontre des cultures ?
2 Jean-Marie Gustave Le Clézio : Lors d’une rencontre au lycée Labourdonnais à Curepipe à Maurice, j’ai proposé le mariage comme thème à ses élèves des dernières classes de seconde, première et terminale. J’ai proposé de leur poser la question : « qui allez-vous épouser ? » Le proviseur était un peu ennuyé et m’a dit « je ne sais pas si on peut poser cette question aux élèves ». Mais finalement cela a débloqué beaucoup de choses, je suppose qu’entre eux certains formaient déjà des couples. Ils ont reconnu que leur attirance les conduisait à rencontrer des partenaires d’autres communautés que la leur mais que la famille était là pour essayer d’empêcher cela. En France on a des barrières culturelles assez fortes mais ce ne sont pas des barrières de groupes ethniques. Ce ne sont pas les mêmes problèmes de communautés. Il y a des cultures qui sont repoussées ou qui sont maintenues à l’écart, auxquelles on ne donne pas la voix et qui, de ce fait, se radicalisent. La situation est alors difficile. L’interculturel est un thème qui n’accroche pas beaucoup en France. J’en ai parlé récemment avec quelqu’un qui travaille au Louvre qui me disait qu’on ne parle plus d’interculturel en France mais de transculturel. J’ai dit : « Appelez cela comme vous voulez ».
3 Ce sont des mots…
4 Exactement… L’idée c’est d’aller à la rencontre des cultures et ne pas se contenter d’une culture unique ou bien de deux ou trois cultures officielles comme c’est le cas dans certains endroits. Il faut lutter contre le compartimentage, contre le communautarisme aussi, qui est un des dangers. C’est difficile d’en parler, en fait, l’interculturel n’est pas réalisé, c’est en devenir, c’est un avenir, pas un présent.
5 Que répondez-vous à ceux qui disent que militer pour l’interculturel est une attitude idéaliste ?
6 Très bien, pourquoi pas ? Mais on n’est pas dans une utopie. On n’est pas en train de dire qu’il n’y aura plus jamais de guerre. On essaie de progresser, d’aller dans le bon sens. Idéaliste, pourquoi pas ? C’est bien d’avoir un idéal.
7 Je vous ai apporté un ouvrage sur la bande dessinée, des comics aux manhuas chinois, qui interroge la figure du héros et des anges. Un personnage de Baudoin, Crazyman [2], quitte les États-Unis pour explorer le monde. Il découvre l’Afrique, la vente d’organes en Amérique latine et, en rencontrant un enfant indien, « Crazyman perd ses pouvoirs mais gagne son humanité », nous dit Baudoin.
8 C’est très bien si Baudoin s’intéresse à l’interculturel. Tout justement Issa Asgarally a créé des panneaux pour attirer les jeunes à réfléchir sur l’interculturel, il aime la bande dessinée, c’est un art qui lui parle, il considère Valse avec Bachir comme un des meilleurs films de ces dernières années. De plus en plus, les musées s’intéressent à la bande dessinée. J’ai visité un musée intéressant, dans une île du large de la Corée, un musée interculturel aussi à sa façon. Dans cette île de Jéju, il y a eu une violente répression dans les années 1950. Le dictateur Syngman Rhee, qui avait le pouvoir en Corée à l’époque a décidé de faire une chasse aux sorcières, aux communistes. Il a décrété que des communistes s’étaient réfugiés dans cette île, ce qui était peut-être vrai pour une part, mais pas tellement. Il a lancé des milices contre les gens de cette île, il y a eu 80 000 morts. Cela a été terrible. Les gens de cette île ont construit un musée pour rappeler cette histoire. Ce musée raconte cette tragédie dans leur histoire par des bandes dessinées qui tapissent le musée. La bande dessinée a les moyens d’introduire de l’art dans l’histoire, de faire comprendre, de faire passer un message. C’est un art libre. Un peu comme le cinéma, on a une émotion visuelle forte, l’image retient l’attention, on est dans le message immédiat, rapide. La littérature c’est un petit peu différent, c’est un travail sur la durée.
9 Vous parlez de bande dessinée, ailleurs de cinéma, et votre texte Les musées sont des mondes [3] est dédicacé « à l’iconoclaste » ?
10 En réalité, c’est un clin d’œil au poète Jean Grosjean [4] que j’aimais beaucoup et qui disait toujours de lui-même : « Je suis un iconoclaste ». On lui proposait d’écrire sur l’art, il répondait : « Non, je suis un iconoclaste ». Il voulait dire : je ne respecte pas les images excessivement, l’important c’est le message, le langage parlé et pas l’image. C’était quelqu’un qui avait aussi la pratique de l’interculturel parce qu’il a commencé par être un prêtre missionnaire envoyé en Syrie, il s’est passionné pour ce pays. Comme toujours dans les hiérarchies, on a estimé qu’il devenait trop proche et on l’a renvoyé en France où il a découvert les banlieusards de la région parisienne. Il est devenu prêtre ouvrier pour partager la vie des gens. Et puis le mouvement a été condamné par le Pape, il s’est défroqué. C’est un esprit universel, il parle l’arabe, l’araméen, l’hébreu, le latin. Il a une formation classique et un esprit extrêmement ouvert. C’est pour cela que j’ai voulu dédier cette exposition à l’iconoclaste qui, tout en cassant les images, était quelqu’un qui avait un message de partage à proposer.
11 Vous avez accepté la publication dans la revue Roman 20-50 d’un inédit intitulé La Prom’, texte lu en voix off dans un court métrage de Raymond Depardon.
12 La Prom’ était un texte qui n’était pas fait pour être publié mais j’ai vu la transcription que vous en avez faite et c’est bien. Il y avait juste un ou deux mots qui manquaient [5].
13 Oui, ce sont des mots qu’on n’entend pas à cause des bruits des voitures. Comment avez-vous collaboré avec Raymond Depardon ?
14 Je voyais assez souvent Depardon à cette époque-là. J’appréciais son travail surtout celui, remarquable, autour de la ferme de ses parents [6]. Ensuite la distance géographique nous a éloignés, j’étais souvent aux États-Unis. Il m’a dit un jour : on m’a demandé de faire quelque chose sur Nice, est-ce que cela vous intéresse ? On lui avait dit que cela serait bien que ce soit sur le bord de la mer, alors j’ai proposé La Prom’ car quand on avait dix-sept ou dix-huit ans on disait : « On va sur la Prom’ ». J’ai donc écrit ce petit texte pour qu’il soit lu en voix off. J’ai vu le court métrage : j’aime beaucoup la voix de Julie [7], une voix grave qui trouble. J’aime les images de voitures qui passent, d’embouteillage, de bruits de moteurs… Je ne suis pas sûr que la municipalité ait apprécié. C’était un moment dans le cursus de son œuvre et pour moi c’était l’occasion de faire un petit quelque chose avec lui que j’appréciais. J’aime bien ses films et surtout ses photos, surtout celle prises au Vietnam, en Afrique et j’ai vu, aimé deux de ses films dont un, La Captive du désert [8], tourné dans le désert sur cette femme prisonnière des hommes d’Hissène Habré, ce chef d’un état qui n’existait pas. En réalité, c’était un film sur ces hommes. Le rôle de la dame était tenu par une jeune actrice assez frappante. C’étaient de bons films.
15 Puisque nous parlons de films, vous avez choisi une rétrospective Pathé Baby de cinéma muet dans la programmation du Louvre...
16 C’est vrai qu’on a ce point commun avec Raymond Depardon que lui aussi s’est intéressé très tôt à la photographie, qu’il prenait des photos avec sa boite Kodak dès dix ans. Moi c’était moins rustique, c’était dans l’appartement de ma grand-mère avec cet appareil sur lequel on ne pouvait passer que des petites bobines très rapides de quelques minutes. C’était un objet des années 1930, étrange, carrossé dans le Modern Style.
17 J’ai regardé la séquence montée des fables de La Fontaine, Beaucitron, les scènes comiques avec Harold Floyd, les séquences de racisme sous-jacent : c’est vous qui avez choisi l’ordre de ce montage ?
18 Pas du tout. Quand nous avions une dizaine d’années mon frère et moi, on avait monté cela sur des bobines qui duraient une demi-heure. On avait acheté un projecteur plus grand car on ne trouvait plus la lampe qui avait brûlé. On avait fait des collages, on avait fait n’importe quoi. Le Louvre a numérisé mes originaux, je ne sais pas s’ils ont gardé ce sens, s’ils ont restauré les films [9].
19 Il y a des inserts pour certains titres. Aucune date n’est précisée…
20 C’était une sorte d’inventaire du monde d’avant la seconde guerre mondiale, je me souviens même de l’invasion de la Ruhr ou de La Chasse aux canards en avion avec des biplans, cela doit remonter aux années 1910. Je ne pourrais pas donner les dates car cette amie de ma grand-mère qui était monteuse avait fait une razzia [10]. C’était une grande chance d’avoir eu cela étant enfant, cela nous a beaucoup occupé dans les journées très longues d’après-guerre où l’on ne pouvait sortir après l’école, on devait rentrer à la maison à cause des terrains minés autour de l’immeuble de ma grand-mère. Nous avons appris mon frère et moi l’art du montage cinématographique. Nous étions devenus très bons pour réparer ces bobines avec notre colle et notre pince à linge, pour réparer ces films qui se cassaient régulièrement.
21 Fantaisie, c’est une musique [11] qui fait se succéder plutôt qu’elle n’organise. J’aimerais que vous parliez du montage, de l’organisation de votre dernier recueil Histoire du pied et autres fantaisies [12], comment avez-vous assemblé les dix textes ? Selon quel « ordre » ?
22 Dans l’ensemble je dois dire que cela a été fait comme le montage avec de la colle et une pince à linge (rires). Le seul texte qui a changé de place c’est « À peu près apologue » qui devait se trouver au début puisque cette fable présente tous les personnages des nouvelles. Par une erreur, ce texte s’est retrouvé à la fin dans les épreuves que l’éditeur m’a envoyées, mais j’ai pensé que c’était juste. Pour le reste, c’est le hasard.
23 C’est l’à peu près, la fantaisie qui a repris le dessus (rires). « Nos vies d’araignées » est une nouvelle-instant qui ne raconte pas d’histoire. Vous avez dit que cette nouvelle avait été écrite il y a trente ans, était-ce à la même époque que le texte « Piège » de L’Extase matérielle où l’araignée est si différente ?
24 Oui, ces textes ont été écrits à la même époque. C’est moins sec, j’ai tenu à mettre ce texte non pas par fétichisme mais parce que j’avais traversé une crise psychologique assez grave après L’Extase matérielle [13] et quelques romans que j’avais publiés. J’avais écrit deux textes à cette époque-là, un sur les araignées, l’autre sur les serpents. Comme un appel au secours. J’avais besoin d’exprimer quelque chose qui ne soit pas dit directement, j’avais besoin de tendresse. Les araignées et les serpents m’apportaient ce sentiment, cet apaisement.
25 Ces araignées ne sont pas prédatrices… on sent cet apaisement
26 J’ai un peu repris ce texte dans un livre qui s’appelle Étoile errante. Esther trouve refuge dans un silo. J’ai vu dans un reportage assez récent sur Israël que cela se faisait, les personnages dans les kibboutz n’avaient pas de logement et dormaient dans des silos. Par hasard j’avais imaginé quelque chose qui était vrai ou c’était une coïncidence. Esther habitait dans ce silo tapissé d’araignées qui étaient comme ses amies, des personnes proches pour elle puisqu’elle était dans une phase de solitude et de recherche d’elle-même. C’est un thème récurrent chez moi, les insectes nous accompagnent, sont des interlocuteurs, angoissants parfois pour certains. Un peu, sans vouloir me comparer à lui, comme Einstein qui évoque que le jour où les abeilles disparaîtront nous n’aurons plus qu’une semaine à vivre. Voir des insectes me rassure. Tous les insectes, les moucherons, sont utiles au fonctionnement de cette mécanique. C’était un rappel pour moi de ce moment de ma vie. Les autres nouvelles datent de ces deux dernières années où j’ai beaucoup voyagé. Elles m’ont accompagné. Elles ont été écrites sur une table d’hôtel, une table de cuisine, dans une cité universitaire, un peu partout.
27 À Gorée et en Corée…
28 Exactement.
29 Cette nouvelle, « Nos vies d’araignées », fonctionne comme un pivot dans le recueil, entre deux récits doubles, après quatre premières nouvelles qui sont des portraits de femmes, puis les quatre dernières sur un autre spectre de l’humanité. C’est une nouvelle qui ouvre.
30 Oui, le pivot, j’aime bien ce que vous dites.
31 Avez-vous des nouvelles restées en friche ? Vous arrive-t-il d’en réécrire une seconde version ? Sont-elles toutes aussi peu raturées que certains de vos manuscrits ?
32 Dans ce recueil, il y en a sans ratures et d’autres qui m’ont coûté beaucoup de travail et sur lesquelles je suis revenu comme « Bonheur » qui était beaucoup plus longue et plus dramatique. Elle était plus proche d’un récit onirique, je l’ai ramenée à une expérience personnelle, à une expérience de proximité avec la folie. La première nouvelle « Histoire du pied » que j’ai prise et reprise avant de me décider à la publier devait être un roman. J’ai décidé de lui donner cette forme plus ramassée du court roman.
33 Avant que le manuscrit ne soit publié, hormis ces heureux accidents de maquette, avez-vous déjà modifié un recueil selon les avis de vos premiers lecteurs ? Modifié une fin ?
34 Jemia [14] est ma première lectrice, par pudeur elle ne me dit rien. Sauf une ou deux fois, où elle m’a demandé par exemple de modifier la fin d’une nouvelle du recueil La Ronde [15]. Ce que j’ai fait, elle avait tout à fait raison. Pour ce qui est des lecteurs professionnels, je respecte beaucoup leur connaissance de la langue française, l’acuité avec laquelle ils surveillent l’évolution des personnages, leur façon d’être habillés, la couleur de leur vêtement, la couleur de leurs yeux. Ce sont des interventions sur des détails.
35 Comme la chasse aux anachronismes au cinéma…
36 Oui, ce sont les scripts boys de la littérature. Pour l’amie de Mari, Esmée qui est une Libanaise, je voulais qu’elle ait les yeux verts et les cheveux clairs. Et le lecteur demande : « au Liban ? ». J’ai dit qu’il y a des Circassiennes au Liban. Les corrections de grammaire sont toujours judicieuses. Je ne suis pas un écrivain parfait, je ne parle pas bien et j’écris un peu mieux que je ne parle. Je commets des fautes en écrivant. Les scripts boys sont là pour cela. D’ailleurs, les lecteurs m’écrivent pour me dire que pour la prochaine édition il faudra vérifier tel mot, et en effet je vérifie, ils ont tout à fait raison. Sauf parfois. Je me rappelle avoir reçu une lettre sur le mot bruisser, ce mot n’existe pas dans la langue française, il existe bruire, bruissement mais non bruisser. Mais pour moi bruire n’est pas bruisser. Et j’ai maintenu aussi des créolismes, c’est un clin d’œil à mes origines. Dans le dernier recueil, par exemple, il y a « à toucher » [16]. C’est un mot dérivé de la langue des marins qui veut dire jouxtant. Une personne jouxtant une autre est à toucher de l’autre. En français cela ne se dit pas. Il y a une phrase dans le recueil qui dit « à toucher, jusqu’à la frôler » et le correcteur mettait un point d’interrogation : « s’il la touche n’est-ce pas qu’il la frôle déjà ? » À toucher cela veut dire qu’on est proche, à côté mais qu’on ne touche pas.
37 Vous parlez de la langue, des langues. Le respect des cultures passe par le quotidien, par sa concrétude. Ici c’est l’Afrique, un peu Maurice avec l’acidité, la nourriture, le conte comme « forme-mère » (avec ses traces comme l’arbre dont tombent les enfants mûrs) et les langues. Le musée monde c’est aussi cela, les langues mandinka, kran, membé, fanti ou bhojpuri que vous citez dans ce recueil. Dans « Amour secret », on lit une phrase de Bhojpuri : Ist aspara kota sari [17] tohre raasta taakat rahli : « C’est ce que j’attendais ». La rencontre de ces mots qu’on ne comprend pas, qu’on hésite à prononcer est un des possibles de la littérature interculturelle.
38 J’aime le bruit des langues, de la langue française puisque c’est ma langue natale mais aussi du créole, de la langue anglaise et puis de toutes les langues que j’ai essayé d’apprendre, pour lesquelles j’ai eu des élans comme la langue embera de Panama que je parlais à peu près correctement, l’arabe dont j’aime beaucoup les sonorités, l’espagnol, le russe… J’ai pris des cours de russe dont la sonorité m’émeut juste pour apprendre à bien prononcer les mots.
39 Et le coréen ?
40 Oui, quelques mots de coréens, suffisamment pour pouvoir circuler dans la rue et lire le nom des rues.
41 C’est la musique qui vous intéresse plus que la construction, comme le rejet du verbe à la fin de la phrase dans certaines langues ?
42 Oui, dans le coréen c’est intéressant, c’est une langue extrêmement structurée avec des nuances qui n’existent pas dans les langues indo-européennes, mais qui existent assez fortement dans les langues amérindiennes. Selon la personne à qui on s’adresse, (– si elle est plus âgée, moins âgée, une femme, un homme, un enfant –), les expressions changent. Même les mots changent parfois radicalement selon la personne à qui l’on s’adresse. Cela m’enseigne beaucoup de choses sur les relations. C’est une langue où il n’y a pas de cas sujet, complément d’objet. C’est très difficile de savoir le rôle que joue un mot. En revanche on sait qui parle. Et comme on ne sait pas qui est l’objet ou qui est le sujet dans une phrase, selon la position selon laquelle la personne se place par rapport à vous, vous saurez si la personne est plus ou moins âgée. C’est assez pratique. Vous pourrez déterminer s’il s’agit à ce moment-là d’un reproche atténué, d’une question, (il n’y a pas à proprement parler de marqueur d’interrogation) ou bien d’une constatation brutale. Toutes ces nuances et une infinité d’autres.
43 J’apprécie beaucoup la politesse. C’est une grande qualité qu’on trouve souvent chez des peuples qui ont eu une histoire douloureuse et difficile. Le créole est aussi une langue de grande politesse. Les interrogations ne sont jamais brutales. On prend le temps de préparer les questions. Quand on veut affirmer quelque chose, on l’exprime par une forme d’interrogation, ce qui est aussi très respectueux de l’autre. Je crois que les langues selon leur spécialité peuvent apporter des notions très subtiles.
44 Une de vos nouvelles s’intitule « Barsa, ou barsaq » [18].
45 Barsaq est un mot d’arabe ou de sérère parlé au Sénégal qui veut dire la destinée. Barsa, c’est Barcelone. On arrivera à Barcelone ou on mourra. Barsa ou la destinée. C’est une formule qu’on entend souvent en Afrique de l’Ouest. Pourquoi Barsa ? Peut-être à cause de l’équipe de foot devenue le symbole de cette arrivée dans l’autre monde où tout sera peut-être possible.
46 Vous donnez aussi des prénoms pour titres…
47 Ce sont des prénoms qui existent : Ujine est un prénom coréen, Yo est aussi un mot coréen mais cela peut aussi être l’abréviation d’un prénom. J’aime bien donner des prénoms qui ne correspondent pas nécessairement à l’histoire que je vais raconter et qui ne se rattachent pas forcément à la description d’un endroit précis parce que cela pourrait se passer aussi bien dans un autre pays que la Corée. Une personne que j’ai rencontrée m’a dit : « Vous avez bien décrit les environs de Roissy ». J’ai dit merci. En réalité, pour moi ce n’était pas Roissy mais plutôt Incheon en Corée avec ces grandes herbes qui entourent l’aéroport mais peut-être qu’on peut avoir cette impression à Roissy, avec les champs de blé.
48 Pour en revenir aux techniques cinématographiques, la première phrase de la nouvelle éponyme : « Une surface plane, molle, incurvée au centre, mais pas entièrement évidée », commence comme un plan de cinéma : on entre par la plante du pied, par le corps. Comme l’a aimé Maurice Nadeau, vous maniez un dispositif optique qui nous emmène plus loin dans l’infiniment petit des araignées. Cette approche est-elle le fait d’un ethos (une autre conscience – le pied comme ce qui nous donne un axe au danseur, un touché du sol), d’une esthétique (la prégnance des mouvements de caméra), d’une sorte de pacte avec le lecteur (pacte de fantaisie qui vise à jouer avec lui, à le surprendre) ?
49 Je ne pensais pas appeler cela fantaisie, puisqu’en écrivant la première nouvelle je pensais plutôt que j’étais en train d’écrire un roman. J’ai appelé cela fantaisie faute de mieux car, comme vous le disiez tout à l’heure, le montage du film correspondait au peu d’organisation qu’il y a parfois dans les pièces musicales. Je ne sais pas si c’est cinématographique. J’aime bien la philosophie bouddhiste et le tao qui ont des points de vue intéressants, tout à fait différents de la philosophie européenne où l’on fait appel à la logique et à une rationalité plutôt fondée sur la structure d’une pensée organisée. C’est Schopenhauer mais aussi d’une certaine façon Aristote. Il y a une structure indispensable au fonctionnement de la pensée alors que quand on lit le tao on est absolument saisi de voir que c’est le contraire de tout. On parle du plein, il vante le vide, on parle du cerveau, il parle plutôt des sensations et des sentiments. Je me sens plus proche de cela, peut-être par expérience de la vie, je suis assez « sensationnaliste », « sensualiste », je me sens plus près des sens que de la raison. Je préfère procéder par petits morceaux, commencer par le plus petit, le bas pour remonter vers le haut, commencer par la sensation pour arriver au sentiment. Ce qui ne veut pas dire que je suis contre la raison ou contre les structures logiques. Mais je pense qu’il faut faire la jonction, c’est pour cela que j’ai fait cet appel à Wittgenstein [19] parce que je crois qu’il a su faire cela. Il savait aussi bien structurer la langue que parler du langage, comme il l’a fait dans ses premiers textes philosophiques, que se laisser aller à la digression dans ses derniers textes où il parlait de tout et de rien, en toute liberté, en vrai philosophe qu’il était qui peut parler du soleil, du rire, du froid, du chaud, de sensations.
50 Quelques « philosophes » sont plus égratignés dans votre recueil : le Samuel sceptique avec son prêt à penser [20], dont je ne suis pas sûre que ce soit un philosophe, le dit Philosophe usurpateur du nom de Frantz Fanon [21], Schopenhauer ignorant l’écrivain qui s’aventure, et ce « hâbleur qui pratique la philo en crédit-rentier, miroir de nos incapacités » [22].
51 (Rires). Oui, il y a de vrais et de faux philosophes. Les plus dangereux sont ceux qui travaillent sur la praxis, des moralistes qui donnent des leçons, qui demandent aux autres d’agir à leur place.
52 Vous vous sentez peut-être plus proche des philosophes présocratiques comme Héraclite, de la phénoménologie pour sa dimension participative ou bien de la pensée indienne ?
53 J’aime quand la philosophie donne le sentiment qu’on a la liberté de choisir. Il y a eu de grands philosophes contemporains, Wittgenstein mais aussi Bertrand Russel. Cet homme étonnant, mathématicien, a écrit des livres de philosophie et a agi de façon très audacieuse avec Sartre en créant un tribunal dans les années 1960 dans lequel il se prononçait sur des événements aussi cruciaux que la guerre d’Algérie ou du Vietnam. Il était aussi dans l’action. Je regrette un peu qu’il n’y ait pas cela aujourd’hui. Ce n’était pas un moraliste mais il savait faire le pas en avant quand c’était nécessaire, un homme plein d’humour, assez aventureux.
54 Vous parlez de liberté. Cela me fait penser à l’opposition entre le musée d’affirmation et le musée imaginaire selon Malraux et aussi à votre façon de citer l’opposition que fait Schopenhauer entre littérature d’affirmation (l’auteur sait ce qu’il va dire) et littérature d’exploration. Le risque pour l’écrivain explorateur est alors, dites-vous, de revenir bredouille, mais il peut aussi se perdre, perdre pied. Si je reviens aux petites musiques singulières de votre nouveau recueil, le lecteur aura remarqué une similarité avec les titres de vos recueils précédents (la reprise de l’expression « et autres » qui annonce un multiple, le divers) et histoires, faits-divers, saisons, romances… et voici fantaisies, mot que vous reprenez pour qualifier les lowriders de fantaisistes ou pour décrire les musées « forgés comme nous-mêmes dans la fantaisie »… Et on peut lire ces lignes : « Est-ce de la rêverie ? De la fantasmagorie ? Simplement de la fantaisie. D’autres diraient des fantasmes. À chaque instant, on perd pied » [23]. Vous faites également allusion au surréalisme [24], vous affirmez là une nécessité de s’affranchir des règles ?
55 Oui, les surréalistes nous faisaient perdre pied. Le surréalisme a été important et l’est toujours, cela continue. Il y a des surréalistes que j’ai préférés à d’autres comme Yves Tanguy et Crevel, moins Breton qui était très dogmatique. J’aimais bien Frida Kahlo qui était surréaliste mais a refusé de l’être. Elle a eu un mot assez grave, peu élogieux pour les surréalistes : pinches (foutus) surréalistes. Oui, c’est cet esprit-là que j’ai aimé. Cela a existé au Mexique avant le surréalisme : le stridentisme était un mouvement lancé par un poète de l’état de Vera Cruz qui s’appelait Manuel Maples Arce. Le mouvement avait une revue Irradiator ce qui veut dire le radiateur et aussi celui qui irradie. Leurs idées étaient très proches du Manifeste du Surréalisme. C’était un courant de pensée important à l’époque répandu, par exemple, en Autriche. Les Mexicains revendiquent d’avoir été surréalistes à l’époque préhispanique ; leur imaginaire délirant consiste à juxtaposer des parties d’être ou des objets qui n’ont rien à voir avec les autres, à les combiner pour créer des signes nouveaux. Je ne sais pas à qui appartient cette idée, peut-être que cela court-il dans l’être humain surréaliste depuis le commencement de son existence, empreint de fantaisie, ayant la nécessité d’interroger, de ne pas affirmer ?
56 Et avec humour… Dans votre recueil les sujets graves n’interdisent pas l’humour. Comme pour les romances, annoncées avec humour alors qu’elles ne sont pas de toute légèreté, les fantaisies expriment des réalités sociales, historiques et humaines sombres (abandons, suicide, guerre, esclavage)… Même dans « Bonheur », où le lecteur retrouve un peu de l’atmosphère des Géants, on dirait qu’Adam Pollo rencontre en Viram un Mondo défait de son aura. Mais non, « il n’est pas l’envoyé du ciel, dit la vieille… »
57 Oui, peut-être que si Jésus revenait, il serait comme cela avec un joueur d’accordéon dans le métro qui mendierait. Ce sont des scènes quotidiennes qu’il faut vivre avec un certain humour, sinon elles sont trop lourdes à porter. L’humour peut arriver à contrôler une sorte de menace permanente pour quelqu’un qui vit dans cette incertitude, la menace de finir dans la maison blanche qui est redoutable. Tous les pays, chaque ville, ont une maison blanche.
58 Si l’on cherche une unité dans le recueil, mais le faut-il ?, disons que le lecteur repère des correspondances internes au recueil, des résonances thématiques comme l’importance des portraits féminins, le mouvement (l’extravagance de Mandiargues) contre l’enfermement (aéroport sans départ pour Ujine, marche, fuite face aux rebelles du Libéria, passage de Gorée à l’Espagne, course d’Andréa vers les femmes en prison), les « corps ordinaires », pauvres et haillonneux, la guerre (« L’Arbre Yama »), la folie (« Bonheur », « Yo »), et puis ce texte « À peu près apologue », qui devait être placé au début du recueil comme vous venez de l’expliquer, ouvre une réflexion large sur la condition humaine : rencontrer l’autre serait-il se laisser habiter, cesser de le dominer ou de se défendre ? Dans L’Extase matérielle, vous avez écrit : « Moi ce que je voudrais bien trouver dans chaque homme, c’est une pulsation, un mouvement régulier et souple qui l’accorde au temps et au monde. Alors je me mets à l’unisson avec lui, et je l’écoute, je l’observe, je le visite [25] ». Le recueil est à l’écoute de la musique, de la fantaisie possible de chacun, de cette « femme japonaise, coréenne » que vous regardez dans le métro. Je ne suis pas sûre que ce soit une question.
59 Non, c’est une lecture mais c’est bien aussi de vous écouter.
60 On a souvent dit que vous écriviez au nom de l’autre, des sans voix, des cultures invisibles pour certains. Un ouvrage sur la vulnérabilité [26] m’a fait penser à vos personnages, vulnérables insoumis. Dans une société de compétition, de prédation, pour les sans-voix, il y a deux possibilités : soit la vulnérabilité n’a sous l’effet de cette société d’autre choix que de se rendre invisible (comme Fatou et d’autres devenant fantôme en ville) soit le vulnérable agit. Vous explorez aussi cette seconde possibilité en décrivant l’agir des sans-pouvoir, leur insoumission, leur révolte, leur reconnaissance (du don de chaussures de Fatou à l’amitié forte entre Mari et Esmée). Mais il y a plus qu’un imaginaire du partage comme idéal. Il y a une valorisation d’un art de faire (je pense à de Certeau). C’est, je crois, ainsi que vous valorisez la conteuse Andréa et d’autres savoirs fondamentaux (se protéger dans un arbre creux), du vivre au quotidien. Ne peut-on écrire au nom du vulnérable qu’en témoignant de sa force ?
61 Le paradoxe dans tout cela c’est que, quand on lit ou écrit une nouvelle, ce qui est à peu près pareil, on a affaire à quelque chose de réduit, sur laquelle on ne peut revenir car cela a pris une forme matérielle. On n’est plus dans un temps qui passe mais on est dans un instant figé et les grandes émotions, me semble-t-il, que nous recevons dans l’existence sont des moments fugaces. Certainement il existe de grands sentiments d’amour qui durent toute une vie, j’en ai été témoin et j’éprouve ces sentiments. Mais beaucoup des sentiments que nous ressentons dans la vie sont le fait d’instants très rapides qui peuvent parfois se renouveler tous les jours, comme quand on entre dans le métro ; on est tout à coup confronté à un petit groupe d’humains que nous ne connaissons pas, que nous ne connaîtrons probablement pas. Ce moment très bref livre une sorte de rayonnement, – je ne parle pas du tout de métaphysique –, il offre une possibilité d’imaginaire extrêmement riche. L’espace compris entre deux stations de métro prendrait toute une vie s’il fallait le décrire dans le détail, c’est une richesse étonnante et forte. Malheureusement notre époque ne facilite pas les rencontres, on a peu d’occasions d’échanger, on n’a plus de place publique. On n’a plus le temps ou alors il faudrait être dans un village. Mais il y en a de moins en moins. Là où les agriculteurs sont encore en majorité, ils vivent plutôt une vie de famille qu’une vie de village et leurs intermédiaires avec le monde sont la télévision et les journaux quand ils en lisent. Ces instants de métro sont tellement intenses. Ce pourrait être dans d’autres circonstances. Quand on marche dans les rues de Calcutta, on a ce même sentiment car la foule est très dense. On reçoit les ondes des regards, des pensées. On est dans l’autre sans arrêt puisque l’autre c’est soi-même. Quand on écrit on est obligé d’arrêter un moment fugace et riche et on doit essayer de le restituer. C’est un paradoxe, une gageure, un défi qu’on vous lance quand vous devez faire ce travail d’écriture. L’autre, malheureusement, je ne crois pas qu’il y ait d’autres moyens de le percevoir de cette façon ou alors par la lecture des livres. C’est pourquoi les livres sont si utiles et si beaux. Et parfois aussi le cinéma qui convoie beaucoup d’émotions. Même si, plus conventionnel, il stéréotypie davantage que la littérature. J’aime beaucoup la littérature, et c’est la raison pour laquelle elle survivra. Cette forme romanesque toute imparfaite qu’elle soit apporte et transporte cette richesse des contacts humains. C’est pour vous parler de ces rencontres fugitives dans le métro, avec ces gens de tous les âges, venus de partout d’Afrique, d’Amérique latine, de la proche banlieue ou même de la rue dans laquelle vous habitez, que vous n’auriez jamais rencontrés jusque-là. Chaque rencontre existe avec une force incroyablement riche, c’est presque un vertige.
62 Comme un possible…
63 Oui, c’est le train des possibles, d’aventure dans un espace, un couloir entre deux instants de la réalité.
64 D’autres décrivent le métro comme lieux de bulles étanches [27]. Je voudrais aborder la question de la forme matérielle que vous donnez à l’écriture. Bien que vous ayez écrit : « Évidemment les genres littéraires existent, mais ils n’ont aucune importance » [28], façon aussi de ne pas instaurer des hiérarchies entre roman et nouvelle, vous brillez de façon égale et régulière dans l’écriture du roman et de la nouvelle et vous brouillez d’ailleurs les genres puisque la nouvelle peut être polyphonique dans « L.E.L., derniers jours » avec deux vies parallèles. Pourtant ce sont bien des nouvelles que vous choisissez d’écrire ? Sept recueils de nouvelles ont paru.
65 C’est un tempo, ce n’est pas parce que cela s’appelle nouvelle ou roman. Ce n’est pas que ce soit un genre différent, c’est pour cela que j’aime l’idée de short story en anglais alors que novela en espagnol c’est quelque chose d’un peu plus long. Je ne sais pas pourquoi on a voulu donner des noms à tout cela. C’est une sorte d’avertissement aux lecteurs, ne vous inquiétez pas, ne protestez pas, vous avez été prévenus : « Vous vous attendiez à ce que ce soit long, eh bien non ce sera court ». C’est juste une question de tempo pour l’écriture et pour la lecture.
66 Vous aimez lire les tempos des autres, les nouvelles de Salinger, Faulkner, Borges…
67 Oui, Borges est un merveilleux conteur en peu de mots. Il ne les appelait pas des nouvelles mais des contes comme El Hacedor [29] (qui veut dire créateur) avec une technique qui fait en sorte que nous avons l’impression que nos yeux s’ouvrent à un point du récit mais que ce qui se passe avant ou après n’est pas écrit et que ce ne soit pas important. Les contes se relient aux autres et construisent le même tissu de durée romanesque qui se poursuit d’un livre à l’autre, d’une vie à l’autre. Tout cela est un continuum dans lequel chaque écrivain prend part. Sans d’autres écrivains, l’écrivain n’existe pas. C’est un ensemble. Sans d’autres lecteurs, l’écrivain n’existe pas.
68 Lire, écrire, vous dites dans votre dernière nouvelle qu’écrire c’est ne pas vouloir affirmer. Cela entre en résonance avec, par exemple, ce que dit Bernard Noël : « Pour voir, il ne faut aucune volonté de voir. Il faut même oublier qu’on voit, sinon on ne fait que lire » [30]. Écrire est le premier mot de l’Apologue, il y a d’autres gestes d’écriture dans votre recueil : L.E.L. écrit, Andréa aussi mais sa particularité c’est qu’elle a une adresse en la personne de Crystal. Dans ce que vous dites importe le lecteur, l’adresse.
69 Oui, ces nouvelles s’adressent à quelqu’un mais ce qui devient intéressant c’est que je ne sais pas à qui cela s’adresse. Ce continuum a une raison d’être, c’est en inventant des histoires qu’on arrive à désamorcer des moments dramatiques ou au contraire à susciter une réaction pour que cela bouge : soit dans le sens de l’échange, soit dans une prise de conscience des injustices, des travers de la société. Ce n’est jamais détaché de la société, d’un but social.
70 C’est aussi pour élargir les cadres…
71 On peut dire cela. Andréa écrit parce que ces jeunes filles sont enfermées, et que ce sont les seuls sons qu’elles entendront de la vie qu’elles manquent, dont elles ont été exclues. C’est vrai que ce n’est pas forcément donner à voir mais inviter à partager. Hier [31], j’ai parlé de cette nouvelle « Marée noire », écrite par cet homme âgé, aveugle. Ce texte imparfait plein de fautes de français puisqu’écrit en créole me hante. Ce texte pour partager les bruits du monde était bouleversant. La littérature atteint parfois ce bouleversement, elle nous apporte une compréhension, une émotion très forte qui nous guérit souvent de nous-mêmes, qui nous porte en tous cas vers les autres et nous aide à vivre ensemble.
72 Vous avez choisi la lecture de « Personne » au Louvre, qui exprime toute votre détestation de la guerre. C’est un texte que j’ai reçu comme un coup de poing, vous citez Tripoli mais cela aurait pu être ailleurs.
73 Il y a plusieurs endroits qui s’appellent Tripoli. La Tripoli citée dans cette nouvelle n’est pas celle de la Libye mais celle du Liban où je suis allé et qui m’a fait une forte impression. C’était peu de temps après le bombardement de Beyrouth, il y avait encore beaucoup de ruines. Tripoli avait été touchée, on sentait une fermeture, une hostilité totale des gens. J’ai eu envie de parler de cette hostilité, de ce que l’on manque, de ce qui fait défaut dans une situation comme celle-là. C’est personne mais c’est aussi une personne qui existe. Ce n’est pas seulement l’absence, c’est aussi la présence de la vie. Même dans les endroits les plus terribles, la vie continue, passe de l’un à l’autre, se retrouve comme une sorte de flux volant dans un bébé qui n’en sait rien et oubliera ce qui l’a précédé. C’est une des idées qui me rend optimiste : qu’on oublie, que l’on ne garde pas le souvenir des erreurs de ceux qui nous ont précédés, que chaque génération doit recommencer à partir de zéro. C’est pourquoi j’ai mis ce bébé à la fin, car je crois que c’est une nouvelle optimiste malgré le drame qu’elle décrit.
74 On remarque l’importance des naissances dans vos récits, de Désert à Ourania… Ujine aussi accouche. Vous écrivez la mort, l’amour et la naissance…
75 J’aime bien regarder dans les journaux les avis de naissance avec les prénoms. C’est une de mes manies. Je ne lis pas la rubrique Nécrologie.
Notes
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[1]
1.Le site de la Fondation pour l’interculturel et la paix : www.fipinterculturel.com
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[2]
2.Ce livre (Edmond Baudoin, Crazyman, Paris, éd. L’Association, « Ciboulette », 2005) est né d’un jeu avec ses étudiants lecteurs de comics lorsque l’auteur a enseigné à l’Université du Québec à Hull de 2000 à 2003.
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[3]
3.« Les musées sont des mondes », in Les musées sont des mondes (Catalogue d’exposition, Musée du Louvre, 5 nov. 2011-6 fév. 2012). dir. Marie-Laure Bernadac, Gallimard/Musée du Louvre, 2011, p. 19-39.
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[4]
4.Dans le cadre de son invitation au Louvre, Le Clézio a souhaité la projection du documentaire Jean Grosjean de J. Renard, 1988. Le Clézio a préfacé la traduction de La Genèse de ce poète et fut son collaborateur pour éditer de nombreux textes dans la collection « L’Aube des peuples » chez Gallimard. Quatre poèmes de Jean Grosjean figurent à l’ouverture du catalogue de l’exposition Les musées sont des mondes, tous tirés du recueil Les Vasistas (Paris, Gallimard, 2000).
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[5]
5.Ces mots que couvrent les bruits de voiture sont signalés en notes de la retranscription publiée dans le numéro Roman 20-50, de juin 2013, consacré à J.-M. G. Le Clézio, nouvelliste.
-
[6]
6.Il s’agit de la trilogie Profils paysans, commencée dans les années 1980.
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[7]
7.Julie Gazier est la voix off de ce court métrage. Il s’agit du monologue intérieur d’une Libanaise exilée à Nice.
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[8]
8.La Captive du désert est une fiction liée à l’histoire de l’archéologue Françoise Claustre, prise en otage par des rebelles Toubous au Tchad de 1974 à 1977 avec qui Depardon en tant que reporter avait réalisé un entretien pendant sa captivité. Le rôle est interprété par Sandrine Bonnaire.
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[9]
9. D’après notre entretien avec Jean-Marc Terrasse, directeur de la programmation de l’auditorium, les séquences ont été montées en respectant les montages des bobines qui enchaînaient plusieurs films regroupés de façon thématique (il en va ainsi des fables de La Fontaine réunies). Seul l’ordre des bobines a été choisi par Le Louvre.
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[10]
10.J.-M. G. Le Clézio relate le rôle de Gaby la monteuse dans son livre Ballaciner (Paris, Gallimard, 2007).
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[11]
11.Ritournelle de la faim (2008), Ballaciner, La Ronde et autres faits divers (1982) sont autant d’autres titres qui renvoient à la musique chez Le Clézio.
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[12]
12.Paris, Gallimard, 2011.
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[13]
13.L’Extase matérielle [1967], Paris, Gallimard, « Idées », 1985.
-
[14]
14.Jemia Le Clézio est l’épouse de J.-M. G. Le Clézio depuis 1975. Ils ont cosigné Sirandanes (1990), Gens des nuages (1997) et Maroc (2003). Le roman Ritournelle de la faim lui est dédié.
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[15]
15.Il s’agit de « Moloch ».
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[16]
16.Dans la nouvelle « Histoire du pied », Histoire du pied et autres fantaisies, Paris, Gallimard, 2011, p. 17.
-
[17]
17.La première partie de cette phrase n’est pas traduite (apsara « ange » ou « fée » et sari « vêtement »), la seconde l’est tohre raasta taakat rahli : « C’est ce que j’attendais » (« Amour secret », Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 233).
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[18]
18.Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit.
-
[19]
19.Exergue « Sur une pensée de Ludwig Wittgenstein » pour la nouvelle « Personne » (Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 309).
-
[20]
20.Dans la nouvelle « Histoire du pied » (Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit.).
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[21]
21.Dans la nouvelle « Barsa, ou Barsaq », ibid. On trouvera une autre allusion à Franz Fanon, l’anticolonialiste martiniquais, dans Poisson d’or.
-
[22]
22.« Bonheur », Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 262.
-
[23]
23.« À peu près apologue », Histoire du pied et autres fantaisies, op. cit., p. 338.
-
[24]
24.Le musée est « étranger à l’ordre et à la chronologie. C’est la rencontre sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Les musées sont des mondes, op. cit., p. 19).
-
[25]
25.L’Extase matérielle, op. cit., p. 133.
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[26]
26.Guillaume Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011.
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[27]
27.Voir Jean-Loup Amselle, L’Ethnicisation de la France, Paris, éd. Lignes, 2011.
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[28]
28.L’Extase matérielle, op. cit., p. 107.
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[29]
29.Obras completas, 9, Buenos Aires, Emecé, 1960. L’Auteur et autres textes, traduit par Roger Gaillois, Paris, Gallimard, 1965.
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[30]
30.Journal d’un regard, P.O.L., 1988, p. 67.
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[31]
31.Lors de l’échange entre J.-M. G. Le Clézio et Ananda Devi qui, à l’auditorium du Louvre, le 7 nov. 2011, succéda à sa lecture d’un dialogue imaginaire avec l’écrivain mauricien Malcolm de Chazal, dialogue qu’elle a écrit et intitulé Dédoublement.