Couverture de R2050_054

Article de revue

Sous le soulier de Satan

Pages 99 à 107

Notes

  • [1]
    Toutes nos références renvoient aux Œuvres complètes, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », t. II, 2011.
  • [2]
    Cf. Pierrette Renard, Bernanos ou l’ombre lumineuse, Grenoble, Ellug, 1990.
  • [3]
    Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, in Œuvres romanesques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1157.
  • [4]
    Ibid., p. 1259.
  • [5]
    Ibid., p. 1139.

1 Bien qu’habilement camouflé dans et par une structure narrative assez souple, Suite française, dans sa première partie (Tempête en juin), affiche clairement un dessein d’exemplarité symbolique : il s’agit d’étudier quasi expérimentalement les réactions, au sens chimique, de différents milieux exposés au bombardement – au sens figuré, mais aussi au sens propre – d’événements exorbitants qui poussent les êtres dans leurs derniers retranchements. Aux abois, ils sont acculés à avouer, à se déclarer, comme dit Giraudoux. Et, qu’ils le veuillent ou non, leur comportement individuel devient emblématique de celui de la classe à laquelle ils appartiennent. Irène Némirovsky élit donc un échantillonnage représentatif : Corte et Langelet valent pour les intellectuels et les esthètes ; Hortense, Aline et Jules incarnent le prolétariat ; les Michaud, les petits-bourgeois ; les Péricand, la grande bourgeoisie. On a donc, en raccourci et en coupe, sinon la société tout entière, du moins une sélection significative à divers étages, où l’on observe comment un même cataclysme déclenche des attitudes contrastées, voire divergentes. Au tableau d’honneur, final, qui reste implicite, ceux qui s’en tirent avec le plus d’humanité, de courage et de dignité sont comme par hasard les plus simples ; en revanche, dans les couches supérieures, on assiste à un écœurant festival de lâcheté, d’hypocrisie et d’égoïsme. La leçon se tire d’elle-même, sans dénonciation polémique ni prêchi-prêcha.

2 La famille Péricand n’est pas une caricature, mais un archétype. Résidence cossue à une belle adresse du XVIe arrondissement. Hérédité catholique et lyonnaise (ce qui peut passer pour un pléonasme), le mot « hérédité » se chargeant d’une signification bancaire autant que biologique : les millions du patriarche, auxquels, comme jadis à l’Alsace-Lorraine, on pense toujours sans en parler jamais. Profonde méfiance à l’égard de la République, qui, dans le subconscient, reste la « gueuse » : on a tout de suite compris que, dans l’effondrement national, c’est vers Vichy qu’on se tournera, et non pas vers Londres. Que le père soit conservateur de musée peut passer pour un signal ironique. Culte des convenances et des « valeurs » (indissociablement éthiques et boursières), en particulier de l’autorité masculine (de droit divin). Moralité irréprochable, faut-il le dire, sexualité refoulée, bien entendu, et paternalisme de bon ton envers la domesticité : le peuple n’est pas mauvais au fond, à condition de savoir le prendre. Et haute conscience des devoirs imposés par la situation privilégiée dont la Providence vous a pourvus : selon l’édifiante tradition de la philanthropie chrétienne (la foi n’est rien sans les œuvres), l’aïeul a fondé une Institution destinée à relever les mineurs ayant tâté de la justice dans des affaires de mœurs. Rien certes ne l’y obligeait, sinon le zèle d’une charité aussi généreuse qu’éclairée. Les Petits Repentis du XVI : l’enseigne serait touchante si elle n’était bouffonne, avec ce qu’elle suppose de pharisaïsme béat, d’ingénuité spirituellement orthopédique et BCBG (le XVIe, tout de même !), dont Irène Némirovsky démasque cruellement l’imposture, du côté des donateurs qui se servent cyniquement de cette entreprise comme d’un instrument de chantage (lorsqu’il en a assez des siens, le vieillard devenu plus ou moins gâteux menace de tout léguer à ses protégés, et c’est d’ailleurs ce qu’il fera, avec la clause, typique du parfait « salaud » sartrien, prévoyant que son portrait en pied, exécuté par un artiste de renom, devra accueillir les visiteurs de l’Institution !), ou pour exalter l’idéalisme désintéressé de leur dévouement. Ne reculant devant aucun effort pour les arracher à la fange où ils ont chuté, et persuadée, sans avoir lu saint Thomas d’Aquin, que « le Beau est la splendeur du Vrai », Mme Péricand va jusqu’à jouer de la harpe pour ses jeunes égarés qui, croit-elle, lui répondent par des sanglots étouffés (p. 1477) [1]. Ainsi Moïse touchait-il de sa verge le rocher, pour en faire jaillir les eaux prisonnières.

3 Dans pareil contexte, les maladies des enfants deviennent des occasions réconfortantes de porter sa croix et d’offrir ses fatigues à Jésus (p. 1480). Et que le fils aîné, Philippe, entre dans les ordres était en quelque sorte programmé. À la fierté sacrificielle de donner la chair de sa chair à la sainte Église se mêlent nonobstant de secrètes frustrations : au lieu d’aller s’enterrer dans un trou d’Auvergne, au service d’âmes bouseuses qui ne le méritent pas, Philippe, selon la parabole des talents, aurait dû faire fructifier les dons qu’il avait reçus dans un cadre plus digne d’eux ; de même que, dans Le Rouge et le Noir, Mme de Rênal charmée verrait bien Julien Sorel pape, Mme Péricand, appliquant à l’économie du salut les règles de rendement d’une saine économie domestique, considère comme du gaspillage le rustique et obscur ministère de son fils, qui était, selon elle, appelé à de bien plus hautes destinées (p. 1486). Avoir un évêque dans la famille ne lui aurait pas déplu. Au moins se console-t-elle à l’idée que l’air des montagnes est bénéfique aux poumons d’un ancien tuberculeux : la maladie se transmet significativement en même temps que l’argent dans la branche paternelle, comme une malédiction. En embrassant la pauvreté du sacerdoce, Philippe semble avoir guéri de sa tare originelle ; il est devenu robuste, marche à grandes enjambées, fait du ski, a recouvré la santé au prix d’un renoncement évangélique aux biens de ce monde. Mais, tout en ne pouvant pas, en mère croyante, ne pas se glorifier de voir son fils officier à l’autel, Mme Péricand reste habitée d’un inavouable dépit, d’autant que, selon l’usage immémorial des bonnes maisons, ce n’était jamais le premier-né, voué de toute éternité à continuer le nom et la fortune, mais toujours le cadet qu’on consentait à donner au Seigneur. Prêtre et desservant d’une paroisse crottée au fin fond de nulle part, Philippe a donc doublement dévié du chemin tracé.

4 Se trouvant par hasard à Paris dans les terribles journées de juin 1940, il a accepté de prendre en charge les trente pensionnaires de la pieuse Institution Péricand, qui doivent évacuer la capitale, et de les accompagner en lieu sûr pas très loin de son village. Il est juste de dire que cette Institution est organisée selon des principes excellents. Pour amender la mauvaise graine, on recourt à des méthodes éprouvées : saine activité physique, apprentissage de divers métiers, rejet de l’uniforme, qui pourrait fâcheusement rappeler le pénitencier. Certes, la discipline règne et l’on évolue au son du sifflet – il faut sans cesse rappeler à ces sauvageons la nécessité des règles –, mais enfin il ne s’agit en aucun cas d’un bagne d’enfants. Comme le dit le directeur, le but est bien de « dresser » les plus rebelles (p. 1488), mais surtout de réaliser ce que demande à l’Esprit Saint la belle hymne du Veni Creator : remettre droit ce qui est tordu, assouplir ce qui est raide, lubrifier ce qui est sec, en somme, au quotidien, faire advenir le miracle de la Grâce. D’après le chef d’établissement, les pupilles ne sont pas faciles, mais le fond est bon ; l’ivraie pousse en même temps que le blé, mais ne l’étouffe pas ; Dieu travaille discrètement à son champ, dans ces cœurs frustes qui peu à peu s’ouvriraient à sa lumière. Avec une remarquable cruauté, Némirovsky va s’employer à crever cette baudruche pseudo-spiritualiste.

5 « Je vous aime, pourquoi ne m’aimez-vous pas ? » (p. 1487). Telle est la question vertigineuse que semble poser le sourire doux et triste de l’abbé Philippe à sa troupe d’orphelins. De sa paternité spirituelle ils n’ont cure. À sa sollicitude ils ne répondent que par un silence contraint. Mais lui-même, est-il si sûr de les aimer ? Son âme délicate, au-delà de sa bonne volonté, se reproche de ne pas ressentir d’élan véritable vers ces déshérités auxquels il apporte une bonne nouvelle qu’ils entendent sans l’écouter. Il y a dans leur passivité une résistance inentamable, une opacité – en un tout autre contexte, Breton aurait dit « un infracassable noyau de nuit » – que rien ne semble pouvoir pénétrer : « Leur apparente docilité était affreuse. Malgré le baptême, malgré les sacrements de la communion et de la pénitence, aucun rayon sauveur ne venait jusqu’à eux. Enfants des ténèbres ils n’avaient même pas assez de force spirituelle pour s’élever jusqu’au désir de la lumière ; ils ne la pressentaient pas, ils ne la souhaitaient pas, ils ne la regrettaient pas » (p. 1489). Les théologiens définissent l’homme comme une créature « capax Dei ». De cette capacité, les jeunes repentis ou réputés tels sont apparemment tout à fait dépourvus. À toutes les tentatives pour trouver le chemin de leur cœur, obstrué par les ronces, ils opposent une surface lisse, qui n’offre aucune prise. Lèvres serrées, paupières baissées, fronts bas, ils déclinent tous les modes du refus. Leur pâleur, leur chétivité inquiètent comme l’indice d’on ne sait quel radical déficit d’être. Avec « de lourdes mains de tueurs » (p. 1490), les plus âgés inspirent l’aversion et même la peur. Face à ce troupeau ingrat, le pasteur troublé doit s’avouer que son amour vacille, sourdement découragé, comme si sa tâche d’éveilleur, de sourcier, s’avérait être surhumaine, pire : absurde. Évoquant ses petites ouailles auvergnates, il mesure à quel point, malgré les invitations d’En-Bas, la proximité de la nature a tout de même soulevé en elles un fond de sensibilité qui, lorsqu’il leur parle des supplices du Christ et de la goutte de sang qu’il a versée pour chacune d’entre elles, s’émeut et éclate en bouffées de tendresse, en tressaillements de pitié et d’horreur (p. 1489). Tiraillée entre des postulations antagonistes, leur conscience plonge dans un clair-obscur dostoïevskien, ou bernanosien (rappelons que Journal d’un curé de campagne a paru en 1936, et Sous le soleil de Satan dix ans plus tôt, et l’évidence s’impose qu’ici Némirovsky dialogue avec eux), pénombre vivante ou « ombre lumineuse », comme dit Bernanos [2], qui, jusque dans la nuit, laisse ses chances aux appels du Jour, alors que la sournoise, mais massive fin de non recevoir des gamins parisiens infectés, eux, sans remède, bouche toutes les issues et les cadenasse définitivement dans leur geôle. L’homélie que leur adresse le prêtre, les exhortant à la « confiance en Dieu » (p. 1490), à remettre leurs vies « entre Ses mains adorables et la paix divine descendra aussitôt en [eux] » (p. 1491), tombe à plat, suivie d’un ânonnement mécanique du Notre Père : tout se passe comme si le discours religieux, en roue libre, ne mordait pas sur des jeunes prématurément vieillis, endurcis, non pas déshumanisés (ce qui supposerait qu’ils ont été humains), mais, si l’on peut dire, a-humains, ou inhumains, pétris d’un limon têtu dont aucune étincelle jamais n’est venu animer l’épaisseur incurable.

6 C’est donc avec ces enfants moins humiliés que littéralement disgraciés que l’abbé Philippe se retrouve à errer sur les routes de l’exode. Il est évidemment tentant et à vrai dire inévitable d’exploiter le contraste, qui a saisi tous les contemporains, entre la splendeur de la saison et l’ignominie de la débâcle. C’est dans une apothéose de lumière heureuse que s’exhibent, sous ces cieux éclatants mais, semble-t-il, parfaitement indifférents, la misère des fugitifs, leur panique, leur retour à l’état de gibier traqué. Le monde est en fête, les oiseaux, les insectes s’affairent dans un univers parallèle qui, pourtant, incompréhensiblement, est bien l’univers réel, à côté des hommes, mais les ignorant absolument :

7

Il sembla à Philippe qu’il n’avait jamais entendu autant de chants vibrants et joyeux ni vu autour de lui de si nombreux essaims. Les rames à foin, les fraises, les cassis, les petites fleurs parfumées qui bordaient les parterres, chaque massif, chaque touffe, chaque brin d’herbe exhalait un doux ronronnement de rouet. Ces jardinets avaient été utilement soignés, avec amour ; ils possédaient tous un arceau couvert de roses, une tonnelle où demeuraient encore les derniers lilas, deux chaises de fer, un banc au soleil. Les groseilles étaient énormes, transparentes et dorées. (p. 1609)

8 Mais pour qui, ces festins offerts à profusion ? Pour personne, puisque le village a été abandonné. L’espèce qui, par son travail, à travers les générations, avait su aménager ce lieu pour y vivre une existence digne et sereine, a déserté. La communauté qui avait colonisé ce petit coin de la terre pour le rendre habitable, s’est retirée comme une vague, tandis que déferlent tout autour les puissances du chaos. Ce vide est rendu plus sensible encore par la plénitude débordante de la vie naturelle, qui explose selon les lois immuables de son cycle saisonnier, comme si de rien n’était, et que l’Histoire, dans ses bouleversements les plus radicaux, ne fût qu’une anecdote sans importance, un pli vite effacé sur le visage du donné, éternellement fidèle à soi parce qu’éternellement indemne des passions humaines et de leurs enjeux. Comme il est, pour l’homme, difficile d’admettre, voire impensable, qu’il ne soit que l’occupant provisoire d’un décor qui se passe de lui, et continuerait à vaquer à sa survie sans lui, l’esprit religieux tente de conjurer cette angoisse en inventant des fables consolatrices, ou en discernant dans la catastrophe des intentions providentielles, censées faire tourner à bien, sur le long terme, les malheurs du moment. Mais ce qui frappe plutôt, c’est le silence assourdissant du Ciel, où ne se laisse lire qu’une immense absence. Aucun Témoin transcendant, qui observerait, qui attendrait. Deus absconditus. Rendus à l’état sauvage, auquel ils n’avaient jamais été arrachés, les garçons n’ont nul sentiment de traverser une épreuve purificatrice, de souffrir au nom d’un Sens supérieur. Ils ne sont sensibles qu’à l’ivresse de leur soudaine liberté, qui leur permet de donner cours enfin aux envies que le carcan de l’éducation forcée avait tâché de contenir. Celle-ci avoue son impuissance et son échec complet dès que, toutes digues rompues, des circonstances exceptionnelles permettent à la nature de se lâcher. Emportée comme un fétu par le cyclone de la guerre, écaillée comme un vernis superficiel, la fragile pellicule extérieure disparaît à grande vitesse, pour laisser affleurer le tuf brutal, archaïque, qu’on avait, croyait-on, recouvert. En termes lévi-straussiens, le cuit retourne au cru. Que livrée à elle-même, la nature soit vicieuse, que le Mal soit premier, c’est ce que suggère Némirovsky, rejoignant le Lord of the flies de Golding, avec cette différence que les naufragés de l’écrivain britannique retrouvent le primitivisme de l’inné après avoir pleinement connu et intégré les acquis de la culture, tandis que dans Suite française les pseudo-rachetés ne font que rejoindre leur patrie profonde d’anarchie et de cruauté, qu’ils n’avaient abjurée que dans l’illusion imbécile d’adultes trop bien-pensants. Chez Golding, on redécouvre un dessous qu’on avait occulté ; chez Némirovsky, on a enfin les moyens de transgresser en plein jour l’interdit auquel on n’avait jamais adhéré. Dès que se desserrent les boulons de la machine sociale et morale qui les maintenait dans son corset artificiel, ils redeviennent qui ils sont vraiment, qui, en secret, ils n’ont jamais cessé d’être. Le meurtre des lézards (p. 1606) est le contraire d’un accident ou d’une manifestation d’immaturité ludique, qu’on pourrait corriger, mais le signe prémonitoire que ces âmes mortes vont pouvoir accéder à ce qui est pour elles la vie, la vraie, celle de la violence gratuite, de la pulsion de négativité assumée comme une vocation.

9 Devant ces visages verrouillés, l’abbé Philippe est accablé du sentiment de son inutilité spirituelle : « Cette loi d’amour qu’il avait tenue jusqu’ici pour presque facile, tant la grâce de Dieu en lui était grande, pensait-il humblement, voici qu’il ne pouvait pas s’y soumettre “alors que pour la première fois peut-être ce serait de ma part un effort méritoire, un sacrifice réel. Que je suis faible !” » (p. 1607). L’évidence du message évangélique se brouille, se corrompt, comme si non seulement le principe espérance, mais aussi la notion même d’innocence se trouvaient contaminés des plus louches ferments : le petit qui a du mal à marcher, et que Philippe saisit légèrement par le cou pour l’obliger à se redresser, se love contre lui de manière équivoque, s’offre à la caresse pédophile. Il n’est plus rien de pur dans ce monde : si, comme le dit Bernanos dans le Journal d’un curé de campagne, « l’enfer […], c’est de ne plus aimer » [3], on y est déjà. En proie à une crise aiguë de doute sur sa capacité à porter sa mission de semeur de la Parole, l’abbé s’éprouve dans l’impossibilité de prier, chute dans le jansénisme : « À ces pauvres êtres trop visiblement la grâce manquait […] » (p. 1607). Terrible constat, qui invalide toute sa vie. Il n’est pourtant pas quelqu’un que le scepticisme visite, il ne traverse pas périodiquement les déserts de l’acédie, qui abandonnent le croyant en quelque sorte « à mi-chemin entre Satan et Dieu ». Sa tentation personnelle est autre : « c’était une sorte d’impatience sacrée, le désir d’accumuler autour de lui des âmes délivrées, une hâte frémissante qui, dès qu’il avait conquis un cœur à Dieu, le jetait vers d’autres batailles, le laissant toujours frustré, insatisfait, mécontent de lui-même. Ce n’était pas assez ! non, Jésus, ce n’était pas assez ! […] Il connaissait quelque chose de pareil alors à l’avidité d’un avare qui amasse son or » (p. 1608). Là est paradoxalement sa faiblesse : dans ce désir impérialiste au fond, si ce n’est égoïste et orgueilleux, de thésauriser les mérites, comme enfant il jubilait de collectionner les prises, quand il pêchait dans la rivière, sans savoir qu’un jour il serait pêcheur d’hommes. Est-elle vraiment pour le Christ et de lui, cette surenchère dans la conquête qui est peut-être aussi insatiable besoin d’emprise, libido dominandi diaboliquement travestie en brasier de charité, en inlassable ferveur pour propager et partager le pain de Vérité ? Comme ses confrères bernanosiens, l’abbé Philippe, bourrelé de scrupules (dont ses supérieurs l’ont blâmé), se demande si ces excès de subtilité spirituelle lui sont soufflés par Dieu ou par celui que l’abbé Donissan (Sous le soleil de Satan) rencontre sur un chemin boueux, hypostasié en maquignon affable : le grand Innommable, que l’on préfère désigner par la prudente euphémisation de « l’autre », le jumeau noir et le singe du Très-Haut. En pleine détresse morale, sur la route écrasée de chaleur, sous le ciel où brillent les avions mortifères, le curé de campagne némirovskien rumine le possible mensonge sur lequel il a bâti son existence à chaux et à sable, comme la Jérusalem céleste, le « fester Burg » des chorals germaniques, et qui révèle sa dangereuse friabilité. Dans La Joie, Bernanos affirme que toujours et partout il n’y eut qu’un seul péché : « tenter Dieu ». Ce péché, l’abbé Philippe, à sa manière, l’aurait-il commis ?

10 L’atmosphère de scoutisme entraînant qu’il essaie de créer, avec une solidarité virile qui sonne faux (« mes gars ! »), sa risible pédagogie de botanique chrétienne sans doute inspirée de Chateaubriand (« Philippe leur montra les fleurs de la Vierge, étoiles à six pétales blancs, et celles de saint Joseph d’un lilas léger, presque rose », p. 1610) manifestent surtout le déni de l’imminence d’un effondrement central. Une illusion suprême est apportée par le feu de camp, lorsqu’une nuit paisible, qui ressemble à celle de Rameau (évoqué d’ailleurs par le titre Suite française), déploie « le calme enchantement de son mystère », comme dit le texte mis en musique par un artiste dont les brutes en rupture de repentir n’auront, malgré la harpe de Mme Péricand, jamais savouré l’harmonie. Dans l’ombre, le bon berger bénit ses agneaux vautrés dans l’herbe et leur murmure un « Pater amat vos » qui ne les atteint pas. Revenu à plus de sérénité, il s’en veut d’avoir pu un moment céder à la désespérance, récuser la nécessité et la fécondité de son ministère :

11

« Ô Jésus ! pardonne-moi ! C’était un mouvement d’orgueil, c’était un piège du démon ! Que suis-je ? Moins que rien, de la poussière sous tes pieds adorables, Seigneur ! Oui, sans nul doute, à moi que tu as aimé, protégé dès l’enfance, conduit vers toi, que n’es-tu en droit de demander ? Mais ces enfants… les uns seront élus… les autres… Les saints les rachèteront… Oui, tout est bien, tout est bon, tout est grâce ». (p. 1612)

12 La citation explicite de Bernanos [4], empruntée par lui à sainte Thérèse de Lisieux, semble sceller la réconciliation de l’abbé avec lui-même, avec ceux qui lui ont été confiés et avec Dieu, dans la grande respiration d’une nuit d’été, solennelle et sacrée peut-être, kantienne en tous cas : « Le ciel étoilé au-dessus de ma tête, la loi morale au-dedans de mon cœur ».

13 Le réveil est d’une soudaineté inouïe. Sans transition, Némirovsky fait succéder à cette stase méditative et poético-religieuse une explosion hystérique, insoutenable, où trente fauves brusquement déchaînés, pillant, dansant, chantant, en transe et ivres sans avoir bu, sous le fouet érotique et sadique du dieu du saccage, dévastent le monde sur lequel ils passent comme une tornade de destruction et de non-sens. Voler, casser, tuer, telle est la trinité de ces barbares, en qui se consomme la débandade de l’humanisme éducateur et rédempteur. Dans la débâcle générale du pays, il y a cette petite déroute obscure qui, à son échelle, n’est pas moins tragique, et paraphe aussi, à sa manière, la fin de ce qu’on croyait, ou feignait de croire, une civilisation. Lapidé par la horde en furie, l’abbé Philippe, qui avait rêvé d’être missionnaire et, par raffinement d’humilité, avait renoncé à cet héroïsme peut-être trop voyant, pour se plier à l’accomplissement des devoirs les plus banals, reçoit la palme du martyre, et aussitôt se met en branle la machine catholique à récupération : à la panoplie de ses rôles, Mme Péricand pourra ajouter celui, ô combien gratifiant, de mère d’un saint (p. 1617). Seul le cadet de Philippe, le généreux Hubert, à qui le liait une tendre affection sans mots, et qui, en quelques jours, mûri par l’épreuve, de chien fou qu’il était est devenu un homme sachant ce que veulent dire « danger, courage, peur, amour » (p. 1626), a compris le sacrifice de son grand frère et peut prier pour lui en toute authenticité.

14 Dans le Journal d’un curé de campagne, Bernanos écrit : « Le monde du péché fait face au monde de la grâce ainsi que l’image reflétée d’un paysage, au bord d’une eau noire et profonde. Il y a la communion des saints, il y a aussi une communion des pécheurs » [5]. Dans son tableau général d’une société en désastre, Irène Némirovsky a tenu à ménager un coin où se pose la question métaphysique de la présence agissante du mal dans le monde. Même à travers un sacerdoce exemplaire, la réponse chrétienne y apparaît aussi touchante qu’inefficace ou inadéquate. N’en déplaise à Rousseau, l’homme n’est pas né bon. Lorsque les convulsions de l’Histoire le jettent dans le maquis de ses instincts premiers, pour Némirovsky, contrairement à Claudel, le pire est toujours sûr, et le cri final du Soulier de Satin : « Délivrance aux âmes captives ! » demeure sans écho.

Notes

  • [1]
    Toutes nos références renvoient aux Œuvres complètes, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », t. II, 2011.
  • [2]
    Cf. Pierrette Renard, Bernanos ou l’ombre lumineuse, Grenoble, Ellug, 1990.
  • [3]
    Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, in Œuvres romanesques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1157.
  • [4]
    Ibid., p. 1259.
  • [5]
    Ibid., p. 1139.
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