Notes
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[1]
On sait que Jules Romains n’a pas été un témoin direct de la bataille de Verdun. Malade en septembre 1914, il a été affecté dans les services auxiliaires avant d’être réformé en décembre 1915.
-
[2]
Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, t. 3, Prélude à Verdun, Verdun, Robert Laffont (Bouquins), 2003, p. 99. Abréviation : HBV III.
-
[3]
Cahiers Jules Romains, n°7, « Les Dossiers préparatoires Hommes de bonne volonté », tomes XV et XVI, éd. par Maurice Rieuneau, Flammarion, 1987, p. 313.
-
[4]
L’historien et universitaire Gérard Canini, spécialiste de l’histoire de la bataille de Verdun, se réfère plusieurs fois à Verdun et considère cet ouvrage comme un « livre de reconstitution historique » (Combattre à Verdun, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1988, p. 58).
-
[5]
Jean-Jacques Becker, « Guerre et Histoire chez Jules Romains (À propos de Prélude à Verdun et de Verdun) », Cahiers Jules Romains, n°8, « Jules Romains face aux historiens contemporains », Flammarion, 1990, p. 199.
-
[6]
Ibid., p. 212.
-
[7]
Maurice Rieuneau, op. cit., p. 63.
-
[8]
Olivier Rony, Jules Romains ou l’appel au monde, Robert Laffont, 1993, p. 379.
-
[9]
Jules Romains, Notes sur les tomes XV et XVI, citée par Maurice Rieuneau, op. cit., p. 280.
-
[10]
Lettre de Jules Romains à André Cusenier, Cahiers Jules Romains, n°6, « Les Dossiers préparatoires des Hommes de bonne volonté », éd. par Annie Angremy, Flammarion, 1985, p. 116
-
[11]
Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 202.
-
[12]
HBV III, p. 11-12.
-
[13]
HBV III, p. 15.
-
[14]
Ibid., p. 20.
-
[15]
Ibid., p. 4.
-
[16]
Loc. cit.
-
[17]
« L’histoire culturelle de la Première Guerre mondiale plonge ses racines dans une approche de l’histoire en termes de mentalités qui trouve son origine dans l’entre-deux-guerres. Elle s’oriente aujourd’hui vers la notion capitale de “culture de guerre”, définie comme l’ensemble des représentations, des attitudes et des pratiques des années 1914-1918. Le terme même suggère le poids écrasant de cette culture sur les sociétés qui ont pris part au conflit ». Cette définition de la culture de guerre est proposée dans la conclusion de l’ouvrage collectif suivant : Centre de recherche de l’Historial de Péronne, 14-18, la Très Grande Guerre, Éditions du Monde, 1994, p. 258.
-
[18]
HBVIII, p. 6.
-
[19]
Ibid., p. 13.
-
[20]
Prise en charge par Clanricard dans le chapitre XIV de Prélude à Verdun, la condamnation des « attaques inutiles », à l’origine de très lourdes pertes, participe de la satire des généraux irresponsables et arrivistes.
-
[21]
Ibid., p. 19.
-
[22]
Loc. cit.
-
[23]
Pour désigner l’état-major, Jules Romains use d’une formulation générique et totalisante, « le haut-commandement » qui en donne le sentiment sinon d’une unanimité, à tout le moins d’une très large majorité faveur de l’offensive à outrance. Or, comme l’a bien montré Pierre Miquel, l’inefficacité de cette stratégie a conduit certains officiers généraux à refuser d’engager leurs hommes dans ces actions inutiles : « Les généraux protestent aussi. Curé le premier, qui a pu retrouver un commandement. Et Pétain qui refuse de faire monter en ligne la 31e division, faute de soutien d’artillerie. Et Franchey d’Esperey qui se plaint de manquer de munitions. Et Paulinier qui avertit ses chefs d’unité : ils n’ont pas le droit de lancer leurs hommes à l’attaque tant qu’ils ne sont pas sûrs que les défenses accessoires ont été neutralisées » (Pierre Miquel, Le Gâchis des généraux, éditions Plon, 2001, p. 109-110).
-
[24]
HBV III, p. 19-20.
-
[25]
Ibid., p. 342.
-
[26]
À Verdun, la densité du feu a été exceptionnelle, inouïe, si intense que l’horizon prenait l’aspect d’une fournaise. « Sur les quelques dizaines de kilomètres carrés de la bataille, soixante millions d’obus de tous calibres ont été tirés en 300 jours. Pour la seule journée du 21 février, un million d’obus allemands s’abattirent sur la rive droite de la Meuse. En huit semaines, du 21 février au 20 avril, les Allemands tirèrent plus de huit millions d’obus » (Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la grande guerre, Belin, 1996, p. 89).
-
[27]
HBV III, p. 66.
-
[28]
« Un océan de boue, parsemé de cadavres mutilés croupissant dans les trous d’obus, dégageant des odeurs pestilentielles au milieu des essaims de mouches – l’odeur de pourriture imbibait complètement le champ de bataille – tel fut le décor quotidien dans lequel continuèrent à combattre […] des hommes accablés par la faim, par la soif, par le manque de sommeil […] » (Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 90-91).
-
[29]
HBV III, p. 104.
-
[30]
Ibid., p. 106.
-
[31]
Ibid., p. 257.
-
[32]
Ibid., p. 213.
-
[33]
Ibid., p. 214-215.
-
[34]
Ibid., p. 214.
-
[35]
Ibid., p. 229.
-
[36]
Jules Romains, texte de présentation du volume XVI établi par Maurice Rieuneau, Cahiers Jules Romains, n°7, p. 135.
-
[37]
Ibid., p. 135.
-
[38]
Sur ce point, notre analyse diverge de celle de Maurice Rieuneau pour qui, dans les scènes relatives au front, « Jerphanion n’est qu’un personnage d’officier » (Guerre et Révolution dans le roman français 1919-1939, Klincksieck, 1974, p. 451).
-
[39]
HBV III, p. 243.
-
[40]
Ibid., p. 238-239.
-
[41]
HBV III, p. 202.
-
[42]
Comme l’a très bien montré Maurice Rieuneau la « question de la déformation de l’événement par les rapports, comptes rendus et communiqués est au cœur de la réflexion de Jules Romains dans ses deux livres » (Cahiers Jules Romains, n°7, p. 118).
-
[43]
HBV III, p. 202.
-
[44]
Robert Martin a clairement montré que dans l’usage oblique du verbe croire « deux univers de croyance se superposent, et le savoir contenu dans l’un ne coïncide pas nécessairement avec le savoir de l’autre ». La position du locuteur, « seulement suggéré [e] », relève d’un « non-dit, inévitablement perceptible [qui] crée une tension entre deux univers de croyance. […] mon croire à moi qui évoque le croire d’autrui est orienté en direction du faux » (Robert Martin, Langage et croyance, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p. 54 et 59).
-
[45]
HBV III, p. 220.
-
[46]
Dans ses « fiches sur les personnages », Jules Romains a inscrit ce commentaire à propos du général Duroure : « (cruel, ne recule jamais à l’idée d’un massacre peut-être inutile) » (Maurice Rieuneau, Cahiers Jules Romains, n°7, p. 166).
-
[47]
Ibid., p. 77.
-
[48]
René Rémond, « Le Personnel politique dans Les Hommes de bonne volonté », in Cahiers Jules Romains, n°8, « Jules Romains face aux historiens contemporains », Flammarion, 1990, p. 157.
-
[49]
Si l’on se réfère à la distinction opérée par Thomas Pavel, dans ce diptyque sur Verdun, le général Joffre relève de la catégorie de l’immigrant, – personnage historique intégré à la fiction avec le passé, les traits, les propriétés, les positions éthiques et idéologiques, les fonctions que lui reconnaît le discours historique –, non de celle du substitut : « La différence entre immigrants et substituts dépend de la fidélité de la représentation : alors que les immigrants qui élisent domicile dans les romans y apportent leur vraie personnalité, les substituts ne sont que des mannequins portant des masques manipulés et interprétés par l’écrivain » (Thomas Pavel, Univers de la fiction, Seuil, 1988, p. 42).
-
[50]
Cette rencontre est censée se dérouler le 22 mars 1916, le surlendemain de l’affaire encore mal élucidée du bois d’Avocourt – Malancourt. Le 20 mars, la 57e brigade composée des 111e et 258e régiments d’infanterie et commandée par le colonel Brümm, est neutralisée par les Allemands qui annoncent la capture de 2825 hommes de troupe et de 58 officiers. Le recoupement de témoignages indirects tend à indiquer qu’aucune résistance sérieuse n’a été opposée aux assaillants et que cette reddition a partie liée avec l’absence d’intervention opportune de l’artillerie française, autant qu’avec la démoralisation de très jeunes soldats épuisés. La plupart des prisonniers ont été exécutés et leurs corps détruits au lance-flammes.
-
[51]
Dans ses Souvenirs de commandement, De Langle de Cary relate ce voyage consécutif au bombardement de sa maison et cette entrevue avec Joffre, au cours de laquelle il lui raconte « le torpillage dont [il a] failli être victime […] » (Payot, 1935, p. 207).
-
[52]
Maurice Rieuneau, Guerre et Révolution dans le roman français, op. cit., p. 444.
-
[53]
HBV III, p. 25.
1 Comme l’a montré Maurice Rieuneau dans Les Dossiers préparatoires des « Hommes de Bonne Volonté », Jules Romains s’est longuement et précisément documenté [1] sur la première guerre mondiale en général, et sur la bataille de Verdun en particulier, avant de se lancer dans la rédaction des volumes XV et XVI des Hommes de bonne volonté. C’est au cours de l’année 1937 qu’il a entrepris de collecter des informations, de constituer des dizaines de fiches sur l’histoire de la guerre, sur les conditions de vie et de combat des poilus, sur les personnages. Il a consulté les catalogues et les fichiers de la Bibliothèque Nationale ainsi que les Archives de l’armée au Service historique de l’Armée. En plus des ouvrages historiques qui faisaient autorité comme l’Histoire de la grande guerre de Henry Bidou, Il a lu un grand nombre de témoignages rédigés notamment par des intellectuels combattants comme Charles Delvert et André Pézard, normaliens agrégés, auteurs respectifs d’une Histoire d’une compagnie et de Nous autres à Vauquois. La rédaction proprement dite des deux volumes a occupé les neuf premiers mois de l’année 1938, une gestation marquée par l’aggravation de la situation internationale avec, notamment, en mars 1938, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.
2Si l’on se fie à une lettre que Jerphanion destine à son ami Jallez la guerre relève de l’indicible : aussi le projet d’écrire la guerre se révèle-t-il une gageure, une voie sans issue : « Aucune lettre, aucune conversation, et encore bien moins aucune description de mauvaise littérature – il ne peut y avoir là-dessus que mauvaise littérature – ne t’en donnera une idée [2] ». Or, si les romans historiques, dans leur grande majorité, soulèvent les réserves des historiens tout en suscitant l’irritation mêlée d’incrédulité des témoins des événements évoqués, Prélude à Verdun et Verdun ont reçu un accueil chaleureux des anciens combattants, simples soldats ou gradés, comme le montre, par exemple, ce jugement du maréchal Pétain consigné dans une lettre adressée à Jules Romains le 30 janvier 1939 :
Vous avez su interpréter avec une rare pénétration les états d’âme différents d’un certain nombre de personnages intimement mêlés à ce drame, et dont les réactions, prodigieusement diverses, étaient la résultante des situations, d’éducations, d’âges et de milieux variés. Vous avez su montrer à quel point, chez certains d’entre eux, le devoir et une dure mais nécessaire discipline ont été acceptés par un héroïsme sans pose et sans phrases, presque inconscient. Vous avez établi pour la postérité un tableau véridique, où les silhouettes du combattant, du chef subalterne, de l’officier d’État-Major, se détachent avec un relief vigoureux [3].
4 De même l’historien [4] spécialiste de la première guerre mondiale Jean-Jacques Becker ouvre son article sur « Guerre et Histoire chez Jules Romains » en rappelant que Verdun « jouit sans aucun doute de la réputation d’un livre qu’il faut lire lorsqu’on s’intéresse à ce moment de la guerre de 1914 » [5] et le conclut en affirmant que « l’historien trouve largement son compte dans Prélude à Verdun et Verdun » [6]. En contrepoint de la trame historique, très dense, c’est au sein de dialogues, de lettres, ou de commentaires pris en charge par le narrateur, que se constituent de substantiels développements sur la vie des soldats, sur leurs motivations comme sur leurs préoccupations. Aux yeux de Maurice Rieuneau, c’est l’habile articulation de ces deux types d’énoncés qui est à l’origine du succès de ce diptyque : « Ce sont les multiples petits faits vrais, alliés à l’exactitude des réactions psychologiques et débarrassés des clichés conventionnels […] qui ont donné au texte de Verdun sa couleur d’authenticité et lui ont valu l’estime des anciens soldats du front et des anciens chefs » [7]. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure la réussite de ce diptyque, pierre angulaire des Hommes de bonne volonté, « pivot esthétique et idéologique » [8], a partie liée avec un traitement original du roman historique. Comment Jules Romains, qui s’appuie sur la conjonction « d’un effort de synthèse et de recréation » [9], parvient-il à marier les apports de l’esthétique unanimiste à la transposition fictionnelle d’événements et d’informations authentiques ? Comment met-il en œuvre l’approche définie dans une lettre adressée à André Cusenier : « Ce que tu me dis de la technique du récit, en particulier aux tomes XV et XVI, est très judicieux. Il est exact que j’ai romancé le moins possible. Aux événements “inventés” que je raconte correspondent toujours des événements vrais, de la même nature. Idem pour les personnages. Je m’étais largement servi, en particulier, du Musée de la Guerre, et des documents de première main qu’il rassemble (par exemple les journaux de compagnie) » [10] ?
5 Surprenant le lecteur par la visée informative et démystificatrice du propos inaugural, ce diptyque s’ouvre sous le signe de Clio. En effet, les trois premiers chapitres de Prélude à Verdun se présentent sous la forme d’un exposé historique sur la première guerre mondiale.
6 Le prélude dessine le cadre historique dans lequel s’inscrit la bataille de Verdun. Adoptant la perspective panoramique et synthétique de l’historien, – Jean-Jacques Becker estime à ce propos « que le romancier a su en finalement très peu de mots dire à peu près tout » [11] –, le narrateur analyse les motivations des deux peuples au moment de la déclaration de guerre avant de rappeler les plans respectifs des deux états majors. Il esquisse de manière très schématique l’évolution des premières opérations militaires en mettant en évidence quelques lignes de force stratégiques du commandement par le recours à la parole rapportée, à la citation collective ou implicite. Ainsi la formule récurrente « le million d’hommes », prêtée aux généraux des deux belligérants, connote-t-elle leur confiance dans le pouvoir du collectif, dans la force de percussion de la masse et leur indifférence pour le soldat en tant qu’individu. Le prologue est ponctué de paroles anonymes ou attribuées à un collectif : parmi ces occurrences, deux formules à valeur de slogan, « le coup décisif » et « le quart d’heure de plus », – que le contexte invite à attribuer à l’état-major des deux armées – réfèrent l’une au mythe de la percée, l’autre à l’évolution vers une guerre de siège.
7 Dans ce préambule, le romancier reprend la main en plaçant la relation des opérations militaires sous le signe de l’alternance des perspectives, de la polyphonie, de l’effet d’attente et de l’ironie. La rotation des points de vue est le procédé le plus récurrent : elle concourt à une impression de totalisation, spécificité de l’esthétique unanimiste, mais aussi à un effet de simultanéité et de contraste. Ainsi la présentation croisée des motivations des combattants allemands et français au début de la guerre met en évidence les déterminations historiques, culturelles et idéologiques des uns et les déterminations éthiques des autres. Dans le second chapitre, Jules Romains met en regard l’évolution des stratégies des belligérants au début de l’année 1915. Mais ce qui retient l’attention du lecteur ce sont les différentes voix qui s’inscrivent dans la trame textuelle. Le romancier procède à de subtils décrochages énonciatifs en recourant, par exemple, au pronom « on » pour faire entendre la voix du « million d’hommes », des combattants anonymes, hostiles à une guerre inutile :
L’on s’était un peu trompé au début, mais pas complètement. Sans aimer la guerre, Dieu sait ! on lui avait fait encore un peu trop confiance. Plus de doute maintenant. La guerre est quelque chose d’absolument mauvais, une entreprise stupide. Ce qu’elle peut produire de bon n’est rien auprès de ce qu’elle coûte. Il n’y a pas un seul but qui vaille que l’on fasse la guerre. Ou plutôt il n’y en a qu’un : détruire la guerre elle-même, la supprimer à tout jamais, la rayer de l’histoire des peuples [12].
9Par le biais de ce pronom, le lecteur partage les préoccupations, les souffrances, le désarroi des poilus. Dans ces deux volumes, où les repères temporels sont rares, les délégations de parole sous la forme de dialogues ou de lettres rendent sensible la simultanéité des échanges tout en créant un effet de totalité. La diversité des aspects du front est rendue par les interventions des personnages qui se retrouvent au centre de quatre secteurs : Jerphanion en Champagne, Clanricard à Vauquois, plusieurs officiers sur la rive droite au Bois d’Haumont, au Bois des Caures, Geoffroy et Wazemmes au Mort-Homme sur la rive gauche de la Meuse.
10 Les dispositifs tactiques mis en œuvre en Champagne, en janvier 1915, puis en Artois en mai 1915, sont évoqués de manière très précise en deux temps. D’abord portés à la connaissance du lecteur sous la forme de propos au discours direct prêtés au « Commandement », à ses perspectives, à ses plans, ils sont ensuite confrontés à la dure réalité des combats par un narrateur qui recourt à l’image pour tourner en dérision leur inefficacité : « Une bosse était remplacé par un creux. Tel fut le salaire de ce grand effort » [13]. Couplées à la relation des nombreux préparatifs de la seconde bataille de Champagne, celle qui débuta le 25 septembre 1915, les intentions stratégiques des généraux français sont longuement explicitées, sur deux pages et demi, au sein de développements au discours indirect libre : « le bombardement […] on le ferait durer bien davantage. Des jours entiers. On accumulerait la provision d’obus nécessaire » [14]. Après avoir ménagé un effet d’attente par une subdivision de nature psychologique et géostratégique, le romancier relate en une demi-page cette seconde bataille de Champagne, au cours de laquelle Cendrars fut gravement blessé à la ferme de Navarin.
11 Enfin, ce tableau de la première année de guerre est parcouru par une visée critique, par une prise de distance avec les discours communs comme avec les informations historiques. D’entrée de jeu, le narrateur tourne en dérision l’arrogance des Français, – autoproclamés « champions » [15] des pays démocratiques –, leur aptitude à s’ériger en modèle, en termes de démocratie et à effacer les spécificités des nations : « Mais le plus important était de prouver au monde qu’on restait […] le peuple […] qui avait constamment voulu que ses voisins eussent leur part, au besoin malgré eux, des formes de vie excellentes dont lui-même avait eu l’initiative » [16]. Ce sont aussi les discours consensuels, unanimes, simplificateurs et illusoires qui font l’objet de l’ironie d’un romancier toujours prompt à railler les impostures de la pensée, les mystifications comme les superstitions. Ces « braves pensées », au nombre desquelles figurent les slogans comme « la der des ders » ou « l’année 1915 », participent des représentations mentales que les historiens ont réunies sous l’appellation générique de « culture de guerre » [17] :
Courage donc ! La peine est sans précédent, les sacrifices démesurés. Mais le but, lui aussi est le plus sublime qui se soit jamais offert à des hommes […] Mais cette brave pensée était suivie d’une autre, comme de son ombre : « Il faut en tout cas que ça finisse cette année. » L’année 1915 marquerait la plus grande date de l’histoire du monde.
13 Usant tour à tour de l’antiphrase et de l’antithèse, le romancier prend pour cibles privilégiées les responsables de l’état-major : « Tout ce génie sur le papier, qui devait donner la victoire en trois semaines, n’en mit guère davantage à donner la défaite sur le terrain » [18]. Il exerce sa verve contre l’absence d’envergure, la médiocrité des généraux : « [Le Commandement] se gourmandait avec une vraie componction, et s’invitait chaque matin à avoir du génie (celui qu’il avait cru avoir étant resté sur le carreau). Pour le salut du pays […] Pour acquérir […] gloire et […] récompenses […] Mais aussi par excitation, entêtement, orgueil de technicien » [19]. Il réserve ses flèches les plus acérées contre les partisans des « petites attaques », des manœuvres de harcèlement [20] si coûteuses en pertes humaines. Il fustige la vilenie, la bassesse morale des officiers responsables de ces « saignements quotidiens » [21] et enclins à flatter les instincts les plus sombres comme « le goût de la chasse, l’amusement de l’aventure » ou encore « un rien de cruauté bon enfant » [22]. La satire de la stratégie de l’état-major français – en l’occurrence l’offensive à tout prix [23] –, trouve son expression rhétorique dans la métaphore filée de la scène sacrificielle des religions polythéistes : « Les états-majors ressemblaient à des croyants contraints à la discrétion par les circonstances. Mais chaque fois qu’ils le pouvaient, ils offraient à leur divinité un petit sacrifice semi-clandestin […] Les attaques locales, c’était le pigeon qu’on égorge sur un autel de fortune, pour que l’idole prenne patience jusqu’à l’immolation solennelle du taureau » [24].
14 Dans ce préambule où retentissent les voix de l’opinion publique et du commandement, la présentation des opérations militaires des deux premières années du conflit est étroitement corrélée à l’analyse des ressorts de la guerre, et à la critique vigoureuse de l’incapacité et de l’inhumanité de l’état-major, responsable d’offensives meurtrières et infructueuses. Cette vision collective, centrée sur des entités comme les soldats, l’opinion publique, ou le haut commandement, a pour effet de minorer les divergences de vues, voire les oppositions franches sur la stratégie de guerre qui se sont manifestées au sein de l’état-major.
15 En déployant une narration polyphonique et polyfocalisée, adossée sur plusieurs centres, Jules Romains brosse une fresque originale de la bataille de Verdun.
16 Fondée sur la mobilité de l’échelle d’observation et des foyers de vision, la composition de Prélude à Verdun et de Verdun place le lecteur dans une position privilégiée, lui confère un sentiment d’ubiquité. Dans Prélude à Verdun la voix du narrateur est relayée par celle de Jerphanion dans les lettres qu’il adresse à son épouse et à son ami Jallez. Après avoir épousé la perspective d’un narrateur-historien qui lui a présenté un exposé précis, dense et critique des opérations militaires, le lecteur partage d’abord la vision restreinte, les souvenirs, les rêveries et les méditations du lieutenant Jerphanion, à la tête d’une compagnie sur le front de Champagne, puis celle du lieutenant Clanricard sur la butte de Vauquois à la frontière de l’Argonne et de la Woëvre, avant de prendre connaissance des pensées d’un « grand chef », le général Duroure. Le mouvement d’élargissement focal se prolonge dans les trois chapitres suivants où les événements sont relatés selon l’optique du général Galliéni, du ministre d’État Gurau, enfin de Guillaume II. Puis, une alternance entre les épisodes situés sur le front et ceux situés à l’arrière est ménagée dans les chapitres 19 à 23 avec un aperçu des commentaires sur la guerre échangés dans un salon parisien. Comme dans un finale musical, les séries narratives se retrouvent, s’entrecroisent et se font écho dans l’ultime chapitre. Centré sur la période du 14 au 21 février, marqué par une accélération des événements et par une rotation rapide des perspectives autour de Clanricard, de Jerphanion et de Duroure, le dernier chapitre séduit le lecteur par un double effet de simultanéité et de stéréoscopie.
17 Si Verdun est bâti sur les mêmes principes de composition, les permutations de focalisation et de source énonciative, au sein d’un même chapitre ou d’un chapitre à l’autre, s’effectuent sur un rythme beaucoup plus soutenu. Tantôt le lecteur est conduit d’une partie du front à une autre, du Bois des Caures au Bois d’Haumont, du Bois de Ville au ravin d’Haudromont, tantôt il est introduit au sein du quartier général du général Herr à Dugny, ou encore parmi les officiers d’état-major réunis à Chantilly. En contrepoint de ces plans rapprochés sur les secteurs les plus sensibles du front se dessinent des échappées sur l’arrière : l’activité industrielle et fructueuse d’Harverkamp, les pensées du tourneur Maillecottin, ou encore la rencontre de Jallez et de Jerphanion, permissionnaire, à Paris. Dans le dernier chapitre, la trame fictionnelle s’efface au profit d’une page célèbre de l’histoire de Verdun, la résistance héroïque des soldats d’Avocourt et du Mort-Homme face à la violente attaque des divisions de Falkenhayn sur la rive gauche de la Meuse du 30 mars au 9 avril 1916, une résistance magnifiée le 10 avril par le maréchal Pétain dans un ordre du jour mémorable devenu un leitmotiv tout au long des années de guerre : « Courage… on les aura ! » [25]. Les informations sur les principales initiatives des belligérants sont tantôt disséminées dans la diégèse, tantôt réunies sous la forme de notes récapitulatives attribuées à des témoins. Ainsi, dans le chapitre XII de Verdun de jeunes officiers dressent un bilan de la première semaine de combat, évoquent la résistance héroïque du lieutenant-colonel Driant, la chute du fort de Douaumont, la nomination de Pétain à la tête de la IIe armée et son programme de renforcement de la défense du secteur de Verdun.
18 Portés par une visée documentaire, ces deux romans portent témoignage des conditions de vie dans les tranchées, comme sur la ligne du front. Verdun a été avant tout un combat d’artillerie. C’est ce déluge de fer et de feu que le romancier parvient à restituer [26]. Les explosions produites par les obus du canon de Cheppy, par les crapouillots ou encore par les mines, sont relatées avec une grande précision. Les effets pernicieux et dévastateurs des mines sont partiellement perçus par Clanricard : « Tout à coup, une secousse inimitable. […] Vous avez l’impression d’un déséquilibre radical, par suppression de tout point fixe […] Une secousse que suit aussitôt, pour achever de la caractériser, un grondement profond, rebondissant, que le sol tout en se dérobant vous transmet de divers côtés, et qui, finalement au lieu de s’épanouir, s’étouffe […] […] Puis, divers bruits de choses qui craquent […] de choses qui retombent, molles ou dures, ou pulvérulentes » [27]. C’est un tableau des épreuves de la vie quotidienne dans les tranchées que dresse Jerphanion dans une lettre à Jallez. Il met en évidence les souffrances matérielles endurées par les poilus – le froid, l’insuffisance du ravitaillement, la pluie, la neige, la boue, les poux, l’odeur épouvantable de la décomposition des cadavres [28], composante du « paysage ordinaire » [29] –, mais aussi les incidences morales de cette guerre en termes de rapport à la mort, de désacralisation de la vie. Aux yeux de Jerphanion, ce martyre a pour effet une régression des mentalités, comme le suggèrent ses allusions au Moyen Âge : « Nous sommes en train de retrouver des états d’esprit du Moyen Âge : l’irrévérence pour la carcasse humaine et pour la chair vivante ou morte […] la complaisance ricanante pour les aspects où le corps se dégrade, comme l’excrément, la charogne, le squelette […] le véritable hymne des tranchées, c’est le Dies irae » [30]. L’évocation des affrontements recouvre aussi d’autres zones de feu, comme les pistes conduisant aux premières lignes. Dans l’épisode relatant la progression de la compagnie de Jerphanion vers Haudromont, le 9 mars 1918, le champ de bataille est assimilé à un lieu de destruction, d’anéantissement. À la faveur d’une description ambulatoire, l’impression de confusion, de désordre, de chaos est rendue par des notations brèves et brutales : « Les abords de la piste […] étaient jonchés de débris : casques défoncés, tronçons de fusils, lambeaux de vêtements, bidons, carcasses de fourgons couchées sur le côté […] des cadavres de chevaux bordaient la piste […] » [31].
19 L’héroïsation des poilus n’est pas synonyme d’héroïsation des combats. La veine épique n’est pas sollicitée. Néanmoins, Jules Romains relate l’attaque allemande du 21 février dans le chapitre « Bataille de spectres ». Il compare les soldats enveloppés par la nuit à des fantômes, à des spectres ce qui confère aux combats une impression d’irréalité :
Tout le long de ces bois nocturnes, il y a ainsi un chapelet de plusieurs centaines d’engagements infimes, de bagarres dans les ténèbres, dont chacun ignore à peu près l’autre. On avance, ou l’on recule de quelques pas. On se bute à des pierres, à des monticules, à des plaques de tôle. On a le pied pris par un fil de fer. On marche sur quelque chose d’assez volumineux, qui grouille un peu sous le pied, et qui est sûrement un cadavre. […] l’on appuie un instant son fusil au parapet, et l’on tire sans viser une série de cartouches sur quelques-uns des fantômes dont on a des raisons de penser qu’ils sont d’en face […] [32]
21 L’emploi du pronom indéfini « on » ou d’un singulier collectif comme « une dizaine d’hommes » contribue à effacer l’individu, à lui substituer le collectif. Dans les ténèbres, la guerre a partie liée avec l’intuition, ou avec les automatismes : « cette mêlée […] comporte en nombre de ses points des sortes de passes, de figures, qui ne sont pas sans l’assimiler à un jeu […] une ribambelle d’équipes […] obéissaient […] à des conventions tacites » [33]. Le narrateur souligne l’inadaptation des décisions de l’état-major, mais aussi leur caractère surréaliste par le recours au polyptote : « Les renforts n’arrivent pas […] Mais les ordres arrivent » [34]. Insérés dans la trame narrative à une date postérieure à leur déroulement, les développements relatifs aux combats sont fréquemment motivés par l’échange d’informations entre les fantassins. Dans les premiers chapitres de Verdun, le recours à la perspective limitée s’accompagne du sommaire, d’une récapitulation des événements survenus pendant la première semaine de l’attaque allemande : « Ils surent d’abord […] Ils apprirent ensuite que les Allemands avaient fait précéder leur attaque « par un marmitage sans précédent. Les principaux caractères de cette préparation d’artillerie avaient été – outre sa brièveté et son intensité – le débordement des objectifs en largeur et en profondeur, afin de les isoler, et de diviser le champ de batailles en compartiments pratiquement étanches […] » [35]. Adossée sur une vision unanimiste du monde, la diversification des unités combattantes choisies comme foyers perceptifs et sources d’énonciation est particulièrement pertinente en termes d’exactitude historique. Elle a le mérite de rendre perceptibles les conditions réelles de combat à Verdun. En effet, en raison d’une topographie caractérisée par un grand nombre de collines, de ravins, d’éperons et de vallons, le morcellement des unités a transformé la lutte en une multitude d’affrontements éclatés, menés par de petits groupes que guidaient leur seule initiative et leur seul courage.
22 Si l’un des desseins du romancier est « d’encourager l’homme contre le destin » [36], la condamnation de la guerre, ce fléau suprême, constitue bien le principal enjeu idéologique de ce diptyque romanesque, rédigé au moment où « l’homme [est] en train de se laisser infliger une nouvelle défaite » [37]. Comme le révèlent les réflexions [38] de Jerphanion sur le front, ce sont les acquis de la civilisation et de la démocratie qui sont menacés. La guerre, source de barbarie, prive l’homme de ses facultés de révolte, d’indignation, et anesthésie son esprit critique : « […] la guerre […] est aussi une dégradation misérable de tout ce que la civilisation a mis debout et des mécanismes de l’activité humaine » [39]. Le caractère inouï du barrage de feu auquel sont soumis les fantassins, l’apocalypse du front balayé par les bombardements sont suggérés par l’image du brasier : « […] une vaste chose en flammes, encore invisible, mais qu’on entendait gronder, creusait une dépression qui aspirait le monde d’alentour. On était happées par une succion ; réclamés par une voracité. […] Il y des vies humaines dont le brasier ne voulait pas, qu’il rejetait sans les avoir brûlées, comme les pierres qu’on trie dans le charbon » [40]. La métaphore filée du brasier assimile la guerre à un cataclysme naturel, puis à un monstre en quête de proies humaines. Replacée dans le contexte de la publication de ce diptyque, à l’automne 1938, la mise en scène de l’horreur de la guerre vise à faire émerger une conscience collective, un mouvement d’opposition à tous les discours bellicistes.
23 A mi-chemin entre le roman historique traditionnel centré sur quelques personnages et l’essai historique organisé essentiellement en fonction des collectivités, des peuples, le roman historique unanimiste tend à effacer les frontières entre l’histoire et la fiction.
24 L’ancrage historique est particulièrement sensible dans les chapitres consacrés à l’État Major de Dugny ou au Grand État Major de Chantilly en raison de l’insertion de sources authentiques, utilisées conjointement par l’historien et par le romancier. C’est d’abord, au sein du chapitre III, l’utilisation de « l’ordre général n°15 » envoyé le 21 février par le général Herr, commandant de la région fortifiée de Verdun, à toutes ses unités. Cet ordre règlemente l’utilisation de la route qui conduit de Bar-le-Duc à Verdun, mais ne prévoit nullement l’élargissement de cette seule voie d’accès au front. Précisément contextualisée, authentifiée par la mention de son numéro d’enregistrement, éclairée par les circonstances de sa rédaction, jusque dans les raisons de l’addition d’un post-scriptum, cette pièce est mise en évidence par une signalétique textuelle : un espace typographique, une taille de police de caractères inférieure au texte narratif et une signature, celle du général Herr. Elle permet au lecteur de prendre la mesure de l’insuffisance des dispositions ordonnées par le général Herr, remplacé dès le 25 février par le général Pétain, qui, soucieux d’assurer la rotation des unités, l’acheminement des canons, des munitions et du ravitaillement, consacra une division à l’entretien de cette route dénommée « La Voie sacrée » par Maurice Barrès.
25 Trois chapitres plus loin, l’intégration dans le récit du premier communiqué publié par le Grand Quartier Général le 21 février sollicite la coopération du lecteur qui confronte le récit de ce bombardement inouï, de ce Trommelfeuer obtenu à partir de la mise en action de 1200 pièces d’artillerie, à la synthèse édulcorée, mensongère, transmise aux journaux et à la population : « Faible action des deux artilleries sur l’ensemble du front, sauf au nord de Verdun où elles ont eu une certaine activité » [41]. Sans procéder à une analyse de cette minoration de la réalité, de cette désinformation [42], le romancier met en doute l’efficacité de cette manipulation de l’opinion publique, par le biais de la modalisation des propos qui introduisent ce document : « le Grand Quartier Général crut pouvoir laisser passer [ce] communiqué » [43]. L’emploi oblique [44] du verbe croire suggère que le romancier prend ses distances avec la crédulité supposée d’un public aisément manipulable.
26 Dans le chapitre « Plainte à Chantilly », les sources consultées au service historique des Armées sont recyclées et thématisées, intégrées dans l’activité d’un officier d’état-major : le lieutenant-colonel G. porte à la connaissance du lecteur l’état des effectifs et des pertes au 11 mars et présente une vision très synthétique des fiches utilisées par les collaborateurs du général Joffre pour élaborer le plan de redistribution des unités.
27 L’utilisation de l’initiale du patronyme pour désigner cet officier, comme celle des astérisques de discrétion pour masquer le lieu où séjourne le général Duroure – « À L***, quand nous sommes partis, on n’entendait rien du tout » [45] –, donnent à penser que le romancier s’emploie à protéger des toponymes et anthroponymes réels en les soustrayant aux investigations d’un lecteur curieux. Ces procédés participent d’un processus de brouillage des frontières entre la fiction et l’histoire, également à l’œuvre dans le « message téléphoné » consécutif à « l’ordre général numéro 15 » qui figure dans le chapitre III de Verdun. Instruit par l’additif à cet ordre, le lecteur est fondé à authentifier « l’ordre téléphonique » inséré dans le chapitre X, d’autant plus que sa mise en page reproduit celle d’un message militaire. Or, ce message est à tout le moins hybride, infiltré par la fiction en raison de la mention du « groupement Duroure ».
28 Tout est mis en œuvre pour persuader le lecteur de l’authenticité du général Duroure, personnage pourtant inventé par Jules Romains. L’insertion de ce personnage dans Prélude à Verdun s’accompagne d’informations précises sur ses activités quotidiennes, présentées sur un ton mi-louangeur, mi-ironique, comme d’une notice biographique substantielle et très précise. Professeur à l’école de guerre, colonel proche de la retraite au début des hostilités, spécialiste de l’artillerie, comme Nivelle, il s’illustre « dans l’offensive de septembre [1914] », à la bataille de la Marne, où il décroche le grade de général de brigade. Par ces aspects, son itinéraire rappelle celui du général Pétain. Néanmoins, – et en cela il se différencie de Pétain –, ses choix stratégiques le portent à privilégier l’offensive [46]. Enfin, l’épisode relatant la destruction de sa maison à L*** par la bombe d’un zeppelin est directement inspiré du bombardement de la maison du général de Langle de Cary. Ce personnage imaginaire résulte donc d’un travail de croisement, de recomposition effectué à partir des parcours de plusieurs généraux. Porté par « un enthousiasme théorique » [47], cet officier s’essaie à la réflexion stratégique en publiant un article dans la très renommée Revue Des Deux Mondes.
29 Présenté comme un officier avisé et opportuniste, il est également doté d’une grande lucidité, mise en évidence par sa prise en considération des menaces de l’armée allemande, et d’une propension à la raillerie qui le conduit à stigmatiser la médiocre valeur militaire des « territoriaux », l’inefficacité des pièces de marine, ou encore l’insuffisance du dispositif organisé pour la défense de Verdun. Positionné avec son groupement en arrière du front, Duroure ne participe pas directement aux combats. Pourvu d’une épaisseur socio-historique, sémantique et fonctionnelle, il endosse les rôles du grand chef audacieux et ambitieux, versé dans l’art de l’artillerie, du théoricien de la stratégie militaire et de l’observateur clairvoyant et critique. Pour René Rémond, le général Duroure, doté d’une « consistance propre » « est en même temps très représentatif d’un type de militaire » [48]. En raison de cette construction narrative, le lecteur est fondé à authentifier cet officier supérieur, à le considérer au même titre que le général Galliéni, mis en scène dans une conversation avec Gurau dans un chapitre de Prélude à Verdun. Cet effet d’authenticité est renforcé par la rencontre entre Joffre et Duroure, entre l’immigrant et l’autochtone, pour reprendre la terminologie [49] narratologique, une rencontre précisément datée en raison de la référence à un événement tragique de l’année 1916, la défaillance de la 57e brigade au bois d’Avocourt-Maloncourt [50]. Si, sur le plan de la diégèse, dans cette scène dialoguée [51] les réparties de Joffre tournent en dérision l’inquiétude fébrile de Duroure, – par le biais de cette scène comique le narrateur épingle un travers de son personnage –, sur le plan de la narration elles contribuent à renforcer l’identité narrative de ce dernier sans pour autant aboutir à la déréalisation du chef d’état major des armées.
30 Ainsi, avec Prélude à Verdun et Verdun, Jules Romains renouvelle-t-il de manière significative l’esthétique du roman historique en fondant le roman historique unanimiste où l’être collectif, l’armée, qui se décline tantôt en vaste collectivité, tantôt en groupes restreints, tantôt en individus, fournit un vaste champ d’observation. La première spécificité de l’écriture narrative tient à la conjonction des choix esthétiques afférents à la composition, à l’instance et à la perspective narrative : au montage en parallèle, au morcellement de la trame narrative en micro-récits, en épisodes simultanés ou successifs progressant à la manière d’un film, s’ajoute le recours à la multiplication des voix narratives, et à la polyfocalisation. Ces procédés concourent à la mise en œuvre d’un changement d’unité de mesure, d’« échelle de vision » [52], pour reprendre une formule utilisée par Maurice Rieuneau. Cette facture romanesque inédite donne la possibilité d’explorer toutes les dimensions de l’espace géographique et de la hiérarchie militaire, Elle fait alterner « [le] côté astronomique et [le] côté moléculaire » [53], les visions proches, médianes et lointaines de la guerre en transportant le lecteur du front au quartier général de Dugny, de la Champagne au Grand Quartier Général de Chantilly, de l’arrière aux premières lignes.
31 La seconde spécificité de ces romans historiques édifiés sur des sources variées, sur une documentation de première main, résulte conjointement de la subordination de la diégèse à la chronique historique et de la porosité des frontières entre les énoncés fictionnels et les énoncés historiques. Si l’on considère enfin la lecture de l’événement historique par le romancier, Prélude à Verdun et Verdun se donnent à lire comme un engagement en faveur de la paix dans un contexte de crise internationale. Ces deux romans se signalent aussi par l’exactitude du tableau historique et par la pertinence des commentaires : ils mettent clairement en évidence d’une part l’incompétence et l’irresponsabilité d’un grand nombre d’officiers supérieurs présents sur le front comme dans les quartiers généraux, et, d’autre part, le courage, l’abnégation, le sens du sacrifice des soldats et des officiers subalternes, lucides, amers et révoltés, dans lesquels on reconnaît les seuls et authentiques hommes de bonne volonté.
Notes
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[1]
On sait que Jules Romains n’a pas été un témoin direct de la bataille de Verdun. Malade en septembre 1914, il a été affecté dans les services auxiliaires avant d’être réformé en décembre 1915.
-
[2]
Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, t. 3, Prélude à Verdun, Verdun, Robert Laffont (Bouquins), 2003, p. 99. Abréviation : HBV III.
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[3]
Cahiers Jules Romains, n°7, « Les Dossiers préparatoires Hommes de bonne volonté », tomes XV et XVI, éd. par Maurice Rieuneau, Flammarion, 1987, p. 313.
-
[4]
L’historien et universitaire Gérard Canini, spécialiste de l’histoire de la bataille de Verdun, se réfère plusieurs fois à Verdun et considère cet ouvrage comme un « livre de reconstitution historique » (Combattre à Verdun, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1988, p. 58).
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[5]
Jean-Jacques Becker, « Guerre et Histoire chez Jules Romains (À propos de Prélude à Verdun et de Verdun) », Cahiers Jules Romains, n°8, « Jules Romains face aux historiens contemporains », Flammarion, 1990, p. 199.
-
[6]
Ibid., p. 212.
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[7]
Maurice Rieuneau, op. cit., p. 63.
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[8]
Olivier Rony, Jules Romains ou l’appel au monde, Robert Laffont, 1993, p. 379.
-
[9]
Jules Romains, Notes sur les tomes XV et XVI, citée par Maurice Rieuneau, op. cit., p. 280.
-
[10]
Lettre de Jules Romains à André Cusenier, Cahiers Jules Romains, n°6, « Les Dossiers préparatoires des Hommes de bonne volonté », éd. par Annie Angremy, Flammarion, 1985, p. 116
-
[11]
Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 202.
-
[12]
HBV III, p. 11-12.
-
[13]
HBV III, p. 15.
-
[14]
Ibid., p. 20.
-
[15]
Ibid., p. 4.
-
[16]
Loc. cit.
-
[17]
« L’histoire culturelle de la Première Guerre mondiale plonge ses racines dans une approche de l’histoire en termes de mentalités qui trouve son origine dans l’entre-deux-guerres. Elle s’oriente aujourd’hui vers la notion capitale de “culture de guerre”, définie comme l’ensemble des représentations, des attitudes et des pratiques des années 1914-1918. Le terme même suggère le poids écrasant de cette culture sur les sociétés qui ont pris part au conflit ». Cette définition de la culture de guerre est proposée dans la conclusion de l’ouvrage collectif suivant : Centre de recherche de l’Historial de Péronne, 14-18, la Très Grande Guerre, Éditions du Monde, 1994, p. 258.
-
[18]
HBVIII, p. 6.
-
[19]
Ibid., p. 13.
-
[20]
Prise en charge par Clanricard dans le chapitre XIV de Prélude à Verdun, la condamnation des « attaques inutiles », à l’origine de très lourdes pertes, participe de la satire des généraux irresponsables et arrivistes.
-
[21]
Ibid., p. 19.
-
[22]
Loc. cit.
-
[23]
Pour désigner l’état-major, Jules Romains use d’une formulation générique et totalisante, « le haut-commandement » qui en donne le sentiment sinon d’une unanimité, à tout le moins d’une très large majorité faveur de l’offensive à outrance. Or, comme l’a bien montré Pierre Miquel, l’inefficacité de cette stratégie a conduit certains officiers généraux à refuser d’engager leurs hommes dans ces actions inutiles : « Les généraux protestent aussi. Curé le premier, qui a pu retrouver un commandement. Et Pétain qui refuse de faire monter en ligne la 31e division, faute de soutien d’artillerie. Et Franchey d’Esperey qui se plaint de manquer de munitions. Et Paulinier qui avertit ses chefs d’unité : ils n’ont pas le droit de lancer leurs hommes à l’attaque tant qu’ils ne sont pas sûrs que les défenses accessoires ont été neutralisées » (Pierre Miquel, Le Gâchis des généraux, éditions Plon, 2001, p. 109-110).
-
[24]
HBV III, p. 19-20.
-
[25]
Ibid., p. 342.
-
[26]
À Verdun, la densité du feu a été exceptionnelle, inouïe, si intense que l’horizon prenait l’aspect d’une fournaise. « Sur les quelques dizaines de kilomètres carrés de la bataille, soixante millions d’obus de tous calibres ont été tirés en 300 jours. Pour la seule journée du 21 février, un million d’obus allemands s’abattirent sur la rive droite de la Meuse. En huit semaines, du 21 février au 20 avril, les Allemands tirèrent plus de huit millions d’obus » (Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la grande guerre, Belin, 1996, p. 89).
-
[27]
HBV III, p. 66.
-
[28]
« Un océan de boue, parsemé de cadavres mutilés croupissant dans les trous d’obus, dégageant des odeurs pestilentielles au milieu des essaims de mouches – l’odeur de pourriture imbibait complètement le champ de bataille – tel fut le décor quotidien dans lequel continuèrent à combattre […] des hommes accablés par la faim, par la soif, par le manque de sommeil […] » (Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 90-91).
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[29]
HBV III, p. 104.
-
[30]
Ibid., p. 106.
-
[31]
Ibid., p. 257.
-
[32]
Ibid., p. 213.
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[33]
Ibid., p. 214-215.
-
[34]
Ibid., p. 214.
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[35]
Ibid., p. 229.
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[36]
Jules Romains, texte de présentation du volume XVI établi par Maurice Rieuneau, Cahiers Jules Romains, n°7, p. 135.
-
[37]
Ibid., p. 135.
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[38]
Sur ce point, notre analyse diverge de celle de Maurice Rieuneau pour qui, dans les scènes relatives au front, « Jerphanion n’est qu’un personnage d’officier » (Guerre et Révolution dans le roman français 1919-1939, Klincksieck, 1974, p. 451).
-
[39]
HBV III, p. 243.
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[40]
Ibid., p. 238-239.
-
[41]
HBV III, p. 202.
-
[42]
Comme l’a très bien montré Maurice Rieuneau la « question de la déformation de l’événement par les rapports, comptes rendus et communiqués est au cœur de la réflexion de Jules Romains dans ses deux livres » (Cahiers Jules Romains, n°7, p. 118).
-
[43]
HBV III, p. 202.
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[44]
Robert Martin a clairement montré que dans l’usage oblique du verbe croire « deux univers de croyance se superposent, et le savoir contenu dans l’un ne coïncide pas nécessairement avec le savoir de l’autre ». La position du locuteur, « seulement suggéré [e] », relève d’un « non-dit, inévitablement perceptible [qui] crée une tension entre deux univers de croyance. […] mon croire à moi qui évoque le croire d’autrui est orienté en direction du faux » (Robert Martin, Langage et croyance, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p. 54 et 59).
-
[45]
HBV III, p. 220.
-
[46]
Dans ses « fiches sur les personnages », Jules Romains a inscrit ce commentaire à propos du général Duroure : « (cruel, ne recule jamais à l’idée d’un massacre peut-être inutile) » (Maurice Rieuneau, Cahiers Jules Romains, n°7, p. 166).
-
[47]
Ibid., p. 77.
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[48]
René Rémond, « Le Personnel politique dans Les Hommes de bonne volonté », in Cahiers Jules Romains, n°8, « Jules Romains face aux historiens contemporains », Flammarion, 1990, p. 157.
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[49]
Si l’on se réfère à la distinction opérée par Thomas Pavel, dans ce diptyque sur Verdun, le général Joffre relève de la catégorie de l’immigrant, – personnage historique intégré à la fiction avec le passé, les traits, les propriétés, les positions éthiques et idéologiques, les fonctions que lui reconnaît le discours historique –, non de celle du substitut : « La différence entre immigrants et substituts dépend de la fidélité de la représentation : alors que les immigrants qui élisent domicile dans les romans y apportent leur vraie personnalité, les substituts ne sont que des mannequins portant des masques manipulés et interprétés par l’écrivain » (Thomas Pavel, Univers de la fiction, Seuil, 1988, p. 42).
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[50]
Cette rencontre est censée se dérouler le 22 mars 1916, le surlendemain de l’affaire encore mal élucidée du bois d’Avocourt – Malancourt. Le 20 mars, la 57e brigade composée des 111e et 258e régiments d’infanterie et commandée par le colonel Brümm, est neutralisée par les Allemands qui annoncent la capture de 2825 hommes de troupe et de 58 officiers. Le recoupement de témoignages indirects tend à indiquer qu’aucune résistance sérieuse n’a été opposée aux assaillants et que cette reddition a partie liée avec l’absence d’intervention opportune de l’artillerie française, autant qu’avec la démoralisation de très jeunes soldats épuisés. La plupart des prisonniers ont été exécutés et leurs corps détruits au lance-flammes.
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[51]
Dans ses Souvenirs de commandement, De Langle de Cary relate ce voyage consécutif au bombardement de sa maison et cette entrevue avec Joffre, au cours de laquelle il lui raconte « le torpillage dont [il a] failli être victime […] » (Payot, 1935, p. 207).
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[52]
Maurice Rieuneau, Guerre et Révolution dans le roman français, op. cit., p. 444.
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[53]
HBV III, p. 25.