1 Entrer dans l’échange, autrement dit dans la question de l’écriture, par un paradoxe qui ouvre à une critique de la notion même d’échange paraîtra une provocation. Contrairement à ce qui se murmure à mon sujet, la provocation n’est pas mon fort : elle suppose l’éclat, le scandale, en réalité l’espoir d’un « retour », d’un « dialogue », d’un « débat », bref, l’acquiescement au consensus. Quant à la notion de solipsisme, je suivrai ce qu’en dit Merleau-Ponty, à savoir qu’elle n’est pas un « effet de la propriété privée » mais « un parti-pris existentiel d’isolement et de méfiance » qui se « projette » dans l’« institution économique et dans la conception du monde ». On comprendra dès lors que je ne cherche pas à « dialoguer » ni à « débattre », les dés de ce jeu étant pipés, et le jeu lui-même excluant la contingence. Je me situe d’emblée hors dialectique ; je me contente de dire, de témoigner, de me tenir dans la pure affirmation, cette pureté fût-elle perçue comme guerrière – une dimension que je revendique, par ailleurs, la guerre ayant sa noblesse, et pouvant même être, pour paraphraser la formule de Clausewitz, la continuation de l’échange, donc de la littérature, par d’autres moyens.
2 J’affirme donc que je n’« échange » pas, que je ne « communique » pas, comme on le dit, aujourd’hui, intransitivement, dans le langage courant – celui, défiguré, mensonger, falsificateur, du journalisme, cette entreprise par laquelle on prétend « informer » mais grâce à quoi le pouvoir libéral élabore l’univocité d’un discours ayant fonction de miroir et prétention de vérité ; la vérité comme miroir déformant (flatteur, excessif) du narcissisme contemporain : voilà bien une situation dans laquelle l’échange est aussi un leurre – ce que révèle, justement, l’emploi intransitif des verbes échanger et communiquer, lequel signale, en outre, la position de domination absolue de l’instance qui informe, qui définit l’absolu d’un discours auquel, n’échangeant pas, ne communiquant pas, ne dialoguant pas, ne débattant pas, j’entends, moi, me soustraire par la seule affirmation de ce que je suis.
3 Dire, ce n’est donc ni échanger ni communiquer. C’est même tout le contraire. Le débat, le dialogue, au sens qu’ils prennent au sein de l’espace prétendument démocratique, sont des manifestations fallacieuses ou illusoires de l’échange. Au moins ont-ils le mérite d’identifier l’ennemi : celui que je suis devenu au sein du monde horizontal et, par conséquent, celui que l’Autre devient pour moi dans le mesure où il me dénie la qualité de témoin. L’horizontalité n’est pas seulement ce qui résulte de l’effondrement d’un monde déjà ancien et qu’on pouvait dire vertical ; elle est, cette horizontalité, le lieu, privilégié et infiniment prévisible, de la communication généralisée, de l’échange perpétuel, de la transparence absolue, d’une surveillance panoptique au sein d’un monde où, en réalité, le dialogue a disparu avec la valeur, la critique, le goût, la dialectique – depuis le dialogue platonicien jusqu’à ce qu’on a appelé dialogue entre les peuples, c’est-à-dire la culture, laquelle ne relève plus aujourd’hui que de l’idéologie du métissage global ou du placebo politique : la globalisation comme effondrement de la réciprocité au sein d’un fantasme d’inclusivité absolue, de la même façon que la communication est le mode d’existence falsifié de l’échange ; car il ne s’échange rien, ne se communique rien, dans le monde horizontal, où le Marché et le Droit définissent l’espace apparemment infini mais en réalité restreint, mesuré, surveillé, sinon perverti, de l’échange, et dans lequel l’Autre est devenu le Même sous la forme de simulacres, le faux ayant remplacé le vrai, la vérité n’étant plus que le prétexte du faux, et la transparence l’ombre du mensonge. C’est pourquoi l’Autre n’est plus que la métastase d’un narcissisme proliférant au sein de la grande maladie du sens dont la littérature peine à diagnostiquer les effets.
4 J’ai tout à l’heure prononcé le mot d’ennemi. Il découle du solipsisme. Celui d’adversaire serait cependant préférable. Il signale bien mieux la nature diabolique du capitalisme globalisé qui se propose sous le nom de Culture (ou de Spectacle, de Consommation, d’Ère du vide, d’Empire du Bien, de Monde liquide, voire de Démocratie) et qui est la négation même de l’Autre. L’Adversaire n’est pas l’Autre : il est le Démon, celui dont le nom est légion, rappelle l’Évangile. Le capitalisme est la dégradation infinie de l’Autre au nom même de l’altérité, ce par quoi l’Autre (celui qui donnerait à l’échange sa noblesse) se présente à moi tout en se dérobant, et c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre aujourd’hui la formule de Sartre : « L’enfer, c’est les autres », encore qu’on puisse y percevoir aussi l’Autre comme menace du nombre – de l’innombrable, de la masse. Telle serait en tout cas une des définitions possibles d’une perversion de l’échange : ce par quoi autrui n’est plus que le nombre, c’est-à-dire le Mal même ; puisque tout s’échange, c’est non seulement la valeur d’échange qui disparaît, mais aussi la valeur en tant que telle : l’échange est donc l’absolu de la perte, la prolifération de la non-valeur comme absence de risque, la négation même de l’échange.
5 Dans le monde horizontal, où tout s’échange sans fin et dans tous les sens, l’identité (c’est-à-dire ce à quoi m’oblige l’Autre comme préalable à l’échange) n’est plus qu’une fluctuation soumise à des cotes et des décotes, le plus souvent à la dépréciation, voire à la faillite, tout sens ayant été évacué, depuis Dieu jusqu’aux morts, aux fous, aux condamnés, aux enfants, aux animaux, même anthropologisés, et tout cherchant à se ressembler au sein d’un mimétisme devenu le régime général de l’identité. L’Homme est à présent l’unique puissance, et l’Humanité sa seule transcendance, laïcisée en destin politique de l’ère posthistorique, posthumaniste, sinon post-humaine. « Quand l’Homme se met à ressembler à l’Homme, les autres ne ressemblent plus à rien. » écrivait Baudrillard, dès 1976, dans L’Échange symbolique et la mort. L’Homme supposant la fin de l’Autre, donc de l’échange, il ne me reste plus, à moi, qu’à tenter d’échapper à la ruine de l’altérité, à n’être justement rien, à devenir le perdant, le rebuté, j’allais dire le raté, l’échoué, celui qui mise néanmoins sur une valeur (et non une dimension) évacuée par l’horizontalité et par l’échange perverti : le temps. En m’abandonnant au temps (le temps perdu, le temps intérieur, le temps humain, et non pas l’air du temps où j’achèverais de me perdre, encore moins le temps soumis au seul divertissement par lequel on souhaite le « tuer » en tentant de le séparer la contingence, ce qui est évidemment une des modalités de falsification générale), je peux faire de l’échec une vertu majeure : je me place délibérément hors de la symbolique de l’échange, au plus loin de l’Autre comme idéologie : dans la dimension sociale de l’échec. Il ne me reste plus qu’à écrire, encore et toujours, et à réduire les métaphores de l’adversaire, à les signaler comme leurres, à défaire autrui de sa dimension purement métaphorique, douteuse, illusoire – cette illusion pouvant même recevoir le nom d’éthique, en un détournement de la philosophie de Levinas ou de l’éthique protestante du capitalisme, laquelle a cependant donné lieu à toutes les dérives du libéralisme absolu, notamment la question de l’Autre telle qu’elle est pervertie par l’antiracisme devenu appareil idéologique d’État ou dans l’hégémonie postlittéraire du roman international, infiniment échangeable contre lui-même dans l’illimité de son insignifiance.
6 Qu’on ne s’y trompe pas : écrire n’est pas en appeler à l’Autre ; c’est se placer dans un dialogue sans réponse, un geste sans rétribution, une réciprocité toujours différée, un accord impossible mais qui résonne pleinement du geste par lequel on cherche la musique de l’accord. Écrire, c’est entrer dans l’écho comme attente, source d’espoir infiniment déçu mais cependant riche de cette déception – de ce décevoir, plutôt. Écrire, c’est accepter la perte, ce que d’autres ont appelé la part du feu. D’où l’écriture comme dimension supérieure, voire suprême de l’échange : un don sans contrepartie, un voyage sans retour, une sortie de l’économie positive de la métaphore (par exemple de la production romanesque internationale, sociale, bien-pensante, puissamment mimétique, généralement anglo-saxonne) pour entrer dans la négativité essentielle de l’écriture : la solitude, où même le don se vide de son intentionnalité ; solipsisme d’un échange dont l’impossibilité diffère cependant de la prolifération des simulacres de la communication (eux aussi prisonniers de la logique mimétique). Écrire reviendrait-il à « échanger » par-delà les simulacres ou bien à les remettre en jeu, sinon à faire leur jeu, à cause de la nature ambivalente du langage, par laquelle mes métaphores, en s’opposant à celles de la communication, seraient en quelque sorte perverties, car prises dans l’économie inévitablement spectaculaire de la publication ? Il y a là une fatalité, sinon un tragique de l’échange ; à nous, écrivains, de nous soustraire à la logique communicationnelle d’un jeu dont les règles sont fixées par un Programme auquel la littérature se dérobe, par nature autant que, si j’ose dire, par devoir ; cette dérobade, appelons-la le style.
7 Le style non pas en tant que le bien-écrire (un bien-écrire qui peut inclure jusqu’à l’absence de style ou la négation même de la littérature – ce que j’ai appelé « enfer du roman » ou « post-littérature »), mais le style en tant qu’il rappelle au Programme que, plus on communique, moins on échange, que plus on produit de romans, moins on écrit, et que la place de l’écrivain n’est nulle part, pas même dans la marge, la rébellion, la dissidence, qui sont, elles, des positions officielles, des rôles du Nouvel Ordre régissant l’horizontalité. Écrire, c’est donc parler depuis cet étrange lieu qu’est la nullité sociale de l’écrivain, son absence, même, l’ailleurs, le nulle part, le retrait, cette forme d’invisibilité, d’autisme, même, qu’est la solitude. Une solitude essentielle, dont Blanchot a magnifiquement parlé. Une solitude en fin de compte sans valeur politique : lui attribuer cette valeur reviendrait à nier la portée incommensurable d’une condition qui échappe ainsi à la contemporanéité perverse de l’échange, de la même façon que l’écriture n’implique pas forcément un dialogue avec le lecteur comme figure possible de l’Autre (cet Autre fût-il un écrivain dont la rencontre me détruirait, le surgissement du double étant signe de damnation autant que de l’impossibilité du dialogue). L’écriture est l’absence même de dialogue, en ce sens qu’écrivant, je suis dessaisi de mon texte au point de devenir mon impossible lecteur, en un geste qui me placerait dans ce dehors où je deviendrais l’Autre sans l’être vraiment, m’échangeant ainsi contre moi-même en pure perte. Le lecteur n’est donc pas l’Autre, et tout écrivain « échangeant » avec « ses » lecteurs entre dans une forme d’imposture dont l’ordre culturel contemporain a parfaitement défini les règles : celle par quoi se maintient un discours univoque, lénifiant, social, utilitaire, idéologique sur la littérature, sur l’art, sur le fait même de vivre.
8 C’est pourquoi l’écrivain doit s’insurger contre la Culture en tant qu’elle est une trahison perpétuelle de la pensée, de la langue, de l’héritage, de la vérité. La Culture, ou plutôt le Culturel, c’est-à-dire l’effondrement de l’échange dans le divertissement, le spectacle, la consommation, le bavardage, le soliloque infini du narcissisme petit-bourgeois devenu le modèle social et ontologique universel. L’écriture ne peut donc relever que de ce que j’appellerai l’échange solipsiste, paradoxe intenable, bien sûr, et dont la théorisation, si elle est possible, supposerait un texte antithétique ; un récit, probablement, une exploration de la nature fondamentalement autistique de l’écrivain : un autisme dont la clôture est, paradoxalement, le champ même du possible. C’est une des raisons pour lesquelles il n’y a plus de dialogue entre écrivains, aujourd’hui, pas même de querelles, comme celle qui opposa au xvii e siècle les Anciens et les Modernes (et qui a pris, dans les siècles suivants, parfois sous d’autres noms, une valeur paradigmatique) : l’horizontalité y a mis fin, les vrais dialogues ayant toujours eu lieu entre les vivants et les morts, comme Pascal et Montaigne, Proust et Saint-Simon, Gide et Goethe, Gracq et Chateaubriand, Borges et Kafka, Thomas Bernhard et Pascal, Guy Debord et le cardinal de Retz, Claude Simon et Faulkner ; dialogue insupportable à l’hédonisme contemporain pour lequel les morts sont morts, c’est-à-dire oubliés dans la terre de la langue d’où ils ne pourraient que revenir comme fantômes, évidemment non-rentables, non-hollywoodisables. L’échange fantomatique et la mort : voilà, pour détourner le titre de Baudrillard, une autre formulation possible de la condition de l’écrivain ; dans la clôture de mon autisme, où se réduit le monde par la vertu de l’échange solipsiste, je suis le revenant, le ténébreux, le spectre, celui qui revient hanter et pour lequel il n’y a pas d’exorcisme.
9 Écrire suppose, enfin, le risque comme figure inédite de l’échange, sa possibilité infinie, son invention perpétuelle, sa poésie, sa couleur, sa musicalité, son innocence, même. C’est donc la littérature qui, dans la non-valeur de l’échange contemporain, est en jeu comme non-contemporanéité absolue, c’est-à-dire dans cet extraordinaire dialogue avec soi non pas comme autre (loin de moi, la tarte à la crème rimbaldienne de ce je qui est un autre !), mais comme l’autre de soi, cette dimension sans site ni temps, ni même identité où, écrivant, je m’altère, suis menacé de disparition, m’absente dans l’espoir d’un retour à moi et enrichi de ce que j’aurai reçu d’autrui : une part de son mystère, de son amour, peut-être ; si bien que cet échange sans rétribution, la pureté de cette perte, ce dialogue avec l’étrangeté (voire l’étrangement) de soi qu’est l’écriture peut recevoir le nom d’échange : l’échange comme ciel du dialogue, son inscription dans le temps – dans une temporalité non dialectique, non métaphorique par laquelle je retrouverais l’unité du moi qui, dit Kierkegaard au début du Traité du désespoir, est « un rapport se rapportant à lui-même », ce qui se trouve dans « le rapport d’orientation intérieur de ce rapport », et « non plus le rapport mais le retour sur lui-même du rapport », autrement dit un échange fondateur, sinon l’essence même de l’échange, loin de cette pornographie qu’est devenue la figure innombrable d’autrui, là où écrire vise le difficile anonymat de l’échange, la littérature étant ce supplément d’identité qui se forge dans le mouvement où écrire et lire nous rappellent que la dualité est au service de l’Un, non pas dans un figement rituel mais dans le mouvement qui me porte vers l’Un et qui pourrait recevoir le beau nom d’amour.