Couverture de R2050_039

Article de revue

Le diptyque effeuillé

Pages 61 à 70

Notes

  • [1]
    J’utilise pour les livres de Sylvie Germain les abréviations suivantes : (LN), Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987 [1985] ; (NA), Nuit-d’Ambre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989 [1987] ; (C), Célébration de la paternité, Paris, Albin Michel, coll. « Célébrations », 2001.
  • [2]
    « Ces deux premiers livres au départ ne devaient faire qu’un seul : ça aurait dû être seulement Nuit-d’Ambre. […] Mais j’ai voulu donner une généalogie à ce personnage Nuit-d’Ambre et quand j’ai voulu l’écrire, cette généalogie qui aurait dû faire une dizaine de pages est devenue un livre à part entière, Le Livre des Nuits, et c’est allé très loin dans le temps puisque je suis allée jusqu’à la guerre de 70 », « L’obsession du mal », Magazine littéraire, mars 1991, n°286, p. 64.
  • [3]
    « Sylvie Germain : Le livre des livres », in Dominique Viart (éd.), Lendemains, n°107-108, 2002, p. 89.
  • [4]
    Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969.
  • [5]
    À moins de supposer que le diptyque, dédié aux figures parentales, soit aussi l’investigation d’une identité intime. Comme si le motif du double dramatisait l’énigme du nom propre – germain –, qui dit la filiation et le dédoublement fraternel.
  • [6]
    L’on pourrait multiplier les figures de la dissymétrie ou du dédoublement, en citant par exemple les noms doubles que portent les enfants de Nuit-d’Or, en évoquant Deux-frères, qui a incorporé le frère mort jusqu’à faire du dédoublement le motif secret de son être, sans oublier le bossu, qui rêvait de contenir dans sa bosse un génie tutélaire.
  • [7]
    Don Juan et le double, trad. S. Lautman, Paris, Payot, 1973 [1914].
  • [8]
    Jasmin, comme Roselyn, sera l’emblème d’un double négatif : « L’unique ami, son double, son revers » (NA, 199).
  • [9]
    Si l’on souhaite systématiser l’opposition entre les deux héros, il faut rappeler la sympathie que Nuit-d’Or éprouve quant à lui pour les arbres (NA, 33) : « D’ailleurs, il se sentait lui-même devenu plus proche des arbres que des humains » (NA, 68).
  • [10]
    Sur la question, on lira avec profit l’article de Michel Foucault « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), in Dits et écrits I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001 [1994], pp. 1004-1024.
  • [11]
    On pensera également à cette très belle formule : « La famille dénoue ses lourds liens de sang, elle les troque pour des liens aussi légers que l’air […]. » (C, 16)
  • [12]
    La Communauté qui vient, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1990 [1990].
  • [13]
    Voir LN, 15 et LN, 67, où la narration s’ancre dans un temps mythique à la lisière de l’Histoire : « En ce temps-là… »
  • [14]
    « […] le soir même j’ai commencé à écrire. D’abord des contes, puis des nouvelles, et enfin un roman. Et ensuite je suis passée d’un roman à un autre. Il y a certainement une continuité à travers tous ces textes, même si la manière d’écrire s’est transformée » (Sylvie Germain, La Rochelle, Office du Livre en Poitou-Charentes, 1994, p. 16).
  • [15]
    « On écrit toujours bien sûr à partir de son expérience, on puise en partie dans son passé, dans sa propre mémoire, mais la mémoire individuelle n’est pas une entité close et autonome, elle s’enracine et s’emboîte dans des mémoires plus larges et plus profondes : la mémoire familiale d’abord, elle-même greffée sur la mémoire collective laquelle porte toujours traces de souvenirs de guerres, de grands événements, de faits spectaculaires, de gloires et de hontes, et par-delà cette mémoire historique s’ouvre une mémoire plus vaste et ancestrale encore, plus confuse aussi, une mémoire toute pétrie de mythes. Mais on n’atteint jamais le fond, car au-delà encore, à la limite de l’oubli, bée une mémoire mystérieuse, immémoriale, celle des origines » (ibid., p. 14).
  • [16]
    « Le conteur » (1936), trad. Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », pp. 114-151.
  • [17]
    Voir Reinhart Koselleck, Le Futur passé, trad. J. Hoock et M.-Cl. Hoock, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990. Voir également François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2003.
  • [18]
    Nuit-d’Ambre est « hors temps, en marge. Il n’était que de l’instant, l’instant furtif jailli de nulle part, sans raccord au passé, sans lien au futur » (NA, 212).
  • [19]
    Le Temps qui reste, trad. Judith Revel, Paris, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 2000 [2000], p. 69.

1Même si deux années séparent la publication du Livre des Nuits de sa suite Nuit-d’Ambre [1], les deux livres ont pourtant été conçus dès l’origine comme un seul, ample et vaste, qui aurait décrit la geste de Nuit-d’Ambre. Cependant, la rédaction fait dévier le projet : au parcours de Nuit-d’Ambre s’ajoute une généalogie fondatrice, et le livre projeté se dédouble alors [2]. Tirée en amont par une fascination des origines, la genèse du héros se double ainsi de la chronique de ses ancêtres, de sorte que se font face la destinée individuelle et le parcours généalogique, l’orphelin désireux d’oublier toute mémoire familiale et les innombrables récits d’ancêtres. Car les deux livres se tiennent en miroir, comme le soulignent les très beaux seuils de chacun d’eux qui, à force de répétitions et d’échos, d’annonces et de reprises, font de chaque récit le double de l’autre.

2Mais le diptyque obéit moins à une logique cumulative qu’à une ligne involutive. Le second roman défait petit à petit ce qu’avait agencé le premier ; comme l’écrit Bruno Blanckeman, « la ligne de fiction tracée par le premier tome est gommée par le second [3] ». Le second récit recommence le premier, mais à rebours, déchirant et disloquant, effeuillant et désécrivant les pages du premier volume. Ainsi le diptyque de Sylvie Germain ne déroule une histoire que pour mieux remonter en deçà, n’élabore une geste que pour mieux revenir en un temps originel et mythique, dérobé à la conscience et refusé à la parole. Si le roman fait l’épreuve d’une négativité et d’une désécriture, c’est pour s’approprier et accomplir ce qui s’était refusé dans le récit premier. Car la puissance du négatif que propage Nuit-d’Ambre permet de retrouver derrière la figure du double une dissemblance constitutive, derrière la communauté familiale un exil essentiel, et derrière la mémoire un immémorial qui ne cesse cependant de nous hanter.

L’innommable

3Si le deuxième récit reprend et désécrit une généalogie première, c’est pour retrouver en amont de la ligne diégétique un premier nom passé sous silence et donner à entrapercevoir une origine refusée ou perdue. Car la généalogie des Péniel s’ouvre sur un nom manquant, sur une figure paternelle évanescente et silencieuse. Le premier homme est un être si dépourvu de densité qu’au moment de mourir, à ce moment qui souvent chez Sylvie Germain révèle le secret profond des êtres et dit, par la transformation qui les bouleverse, leur essence dérobée, le voilà qui devient transparence vitrifiée. Or aussitôt après, il se change en plomb et devient matière opaque et dense. Manière de dire que cette inconsistance première vaut comme insistance, et que cette évanescence se fait fardeau. « Dès l’origine, l’arbre généalogique se trouve ébranlé » (C, 11).

4Son fils Théodore-Faustin aurait voulu relancer la ronde des générations et donner à l’enfant qu’attend Noémie ce nom imprononçable et frappé de silence. Mais lorsque Noémie accouche, après deux ans d’attente, au moment où son mari revient enfin de la guerre, c’est d’une statue de sel.

5

« Tu vois, finit par s’écrier Théodore-Faustin en se tournant brusquement vers elle, je voulais lui donner le nom du père. Mais le père veut rester chez les morts, il veut rester là-bas, dans l’oubli, il n’a pas voulu redonner son nom aux vivants. Et il a bien raison le père ! » […] Puis il reprit, en lui braillant à la face : « Oui, il a raison le père ! Et tu sais pourquoi, dis, tu sais pourquoi il veut garder son nom dans l’oubli et le silence ? Eh bien, c’est parce que lui, il sait. Il sait que Dieu n’existe pas. Et même, c’est pire encore ! Il sait que Dieu est muet et mauvais ! Le père, il est mort, tout à fait mort, et son nom aussi il est mort. Alors il faut le taire, sinon ça porte malheur ».
(LN, 46)

6Ainsi, ce nom manquant, ce nom perdu et condamné à l’oubli, d’où la généalogie défaillante des Péniel tire son origine, est le symptôme qui marque le retrait du divin et les fractures de l’Histoire : le nom perdu, c’est, dans l’arbre généalogique, le poison distillé des traumatismes du monde. Car, imprononçable ou tu, le nom premier ne sera plus revêtu par aucun membre de la lignée, comme si une transmission familiale des identités venait d’être rompue : la répétition des places et des structures de parenté qui fait du petit-fils la réincarnation du grand-père est entravée. La cyclicité généalogique, que scande l’éternel retour des noms analysé par Émile Benveniste [4] et la sempiternelle ronde des générations, touche à sa fin, comme si Le Livre des Nuits s’ouvrait sur la fin des sociétés traditionnelles au temps long pour entrer dans l’Histoire, où le passé cesse de faire retour.

La dissemblance du double

7La perte du nom dessine le parcours d’une fêlure, qui traverse les membres de la lignée et disjoint chaque individu de lui-même. Sans ce premier nom, le sujet est dépossédé d’une ressemblance originelle, d’un clair miroir dans lequel déchiffrer son identité. Aussi toute la famille sera frappée d’une dissymétrie structurelle, qui aux uns donne un reflet supplémentaire tandis qu’elle prive les autres d’un double structurant. Car ce livre double a élu la gémellité comme thème primordial, comme si à travers les symétries et les dissymétries qui frappent les personnages, le diptyque réfléchissait aux conditions de sa genèse et aux lois de son déploiement [5].

8Au père dénommé, succède Théodore-Faustin, rendu fou par la guerre lorsqu’un sabre lui a tranché en deux le visage. Nuit-d’Or suivra, l’homme privé de reflet, puisque dès qu’il se penche sur un miroir, le voilà qui se ternit et se trouble. Mais s’il est dépossédé de reflet, s’il porte sur le corps les stigmates de la dissymétrie, une main mutilée, l’œil gauche pailleté d’or, une ombre extraordinaire, ses enfants au contraire seront tous marqués par une gémellité essentielle : c’est ainsi une descendance dédoublée qui possédera, à travers un jumeau ou une jumelle, le reflet qui manquait au père [6]. Ainsi la naissance de Mathilde et Margot, où la gémellité et la répétition des apparences viennent combler une incomplétude essentielle :

9

Une fois encore Victor-Flandrin éprouva cette impression étrange d’être face à une unique personne dédoublée comme dans un miroir. Mais dans ce miroir-là également il apprit à distinguer les failles imperceptibles glissées dans le jeu des reflets. […] Et c’était sur de telles impondérables différences que se soudaient avec le plus de force l’intimité et l’attachement des jumeaux et des jumelles entre eux, chacun recherchant et aimant dans son double ce presque rien qui précisément lui manquait.
(LN, 98)

10Tandis que dans le premier volume du diptyque, l’être se déchiffre au miroir de l’autre, dans une dépendance spéculaire qui veut que l’identité essentielle soit détenue par le double, dans le second volet en revanche, Nuit-d’Ambre frappé de solitude est à l’image du sujet moderne, isolé et autonome, désireux de détenir jalousement au creux de sa main la loi secrète de son identité.

11

D’ailleurs il avait la gémellité en horreur et s’appliquait à traquer en lui-même toute ressemblance avec son gibier crevé de frère pour lui tordre aussitôt le cou. Il se voulait, lui, un vivant, un vrai vivant à part entière et non pas un de ces survivants frappés de mélancolie et puants des relents de cadavre comme tous ces rescapés de la famille. Un vrai vivant, libre et unique, sans obligation de partage avec un double. Alors, que ses petits oncles s’amusent donc ensemble, dans le miroir absurde de l’autre !
(NA, 64-65)

12Personnages doubles ou situations qui se répètent, les deux romans orchestrent une singulière dramaturgie de la gémellité, mais dans laquelle on va du jumeau fraternel au double étrangement inquiétant. Le diptyque de Sylvie Germain fait en effet écho aux analyses d’Otto Rank sur le double [7], qui montre combien le motif du double a évolué dans l’histoire des sociétés : jadis double fraternel à travers lequel rêver à l’immortalité de soi, il représente désormais la part insue et dissemblable du sujet, la part mortelle et menaçante de son existence.

13Car malgré sa haine de la gémellité, Nuit-d’Ambre va rencontrer un double ; mais c’est alors un « double inversé de lui-même, un curieux négatif » (NA, 269) [8], qu’il trouve en la personne de Roselyn. Et c’est sans doute parce qu’il éprouve une inquiétante familiarité avec Roselyn, fruit d’une semblable blessure, qu’il décide de le mettre à mort. Cependant au moment de mourir, les yeux de Roselyn tendent un singulier miroir à celui qui refusait jusqu’alors tout reflet, puisqu’il semble découvrir que le double qu’il tue, cet étranger en négatif, est celui qui détient les arcanes de son être.

14

Dans ces yeux devenus miroirs il aperçut le reflet de son propre visage. Son portrait miniature tremblait dans les eaux argentées des yeux de Roselyn.
(NA, 292)

15Le double ne passe plus désormais par une ressemblance familiale, une similitude généalogique, mais à travers le trouble d’une différence ou d’une discordance. Ce qui est sans doute pour Sylvie Germain une manière de dresser le portrait de l’homme moderne, qui n’est plus enraciné dans une identité familiale, mais se découvre dans l’étrange miroir que nous tend l’inconnu croisé dans la foule, ou l’ange contre lequel nous nous battons.

La communauté expatriée

16Au récit du patriarche fondateur, détenteur d’une profonde mémoire, fait suite celui d’un orphelin sans passé, comme si le trajet de Nuit-d’Ambre s’affirmait dans le farouche refus de la geste généalogique. « Je suis orphelin et je veux le rester. […] Je suis le Prince-Très-Sale-et-Très-Méchant et je suis orphelin et je suis très heureux » (NA, 77). Tandis que le premier roman décrit l’enracinement de Nuit-d’Or, l’étoilement de sa lignée qui incarne les mille et une figures des passions humaines, le second roman accompagne avec prédilection le trajet singulier et solitaire de Nuit-d’Ambre. Abandonnant la communauté familiale, délaissant les travaux de la terre, le parcours de Nuit-d’Ambre s’apparente à un récit de désapprentissage, le long duquel le héros renie un héritage pour advenir à soi.

17Nuit-d’Or et Nuit-d’Ambre s’opposent ainsi comme l’enraciné au déraciné, comme l’or paternel à sa version dégradée, l’ambre. Car l’or, qui scintille dans l’œil du loup, nous rappelle que l’animal que Nuit-d’Or choisit pour totem est un animal dynastique, une figure ancestrale souvent choisie dans les sociétés traditionnelles pour ouvrir filiations glorieuses et mythes de fondation. L’ambre en revanche, matière précieuse, suc résineux fossilisé, se recueille dans les encoches et les entailles des arbres, autant dire dans une blessure généalogique, voire dans une blessure du généalogique. Bien sûr tous les arbres ne sont pas du bois dont on se fait une mémoire, mais la fougue de Nuit-d’Ambre qui décrète « Je hais les arbres » (NA, 33) ne saurait tromper. Au reste il pourrait s’orner, comme le chevalier nervalien, d’un arbre déraciné comme blason, tant il met de détermination à ce qu’aucune branche ne fasse souche [9].

18

Trancher toutes les racines des arbres, à coups de hache, de couteau, faire saigner toutes les racines comme des muscles dépecés ! Et que tous les arbres s’écroulent sur son passage dans un grand fracas de branches ! Que plus un seul arbre ne demeure debout, faire de la forêt un immense champ de bataille ! Champ de désastre, champ de vengeance.
(NA, 44)

19De l’or du loup à l’ambre généalogique, Sylvie Germain multiplie ainsi les emblèmes de la filiation et les discours de la parenté. Ici la faute originelle d’un père incestueux, là la tache héréditaire qui marque le visage de Blanche et de ses filles, d’une immense envie couleur lie-de-vin. Parce que la mère de Blanche a fauté, son péché rejaillit sur sa descendance, s’ancre dans le corps, devient marque infamante ; tout se passe alors comme si le désir fautif de la mère se faisait envie sur le visage des filles.

20L’hérédité s’ancre dans le corps, y dépose ses stigmates qui marquent l’appartenance à une communauté généalogique [10]. La marque d’or que chaque membre de la lignée porte à l’œil gauche est le sceau d’une identité familiale. Dans ses tares et dans ses marques, le corps tient registre d’une histoire antérieure et consigne l’aventure des ascendants. Mais quand à la fin du cycle, le fils de Nuit-d’Ambre lui revient, il reconnaît dans les yeux de l’enfant les yeux de son double négatif : des yeux « immenses, d’un gris de cendre, très pâle et lumineux. Des yeux tout mouillés par la pluie, comme s’ils avaient pleuré. Les yeux de Roselyn » (NA, 387).

21Manière de dire que l’espace intime du corps héréditaire s’ouvre aux figures de l’éthique, qu’il est perméable aux impressions extérieures et aux figures de l’altérité. Sylvie Germain, selon ses propres mots, « bouleverse les liens de filiation, les projetant hors de la cellule familiale » (C, 20) [11]. La communauté qui vient, pour reprendre la formule de Giorgio Agamben [12], n’est plus le clan familial resserré autour d’un passé, fédéré autour d’un corps héréditaire, mais une communauté sans conditions d’appartenance ni discours identitaire : l’anonyme ou l’inconnu croisé dans la rue y ont droit de cité. La révolte de Nuit-d’Ambre contre ses racines et son passé, contre les emblèmes de la filiation et les discours du familial, sonne sans doute l’avènement d’une communauté des solitaires et des sans patrie. Mais en s’ouvrant aux figures d’exilés, il redécouvre l’histoire de ses ancêtres et leurs blessures, les traumatismes qui les ont meurtris et les fêlures qui n’ont cessé de briser leurs trajets. Comme s’il fallait perdre l’histoire des ancêtres pour mieux la faire sienne, comme s’il fallait s’isoler pour mieux mesurer la solitude et la déroute qui marquent les figures brisées de l’ascendance.

22

Cri et nuit l’avaient arraché à l’enfance, détourné de sa filiation, frappé de solitude. Mais par là même rendu irrémissiblement solidaire de tous les siens.
(LN, 12 ; NA, 19-20)

La mémoire de l’immémorial

23La vie des bateliers navigant sur l’Escaut comme celle de Nuit-d’Or au cœur de Terre-Noire sont scandées par les légendes orales de la tradition : des villes on ne connaît que le nom, les légendes et les fêtes, à travers l’écho des récits qu’en donnent les voyageurs [13]. En mouvement sur le fleuve ou immobile dans les Ardennes, le monde semble si lointain que le fracas des événements n’y surgit d’abord qu’assourdi par les narrations mythiques qu’en donnent les hommes. C’est que le cycle de Sylvie Germain s’ancre encore dans l’univers oral des légendes et des mythes, avec leur profusion de symboles, le jeu concerté des répétitions, les refrains et les litanies par où la mémoire des récitants trouve un ancrage. Car si le diptyque recueille certainement l’écho des légendes entendues, où le loup avait une place de choix, il prolonge en tout cas l’écriture de contes à quoi s’est d’abord vouée Sylvie Germain, comme si le roman était né en coagulant la disparate des mythes entendus et des contes écrits [14].

24Des histoires de Vitalie, peuplées « de visages et de noms pleins d’éclats et d’échos fabuleux » (LN, 57) à la lanterne magique de Nuit-d’Or, qui conduit ses enfants à l’aventure dans ses paysages intérieurs, la narration mythique jetait un pont avec la communauté des morts, comme dans ces voyages légendaires dans lesquels Nuit-d’Or entraîne ses enfants et qui « les conduisaient plus loin encore, dans les coulisses du temps et de la nuit, là où les morts gardent séjour » (LN, 105). Le récit légendaire est ainsi à la fois un récit de mémoire et une pratique identitaire.

25Un récit de mémoire, puisque du souvenir intime à la mémoire familiale, de la mémoire collective à la mémoire mythique, le récit ouvre la mémoire en abyme, reliant ainsi expérience individuelle et parcours familial. Comme l’a montré Paul Ricœur, c’est par le récit que le temps intime s’ouvre aux rythmes collectifs et s’enracine dans le temps cosmologique. Sylvie Germain le rappelle souvent, elle qui conçoit la mémoire comme un emboîtement, toujours ouverte sur une plus vaste durée, si vaste que, de la mémoire intime à la mémoire familiale, de la mémoire historique à la mémoire légendaire, l’écriture s’approche d’une mémoire mystérieuse, à mi-chemin de l’oubli et de l’immémorial [15].

26Mais le récit est également une pratique identitaire, qui a partie liée avec l’invention de soi et la construction communautaire. Comme le rappelle Walter Benjamin [16], c’est par le récit que se constitue une cohésion communautaire, en proposant des référents mythiques et en reliant, dans les grands orbes de la tradition, le passé au présent et l’ailleurs à l’ici. À force de récits colportés et de légendes transmises, Nuit-d’Or incarne ainsi l’homme de la mémoire mythique : « Sa mémoire était longue et profonde, – il n’était pas un seul de ces milliers de jours qui bâtissaient sa vie dont il ne gardât un souvenir aigu » (LN, 263).

27Or le diptyque de Sylvie Germain souligne à quel point les guerres ont brisé les rythmes de la famille et les scansions narratives de la mémoire, car la « guerre, la guerre qui ne cessait de faire retour, comme les moissons, les équinoxes ou les menstrues des femmes » (LN, 300) représente une cassure de la tradition. Le traumatisme cyclique d’une Histoire qui bégaye efface les registres de la mémoire et affecte les narrations légendaires, où s’enracine la geste familiale des Péniel. Un épisode emblématise cette déchirure de la mémoire : c’est lorsqu’un avion s’écrase sur le cimetière du village, éventrant les tombes et éparpillant les cadavres.

28

Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup ressentit jusqu’au plus profond de sa chair cette violation du cimetière déchu en ossuaire anonyme. C’était toute sa mémoire qui venait d’être ainsi éventrée, profanée. Toute sa mémoire, et ses amours d’hier. […] Son passé, tout son passé, gisait dans une fosse commune, arraché à l’histoire, déporté hors mémoire.
(LN, 278-279)

29Tout se passe comme si la violence extraordinaire de la guerre avait brisé les continuités générationnelles et rompu les cohésions communautaires : la mémoire ne se décline plus qu’au passé, toute mise en ordre temporelle étant désormais vaine.

30

Il ne pouvait de toute façon dorénavant n’y avoir plus que des hiers, rien que des hiers. Le temps lui-même venait de brûler avec les choses, les meubles, les corps. Il n’y avait plus de présent, il n’y avait plus de futur. Il ne restait qu’un rêve fantastique déjeté hors du temps.
(LN, 286)

31C’est dans ce temps à la chronologie brisée et émiettée, ce temps où champ d’expérience et horizon d’attente ont été fracturés au profit du seul instant [17], que s’inscrit le parcours de Nuit-d’Ambre. À l’image du sujet moderne, c’est un personnage en marge du temps, sensible à la discontinuité de l’instant et à l’inachèvement du présent. Dans son inexpugnable désir de déracinement, Nuit-d’Ambre incarne les apories de la modernité, sans mémoire ni utopie, livré aux seuls aléas du présent [18]. Sans lien surtout avec la communauté des morts. « Je me fous de tous vos morts, de tous les morts, de toutes les guerres. Je me fous de mes propres morts », déclare-t-il avant de poursuivre :

32

Je n’ai pas de passé, ni familial, ni collectif. Je n’ai pas de patrie. Je n’ai pas de mémoire, surtout pas ! Je n’en veux pas. Je suis seulement cet instant-là, très éphémère. Un scintillement d’instants discontinus, libres, tournoyants. […] Si j’ai quitté mon pays, ma famille, c’est justement pour en finir avec toute forme de passé, de mémoire, pour rompre avec tous les souvenirs, les deuils, avec toutes ces conneries qui n’engendrent que des regrets inutiles, des nostalgies poisseuses, des remords ridicules et nuisibles, des douleurs sournoises, néantes. […] Alors vos histoires mises au rebut par l’Histoire elle-même je m’en contrebalance éperdument. Vos histoires !
(NA, 185)

33Mais avec la mort de Roselyn, et l’arrivée d’un fils dont le nom dit également le retour du mort – Cendres –, Nuit-d’Ambre retrouve une mémoire et retourne à Terre-Noire. Si bien que Nuit-d’Or et Nuit-d’Ambre, l’homme à la mémoire fracturée et l’amnésique qui s’est inventé une mémoire nouvelle, se rejoignent et portent en eux la double injonction du souvenir et de l’oubli.

34Aussi l’écriture de Sylvie Germain porte en elle cette brisure intime, qui jette de part et d’autre les mots du mythe, les flexions du conte et la cassure de la mémoire que représente l’entrée dans l’Histoire. Au sein d’un univers baroque, c’est alors une écriture double qui se déploie et qui dit à travers les mots du mythe la mort de la mémoire mythique et la fin des légendes généalogiques. Mémoire et oubli mêlés, le diptyque s’ouvre ainsi à la part d’immémorial qui double le réel et rend palpable, et paradoxalement présente, la perte de la mémoire mythique. Comme l’écrit Giorgio Agamben, ce « que le perdu exige, c’est non pas d’être rappelé et commémoré, mais de rester en nous et parmi nous en tant qu’oublié, en tant que perdu – et seulement dans cette mesure, en tant qu’inoubliable [19]. »

Notes

  • [1]
    J’utilise pour les livres de Sylvie Germain les abréviations suivantes : (LN), Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987 [1985] ; (NA), Nuit-d’Ambre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989 [1987] ; (C), Célébration de la paternité, Paris, Albin Michel, coll. « Célébrations », 2001.
  • [2]
    « Ces deux premiers livres au départ ne devaient faire qu’un seul : ça aurait dû être seulement Nuit-d’Ambre. […] Mais j’ai voulu donner une généalogie à ce personnage Nuit-d’Ambre et quand j’ai voulu l’écrire, cette généalogie qui aurait dû faire une dizaine de pages est devenue un livre à part entière, Le Livre des Nuits, et c’est allé très loin dans le temps puisque je suis allée jusqu’à la guerre de 70 », « L’obsession du mal », Magazine littéraire, mars 1991, n°286, p. 64.
  • [3]
    « Sylvie Germain : Le livre des livres », in Dominique Viart (éd.), Lendemains, n°107-108, 2002, p. 89.
  • [4]
    Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969.
  • [5]
    À moins de supposer que le diptyque, dédié aux figures parentales, soit aussi l’investigation d’une identité intime. Comme si le motif du double dramatisait l’énigme du nom propre – germain –, qui dit la filiation et le dédoublement fraternel.
  • [6]
    L’on pourrait multiplier les figures de la dissymétrie ou du dédoublement, en citant par exemple les noms doubles que portent les enfants de Nuit-d’Or, en évoquant Deux-frères, qui a incorporé le frère mort jusqu’à faire du dédoublement le motif secret de son être, sans oublier le bossu, qui rêvait de contenir dans sa bosse un génie tutélaire.
  • [7]
    Don Juan et le double, trad. S. Lautman, Paris, Payot, 1973 [1914].
  • [8]
    Jasmin, comme Roselyn, sera l’emblème d’un double négatif : « L’unique ami, son double, son revers » (NA, 199).
  • [9]
    Si l’on souhaite systématiser l’opposition entre les deux héros, il faut rappeler la sympathie que Nuit-d’Or éprouve quant à lui pour les arbres (NA, 33) : « D’ailleurs, il se sentait lui-même devenu plus proche des arbres que des humains » (NA, 68).
  • [10]
    Sur la question, on lira avec profit l’article de Michel Foucault « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), in Dits et écrits I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001 [1994], pp. 1004-1024.
  • [11]
    On pensera également à cette très belle formule : « La famille dénoue ses lourds liens de sang, elle les troque pour des liens aussi légers que l’air […]. » (C, 16)
  • [12]
    La Communauté qui vient, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1990 [1990].
  • [13]
    Voir LN, 15 et LN, 67, où la narration s’ancre dans un temps mythique à la lisière de l’Histoire : « En ce temps-là… »
  • [14]
    « […] le soir même j’ai commencé à écrire. D’abord des contes, puis des nouvelles, et enfin un roman. Et ensuite je suis passée d’un roman à un autre. Il y a certainement une continuité à travers tous ces textes, même si la manière d’écrire s’est transformée » (Sylvie Germain, La Rochelle, Office du Livre en Poitou-Charentes, 1994, p. 16).
  • [15]
    « On écrit toujours bien sûr à partir de son expérience, on puise en partie dans son passé, dans sa propre mémoire, mais la mémoire individuelle n’est pas une entité close et autonome, elle s’enracine et s’emboîte dans des mémoires plus larges et plus profondes : la mémoire familiale d’abord, elle-même greffée sur la mémoire collective laquelle porte toujours traces de souvenirs de guerres, de grands événements, de faits spectaculaires, de gloires et de hontes, et par-delà cette mémoire historique s’ouvre une mémoire plus vaste et ancestrale encore, plus confuse aussi, une mémoire toute pétrie de mythes. Mais on n’atteint jamais le fond, car au-delà encore, à la limite de l’oubli, bée une mémoire mystérieuse, immémoriale, celle des origines » (ibid., p. 14).
  • [16]
    « Le conteur » (1936), trad. Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », pp. 114-151.
  • [17]
    Voir Reinhart Koselleck, Le Futur passé, trad. J. Hoock et M.-Cl. Hoock, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990. Voir également François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2003.
  • [18]
    Nuit-d’Ambre est « hors temps, en marge. Il n’était que de l’instant, l’instant furtif jailli de nulle part, sans raccord au passé, sans lien au futur » (NA, 212).
  • [19]
    Le Temps qui reste, trad. Judith Revel, Paris, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 2000 [2000], p. 69.
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