Notes
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[1]
Victor Segalen, « Supplique », Stèles, Gallimard, coll. « Poésie », 2001, p. 80.
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[2]
Le titre de cette étude est emprunté à Jacques Bertin, « Hélène », album Corentin, Le Chant du Monde, 1967.
-
[3]
Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, in Œuvres complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, vol. II, p. 23.
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[4]
Maurice Blanchot, L’Amitié (1971), Gallimard, 2004, p. 194.
Mais ton âme, lourde dix mille fois aux yeux du Sage,
Cache bien ton âme au fond d’elle, déconcertante,
Belle jeune fille, tais-toi [1].
1 Esquisser un art de vivre est une visée constante dans les deux romans de Jacques Chardonne, Les Destinées sentimentales et Vivre à Madère. Ils offrent les linéaments d’une politesse exquise, d’une courtoisie. « L’amour exige […] une retenue… des réserves… » (DS, 340). Contre la propension moderne à l’expansion et à l’exhibition, contre Hegel, qui ne voit la vérité de l’intérieur que dans sa réalisation extérieure, la discrétion, « cette réserve, cette tenue » (DS, 179 ; VM, 163), jusque dans la passion, doit rester une vertu cardinale, y compris pour l’écrivain. Le narrateur de Vivre à Madère reproche à une jeune fille qui veut devenir actrice « un rien de trop expressif, quoique son allure soit pleine de réserve » (VM, 156). Tant que Jean n’est pas divorcé, son amour pour Pauline est impossible. Pourtant, cet amour n’est pas répréhensible à ses yeux. S’il reste secret, étranger à la réalité sociale, ce n’est pas seulement par respect des convenances, mais parce que, « indéfinissable », il échappe aux catégories communes ; sa vocation intime ne lui permet pas de se dévoiler, de se répandre au dehors, de s’étaler. « Il suffit de se taire. C’est le silence qui les protège. […] Un geste peut les perdre ; mais des gestes très surveillés les préservent. […] Une certaine réserve devant Pauline, un air d’indifférence […] tempèrent ses propres sentiments » (DS, 130). Seul à Paris, Jean évoque le souvenir de Pauline, « qu’il avait aimée sans qu’un mot, un regard révélât son sentiment. » Il écrit à la jeune fille : « ses lettres étaient courtes. » Elles trahissent une « pudeur » et une « réserve » (DS, 188) auxquelles Pauline est sensible.
2 Mesurer ses paroles, ses gestes et ses actes, non par une « dissimulation » qui peut être « étouffante » (DS, 330), mais par « respect de la vérité » (DS, 10), pour épargner autrui et éviter de dilapider l’« indéfinissable », est le fondement d’une éthique, d’une économie, d’une politique et d’une esthétique. « Un jugement équitable, toujours discret » (DS, 10), voilà ce à quoi Chardonne aspire. Au moment de dépeindre la bourgeoisie entreprenante, cet auteur ou ce narrateur – la distinction, ici, est incertaine – qui « déteste le romantisme » (VM, 162) – moins toutefois qu’il ne l’affirme, il le sait –, accueille au cœur de son projet littéraire les valeurs de sa classe sociale : modération, effacement et souci du juste milieu se prolongent en un art subtil de moduler le secret. Dans le mariage, la société, le commerce de l’auteur et du lecteur, dans toutes les circonstances où les êtres ont « à vivre et à parler ensemble » (VM, 54), chacun participe à un échange où il tente, selon maints dosages et nuances possibles, de partager ses secrets et de protéger son secret [2]. Qu’il éloigne les hommes les uns des autres ou qu’il les rapproche, qu’il pèse entre eux ou qu’il soit en eux le pôle invisible et attirant, le secret, contrepoint du réalisme, est partout dans Les Destinées sentimentales. Vivre à Madère relate une enquête inaboutie sur un disparu insaisissable : le secret y est le moteur du récit. L’image du secret selon ces deux romans est double, négative et positive : le secret, constitutif de la personne, est nécessaire et dangereux. Chardonne, en classique résolu, tient pour la litote universelle, mais le romantique refoulé regimbe en lui. Entre le refus de l’expressionnisme, de l’exposition intempestive, et celui du mutisme morbide, le secret s’accomplit dans le souci de la sincérité, la communication tempérée que favorise l’intimité de deux êtres faits l’un pour l’autre.
3 Le secret, délibérément maintenu, relève d’abord de la « dissimulation » (DS, 450) banale : Pauline n’y échappe pas vis-à-vis de Jean, gravement malade, qu’il faut ménager, à qui elle doit cacher son chagrin et les revers du négoce. Ces menus secrets tiennent l’autre à l’abri de ce qui peut le blesser. Ils permettent aussi d’agir en se prémunissant contre les oppositions prévisibles. Quand Jean annonce à son notaire son projet de divorce, il attend de lui « le secret pendant quelques jours » (DS, 158). De même, au moment d’accepter la direction de la Fabrique : « Je veux cacher tout cela à Pauline. » Cette disposition est toutefois assez vaine : « Il peut taire son secret, mais non le dissimuler », pense Pauline (DS, 254), qui devine les préoccupations de Jean sans les connaître. La conscience publique est hantée par le souvenir des mauvais sujets, dont les désordres sont entourés d’un faux secret, rempart illusoire contre les condamnations hâtives, les médisances et la honte, personnelle ou collective : « à Barbazac, on ne parlait jamais de Lucien Pommerel » (DS, 19), le père de Pauline. Mme Verneuil demande, à propos de la jeune fille : « Parle-t-elle quelquefois de ses parents ? – Jamais » (DS, 44). De même, « Jean ne parlait jamais de sa femme » (DS, 63), mais chacun sait à quoi s’en tenir sur son « ménage dévasté, qui n’avait plus de secret » (DS, 137). La formule est significative. L’inconvenant, l’inavouable, la mésentente du pasteur et de sa femme : « le scandale que nous avons eu tant de peine à cacher », dit M. Pommerel (DS, 59), est ce qui circule dans le domaine public ou menace d’y tomber, de perdre son caractère privé, de sorte que l’intéressé se trouve exposé au regard indiscret des autres. Évidence de l’inapparent, ce genre de secret est presque universel, comme le malheur. Pauline croise dans la rue des femmes mariées « cachant on ne sait quoi […], elle soupçonnait autour d’elle des courants cachés, elle redoutait de découvrir le secret des ménages » (DS, 287-288), comme si le mariage était forcément souillé par une tare originelle.
4 La première femme de Jean porte ainsi visiblement un secret d’autant plus douloureux qu’elle entretient son drame d’épouse incomprise en se murant dans son incapacité, sinon son refus de se confier : « Jean ignorait ses froissements, ses peines, ses pensées. Elle s’aperçut qu’il était l’être le plus étranger à ses multiples déceptions, le seul à qui elle ne pouvait pas parler » (DS, 84). Le secret de Nathalie est un poison dont la nocivité s’accroît de rester intérieur ; sa souffrance n’existe en grande partie que de ne pas se dire : « Tout son mal vient du silence » (DS, 140), et partant, tout l’enfer conjugal. Si Nathalie écarte le seul remède possible : s’« expliquer […], se forcer à parler » (DS, 146), c’est que ses « secrets » (DS, 149), ses « griefs mystérieux » (DS, 150) sont des partis pris. Ils se dissiperaient d’être formulés. L’immense rancune, inlassablement ressassée, de Nathalie est l’exaspération artificielle d’un secret banal, celui de la résignation, de « l’abnégation extrême » (DS, 264), qui est peut-être le lot de toutes les épouses. Marcelle est une incarnation désolante du renoncement aliénant à soi – pour quoi, pour quels incertains devoirs ? Elle sacrifie aux visées de ses parents sa passion pour Peter Deed, conserve au fond d’elle, sa vie durant, la blessure de son amour contrarié et s’impose de ne confier à personne l’anéantissement de ses espérances. Quand Pauline rend visite à cette cousine mal mariée « dont elle savait le secret » (DS, 291), mais dont le « regard […] ne voulait rien livrer » (DS, 293), elle sent qu’après la fin « des correspondances qui n’avaient pas besoin d’explications » (DS, 95), de cette « correspondance intérieure » qui fut jadis celle de leur amitié, il n’y a plus que « des mots inutiles » (DS, 292). Combien d’autres assises, bourgeoises causeuses ou couseuses, presque cloîtrées dans la monotonie d’un « décor impersonnel » et immuable (DS 35, 68) ont ainsi leur secret mal dissimulé, terrible et consternant, de frustration accumulée ? « C’est effrayant ! dit Pauline » (DS, 43). Une tout autre aspiration l’anime, quand elle ôte le corset dans lequel elle ne respire pas librement : « Être soi… Résister… Mais résister à quoi ? » (DS, 46). Il y a comme un Destin, une Nécessité sociale, insaisissables, par lesquels elle sera un peu happée, elle aussi.
5 Il y a aussi une Dignité sociale, qui interdit la pente romantique de l’épanchement. Les personnages de Chardonne ne se livrent pas. Ils professent un stoïcisme, une ataraxie du secret. Ils n’avouent pas leur faiblesse ou leur blessure intérieures. Ils dominent les vicissitudes de l’existence, comme Mme Grisar, « cachant à tous ses constantes inquiétudes maternelles ; ainsi elle avait dissimulé toute sa vie les difficultés de la pauvreté » (DS, 201). L’élue du narrateur dans Vivre à Madère, est le type accompli de ces héros surannés qui ne s’ouvrent pas à autrui de leur détresse. « L’attitude réservée d’Angèle vient de son être même, politesse suprême où je la reconnais bien : nous ne devons troubler personne avec nos émotions intimes. J’admire cette fière dissimulation » (VM, 24). Même – surtout – entre mari et femme, règne ce genre de secret : « toute sa vie, sans que M. Pommerel le soupçonnât », son épouse « avait regretté Limoges » (DS, 16). Mme Pommerel est une Nathalie inversée : elle se résigne à sa mauvaise fortune. Évoquant son premier mariage, Jean avoue à M. Pommerel : « J’ai été un homme très malheureux, pendant cinq ans. Vous ne l’avez pas su. » (DS, 61) La formulation d’Angèle est presque identique : « j’ai été toujours malheureuse ; j’ai tâché que cela ne se voie pas » (VM, 166). Quand Pauline arrive à Paris, elle se tient à l’écart des autres, qui sont à ses yeux une menace pour son intimité : « Elle ne voulait pas s’expliquer ni se livrer à personne » (DS, 166). M. Pommerel ne confie pas les déconvenues de ses affaires. La ressemblance avec l’attitude de Nathalie est là encore frappante : « Même à un parent, il ne pouvait en dire davantage, habitué depuis trop longtemps à cette discrétion foncière qui le réduisait à l’isolement sans qu’il s’en aperçût, trouvant naturel que ses inquiétudes ne fussent divulguées à personne » (DS, 239). La crainte, élitiste et aristocratique, de se donner en pâture au vulgaire est le signe d’une hauteur qui compromet l’harmonie sociale. Inversement, Pauline manifeste son attirance pour Jean quand elle lui réserve une révélation supposée concernant son père, sur lequel ordinairement elle garde le silence : « Jean Barnery, je veux vous dire un secret depuis longtemps… » (DS, 93). Aimer, c’est moins se divulguer que se communiquer, jusqu’à un certain point.
6 Aimer, c’est aussi se retirer dans le secret de l’intimité, la seule issue pour desserrer l’étau de la Fatalité sociale. La jeune Pauline, quand elle devine que sa cousine est tombée amoureuse, a l’intuition que les irruptions de l’intensité plénière se produisent dans les interruptions du rôle codifié : « Il lui semblait qu’elle venait de voir Marcelle vivre pour la première fois et de surprendre un secret » (DS, 26). L’amour, la vraie vie où s’épanouir, va de pair avec le secret, le profond recul intérieur, hors de la scène sociale. Il n’est pas fortuit que la vie conjugale de Jean et de Pauline comporte un préambule exotique, que l’épopée du dévouement soit précédée par un épisode bucolique, sinon édénique. Avant d’être soumis aux atteintes de la dure réalité sociale, le couple est mis au secret, exilé dans un village suisse, « ce refuge contre le monde » (DS, 257), près de Vevey, où naquit Mme de Warens, où séjourna Rousseau et où se déroule l’intrigue de La Nouvelle Héloïse. Les réflexions de Jean portent la marque de Rousseau : « Cette société est mauvaise dans son essence ». Rejoindre les autres pour les servir oblige à « retrouver le destin spirituel de l’homme, la conscience de ce qu’il faut chérir, loin des nécessités tragiques de la société » (DS, 74). Que le narrateur de Vivre à Madère espère retrouver le paradis perdu dans une île lointaine, dans son jardin, puis auprès de la plus que terrestre Angèle, si bien nommée, révèle aussi un penchant rousseauiste, auquel Pauline donne par anticipation un sens possible. « On m’a dit que des gens vivent en Corse sous un faux nom. Ils ont abandonné un passé que tout le monde ignore. Ils recommencent leur vie avec une autre signature… » (DS, 209). Délivrés de leur identité sociale, ils gardent la distance du secret. « Le solitaire est un dieu » (DS, 205) : il est parmi les autres, comme sous le couvert d’un irréductible anonymat, dans son îlot d’absolu. La dernière scène des Destinées sentimentales montre Jean avec Pauline, mais loin d’elle, l’esprit ailleurs, « dans le jardin, sous le cerisier » (DS, 452). L’échappée intérieure est un plus sûr éden que la seule présence féminine. À la tête de la Fabrique, Jean est « absent de son œuvre » (DS, 266), voire « absent de lui-même » (DS, 286), actif inactif. « Parfois, il passait des heures dans un grand fauteuil de cuir comme s’il dormait » (DS, 279). Moteur immobile, il est tout aux abysses du secret.
7 La vie sociale suscite un secret dénaturé pour sauver ses apparences : le silence pesant, mi-choisi, mi-contraint, le refoulement qui, au prix du bonheur, assure au couple et à la collectivité leur pérennité bancale. Après sa rencontre avec Dalhias, Pauline conjure le dérèglement du désir. « Tout semblait en ordre. Elle avait enfermé son trouble. Peut-être n’avait-il jamais existé » (DS, 32). Le secret peut être la carapace glacée qui emprisonne l’individu dans ses faux-semblants. Il est d’abord ce par quoi chaque singularité se soustrait à l’empire du pluriel et demeure ou se rend inaccessible. Pauline voudrait « une amie qui n’eût pas de secret » (DS, 35), mais elle semble regretter qu’un mari soit « l’homme qui ne vous laisse pas de secrets » (DS, 357). Mary aime l’instant premier où « l’homme bouleversé se découvre et paraît sincère ; on dirait qu’il n’a plus de secret… » (VM, 51) L’illusion ne dure pas. Même dans la plus belle entente, la transparence a ses restrictions. « Marcelle […] n’interrogeait jamais sa cousine sur sa vie passée » (DS, 32). Cette délicatesse est réciproque : « Un élan entraînait Pauline au secours de son amie, mais elle le réprima, sachant qu’il fallait lui laisser son secret » (DS, 107). Le vivre-ensemble appelle un suspens de l’inquisition, fût-elle bien intentionnée, dont l’amour et l’amitié s’accommodent, car la personne est authentiquement en son fond(s) secret, dedans sans dehors, sans expression, pure essence exclue du spectacle mondain. La question de Pauline à Marcelle, perdue pour le bonheur : « Montrer quoi ? Ce qu’on n’est pas ? » (DS, 293) n’a de sens que si l’être intérieur, véritable, reste invisible.
8 Tout ce qu’il y a de plus précieux se soustrait, se réserve. Le secret est sa marque, comme le suggère « le mot de la Rosalinde de Shakespeare, à propos de ce sentiment que crée parfois l’union de deux êtres : “Le fond en est inconnu comme celui de la baie du Portugal” » (VM, 38, 64). La rage de tout élucider, de transgresser les secrets, a conduit au désastre moderne : « l’homme […] a voulu savoir, et maintenant il est perdu » (VM, 17). Le vieux mythe de la Genèse se retourne contre les Lumières. Pauline préfère un peu de nuit à trop de clarté. Elle répugne à évoquer ce qui lui tient le plus à cœur, par crainte de l’amoindrir : « Le bonheur inquiéterait plutôt… […] Ces mots-là font peur… Il ne faut pas les prononcer… » (DS, 213). Pauline sent le péril d’exposer au grand jour ce qui est rare, fragile et délicat, comme le bon cognac ou la belle porcelaine : le divulguer, c’est le galvauder. « Souvent, elle redoute même de pénétrer en soi-même ; elle tait sa joie ou sa peine, elle étouffe ses pensées » (DS, 214). Julie Desca n’a pas compris que chacun vaut par ce qu’il recèle d’informulé, au point que nul n’en devine rien : elle « parlait très vite […] et avec un esprit imprudent, abandonné, qui laissait échapper les secrets » (DS, 114-115). Julie se conduit à l’inverse de son mari, qui tient à l’abri de toute curiosité la permanence de son amour pour elle : « il ne disait pas que ce sentiment si prompt avait duré sans décroître depuis vingt ans ; on ignorait ce secret de sa vie intérieure, comme son savoir et ses lectures, et l’application qu’il apportait à la gestion de ses terres coûteuses. » La meilleure part du personnage est occulte, elle échappe à l’apparence sociale. Aussi n’évite-t-elle pas aux autres l’erreur de le « juger au-dessous de sa valeur » (DS, 117). D’une attitude semblable, l’aîné des Barnery tire à l’inverse une grandeur indue : « Frédéric ne parlait jamais. Ce silence constituait chez lui comme une personnalité obscure qui le dépassait » (DS, 238). Cette promotion par le mystère repose sur la logique réversible du secret : puisque ce qui est éminent ne se montre pas, ce qui demeure caché est forcément supérieur.
9 Le secret est la valeur essentielle, qui fonde les autres. Quelle existence ne paraîtrait vaine, si elle n’était rachetée par ce qui en elle ne peut paraître ? En visite chez des « campagnards », Jean constate : « Elles sont toutes semblables, ces fermes secrètes » (DS, 86). Loin d’être dévalorisant, le propos tend au contraire à manifester la prééminence de l’insaisissable, de ce qui reste dans l’ombre : « Il n’y a de grandeur que très obscure… […] Ils ignorent leur héroïsme d’homme… Tout ce qu’ils montrent les trahit ; tout ce qu’ils disent les diminue… » (DS, 90). Rien n’est plus anti-hégélien que cette disproportion, cette discordance radicale du dedans et du dehors. Jean évoque encore « cet héroïsme modeste, inconscient, qui est le véritable don de soi » (DS, 379), celui des paysans et des ouvriers, s’ils n’ont pas été touchés par l’aigreur revendicatrice, celui des chefs incompris, de leurs épouses silencieuses : le même. Le narrateur de Vivre à Madère, au début du roman, décrit Angèle en ces termes : « C’était une jeune fille […] qui vivait pour les autres, et ne semblait pas s’en apercevoir. Ses yeux clairs […] la cachaient […] ; son effacement, sa bonté donnaient d’abord l’impression qu’elle manquait d’existence propre […]. Son charme venait d’une sorte d’intensité dans l’être intérieur » (VM, 13-14). L’excès du dedans sur le dehors, la disparité entre ce qui manque à l’apparence extérieure et ce qui du plus profond déborde dans une évidence ténue est le principe de toute justification. Robert Barnery, pour être talentueux, n’en a pas moins une « écriture régulière, conventionnelle et secrète de bon écolier primaire », qui ressemble à « celle de son caissier » (DS, 76). Que le bilan d’une vie soit modeste ou brillant, ses actifs en définitive importent peu, puisque presque rien n’y transparaît de ce qui fut la substance intime de la personne.
10 Selon ce principe, la valeur d’un produit est inversement proportionnelle à son exposition et à sa diffusion. M. Pommerel, soucieux de perfection, ne se résout pas à divulguer son cognac, comme Jean le remarque : « Vos concurrents […] ont imposé leur nom par la réclame, au lieu de rester les fournisseurs anonymes de vos Turnbull ou Watson. » En s’abstenant de tout affichage, le négociant observe une morale qui le dessert : « C’était là un point d’honneur, un pli ancestral » (DS, 57). L’hostilité de Chardonne à la Révolution française (DS, 306 ; VM, 20), au « grand déraillement de 89 » (VM, 162), qui marque pourtant le triomphe de la bourgeoisie, serait étonnante si ses bourgeois n’étaient les tenants d’un élitisme aristocratique. L’auteur des Destinées sentimentales évoque « la noblesse […] des marchands, des bourgeois » (DS, 10). Arthur, le fils de M. Pommerel, songe aux « forces secrètes de sa maison qui peu à peu le dominaient et lui imposaient la conduite ancestrale » (DS, 385). M. Pommerel déclare qu’il ne pourra jamais « s’improviser marchand de médiocrité » parce que lui fait défaut « une espèce de vulgarité organique », propre à ceux qui tablent sur la quantité contre la qualité (DS, 127). À cet égard, la proximité est évidente entre Robert Barnery, qui méprise « la porcelaine allemande, vulgaire mais bon marché » (DS, 71), et M. Pommerel, qui hume le bouquet de son cognac « comme s’il cherchait à pénétrer un mystère » (DS, 20). Dans tout produit d’exception, réside on ne sait quoi de « mystérieux » et d’« indéfinissable » comme le paradis, l’amour (DS, 371) et la porcelaine de Jean (DS, 389). Seuls les grands fabricants en respectent la formule unique ou rare, puisée dans la nuit des temps, au fond des lignées, comme cette « recette d’une tante américaine que les cuisinières ne pouvaient réussir et dont le secret était transmis de mère à fille » (DS, 289). Quand le narrateur de Vivre à Madère s’avise que sa « nouvelle cuisinière […] était de sa caste », paysanne, et que de ce fait elle ne pouvait « partager » (VM, 95) les goûts d’un rang social plus élevé, il manifeste, contre Rousseau et sa propre attirance pour l’« homme des temps vierges », qui « n’est que bonté » (VM, 17), ses réticences à l’égard de l’égalitarisme moderne, ennemi de la distinction et du secret qui la fonde.
11 La vocation de la littérature, comme celle des industries restées fidèles au raffinement et au bon goût, est de prolonger dans la barbarie contemporaine les valeurs périmées, en attendant la Terreur finale, prévue par Jean : « Lorsque les lois de la raison remplaceront dans le monde le principe injuste et dangereux qui nous régit, on décrétera que la France est inutile. Elle a vécu de privilèges. On n’a pas besoin de ses artistes et de ses produits » (DS, 434). Pierre Ségur, contempteur du monde moderne et de ses inventions futiles, incarne un point de vue plus inactuel encore. « On l’appelait l’écrivain, à cause de ses silences, de ses étourderies, de son air effacé et fier ; mais il n’avait rien publié et sans doute rien écrit. […] Il était en rapport avec l’éternel » (DS, 203-204). Cet auteur sans livre, que désigne paradoxalement comme tel les lacunes de la parole, les intermittences de l’attention, la discrétion, l’abstention universelle, est un de ces personnages en lesquels Chardonne a distribué des aspects de lui-même, ainsi du moins qu’il se veut ou se rêve : « ma figure telle que je l’invente quand je me vois dans une glace » (VM, 105). Le narrateur de Vivre à Madère définit ainsi ses liens avec l’intemporel, avec un passé révolu, mais à réactualiser : « j’ai le goût de l’archéologie, de l’histoire des religions et de celle des hommes » (VM, 54). La portée métaphorique de cet attrait pour l’investigation rétrospective apparaît plus loin : « c’est aux secrets de la terre que je m’intéresse, à ce qui est irréductible, bien enseveli, et qui peut renaître ; il y a des formes de l’esprit inaltérables » (VM, 71). L’entreprise est triple : quête, tournée vers le passé, « le paradis perdu » (VM, 11), d’un profond secret qui échappe au temps, en vue d’une projection vers l’avenir. De l’éthique à l’esthétique, en passant par l’économie et la politique, le secret reste l’obscur objet du désir.
12 Le « jeu insensé d’écrire », lié au secret, ne va pas sans le paradoxe incarné par Pierre Ségur, « l’écrivain » sans œuvre : du côté de l’auteur, écrire ressortit « au mystère du cœur » [3], mais l’œuvre appelle un public, elle se répand au dehors et, en se divulguant, annule son secret originel. Elle est partagée entre ce qui la retient en elle-même et ce qui la pousse hors de soi. L’expression est le pis-aller de son silence essentiel. « La discrétion – la réserve – est le lieu de la littérature [4]. » Chardonne le suggère, alors que l’heure est plutôt à l’exubérance outrancière. « Les femmes qui ne dansaient plus, jadis jeunes filles très réservées sous le second Empire, […] se scandalisaient des allures nouvelles » (DS, 25). À cette norme inédite, qui tend à prévaloir, s’oppose, dans Vivre à Madère, l’« ébauche » ou l’« esquisse de danse » exécutée par l’Italienne. Son « mouvement discret », ses « gestes retenus que le moindre excès pourrait avilir », l’« ondulation du corps pleine de réserve » donnent l’impression qu’elle reste « repliée en elle-même », dans une pose « intime ». Cet « art accompli qu’il suffit de suggérer », tout de « pudeur » et de « distinction » (VM, 48), doit être celui de l’écrivain : « une seule touche trop lourde et tout bascule » (VM, 45). Le créateur inspiré atteint « un point de perfection au bord de l’excès » (DS, 389). Le narrateur veut faire croire qu’il trahit ce précepte du grand art dans la relation de ses conversations avec Angèle : « Cela ne fut pas dit d’une façon si crue, […] mais […] en paroles presque indistinctes » (VM, 166), comme avec la « voix […] toute secrète » de Régine (VM, 107). L’écriture surexposerait les secrets de la parole. Elle simplifierait et figerait. Elle jetterait un excès de lumière sur des propos censés avoir été tenus confusément, obscurément. « Je ne pourrais reproduire ses paroles ; je n’ai vu que chez Drieu, le silencieux, cette façon de s’exprimer en mots éteints, presque insaisissables » (VM, 163). Le secret visé, nocturne et taciturne, serait manqué par la logique « crue » de la plume, toujours trop limpide, trop rationnelle, comme cartésienne. Ainsi se profile dans le texte un au-delà du texte que le texte échouerait toujours à présenter, à représenter.
13 Le récit de Chardonne est un tissu troué. Au visiteur qui lui demande des nouvelles de son mari, Pauline répond : « Le choc a fait apparaître je ne sais quoi de très ancien… Elle connaissait le nom de la maladie, mais elle n’osa le dire devant un étranger » (DS, 448). Dans Vivre à Madère, l’âge du narrateur reste « un secret » (VM, 66). Le lecteur peut en conclure qu’il est identique à celui de l’auteur ; c’est une simple supposition. Ces jeux sont la menue monnaie d’une doctrine sérieuse concernant l’impuissance du langage : « Une vie, cela ne peut se raconter » (VM, 165). Au début du roman, Angèle demande : « Pourquoi parler ?… » (VM, 25) et à la fin : « Pourquoi finir ? » (VM, 173). L’ellipse est sans doute aussi « un des secrets de la création littéraire » (VM, 173), car le récit se construit autour d’un vide central : l’absence de Charles Vergniol. Les circonstances de sa disparition ne sont pas élucidées. Le personnage reste énigmatique pour son épouse : « Le fond… je ne sais pas » (VM, 25). Ce sera le fin mot : « On ne sait pas » (VM, 173). Le narrateur s’interroge vainement sur le suicide supposé de son ami : « je ne pouvais me l’expliquer et ne cessais d’en chercher la cause ; elle se confondait avec l’homme tout entier, imperceptible à tous, ignorée même de celui qui en subit les effets » (VM, 52). Une autre trouée de l’inexplicable et de l’« imperceptible » s’ouvre dans Les Destinées sentimentales quand le commandant Balestier annonce à Pauline le récit de ses relations avec Guitta : « Je voudrais tout vous dire. […] On a tout renfermé […]… Ce qui a cheminé en silence jusqu’alors se met à crier… » (DS, 297). Ce cri reste silencieux pour le lecteur : il n’apprend rien de plus.
14 Le secret est insaisissable, mais il peut être désigné par les artifices de l’écriture. Pauline, infirmière pendant la guerre, « endort des hommes épuisés qui […] crient […] avec des paroles secrètes » (DS, 316), signifiant vide, blanc, sans signifié. Il en va de même quand « Guitta […] dit des mots énigmatiques, comme des confidences dans une langue étrangère » (DS, 34). Vivre à Madère suggère par la prétérition l’incapacité de la littérature à arraisonner le secret qui l’excède. Ce roman homéopathique, qui administre ses multiples figures à petites doses, qui met en doute la possibilité même d’écrire, feint de ne se proférer qu’à contrecœur. Le mariage d’Antoine rappelle, en raccourci, celui de Jean et de Nathalie : « Il ne parlait jamais de Péga, mais elle était sa constante rêverie » (VM, 83). Le naufrage de cette vie conjugale fait l’objet d’une brève relation, d’avance annulée par la dénégation : « C’est une tout autre histoire qui fut la sienne, que lui-même n’aurait su conter ; ni moi, je le crains » (VM, 81). Bien que la biographie d’Antoine, réputée impossible, soit résumée avec brio, ou plutôt pour cette raison même, le chapitre se conclut sur un aveu d’échec : « Cet amour demeura mystérieux pour moi, comme la foi chez certains, qui est leur secret et leur vérité » (VM, 83). La littérature, à la limite, se contente du constat qu’il y a un secret et que, de ce mystère, il n’y a rien à écrire : elle confine au silence, qui convient au vide, autant qu’à l’Absolu.
15 Que laissent entrevoir les interstices ménagés par le récit dans les rideaux de la scène sociale : le « néant des choses humaines » (DS, 171), mal dissimulé par l’« agitation » (DS, 44) extérieure, « le néant de tout ce qui constitue un homme d’aujourd’hui » (DS, 203) ? L’ombre de l’Ecclésiaste plane sur les entreprises humaines : « Jean sentait la mort en toute chose, la permanence du néant sous le rêve bizarre de la vie » (DS, 359). Quelle porte l’imminente annulation de soi au combat quand, « pendant quelques secondes, chacun se retirait dans le secret de son être » (DS, 363), entrebâille-t-elle ? Le secret ici, c’est tout ou rien, comme dans ce dialogue entre Pauline et Jean : « On dirait qu’elle cache quelque chose. Je me demande s’il n’y a pas en elle un secret. – Il y a un secret. – Un secret ? – Ce secret, c’est l’âme » (DS, 290). Le narrateur de Vivre à Madère désigne autrement ce mystère : « Le je ne sais quoi dans ce qui nous charme, et qui nous échappe toujours » (VM, 127). Pourquoi chercher à savoir ? « Je crois qu’il faut poser le pied assez légèrement sur terre » (VM, 65). Selon cette sagesse portative, la communication littéraire, et avec elle la critique, se limite à suggérer les secrets sans les divulguer et à les alléger, quand ils sont trop lourds.
Chardonne et Camille (photos album de J. Chardonne), Une jeunesse charentaise, p. 97.
Chardonne et Camille (photos album de J. Chardonne), Une jeunesse charentaise, p. 97.
Notes
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[1]
Victor Segalen, « Supplique », Stèles, Gallimard, coll. « Poésie », 2001, p. 80.
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[2]
Le titre de cette étude est emprunté à Jacques Bertin, « Hélène », album Corentin, Le Chant du Monde, 1967.
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[3]
Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, in Œuvres complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, vol. II, p. 23.
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[4]
Maurice Blanchot, L’Amitié (1971), Gallimard, 2004, p. 194.