Couverture de R2050_047

Article de revue

Dans l’ombre de la guerre

Pages 17 à 28

Notes

  • [1]
    Le Mémorial du petit jour, p. 302. En dehors des trois romans étudiés toutes nos références renvoient aux œuvres complètes de Pierre Mac Orlan, publiées par Edito-Service S.A., Genève, 1970-1971, 25 volumes non numérotés, distribués par le Cercle du Bibliophile.
  • [2]
    Le Fantastique, p. 341.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    André Malraux, « Malice », La N.R.F., mai 1923.
  • [5]
    Éliane Tonnet-Lacroix, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Publications de la Sorbonne, 1991, p. 286 (l’auteur illustre par des exemples nombreux et variés l’influence de la guerre sur l’imaginaire des écrivains de cette génération).
  • [6]
    Le Bataillonnaire, p.200.
  • [7]
    Préface aux Propos d’infanterie, 1936.
  • [8]
    Drieu La Rochelle, « La Vénus internationale », La N.R.F., oct. 1923.
  • [9]
    Cité par Bernard Baritaud dans Pierre Mac Orlan, sa vie, son temps, Droz, 1992, p. 152.
  • [10]
    On pense notamment au premier chapitre de « L’Artois », pp. 53-63.
  • [11]
    Cf. Francis Lacassin, Préface au Quai des brumes, édition Folio, p. VIII.
  • [12]
    Rappelons que l’action du roman se déroule « deux ou trois ans avant la déclaration de guerre » (p. 126) et son épilogue à « la fin de l’année 1919 » (p. 145).
  • [13]
    Antonin Artaud, « La Cavalière Elsa », Action, n° hors série, 1921-1922.
  • [14]
    Cf. Éliane Tonnet-Lacroix, Après-guerre et sensibilités littéraires, op. cit., p. 109. L’auteur insiste en particulier sur la figure récurrente de l’amazone.
  • [15]
    Jean-L. Gourg, « Pierre Mac Orlan et les soldats », Cahiers du CERCLEF (Université Paris XII Val-de-Marne), n°1, 1984, p. 43.
  • [16]
    La Petite cloche de Sorbonne, p. 26.
  • [17]
    Voir à ce sujet le livre d’Éliane Tonnet-Lacroix.

1 Sur l’imaginaire des écrivains, il existe une littérature abondante et souvent riche. À côté des multiples monographies consacrées à tel ou tel « univers imaginaire », des ouvrages théoriques s’efforcent de saisir les ressorts plus ou moins inconscients de la création littéraire, ses structures anthropologiques ou socio-historiques, ses matériaux mythiques ou thématiques, ses motivations psychanalytiques. Mais pour l’écrivain, l’imaginaire n’est pas seulement cette force obscure qui le traverse et souvent le dépasse ; c’est aussi une part tout à fait consciente de son activité et de son existence ; c’est tout à la fois son loisir et son fonds de commerce. L’usage de l’imaginaire relève ainsi d’une sorte de jeu lucide et passablement ambigu, qui n’est pas sans intérêt pour la compréhension des œuvres, et sur quoi on ne s’interroge pas si fréquemment. Il faut dire que l’écrivain, en règle générale, se garde bien de divulguer les recettes de sa cuisine personnelle, ménageant entre lui et son œuvre un espace de brumes ou de mystères, qui est tout à l’avantage de l’un et de l’autre. À moins qu’il ne choisisse, avec un brin de dérision, voire un certain penchant pour l’humour noir, de se montrer lui-même aux prises avec ses inventions.

2 C’est précisément le cas de Pierre Mac Orlan, qui ne manque jamais une occasion, dans ses préfaces, ses chroniques ou ses essais, d’attirer l’attention sur les ficelles de son métier. Dans les textes de sa vieillesse en particulier, il a souvent rappelé sa conception de l’écriture, qui consiste pour lui à organiser des matériaux saisis dans la disponibilité de la jeunesse :

3

À mon avis, la jeunesse est une période de l’existence humaine qui n’est pas sans utilité: elle aide à la création des souvenirs et permet d’entasser des matériaux qui, le moment venu, pourront lutter convenablement contre la déchéance physique qui, elle, ne se nourrit pas de souvenirs balsamiques. Un vieil homme est un appareil de résurrections laborieuses dont les diverses pièces sont solides, en principe [1].

4 L’image exemplaire de ce processus est celle de la plaque sensible, que l’écrivain utilise à diverses reprises, en grand amateur et bon connaisseur de l’art photographique qui est un peu un modèle pour l’art du romancier, lui aussi voué à saisir et sauvegarder des images exemplaires. Dans ses derniers textes, Mac Orlan s’intéresse plus généralement à tous les supports qui peuvent constituer les révélateurs privilégiés d’un certain univers imaginaire : les chansons, les disques, le cinéma, les photographies, les livres… Mais, bien avant au cours de sa carrière, il avait déjà évoqué ce bricolage lucide de l’invention littéraire qui est une des caractéristiques constantes de son œuvre. On retiendra, par exemple, les ingrédients d’un « romantisme d’après-guerre », dont la liste tragi-comique termine le petit essai sur le fantastique [2] ; ingrédients employés par le cinéma mais que le roman ne désavouerait pas et qui entrent, bien sûr, dans la composition de l’univers mac orlanien. Qu’on en juge par ces quelques échantillons : « le vent, la pluie, la disparition du soleil en France ; l’instabilité du change ; les écarts de la sensualité ; la campagne immobilisée, pour les citadins mobilisés, sous son aspect de guerre ; la peur… ». Et l’auteur de conclure :

5

C’est avec tous ces éléments et d’autres que le romantisme contemporain cherche comme une bête encore dans la nuit la porte qui lui permettra une entrée en scène, parée de toutes les chances, je ne dis pas de succès, mais de réussite [3].

6 C’est assez dire qu’on a bien affaire ici à un imaginaire consciemment fabriqué. Mais encore faut-il, pour que cet imaginaire « réussisse », pour qu’il soit partagé, que son créateur sache saisir et traduire littérairement ses éléments les plus éloquents, ces « bons conducteurs » dont il parle si volontiers. Or, c’est précisément cette qualité, cette aptitude à appréhender la matière, le climat particulier d’une époque, qui a été saluée par les meilleurs critiques du romancier parmi lesquels – et non des moindres – Drieu La Rochelle ou Malraux :

7

… il tente de fixer l’aspect plus que la passion ; l’angoisse plus que l’amour ; de noter ce que notre temps comporte de spécial. Il s’est ingénié à le caractériser par ce qui le caractérisera dans cent ans, de la même façon qu’il le caractérise aujourd’hui ; non par ce qu’il apporte mais par ce qu’il possède de singulier, de transitoire, et qui doit disparaître avec lui [4].

8 On cherchera à montrer, dans les pages qui suivent, comment l’œuvre romanesque de Pierre Mac Orlan construit et met en œuvre un imaginaire personnel qui donne à son époque une couleur singulière, subjective sans doute, mais tout à fait saisissante et séduisante. Dans cette perspective, on s’intéressera plus précisément à l’imaginaire de la guerre, qui est le lien essentiel entre les trois romans abordés ici.

9 *

10 L’univers de Mac Orlan, comme celui de bon nombre de ses contemporains, est en effet dominé par l’ombre de la guerre, dont l’importance dans le champ littéraire a notamment été analysée et illustrée par Éliane Tonnet-Lacroix, dans un ouvrage qui s’achève sur cette constatation :

11

Même lorsqu’elle n’a pas créé du nouveau, la guerre a jeté un jour nouveau sur toutes choses. Elle a donné une coloration tragique à la vie littéraire et lui a inspiré un souffle neuf [5].

12 Mac Orlan résume cette coloration tragique par une formule simple : « Les hommes portent la guerre en eux comme une maladie secrète » [6] ; formule que Gibson, l’un des protagonistes du Bal du Pont du Nord, reprend à son compte :

13

Tous ceux qui ont été des combattants sont malades de la guerre sous une forme ou sous une autre. Le monde entier a attrapé la guerre et n’est pas encore guéri de cette maladie. Si vous voulez le comprendre, je suis comme un malade gravement touché qui étudie avec lucidité et inquiétude les plus petits symptômes de son mal
(BPN, p. 60).

14 Même si les personnages de ce roman affirment, comme Mac Orlan lui-même, qu’ils détestent la guerre, ils en éprouvent tous, à des degrés divers, une obsession teintée de nostalgie :

15

… nous en arrivions toujours à parler de la guerre, à la commenter avec aigreur, avec passion et, pour finir, avec une mélancolie lyrique…
(BPN, p. 40).

16 C’est ainsi, par exemple, que M. Gibson refait chaque année la même promenade, en souvenir de la nuit de Zeebrugge, dont la date et les images sont restées gravées à jamais dans sa mémoire.

17 Cette obsession de la guerre est commune à presque tous les personnages de Mac Orlan. C’est à elle, en grande partie, qu’ils doivent ce caractère profondément pessimiste et désabusé qu’on peut retrouver chez le Bogaert de La Cavalière Elsa :

18

– Nous verrons la guerre, déclara Bogaert, quelle guerre ? je n’en sais rien, mais la dernière ne fut pas assez exterminatrice. Dans un match comme ce dernier, il faut frapper jusqu’à la mort d’un des adversaires… au finish
(CE, p. 90).

19 Les trois romans étudiés ici résument assez bien la sensibilité d’une génération tour à tour inquiétée par la menace sournoise de la guerre (comme le peintre du Quai des brumes qui voit la mort derrière les scènes les plus innocentes), écrasée par sa progression dévastatrice et hantée par son souvenir indélébile.

20 Des personnages au romancier, la distance n’est jamais si grande et ce dernier avoue volontiers les mêmes obsessions, en prenant soin de préciser toutefois qu’elles se traduisent sous une forme littéraire :

21

La guerre est ainsi devenue un élément brut, informe, une manière de vivre quelques années de vie, dont la puissance ne peut être utilisée que dans le domaine clandestin des transpositions. Les hommes de mon âge sont quotidiennement influencés par les préjugés et les lois de l’arme où ils ont servi. Pour moi, c’est l’infanterie. J’utilise un esprit littéraire de fantassin pour vivre [7].

22 En outre, la dimension européenne qui est celle de la guerre marque profondément toute l’œuvre de Mac Orlan. Dans La Cavalière Elsa comme dans Le Bal du Pont du Nord, la guerre rassemble plus qu’elle ne les oppose des personnages de nationalités diverses, et l’espace romanesque est aussi un espace international, parcouru de Sébastopol à Paris, ou aperçu depuis cette espèce de carrefour que constitue la Flandre, unie à l’Angleterre et à l’Allemagne par de secrètes ramifications. Même un roman aussi localisé que Le Quai des brumes n’est pas dépourvu de quelques ouvertures sur l’espace européen : Jean Rabe revient d’Italie, le peintre évoque ses souvenirs d’Allemagne, des souvenirs qui ont quelque chose de prémonitoire puisque le regard du peintre est très exactement un révélateur de la mort, celle-là même que la guerre va répandre sur tout le continent. Mais l’Europe n’est pas seulement le cadre dans lequel se déroule l’action romanesque. Pour un romancier qui a été correspondant de presse en Angleterre et en Allemagne, qui a lui-même combattu, elle matérialise les forces contradictoires qui agitent et bouleversent une époque, comme le souligne très bien Drieu La Rochelle :

23

Mac Orlan est obsédé par son idée, il voit l’Europe assiégée par l’avenir. […] C’est un reporter halluciné qui court, la pipe en feu, d’un bout à l’autre de son continent, flairant l’orage au-dessus des pistes pour Rolls qui mènent des usines de Courbevoie à Deauville, à des tournants de chemin au fond de la campagne, sur les grands fleuves qui ouvrent un pays en deux, dans le secret suffocant d’une maison aperçue à la sortie d’un tunnel. Il n’y a que deux ou trois écrivains français qui sentent leur Europe comme Mac Orlan (Giraudoux, Morand…) Mac Orlan, mieux que le quai d’Orsay, est sensible à toute dépression atmosphérique dans l’Europe orientale [8].

24 Ainsi, la guerre est omniprésente chez Mac Orlan ; elle conditionne largement son imaginaire et elle est bien plus qu’un événement historique, un phénomène social ou un drame humain : elle tend à devenir une attitude, un état d’esprit historiquement et géographiquement situé, qu’un individu lucide ne peut considérer qu’avec un mélange d’intérêt et de dérision. C’est peut-être cette position ambiguë qui distingue Mac Orlan de beaucoup de ses contemporains et qui, dans les histoires littéraires, le laisse en marge des écrivains de la Grande Guerre, malgré plusieurs livres et un assez grand nombre de textes qui lui sont consacrés. Ses Poissons morts furent accueillis avec réserve et le jugement (peu impartial sans doute) de Jean Norton Cru peut résumer l’impression qu’ils laissèrent :

25

[L’humour] dont Giraudoux et Mac Orlan usent et abusent dans leurs souvenirs de guerre est illégitime, faux, révoltant. Il consiste à présenter la guerre comme une grosse plaisanterie, une farce grotesque qu’il ne faut pas prendre au sérieux. Ils laisseraient croire que, sous les obus, ils gardaient leur gouaille [9].

26 Certaines pages, pourtant, ne manquent pas de force et peuvent faire songer au Voyage au bout de la nuit, paru une quinzaine d’années plus tard [10]. Céline, d’ailleurs, n’a pas manqué de rendre hommage à son aîné [11], dont la vision se rapproche de la sienne à bien des égards. De fait, Mac Orlan n’a pas écrit de véritable roman sur la guerre ; il se borne le plus souvent à des aspects marginaux, à la guerre de l’arrière vue par un maquereau de Montmartre dans Le Bataillonnaire (ce qui manque un peu d’héroïsme, il faut le reconnaître), à la guerre indirecte que se livrent les espions dans Le Bal du Pont du Nord, à l’exécution du réserviste Jean Rabe coupable d’avoir tiré sur un officier ou encore aux guerres lointaines liées à la colonisation. Ces situations plus ou moins glorieuses sont sans doute à mettre en relation avec le pessimisme foncier de l’écrivain, qui trouve chez les soldats une forme moderne de l’aventure beaucoup plus qu’une exaltation des valeurs humaines ou patriotiques. Au fond, la lâcheté et l’intérêt gouvernent la guerre aujourd’hui comme hier :

27

Chez les uns les Russes n’offraient pas de sérieuses garanties pour une guerre d’extermination définitive ; chez d’autres ils apportaient l’occasion de renverser l’ordre ancien au profit d’une autre couleur. Ceux-là estimaient qu’il n’était point nécessaire d’abîmer le mobilier public. Un fauteuil est toujours un fauteuil quelle que soit la qualité de l’occupant et les fauteuils, pour l’ordinaire, survivent à des générations et des générations. Tous les peuples de l’ancien monde raisonnent selon ce principe avec les défauts et vertus de leur race
(CE, p. 115).

28 Conformément à une telle vision des choses, les images de la guerre que Mac Orlan développe dans son œuvre ne sont jamais au service de quelque idéal ; elles visent avant tout à recréer des climats ou des atmosphères, ce qui suppose, de la part de l’écrivain, un minimum de distance par rapport à son sujet.

29 *

30 Cette distance est bien sûr favorisée par les situations marginales ou paradoxales évoquées ci-dessus, mais elle est encore soulignée par leur mise en forme dans l’œuvre proprement dite. C’est le cas dans les trois romans étudiés, qui ont l’intérêt de proposer trois modes de représentation distincts et tout à fait révélateurs. Le premier est celui de la fable, que La Cavalière Elsa construit à partir de la figure de l’allégorie, figure présente au niveau intradiégétique dans la mesure ou l’héroïne est exploitée comme une allégorie vivante et au niveau extradiégétique si l’on veut bien admettre que le regard porté sur elle-même par l’héroïne morte se confond avec celui du romancier. Le deuxième mode de représentation, essentiellement dans Le Quai des brumes, est la suggestion ou l’allusion, que pourrait résumer la figure de l’ellipse puisque, dans ce roman, la guerre n’est pas représentée, mais simplement encadrée par l’intrigue elle-même et son bref épilogue [12]. Le troisième mode de représentation, utilisé dans Le Bal du Pont du Nord est celui du souvenir, ou du « reportage sentimental », où domine, comme dans le titre lui-même, la figure de la métaphore.

31 Il faut encore ajouter qu’à ces trois modes de représentation correspondent trois dispositifs narratifs sensiblement différents. Celui de La Cavalière Elsa repose sur l’alternance du récit et de son commentaire interprétatif ; celui du Quai des brumes utilise largement l’insertion de discours et celui du Bal du Pont du Nord recourt à un curieux système d’enchâssement où chaque récit en appelle un autre, sans qu’aucun se conclue vraiment.

32 Ce caractère volontiers artificiel de la construction a parfois été reproché à Pierre Mac Orlan, notamment par Antonin Artaud, qui avait lu avec intérêt La Cavalière Elsa bien qu’il lui préférât de loin – ce qui ne surprendra personne – la dimension fantastique du Nègre Léonard et Maître Jean Mullin :

33

Un autre caractère de ce style est sa précision, sa netteté, une appropriation étonnante de la forme au fond, qui donne l’impression que la FORME a été pensée avant. […] Pierre Mac Orlan est un écrivain trop conscient. Ce qui enlève à son livre sa masse et son unité [13].

34 Quoi qu’il en soit, chacun des trois romans illustre à sa manière un aspect de la production romanesque de Mac Orlan. Avec La Cavalière Elsa, nous restons dans la veine satirique des débuts, bien que nettement orientée vers la fable de politique fiction dont les échos se font sentir du Rire jaune à La Vénus internationale. Le Quai des brumes, lui, est un de ces romans d’atmosphère dont Mac Orlan a le secret et où le climat d’une époque est plus important que les bribes d’une vague intrigue policière. Enfin, Le Bal du Pont du Nord, aux accents plus autobiographiques, annonce déjà les textes de la dernière manière, méditations, chroniques ou souvenirs, fortement teintés de nostalgie ; d’ailleurs, l’entreprise du narrateur est présentée explicitement comme un « essai sentimental » (p. 68). On a donc bien affaire à trois manières distinctes du romancier, mais, dans tous les cas, l’écriture ne vise pas la représentation réaliste ; elle cultive la distance pour livrer un reflet tour à tour déformé, agrandi ou atténué des événements de l’époque.

35 Au choix d’une forme distanciée, il faut encore ajouter la part importante de l’intertextualité. Largement imaginaire, la guerre est aussi une réalité littéraire. La Cavalière Elsa est non seulement une figure symbolique construite par les bolcheviks qui l’exploitent, mais elle évolue dans un « décor pour un drame shakespearien » (CE, p. 29), comme l’indiquent clairement les intermèdes lyriques aux titres évocateurs qui entrecoupent le récit (« le sang », « le rideau », « le théâtre »). La cavalière est d’ailleurs une figure caractéristique de l’imaginaire romanesque de son temps, que l’on retrouve chez un certain nombre d’écrivains contemporains [14]. Moins guerrière, la Nelly du Quai de Brumes n’en a pas moins une même dimension symbolique, attestée par cette image finale :

36

Cette femme est le moyeu de la roue dorée qui tourne en emportant dans l’enroulement sans fin des deux orchestres plusieurs centaines de personnes soumises à l’atmosphère de l’époque
(QB, p. 145).

37 Dans Le Bal du Pont du Nord, trois identités différentes sont rassemblées dans la même mystérieuse image féminine et, ainsi, « appartiennent à cette vie imaginaire qui nous domine » (BPN, p. 53). Là encore, la figure féminine tend vers une figure littéraire.

38 Dans ce roman, par ailleurs, l’auteur prend soin de distribuer lui-même les rôles :

39

… Thomas le Rouge représentait l’aventure violente et marine, Seppen la parole publique et Jan de Houcke la petite lumière créatrice dont la présence colorait le décor et la pensée…
(p. 119)

40 Les protagonistes sont caractérisés par des références littéraires tout à fait explicites : Jan de Houcke doit une bonne part de sa présence à un environnement culturel : le romancier le définit comme un personnage d’Ensor (p. 189), dans un décor qui est lui-même celui de la Flandre de De Coster et Max Elskamp (p. 24, 36, 46) ; quant à Gibson, alias Thomas le Rouge, il a tout d’un personnage de Kipling (p. 93). De manière générale, d’ailleurs, le soldat chez Mac Orlan est essentiellement une figure littéraire, du moins le soldat professionnel, tel qu’il se présente lui-même dans Le Quai des brumes : « Je parle des professionnels, bien entendu, car les autres ne sont jamais que des civils habillés en soldats » (p. 46). Peut-être est-ce un même goût de l’aventure qui, en définitive, rapproche le soldat et le romancier :

41

Pour lui le soldat, de préférence professionnel, est un double de l’écrivain. Surgi du passé ou des sables d’Afrique, il incarne une nostalgie, voire un remords. Car le romancier, l’essayiste, s’ils échappent au risque de l’Aventure – Mac Orlan l’a reconnu –, n’agissent pas, ils laissent ce soin aux créatures derrière lesquelles ils s’abritent [15].

42 Ainsi, l’arrière-plan d’intertextualité sur lequel se détachent de nombreux personnages de Mac Orlan, n’est pas simplement un moyen de leur conférer davantage d’épaisseur ; c’est surtout une façon d’affirmer leur nature essentiellement imaginaire. Tous sont en quelque sorte des acteurs de cette grande farce tragique qu’est la guerre, et qui tient à la fois de Shakespeare et du music-hall.

43 *

44 La guerre est donc un imaginaire qui se caractérise extérieurement par sa forme mais aussi, intérieurement, par ses motifs et ses thèmes. Ainsi, le sang est évidemment lié à la guerre, à tel point que son odeur finit par se confondre avec le climat général de l’époque :

45

L’odeur secrète du dancing, comme celle de l’année 1919, est encore l’odeur doucereuse et fade du sang
(QB, p. 146).

46 Non seulement il s’agit là d’un des motifs favoris de Mac Orlan, mais il est particulièrement représentatif de la manière dont ils sont généralement traités. Pour l’écrivain, il convient d’en esquisser une sorte de théorie, tantôt sérieuse, tantôt plaisante ou sinistre. Tel est l’objet de l’un des intermèdes de La Cavalière Elsa, qui reprend une idée chère à l’écrivain :

47

Le sang des hommes suit le cours des monnaies. Sa valeur baisse selon l’heure ou prend de l’importance
(CE, p. 50).

48 La guerre a, en quelque sorte, dévalorisé le cours du sang, lui a ôté sa valeur sociale pour l’avoir trop généreusement prodigué [16]. Il y a peu de différence, de ce point de vue, entre le sang versé à la guerre et celui que répandent les assassins, comme l’affirme le boucher du Quai des brumes, qui sait de quoi il parle :

49

Le sang est un excellent révélateur de la force inconnue qui travaille le crâne des idiots. Plus les gens sont bêtes et plus leur imagination est magnifique, et naturellement, surprenante. Ça je l’ai observé. Je tue tous les vendredis deux bœufs, deux veaux et trois moutons. Je connais la valeur du sang, ses reflets, son odeur et les idées qui se cognent les unes contre les autres entre les quatre murs de l’abattoir. C’est l’arrière-boutique de la pensée des hommes. Nous possédons tous, très loin dans la nuit de notre pensée, un abattoir qui pue
(QB, p. 69).

50 L’art de Mac Orlan consiste à mettre le motif en relief par une subtile utilisation du détail. Le sang d’une victime qui coule goutte à goutte sur le sol constitue ainsi une image de prédilection :

51

Les gouttes tombaient lourdement sur le sol avec un petit bruit sourd de liquide épais
(CE, p. 47)

52 Cette hémorragie légère d’une jeune fille qui saigne du nez rappelle des spectacles plus violents, comme celui que l’on découvre au début de La Tradition de minuit :

53

On entendait tomber, goutte à goutte, sur le parquet, le sang qui avait traversé le sommier et le matelas. Les spectateurs immobilisés par le dégoût et la peur comptaient les petits chocs lourds des gouttes
(p. 30).

54 L’image revêt en tout cas un caractère symbolique que le texte confirme. Le sang versé à la guerre n’est au fond qu’une abstraction, et sa valeur véritable ne peut s’éprouver que dans les détails d’un drame individuel :

55

Quelques gouttes de sang jeune, abandonnées sur une pierre, auprès d’une maison sans intimité, offriront aux lecteurs qui voudraient pénétrer le mystère de la suprême entrevue entre des milliers d’hommes anonymes et quelques bourreaux chinois, un moyen facile de comparaison
(CE, p. 51).

56 La peur, thème également inhérent à la guerre, fait encore l’objet de quelques développements plus ou moins rigoureux. Le cafard, théorisé avec un lyrisme pittoresque par le soldat de la coloniale (QB, p. 40-51), en est par exemple une variante. Il s’agit bien, en effet, d’un malaise sans cause apparente, comparable à celui qui s’installe dès les premiers chapitres du Bal du Pont du Nord, qui commence pourtant comme une agréable villégiature. D’emblée, on est frappé par l’inquiétude sournoise qui règne sur la côte flamande où, « vers la mer, régnait une solitude lourde, surpeuplée de fantômes » (BPN, p. 34). Canons, abris bétonnés, ont marqué le paysage de leur empreinte et même les hôtels ont l’air de casernes. L’espace est occupé par les morts ou les fantômes, souvent évoqués.

57 Le cafard du légionnaire, l’angoisse de l’espion sont des images du malaise indéfinissable que la guerre engendre et qui persiste comme une menace jusque dans les moments les plus festifs, traversés d’images ambiguës, comme celle d’« une bouteille de champagne dans le seau à glace [qui] pointe sa gueule d’or vers les lampes, de même qu’un obusier autrichien » (QB, p. 148). Le caractère abstrait de la peur ne pouvant guère s’accommoder de détails concrets, il se traduit plutôt par des indices disséminés ou, plus encore, par les ellipses qui suggèrent un silence pesant. Il y a dans les trois romans qui nous occupent un effacement des événements de la guerre qui contribue à plonger le lecteur dans une impression de malaise. Dans Le Quai des brumes, il y a l’avant-guerre et l’après-guerre ; dans La Cavalière Elsa le caractère fantastique d’une évocation post-mortem donne à la conclusion une signification pour le moins indécise ; dans Le Bal du Pont du Nord, il y a le non-dit qui entoure la figure de la jeune fille, la même sous trois noms différents. L’intrigue de ce dernier roman reste ainsi curieusement incertaine, embrouillée au point d’égarer même un lecteur attentif, prête à se dénouer et s’interrompant sur une dernière pirouette.

58 Comme le sang, qui ne lui est pas étranger, la peur n’est pas une donnée psychologique objective, mais plutôt une sorte d’entité insaisissable et, elle aussi, tout à fait symbolique d’une époque. Ainsi, la peur qui rôde dans les romans de Mac Orlan n’est jamais franche. Ce n’est pas la peur du soldat devant un danger immédiat. Il s’agit plutôt d’un malaise général et persistant qui s’empare de l’individu et ne le lâche plus, comme si la guerre n’était pas simplement la confrontation à une violence manifeste, mais une destruction plus radicale des repères [17]. Les hommes sont « malades de la guerre », d’une guerre qui n’est jamais vraiment finie, ou qui couve comme une menace insidieuse, dans Le Quai des brumes par exemple, où l’atmosphère est, dès le début, celle d’une catastrophe latente :

59

– Nous sommes trois hommes au milieu du silence attentif de la fin d’un monde
 (QB, p. 32).

60 *

61 Bien entendu, ces quelques éléments ne constituent que des exemples et ne prétendent pas épuiser l’imaginaire de la guerre, qui trouve dans chaque roman des résonances particulières. Ils montrent en tout cas que, sans jamais être évoquée directement, la guerre est toujours présente, non comme une matière documentaire, mais comme un motif littéraire commenté, illustré et mis en œuvre avec une distance lucide qui, pourtant, n’ôte rien à son efficacité.

62 L’écrivain, en effet, a pleine conscience de la situation dans laquelle il se trouve, jouant avec les peurs qui le hantent ; il ne manque pas de souligner cette ambiguïté avec une ironie discrète. « Entrepreneur de reconstruction dans la brume », le narrateur du Bal du Pont du Nord, joue avec les uns et les autres pour tenter de démêler les fils d’un étrange écheveau. Sa position n’est pas dépourvue d’une malice qu’il avoue clairement à la fin du roman :

63

Taquiné par le démon de la perversité, je fus dix fois sur le point de dire : « Gibson, demandez à Jan de Houcke ce qu’il pense de Fientje Dewryter, de Dora Zweifel et de Joséphine Barclay »
(p. 190).

64 La Cavalière Elsa se termine par une vision post-mortem de nature fantastique dans laquelle l’auteur, par l’intermédiaire de son héroïne ressuscitée, semble contempler avec étonnement sa propre création, résumée en quelques tableaux suggestifs. Cette identification de l’écrivain à sa créature est suggérée, sinon dictée, par le texte :

65

La Cavalière morte prit conscience de son état, à peu de choses près, avec la sensation d’angoisse d’un vivant qui, son sommeil brusquement interrompu vers trois heures du matin, ouvre ses yeux sur l’obscurité d’une chambre peuplée de rêves surpris qui se bousculent en déroute
(CE, p. 205).

66 Parfois, c’est une figure à peine esquissée qui semble un instant se substituer au narrateur absent. On peut interpréter en ce sens les dernières répliques du Quai des Brumes, dialogue de sourds entre l’héroïne et un inconnu, où il faut chercher peut-être la morale de l’histoire :

67

« Ils sont tous morts pour ma santé physique et morale », songe Nelly, et elle dit à voix haute : « Naturellement ! ».

68 – À propos de quoi dites-vous « naturellement », lui demande son voisin, l’homme qui « voyait » l’avenir.

69 – Vous êtes un peu piqué, répond Nelly, qui ne s’est pas aperçue qu’elle a rêvé tout haut (p. 148-149).

70 Chez Mac Orlan, l’auteur est toujours cet observateur distant qui côtoie la vérité et la restitue au plus juste sans paraître pourtant y accorder la moindre importance.

71 *

72 Le traitement de la guerre, dans ces trois romans qui relèvent de manières et de moments différents, est bien révélateur de la façon dont Mac Orlan construit sciemment son univers imaginaire. Il s’agit d’inventer une mythologie moderne, en intégrant les éléments du réel à des modes de représentation, des dispositifs narratifs et des matériaux thématiques qui laissent la plus grande place à l’implicite et au symbolique.

73 Toujours présente sans être jamais vraiment représentée, la guerre est un feu brutal qui jette sa lumière indirecte sur toute l’œuvre. Comme en témoignent ces trois romans, cette œuvre se construit et se développe dans l’ombre de la guerre, ombre que figurent littérairement les images, symboles ou allusions. Dans ce domaine comme dans d’autres, Pierre Mac Orlan adopte la position qui lui convient le mieux : celle de « l’aventurier passif », du témoin lucide mais distant. Cette position n’est pas dépourvue d’ambiguïté, mais elle peut s’expliquer par l’étrangeté d’une époque, dominée par une catastrophe sans précédent. La guerre est une aventure qu’il vaut mieux vivre dans la distance et la pénombre de l’imaginaire. Peut-être même est-ce l’une des raisons pour lesquelles l’univers de Mac Orlan dans son ensemble est baigné par une lumière indirecte et indécise : « demi-jour », « lanterne sourde », « lumière froide », les titres, à cet égard, sont révélateurs d’une sensibilité qui sait que le plein jour est souvent celui des catastrophes et qui lui préfère la pénombre rassurante du rêve.

Notes

  • [1]
    Le Mémorial du petit jour, p. 302. En dehors des trois romans étudiés toutes nos références renvoient aux œuvres complètes de Pierre Mac Orlan, publiées par Edito-Service S.A., Genève, 1970-1971, 25 volumes non numérotés, distribués par le Cercle du Bibliophile.
  • [2]
    Le Fantastique, p. 341.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    André Malraux, « Malice », La N.R.F., mai 1923.
  • [5]
    Éliane Tonnet-Lacroix, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Publications de la Sorbonne, 1991, p. 286 (l’auteur illustre par des exemples nombreux et variés l’influence de la guerre sur l’imaginaire des écrivains de cette génération).
  • [6]
    Le Bataillonnaire, p.200.
  • [7]
    Préface aux Propos d’infanterie, 1936.
  • [8]
    Drieu La Rochelle, « La Vénus internationale », La N.R.F., oct. 1923.
  • [9]
    Cité par Bernard Baritaud dans Pierre Mac Orlan, sa vie, son temps, Droz, 1992, p. 152.
  • [10]
    On pense notamment au premier chapitre de « L’Artois », pp. 53-63.
  • [11]
    Cf. Francis Lacassin, Préface au Quai des brumes, édition Folio, p. VIII.
  • [12]
    Rappelons que l’action du roman se déroule « deux ou trois ans avant la déclaration de guerre » (p. 126) et son épilogue à « la fin de l’année 1919 » (p. 145).
  • [13]
    Antonin Artaud, « La Cavalière Elsa », Action, n° hors série, 1921-1922.
  • [14]
    Cf. Éliane Tonnet-Lacroix, Après-guerre et sensibilités littéraires, op. cit., p. 109. L’auteur insiste en particulier sur la figure récurrente de l’amazone.
  • [15]
    Jean-L. Gourg, « Pierre Mac Orlan et les soldats », Cahiers du CERCLEF (Université Paris XII Val-de-Marne), n°1, 1984, p. 43.
  • [16]
    La Petite cloche de Sorbonne, p. 26.
  • [17]
    Voir à ce sujet le livre d’Éliane Tonnet-Lacroix.
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