Notes
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[1]
Gallimard, 1944. Le film montre l’édition folio-Gallimard.
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[2]
Titre portugais : O livro do desassosego por Bernardo Soares (œuvre posthume de Fernando Pessoa), 1982 ; première traduction française, 2 vol., Christian Bourgois, 1988-1992. C’est le premier volume de cette édition que l’on voit dans le film.
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[3]
Cette double lecture suggère la coexistence dans ce roman d’une attitude apparemment très paisible et d’un fond plus secret d’inquiétude.
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[4]
Voir supra, note 3.
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[5]
Jean-Philippe Toussaint, L’Appareil-photo, Minuit, 1988, p. 7. Les mêmes mots sont prononcés dans le film.
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[6]
Voir p. 112 dans le livre.
1S’il n’est pas rare que des écrivains de renom deviennent des metteurs en scène de cinéma, il est moins fréquent qu’ils dirigent des adaptations filmiques de leurs propres romans. Un des cas les plus récents dans ce domaine est celui de Jean-Philippe Toussaint, réalisateur de Monsieur (1989), tiré du roman éponyme (1986), et de La Sévillane (1992), qui s’inspire de L’Appareil-Photo (1988). Un troisième film de Toussaint, La Patinoire (1991), ne renvoie par contre à aucune œuvre narrative de cet auteur.
2Comme les adaptations posent toujours la question très délicate de la fidélité, il est particulièrement intéressant d’examiner ce qui se passe quand le récit et le film sont l’ouvrage de la même personne. Dans son ensemble, la version cinématographique de Monsieur ne semble pas impliquer de grands décalages par rapport à la diégèse du texte littéraire. Il y a quelques adjonctions, qui visent notamment un effet comique. À l’heure du déjeuner, Monsieur, cadré par un long travelling pendant qu’il cherche une place libre, ne parvient à s’asseoir à aucune des tables du restaurant administratif de l’entreprise où il travaille. Pendant une des conversations entretenues par Monsieur dans la cuisine des parents de sa fiancée, le père de celle-ci s’affaire à allumer un moteur de hors-bord dont le fracas assourdissant empêche d’entendre tout dialogue. Au cours d’un match de water-polo Monsieur s’évanouit parce qu’il est renversé par l’écroulement d’un des buts. À chaque fois, il s’agit d’une situation paradoxale ou d’un échec essuyé par le protagoniste. Des notations burlesques introduites dans le film peuvent concerner d’autres personnages. C’est le cas du père de la fiancée de Monsieur : pour accueillir le nouvel amoureux de sa fille celui-ci a chaussé des souliers neufs très étroits, qu’il enlève en attendant la venue de l’hôte et qu’il remet tout de suite après son départ. Un autre épisode inexistant dans le texte littéraire est celui où Monsieur raconte à Anna Schuchardt l’anecdote du gorille en cage. D’autres détails ajoutés dans le film concernent les préférences littéraires de Monsieur, que l’on voit lire La Vie tranquille de Marguerite Duras [1] et Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa-Bernardo Soares [2] (rapprochement oxymorique bien intéressant…) [3]. Quant aux variations, elles ne sont pas nombreuses et répondent vraisemblablement à l’exigence de rendre plus immédiat sur le plan filmique ce qui est exprimé de façon oblique dans le roman : c’est ainsi que Monsieur raconte à son amis Louis l’expérience de Schrödinger par un discours direct qui dans le texte littéraire était rapporté en un style tour à tour narrativisé, indirect et direct. Les suppressions, sans concerner forcément des données spécifiques, sont évidemment plus consistantes, car l’agilité du discours cinématographique ne tolère pas trop de longueurs, de notations abstraites, de réflexions. D’où une tendance à la condensation plutôt qu’à l’expansion.
3Par ailleurs plusieurs épisodes du roman sont gardés tels quels, ou presque, dans le film. Mais ce n’est pas là le facteur le plus important de fidélité. C’est surtout la présence du vide qui constitue un principe d’homologie entre le livre et le film. Il s’agit d’un phénomène qui concerne à la fois la composition des plans, très dépouillés, et leur liaison. Dans la séquence initiale, l’arrivée de Monsieur est l’objet d’un plan long où le personnage paraît tout petit, à cause tant de son éloignement que de la hauteur de l’immeuble des bureaux sur sa droite, d’autant plus imposant qu’il est vu d’en bas. Le plan suivant montre Monsieur de front ; après avoir été salué par sa fiancée il reste tout à fait immobile et solitaire, tandis que derrière lui on perçoit la perspective fuyante et rigoureusement géométrique d’une double rangée de réverbères. Par la suite on constate l’isolement tendanciel du protagoniste : souvent seul personnage cadré, il n’a presque jamais de nombreux interlocuteurs. À l’intérieur de l’histoire, d’ailleurs, Monsieur, sans cesser d’être docilement sociable, cultive une solitude méditative en contemplant volontiers le firmament nocturne sur le toit de l’immeuble où il habite. Cette distance subtile qui le sépare des autres personnages, franchie à la fin par le baiser d’Anna Bruckhardt, symbolise et résume un principe général d’organisation syntaxique du film. Aucune séquence n’est liée à la suivante par une relation de solidarité causale. Entre un épisode et l’autre, sinon entre un plan et l’autre il existe une solution de continuité qui ne permet jamais de prévoir ce qui va se passer. C’est un rapport de juxtaposition qui relie les séquences. Même la thématique de l’écoulement du temps, qui constitue un noyau potentiel de cohérence du texte littéraire, disparaît en tant qu’énonciation explicite dans l’adaptation cinématographique. Au niveau figuratif, en revanche, une fascination de l’obscurité et de la nuit constitue un axe dont l’importance s’accroît tout au long du film.
4Ce critère de composition engendre un spectacle presque abstrait, fondé sur la succession d’états plutôt que sur le déroulement de processus. Il s’agit d’une technique qui rapproche sensiblement le film de son équivalent littéraire, à une différence près : le discours romanesque, qui produit une impression de stagnation analogue à celle du film, emprunte tout de même le passé simple, dont on connaît le potentiel de narrativité. L’usage de ce temps suggère que quelque chose s’est passé et va ultérieurement se passer ; il en découle un sentiment d’attente qui, même s’il est systématiquement déçu, persiste jusqu’au bout du récit. C’est là le paradoxe des romans de Toussaint : une sorte de contradiction entre la teneur de l’énonciation et le contenu de l’énoncé, entre le récit et l’histoire. Dans l’énonciation filmique, par contre, il n’y a qu’un défilé de présents au présent de l’indicatif. Aucune tension verbale n’alimente ni oriente la narration. Le relief que les récits dits minimalistes confèrent par leur seule notation à des micro-actions ou à des micro-événements se dilue dans le flux synthétique et phénoménologique de la vision cinématographique. Ce qu’il y a de volontaire, voire de provocateur, dans la démarche discursive et stylistique minimaliste, perd alors toute évidence.
5Il en dérive un film insolite, qui se passe de comparaisons. Ce degré zéro du récit est évidemment aux antipodes des habitudes courantes du cinéma. L’allure paisible et décontractée qui le caractérise n’exclut pas une concentration austère, sinon une tension secrète [4]. On y perçoit, de façon encore plus nette que dans le roman, la particularité du personnage principal. Monsieur fait vaguement songer à Bartleby de Melville, mais à l’opposé de celui-ci il ne résiste jamais aux injonctions sociales. Il se laisse emmener à toutes les occasions mondaines ou sportives, et il se fait même exploiter sans aucune raison par Kaltz qui lui fait taper à la machine le texte du livre qu’il est en train d’écrire. En même temps il est distant. Efficace et apprécié par ses supérieurs, on ne le voit jamais au travail ; il ne fuit pas les rapports avec autrui, mais il ne participe pas à la comédie généralisée. Il est solitaire au milieu des autres. Une telle position est déjà montrée dans le roman, mais elle se concrétise davantage dans le film, grâce à la logique des rapports spatiaux et au jeu de l’interprète principal. Bien élevé, toujours imperturbable, il est presque inexpressif ; toutefois son attention est orientée vers la contemplation d’une dimension ontologique fuyante. Son impassibilité n’est pas indifférence, ou plutôt elle semble une forme d’acceptation tactique du monde, une manière de ne pas lui accorder trop d’importance pour éviter de se distraire et pouvoir ainsi viser l’énigme du ciel, du temps, de la nuit. Mais rien n’est dit explicitement : la neutralité de la représentation et du personnage principal ménage le silence du sens et laisse le champ libre à l’évaluation du spectateur.
6Tiré de L’Appareil-Photo, La Sévillane paraît un peu plus mouvementé et moins ascétique que le film précédent de Toussaint. On y retrouve la plupart des situations du roman. En tant que metteur en scène, Toussaint n’a pas ajouté grand-chose au texte littéraire. Il s’agit surtout, comme dans Monsieur, de morceaux ironiques, comiques ou saugrenus. C’est notamment le personnage de Polougaïevski (interprété par Jean Yanne) qui est subtilement caricaturé avec sa logorrhée culinaire se traduisant en interminables propos sur la préparation des cornichons, de la paëlla et des confitures (la réussite pratique de ces dernières est douteuse, vu qu’elles ont un goût d’ail). Dans la même perspective humoristique, des épisodes conçus exprès pour le film concernent les réunions rituelles avec les parents à l’école du petit Pierre, les sautillements des deux amoureux dans les rues désertes à Londres, et surtout les exhibitions dansantes de Pascale, fanatique de flamenco. En introduisant des ruptures de ton, ces intermèdes animent l’atmosphère généralement neutre et uniforme qui caractérise l’ensemble du film. Il est vrai que d’autres adjonctions explicitent les sentiments et les états d’âme des deux amoureux. Le jeune homme avoue ses difficultés de communication en disant à Pascale que quand elle est là il n’est pas capable de prononcer les paroles qu’il rêve de lui adresser lorsqu’elle est absente. Au retour de Londres, en revanche, il lui déclare son amour sur le quai. Cette ouverture à l’autre est soulignée par une ultérieure adjonction-variation : le narrateur fait cadeau à Pascale de la pellicule contenant cette photo idéale qu’il a toujours rêvé de prendre et qu’il a effectivement prise sur le bateau. De cette façon il compense aussi symboliquement l’énigmatique impossibilité de donner à la jeune fille la photo indispensable pour l’inscription à l’école de conduite.
7Les soustractions visent surtout une simplification de la narration. Pour n’en citer que quelques-unes, il n’y a plus de flash-back concernant les leçons de conduite suivies par le narrateur dix ans auparavant, ni de voyage à Milan, ni de déplacement final en avion. Même les scènes d’amour physique dans la chambre d’hôtel à Londres sont supprimées, ce qui rend plus abstraits les rapports entre le protagoniste et Pascale ; encore une fois des passages auxquels on pouvait s’attendre font l’objet d’une ellipse. Quant aux variations, les réflexions « métaphysiques » sur l’écoulement du temps, le rythme de la pensée et la réalité fatigante sont énoncées par la voice over narration, qui profère aussi l’incipit commun du film et du roman :
C’est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d’ordinaire rien n’advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d’intérêt, et qui, considérés ensemble, n’avaient malheureusement aucun rapport entre eux. Je venais en effet de prendre la décision d’apprendre à conduire, et j’avais à peine commencé de m’habituer à cette idée qu’une nouvelle me parvint par courrier : un ami perdu de vue, dans une lettre tapée à la machine, une assez vieille machine, me faisait part de son mariage. Or, s’il y a une chose dont j’ai horreur, personnellement, c’est bien les amis perdus de vue [5].
9Par contre, l’intention de faire une photo « une seule photo, quelque chose comme un portrait, un autoportrait peut-être, mais sans moi et sans personne » [6] est confiée par le protagoniste à Pascale, alors que dans le roman cette idée est proférée par le narrateur à l’intérieur de son récit. Ce sont des procédés suggérés aussi par la nécessité de concrétiser et d’expliciter au cinéma ce qui est pensé mais non dit dans le texte littéraire, où la distinction entre l’intérieur et l’extérieur ne se pose pas si l’on se borne au discours du narrateur.
10Dans son ensemble, le film suit la même logique (anti-)narrative que le roman. Les séquences se succèdent selon un critère de combinaison paratactique, sans aucune raison péremptoire de s’enchaîner entre elles. Sur le plan de l’intrigue, cela s’explique par le fait que les personnages sont encore moins entreprenants que dans Monsieur, puisque aucun d’entre eux ne semble exercer un métier, si l’on excepte Pascale, qui gère l’école de conduite. Il est vrai qu’elle ne fait presque rien et qu’elle semble absorbée surtout par l’entraînement au flamenco. Personne ne poursuit de projet : l’intention d’apprendre à conduire formulée par le protagoniste s’enlise dans la difficulté implicite de produire la documentation nécessaire. Par la suite il s’agit seulement d’accomplir des actions purement pratiques, telles que la recherche de la bonbonne de primagaz, ou tout à fait gratuites, comme le voyage à Londres. Mais tout en restant souvent fixes, les plans sont un peu plus complexes que ceux de Monsieur, puisqu’ils ne valorisent pas qu’un personnage, et qu’ils montrent plus fréquemment une interlocution. Les lieux aussi sont plus variés, d’autant plus que le mouvement n’est pas toujours escamoté (images de la voiture qui roule sur l’autoroute, visite au supermarché, efforts de pousser la voiture en panne, promenade à Londres des deux amoureux, course du protagoniste sur le bateau à la recherche de la photo idéale). À l’uniformité tendancielle du noir et blanc dans Monsieur, succède un éventail chromatique basé sur des couleurs nettes et criardes. La mise en scène de la réalité, en somme, conçue par le jeune homme comme un ennemi massif qu’il voudrait amollir et fatiguer, acquiert davantage de consistance et de relief, grâce aussi à la longueur et à l’immobilité de certains plans-séquences, même si une stylisation soulignée exorcise tout effet référentiel.
11Fidèle au roman de façon à la fois littérale et substantielle, La Sévillane marque ses distances par rapport au texte de départ dans la mesure où il est nécessaire de respecter et d’exploiter le langage autonome du cinéma. On comprend alors que certains aspects humoristiques aient été valorisés. Du point de vue strictement filmique, tout comme pour Monsieur, la narration transgresse les rythmes serrés qu’on adopte généralement au cinéma et déçoit chez le spectateur toute attente de développements événementiels. Cet enregistrement d’une réalité ni absurde ni familière débouche sur une attitude à la fois souriante et mélancolique. La difficulté des sentiments et celle de la communication (mais aussi celle de la vie quotidienne), loin d’exaspérer les personnages, les rend méditatifs. Le jeu des acteurs qui interprètent les rôles des deux amoureux oscille entre une douce fixité expressive et une sorte d’attitude rêveuse. C’est dans cette atmosphère neutre que le tissu de l’existence peut parfois se desserrer et entrouvrir des moments marqués par une sorte de plénitude. Mais ces épiphanies transitoires restent invérifiables. Il y a à la rigueur une ombre de progression, une histoire d’amour s’esquisse, et une révélation de l’accord possible entre l’être et le temps se profile : à l’identité du plan du début et de celui de la conclusion, représentant tous les deux la cabine téléphonique qui fonctionne en quelque sorte comme lieu de la narration, fait pendant une situation nouvelle, une extase atteinte. Toutefois le sens reste suspendu, malgré les mots de la fin prononcés par la voice over du narrateur :
Le jour se levait maintenant, je le voyais se lever derrière les parois de la cabine, et je pensais. Je pensais oui et, lorsque je pensais, je simulais une autre vie, une vie en tous points comparable à la vie, mais sans blessure imaginable, sans agression et sans douleur possible. Les heures s’écoulaient dans une douceur égale et je songeais simplement au présent, à l’instant présent, tâchant de fixer sa fugitive grâce comme on immobiliserait l’extrémité d’une aiguille dans le corps d’un papillon vivant – vivant.
13Aucun texte romanesque n’inspire La patinoire. Au contraire de ce qui se passe dans les films précédents, on y trouve une substantielle unité de lieu et d’action. Le film, centré sur l’histoire d’un tournage, se déroule presque entièrement dans une patinoire qui est à la fois le milieu où se déroule l’histoire fictive du film à l’intérieur du film (dont le titre est Dolorès) et le set où l’on effectue les prises de vue. Ce n’est que la toute dernière partie qui a lieu en Italie. La durée diégétique, plus étendue que celle de la narration filmique, coïncide avec celle du tournage, mis à part le dénouement romain à Cinecittà. Malgré l’exiguïté de l’espace-temps représenté, ce film est beaucoup plus dynamique que les deux précédents. C’est que la caméra se déplace très souvent, surtout parce qu’elle filme le tournage de matches de hockey sur glace. Même en dehors du jeu, les membres de la troupe bougent continuellement, et leurs déplacements sont soulignés par la difficulté à marcher sur la glace. La maladresse des personnages, les inconvénients du terrain, la confusion des langues (l’anglais des acteurs principaux, le lituanien des équipes, le français du metteur en scène, de la productrice et du directeur de la patinoire), la multiplication des imprévus et des incidents, reprennent et développent sur le mode résolument comique du slapstick le thème déjà exprimé par Toussaint de l’inaptitude de l’homme à maîtriser la réalité, ne serait-ce que la plus pratique et banale. Dès le début, la portière de la voiture qui transporte l’acteur américain ne s’ouvre pas, et celui-ci est obligé de sortir par la glace baissée au maximum. Par la suite on assiste à une cascade de gags. La glace qui se dissout à cause de la chaleur diffusée par les lampes des projecteurs ; le metteur en scène bousculant le cameraman qui le filme de façon obsédante ; l’interprète qui glisse sur la glace ; le bruit produit par un avion au moment précis où l’on fait démarrer le « moteur » ; la bise au metteur en scène qui n’en veut pas ; le colloque de la productrice avec le bras droit du directeur du festival de Venise au vidéo-téléphone, pendant que ce dernier provoque un accident de voiture ; le metteur en scène, renversé par les joueurs et obligé de mettre une minerve de plâtre et de travailler allongé sur une civière ; les brancardiers qui glissent eux aussi sur le terrain ; le cameraman qui tombe à son tour hors scène, emporté par un travelling vertigineux cadrant la première actrice qui court. Ce sont là quelques-unes des séquences les plus paradoxales et mouvementées du film.
14Ce qui se manifeste ainsi c’est l’échec systématique de toute entreprise. Même les engins technologiques s’avèrent faillibles. Il est vrai que le tournage du film parvient à s’achever, et que ce dernier est pris en considération pour le festival de Venise ; mais le directeur du festival, qui devrait dire le mot décisif là-dessus, meurt pendant la projection privée. On ne saura jamais si le film est accepté ou non. La satire inclut aussi le cinéma, sinon la cinéphilie, bien que la composante auto-référentielle soit beaucoup moins exploitée que dans Otto e mezzo de Fellini ou La Nuit américaine de Truffaut. Un opérateur filme minutieusement le réalisateur en le suivant pas à pas : il s’agit d’une condition incluse dans le contrat de production, qui semble parodier à la fois l’utopie ubiquitaire de la caméra-stylo et la mythisation médiatique des gens de cinéma. Le metteur en scène n’échappe pas d’ailleurs au regard ironique du film. S’adressant en français à l’acteur américain, qui en tout cas ne le comprend pas, il s’abandonne à la tentation de formuler des déclarations d’esthétique. Il affirme prôner une poétique de l’indirect et vouloir donc éviter la transmission d’un « message » explicite. Mais son apologie directe du langage indirect est déjà une contradiction intrinsèque, qui s’aggrave d’ailleurs lorsque, allongé sur la civière, il répond à un intervieweur par une exposition complaisante des enjeux de sa technique.
15Plus généralement, on assiste à un décalage permanent entre les attitudes des personnages et les comportements que les situations réelles exigeraient. Une manifestation initiale de manque d’à-propos est fournie par le comédien de théâtre qui pour se faire recruter comme figurant déclame un morceau du Roi Lear. Le metteur en scène fait la cour de façon très vague à l’actrice principale de Dolorès, qui aime mieux tomber dans les bras de son partenaire américain. Un autre exemple amusant est celui du directeur de la patinoire, joué par Jean-Pierre Cassel, dont l’éloquence interminable, alimentée par la nostalgie de ses exploits de patineur, rappelle le bavardage culinaire de Polougaïevski dans La Sévillane. De plus, au beau milieu des travaux urgents de montage du film il arrive pour projeter une cassette où sont immortalisés ses triomphes passés. Ce n’est pas, d’ailleurs, quelqu’un d’antipathique. Il n’y a aucune méchanceté dans cette représentation comique, humoristique, satirique ou parodique des maladresses et des velléités humaines.
16Ce choix d’un champ clos et d’un point de vue méta-filmique déjoue toute confrontation avec les exigences de la narration. Dans les films précédents tirés des romans, des morceaux de vies se déroulaient, mais sans être « racontés », ni orientés vers un aboutissement quelconque. En même temps la variété des situations semblait malgré tout promettre des développements qui finalement ne se produisaient pas, au moins au niveau de l’apparence. Il s’agissait d’un défilé de présents. Dans La Patinoire, il ne s’agit plus de raconter quelque chose qui serait un vécu, une histoire, des tranches de vie. Le sujet est la construction au présent d’une fiction, et l’espace-temps est exactement celui où cette entreprise se déroule, un ici et maintenant qui n’a aucun itinéraire à faire avancer. Ce microcosme se suffit : il coïncide avec les paroles, les sons, les actions à l’intérieur de la fiction et avec les mouvements de la caméra qui scandent le visible. L’énergie auto-référentielle du spectacle est intensifiée aussi par la luminosité des couleurs et le brio de la bande sonore.
17Au centre du film il y a d’ailleurs le jeu, donc un chassé-croisé permanent de signifiants sans aucune affirmation d’un sens central. Dans la mesure où l’œuvre peut revêtir une valeur symbolique ou allégorique, on est libre d’y entrevoir une représentation de la vie, une réflexion aussi sur la précarité de l’art. Ce n’est pas un hasard si le réalisateur, dans l’avion qui le mène à Cinecittà, fait couper par la monteuse une séquence apparemment indispensable qu’il a fait répéter un nombre incalculable de fois pendant le tournage. Le jugement de valeur (le film fictif, Dolorès, sera-t-il admis au festival ? Le film réel semble à son tour solliciter un verdict sur lui-même), ne sera en aucun cas arrêté. C’est même l’œuvre la plus neutre et agnostique de Toussaint écrivain et cinéaste. Aucune harmonie ne se profile, aucun accord avec le monde, si provisoire soit-il, ne se dessine, même si un plan long du metteur en scène tout seul sur le plateau à la fin du tournage pourrait laisser entrevoir un état d’âme de satisfaction ou de nostalgie. La création se résout en un exercice aléatoire d’habileté dont l’issue est incertaine et imprévisible.
18Le cinéma de Toussaint relève de la même technique et de la même vision du monde qui caractérisent ses romans. Il développe les mêmes rythmes, dont la lenteur exclut entre autres toute comparaison avec Chaplin ou Buster Keaton et autorise plutôt dans La Patinoire un rapprochement possible avec Jacques Tati, un Tati dialogué et non presque muet. Par rapport à son genre, il est autant transgressif que les ouvrages romanesques du même auteur, puisqu’il est tout à fait anti-narratif. Mais la démarche filmique de Toussaint déjoue l’attitude sélective de la notation écrite et étale sur la surface de l’écran un monde dépourvu de toute profondeur symbolique qui reste obstinément opaque, tandis que les romans en découpant et en interrogeant le monde semblent lui garder un minimum d’épaisseur problématique.
Notes
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[1]
Gallimard, 1944. Le film montre l’édition folio-Gallimard.
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[2]
Titre portugais : O livro do desassosego por Bernardo Soares (œuvre posthume de Fernando Pessoa), 1982 ; première traduction française, 2 vol., Christian Bourgois, 1988-1992. C’est le premier volume de cette édition que l’on voit dans le film.
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[3]
Cette double lecture suggère la coexistence dans ce roman d’une attitude apparemment très paisible et d’un fond plus secret d’inquiétude.
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[4]
Voir supra, note 3.
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[5]
Jean-Philippe Toussaint, L’Appareil-photo, Minuit, 1988, p. 7. Les mêmes mots sont prononcés dans le film.
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[6]
Voir p. 112 dans le livre.