Couverture de R2050_039

Article de revue

Le Livre des Nuits, Nuit-d’Ambre : des Corps enchantés aux Corps chantés

Pages 51 à 60

Notes

  • [1]
    Nuit-d’Ambre, Gallimard, 1987, coll. « Folio », p. 195.
  • [2]
    Ibid., p. 397.
  • [3]
    Ibid., p. 397.
  • [4]
    Ibid., p. 56.
  • [5]
    Le Livre des Nuits, Gallimard, 1985, coll. « Folio », p. 299-300.
  • [6]
    Nuit-d’Ambre, p. 202.
  • [7]
    Le Livre des Nuits, p. 30.
  • [8]
    Nuit-d’Ambre, p. 43.
  • [9]
    Le Livre des Nuits, p. 289.
  • [10]
    Ibid., p. 171.
  • [11]
    Ibid., p. 138.
  • [12]
    Ibid., p. 227.
  • [13]
    Ibid., p. 324.
  • [14]
    Nuit-d’Ambre, p. 310.
  • [15]
    Le Livre des Nuits, p. 20.
  • [16]
    Ibid., p. 53.
  • [17]
    Ibid., p. 94.
  • [18]
    Ibid., p. 253.
  • [19]
    Ibid., p. 251.
  • [20]
    Jours de colère, Gallimard, coll. « Folio », 1989.
  • [21]
    L’Enfant Méduse, Gallimard, coll. « Folio », 1991.
  • [22]
    Opéra muet, Gallimard, coll. « Folio », 1989.

1Dans Nuit-d’Ambre, le réel est pourvu d’une « doublure fantastique d’imaginaire » [1]. Le corps humain quant à lui est pourvu d’une « doublure fabuleuse » [2] de chair qui permet à Baladine de rendre au corps disparu de Jason « une vie sourde, secrète » [3]. L’imaginaire et la chair permettent de susciter ou de ressusciter des personnages. Ils sont doublures, envers épais l’un du réel, et l’autre de la peau ; mais on pourrait aussi comprendre qu’ils sont des remplaçants occasionnels, des doubles invisibles, des substituts jumeaux…

2Que la même expression soit utilisée à deux cent pages de distance pour qualifier la chair et l’imaginaire, et mettre ainsi sur le même plan ambigu le réel et la peau humaine n’est pas un hasard. Dans les deux premiers romans de Sylvie Germain, Le Livre des Nuits, et Nuit-d’Ambre, le réel et le corps humain sont intrinsèquement liés, dans un jeu de miroir qui semble ne jamais devoir prendre fin. Se lève ainsi tout un peuple de personnages inattendus pourvus de corps mythiques, de corps héroïques qui parcourent un siècle d’histoire. Leur lente traversée du temps est l’occasion pour le lecteur de visiter l’envers du réel : « […] le monde entier s’était retourné comme un gant. Un gant de peau humaine, à la chair mise à nu, à cru [4]. » C’est aussi l’occasion de visiter l’envers de la peau, les mystères de la chair, de l’hérédité, de la mémoire. Et cette doublure redoublée nous fait entrer dans un vaste poème où les corps et le monde riment et se répondent sans fin.

3La relation des corps au monde se fait d’abord par le biais simple de la comparaison. Les comparaisons sont nombreuses, dans les deux sens. Les éléments du monde sont décrits comme des corps, les racines des arbres sont semblables à des muscles, les étamines de leurs fleurs sont des larmes figées, leurs feuilles des paupières fermées, la terre est décrite comme un ventre aux boyaux de boue et de sang, gros animal pris de vomissement, de convulsions, sous le coup de la guerre. La terre est un « corps infiniment millénaire doué d’une force fantastique, prêt à poursuivre sans faillir ses cycles éternels [5]. » Les villes elles-mêmes sont atteintes de sclérose en plaques, de toutes ces plaques commémoratives que personne ne lit jamais et qui sont comme des blessures à leur flanc [6]. Les exemples de comparaisons ou de métaphores qui assimilent ainsi les éléments du réel au corps humain sont nombreux.

4Mais le corps humain est à son tour assimilé à des éléments du monde. Le corps humain se fait animal, fleur, arbre, objet : au moment de sa demande en mariage à Noémie, les mains de Théodore-Faustin pendent à ses côtés « comme des volailles mortes » [7] ; au cours de ses jeux violents dans une usine désaffectée, Charles-Victor, qui deviendra Nuit-d’Ambre, sent son cœur remonter « battre jusqu’au dedans de la bouche pour se fondre à sa langue, s’écorcher à ses dents comme un fruit trop mûr [8] ». S’affranchissant de la comparaison directe, le rapprochement arpente les détours infinis de la métaphore : « fleurs couleur d’ongles, d’yeux, de lèvres ou de sang [9] » ou encore : « Cette pupille béante était un miroir ardent  [10]… » La fréquence de ces parallèles entre le corps humain et le monde pourrait n’être que prétexte à une virtuosité stylistique, mais ni la comparaison, ni même la métaphore n’épuisent l’évidence de la correspondance entre monde et corps.

5Quand le mot prend le pouvoir sur le réel, quand la métaphore impose sa logique au monde, le réel se retourne et laisse entrevoir sa doublure d’imaginaire : c’est ainsi que le corps anorexique, anémié, amaigri de Blanche est décrit comme gangrené par la transparence au point qu’on le compare à un morceau de verre. Mais la métaphore prend le pas sur le réel : « Lorsqu’il fallut la mettre en bière elle se brisa comme une vitre avec un joli bruit, pareil au rire d’un tout petit enfant [11]. » Nous voici passés de l’autre côté du réel, la comparaison grammaticale avec la vitre soulignant ici toute l’ironie du procédé où justement le comparant semble prendre le pas sur le comparé. Le corps humain est devenu chose. C’est l’irruption du merveilleux au détour du grammatical.

6Le corps des personnages n’en finit pas de développer ses relations avec le monde, le corps de Mélanie, la première épouse de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup devient fertile en même temps que ses champs ; les dix-sept maisons du hameau de Terre-Noire rappellent en écho les dix-sept tâches d’or dans l’œil de Nuit-d’Or, et les dix-sept enfants qui sont à naître. Lorsqu’on creuse la tombe de son fils, Petit-Tambour, Pauline a l’impression qu’on lui creuse dans le ventre ; la face d’Augustin Deux-Frères, rentré de la guerre sans son jumeau, apparaît à Nuit-d’Or comme une face plus immense et vide que le paysage désert de Terre-Noire, et les yeux de Nelly juste avant que Nuit-d’Ambre ne la viole sont de l’exacte couleur du ciel, couleur d’ardoise.

7Le corps se fait encore espace, demeure, intérieur habité : c’est ainsi que Théodore-Faustin doit traverser pour naître le ventre-tombeau de sa mère, Vitalie. Ce même Théodore-Faustin tournera autour de son propre fils, le jeune Victor-Flandrin, futur Nuit-d’Or, comme autour d’une maison. Le corps d’Elminthe-Présentation-du-Seigneur-Marie, troisième épouse de Nuit-d’Or se fait immense douve vide, pur espace de résonance où s’élève un chant extraordinaire, et au moment de sa mort, alors qu’elle est atteinte du tétanos, « ses os étaient devenus réseaux de corridors vides flanqués d’une infinité de portes qui ne cessaient de claquer jusqu’à en sortir de leurs gonds [12]. » Nuit-d’Or lui-même, frappé de deuil une fois de trop après le passage des nazis qui emmènent Ruth, sa quatrième femme, et leurs enfants, est décrit comme un lieu vide, « guérite d’os et de peau [13] ». Ce même corps de Nuit-d’Or deviendra dans le second roman, Nuit-d’Ambre, un espace où déambulent à l’infini les pas perdus de Ruth : « Elle lui marchait dans le corps [14]. » La peau s’ouvre ainsi sur une doublure de chair qui s’ouvre elle-même sur un espace intérieur hanté par les souvenirs. Mais le corps n’est pas seulement morceau de monde, espace intérieur, reflet du monde, il est aussi monde à lui seul.

8La coïncidence entre corps et monde se fait parfois troublante, comme si l’on progressait de rimes pauvres en rimes riches vers une rime totale. Le corps du petit Théodore-Faustin pèse entre les bras de son père « un poids immense. Le poids du monde » [15]. Herminie-Victoire morte semble « en train de dormir merveilleusement du monde » [16]. Vitalie sur le point de mourir devient un pan de nuit. Nuit-d’Or a la beauté d’une nuit d’hiver comblée d’étoiles. Le désir de Mathurin pour Hortense l’amène à créer des couleurs qui n’existent pas dans le monde, des couleurs inventées par le corps, les couleurs du corps se substituant au monde, se faisant monde de désir et de plaisir.

9Or tous ces corps inventés ne se contentent pas de refléter jusqu’au vertige le monde et d’être reflétés par lui, ils se reflètent aussi entre eux selon un processus compliqué.

10Le corps humain dans Le Livre des Nuits et Nuit-d’Ambre est un corps mythique, un corps unique qui se distribue entre les différents personnages. S’approcher des membres de cette famille semble suffire à faire entrer certains personnages dans une grande communauté régie par des liens complexes. L’élément fondateur de cette lignée est Victor-Flandrin Péniel, pourvu d’un corps héroïque, d’un corps mythique qu’il va, au sens propre du terme, distribuer autour de lui.

11Théodore-Faustin, paré d’une auréole mythique, l’engendre en couchant avec sa propre fille, Herminie-Victoire. La mère de Victor-Flandrin est donc aussi sa sœur, son père est aussi son grand-père. Le redoublement des liens familiaux vient singulariser le personnage. Son nom double reprend en le masculinisant, la deuxième moitié du patronyme de sa mère, « Victoire »/« Victor », et le « f » initial et la nasale finale de la deuxième moitié du nom de son père, « Faustin »/ « Flandrin ». Le jeune héros s’inscrit ainsi clairement dans une lignée. Mais en brisant seul son cordon ombilical, il annonce sa future quête d’un endroit où fonder sa propre lignée. Sa jeune mère-sœur meurt en lui donnant la vie dans un étrange rêve d’étoile, l’une de ces étoiles se retrouve prise au fond des prunelles du nouveau-né. Enfin, sa grand-mère, Vitalie, prophétise qu’il vivra cent ans.

12Le personnage va continuer à se constituer en figure mythique jusqu’à ce qu’il acquière enfin son surnom définitif : à cinq ans, son père lui tranche deux doigts pour lui éviter d’être enrôlé en cas guerre. Quatre autres événements vont venir compléter l’accession au statut de héros mythique. Engagé dans les mines à l’âge de douze ans, Victor-Flandrin y travaille sept ans, son visage y prend une couleur sombre qui, compte tenu de la tache d’or dans son œil gauche, lui vaut son premier surnom, Nuit-d’Or. La sourire légué par sa grand-mère morte hantera désormais l’ombre devenue blonde du jeune garçon de dix-sept ans. En quête d’un lieu où s’établir, il vit une étrange rencontre avec un loup dont il portera bientôt la peau, ce qui lui vaudra son surnom définitif et complet : Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup. Le dernier événement important de cette marche vers la figure mythique du patriarche fondateur de lignée est l’arrivée à Terre-Noire : Victor-Flandrin découvre qu’il ternit les miroirs et que la tache d’or de son œil s’est morcelée en dix-sept taches plus petites : dix-sept ans, dix-sept maisons à Terre-Noire, et dix-sept enfants à naître. Le nombre premier sept, qui hantait l’histoire du père, semble entrer en concurrence avec le nombre premier dix-sept. La marche vers la figure de héros mythique et inquiétant s’achève :

13

Nul ne savait vraiment d’où il venait, ni pourquoi ni comment il était arrivé là. Des légendes et ragots les plus fantasques couraient au sujet de son teint noirci par la poussière du charbon, des taches d’or de son œil qu’il se mettait maintenant à distribuer à sa progéniture, de son ombre blonde qui hantait toute seule les chemins, de son accointance avec les loups, de sa voix dont l’accent différait de celui de la région, de son regard capable d’éteindre les miroirs et de sa main mutilée [17].

14Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup engendrera dix-sept enfants, sept paires de jumeaux et des triplés qui auront tous à l’œil gauche une tache d’or, signe de reconnaissance de la lignée Péniel. C’est le premier élément tangible qui nous indique comment le corps mythique ainsi constitué se distribue.

15Outre les éléments de ressemblance physique, les corps des Péniel et de ceux qui les approchent semblent soumis à de symboliques durées. Les nombres sept et dix-sept se révèlent essentiels : les premiers jumeaux Mathurin et Augustin ont dix-sept ans au début de la guerre de 14, ils voient la mer descendre et monter sept fois avant de s’embarquer pour rejoindre le front, et se font à la guerre sept camarades. Les jumelles Mathilde et Margot perdent leur mère à l’âge de sept ans, et c’est aussi à l’âge de sept ans que Cendres, le fils de Nuit-d’Ambre, arrivera à Terre-Noire. C’est à l’âge de dix-sept ans que Nuit-d’Ambre part pour Paris, que Crève-Cœur part pour la Guerre d’Algérie et que le petit Roselyn Petiou est assassiné. Des motifs se mettent en place. Ils renforcent les liens de la fratrie mais surtout, ils constituent la lignée en un vaste système d’échos et d’oppositions.

16Car ce que se transmettent aussi les Péniel, ce sont des images mystérieusement gravées dans l’inconscient collectif de leur race. À l’école, Augustin est fasciné par la France d’Outre-Mer. Mathurin son jumeau aime par-dessus tout atteler ses bœufs à une carriole comparée à un navire. Ces deux fascinations des enfants Péniel font écho aux souvenirs de Vitalie, la grand-mère, issue d’une famille de marins perdus en mer. Se répète aussi souvent l’image de la péniche, qui rappelle l’origine de marin d’eau douce du grand-père Péniel : Ruth est comparée à une péniche venue s’ancrer, et même s’ensabler auprès de Nuit-d’Or, et Nuit-d’Or en regardant la serre construite par ses deux derniers fils, Septembre et Octobre, imagine une péniche. Ces motifs récurrents ancrent la lignée dans son passé. D’autres motifs resserrent quant à eux les liens entre les différentes épouses et tous les enfants de Nuit-d’Or.

17Morte, Mélanie, première épouse de Nuit-d’Or, apparaît à sa fille Margot comme une poupée de chiffon. Margot confectionne alors une poupée qui représente sa mère. C’est grâce à cette poupée que Margot rencontre et ramène, à la Ferme-Haute, Blanche qui devient la seconde épouse de Nuit-d’Or. À sa mort, Blanche est à son tour comparée à une poupée de verre, qui rappelle l’étrange statue de sel à laquelle Noémie a donné naissance. Le motif de la poupée se retrouvera pour Sang- Bleu, la troisième épouse, qui est à sa mort comparée à une poupée désarticulée. Poupée encore que le bras momifié qu’Augustin rapporte de la guerre et qui est tout ce qui reste de Mathurin. Poupée mécanique et blanche que Margot, la Maumariée, qui est chaque soir remontée pour revivre treize années durant la même journée de noces jamais achevée. Pauvre poupée entortillée de blanc que le corps supplicié du pauvre Roselyn. Enfin lorsque la petite Alma aperçoit Mathilde pour la première fois, elle croit que sa robe est de bois, comme celle d’une marionnette, poupée de bois vivante, appelée déjà par les morts.

18De nombreux motifs hantent ainsi les deux romans : Vitalie racontait à ses petits-enfants l’histoire de Kinkamor, qui avait usé des milliers de souliers pour échapper à la mort. Ces souliers, Herminie-Victoire les aperçoit au moment de mourir, et ils n’en finissent pas de hanter l’imaginaire des personnages du roman, comme une image qui se serait transmise au même titre que la tache d’or dans l’œil des enfants Péniel.

19Les couleurs elles aussi semblent symboliquement se transmettre. Les taches noir violacé qui apparaissent sur le corps de Noémie sont emplies d’un liquide vert-tendre et visqueux, or à sa mort, Mélanie voit danser devant ses yeux une tache vert tendre ; quant à Margot, elle est retrouvée morte dans un fossé avec sur l’épaule une petite grenouille. C’est une nuée d’insectes verts qui s’échappe du corps de Juliette quand elle accouche, et la robe de Ruth est verte quand les nazis l’emportent, verts aussi les souliers à talon haut de Thérèse.

20Deux autres couleurs sont omniprésentes et semblent servir de relais entre les générations. Le noir violacé que nous avons déjà évoqué est une couleur qui annonce le malheur : il n’en finit pas d’envahir l’univers des Péniel. Ce sont les larges ombres violâtres sous les yeux de Noémie, les taches sur son corps, et le rideau violet dans lequel s’entortille Margot après ses noces avortées. La rose que Sang-Bleu voit en rêve est elle aussi d’un noir violacé, couleur fascinante que la jeune femme s’efforce d’obtenir dans son jardin, par croisement de roses. Or c’est en jardinant qu’elle se griffe et attrape le tétanos. Le corps putréfié du frère de Nuit-d’Ambre est d’un bleu violâtre, et le frère mort est surnommé à de nombreuses reprises « putois violacé », ou encore « ogre à la bouche violette ». Dans le rêve atroce de Pauline luttant contre le désespoir après la mort de son premier fils, les arbres qui se mettent en branle portent des oiseaux aux becs violâtres, et au moment d’accoucher de Baladine, Pauline a peur de mettre au monde un enfant violacé. Baladine aura d’ailleurs, présage funeste, les yeux bleu violâtre. L’oiseau de métal qui vient attaquer Nuit-d’Ambre avant son départ pour Paris est violâtre. La jupe que porte Nelly lors de sa rencontre avec Nuit-d’Ambre est violette. Les citrons qui pourrissent dans le panier de l’étrange sorcière sont bleu violet. C’est une bénédiction pour Nuit-d’Ambre que de perdre à la fin du second roman la vision des couleurs, il pourra peut-être ainsi échapper à la malédiction du violet qui poursuit sa famille.

21L’autre couleur omniprésente dans le texte est le blanc, lié à la violence de la mort ou à celle de la sexualité. Il n’est que de mentionner l’exemple de Mélanie, les cheveux tout poudrés de farine après avoir été jetée à terre par la ruade meurtrière du cheval Escaut, et quelques centaines de pages plus loin, le pauvre Roselyn, silhouette blanche qui a lui aussi les cheveux couverts de farine quand il rencontre Nuit-d’Ambre, l’homme qui va le conduire à la mort.

22Tous ces échos donnent au texte sa résonance étrange qui l’apparente à un vaste poème plutôt qu’à un roman. Ces échos et motifs s’organisent en une véritable syntaxe des corps.

23Les relations entre les enfants de Nuit-d’Or semblent être régies par un profond désir poétique d’équilibre et de résonance plutôt que par un souci de vraisemblance. Augustin et Mathurin, les premiers-nés, reçoivent ainsi en partage la tignasse de leur père et les traits ronds de leur mère, tandis que les deuxièmes-nées, Mathilde et Margot, se partagent les cheveux noirs de leur mère et les traits anguleux de leur père. Le choix de leurs prénoms semble lui aussi obéir à un enjeu poétique qui renforce les parallèles et les oppositions de leurs attributs physiques. Par exemple, « Augustin » et « Mathurin » se terminent sur la même nasale ; cet écho est renforcé à la syllabe précédente par la reprise du son [y] ; mais dans un cas, le son [t] est antéposé, et dans l’autre postposé. Le jeu paronomastique prépare la confusion des personnages à la mort de Mathurin.

24Le cas des triplés est particulièrement intéressant. Ils semblent conçus sur le mode de l’annulation : Gabriel, mat de peau, aux cheveux très noirs, a des yeux bleus translucides, tandis que Michaël a le teint pâle, des cheveux d’une extrême blondeur, et des yeux d’un noir translucide. Leurs caractéristiques s’opposent, s’annulent, et se résolvent dans le troisième frère, Raphaël, qui est quant à lui albinos, aussi proche que possible de la transparence. Quant aux prénoms, ils sont empruntés à la lignée des archanges bibliques et s’achèvent dans un battement d’ailes inquiétant quand on sait le destin d’anges de la mort des deux premiers.

25Les corps et les noms s’organisent sur un mode poétique. Le passage d’une génération à une autre vient confirmer ce mode d’organisation tout en permettant une évolution : Benoît-Quentin, fils de Deux-Frères, a deux taches d’or à l’œil gauche : seul rescapé de la guerre, Augustin/ Deux-Frères a endossé, en sus de la sienne, la personnalité de Mathurin, il lègue ainsi à son enfant une double tache d’or. Le petit Fé, fils de Rose-Héloïse et de Crève-Cœur, a une tache pourpre dans œil au lieu d’une tache d’or, mélange extraordinaire de la fleur sur la tempe de sa mère et de la tache d’or des Péniel. Quant à Cendres, fils de nuit-d’Ambre, le gris de ses yeux virant à l’argent lui vaut le surnom de Nuit-d’Argent qui vient compléter la lignée de Nuit-d’Or et Nuit-d’Ambre.

26L’organisation poétique touche peut-être même au destin des personnages. C’est ainsi que Victor-Flandrin, dit Nuit-d’Or, donne à son petit-fils et successeur héroïque et mythique la moitié de son propre prénom en inversion, Charles-Victor. Les deux prénoms composés forment chiasme, de même peut-être que les parcours des deux personnages : au-delà des parallèles, trahison du père, grand amour trouvé à Paris, motif du viol sauvage, colère envers Dieu, ces deux héros presque homonymes semblent accomplir deux destins exactement opposés. Nuit-d’Or marche sur le chemin de la perte de tout, semant au passage ses dix-sept enfants et ses cinq épouses comme autant de trésors perdus et se perdant lui-même en chemin. À l’inverse, parti du plus pur et du plus violent dénuement intérieur, Nuit-d’Ambre marche sur le chemin de la découverte de soi, à la rencontre de son fils unique. C’est comme s’il parcourait à rebours le chemin de son aïeul.

27Non contente de s’étendre aux destins individuels, la contamination poétique semble aussi s’étendre au-delà des liens familiaux. Aux yeux en forme de pépins de pomme de Mélanie semblent faire écho les yeux en forme de pépins de citron de la vieille sorcière que rencontre Nuit-d’Ambre à Paris. Les yeux couleur d’ardoise de Ruth et de sa fille Alma semblent préfigurer les yeux couleur d’ardoise de la pauvre Nelly, maîtresse de Nuit-d’Ambre, et rappellent aussi les terribles yeux couleur de silex de la malheureuse Pauline.

28Échos à l’infini. Passage d’une génération à une autre. Les corps des hommes reflètent le monde et se reflètent entre eux, ils deviennent ainsi à la fois la mémoire du monde, et la mesure du temps qui passe.

29L’imaginaire, doublure du réel, permet de mettre en scène des êtres sur un mode mythique et poétique. Mais le retournement du réel en imaginaire s’accompagne du retournement de la peau sur sa doublure de chair : c’est l’intérieur des corps qui est révélé, cet intérieur fait non seulement de muscles et de sang, mais aussi de mémoire, et de temps. Quand le monde se retourne comme un gant pour laisser voir la chair de l’imaginaire, il met à nu les mystères de l’hérédité. Ce qui se joue ici, c’est le mystère de cette mémoire du corps qui se transmet de génération en génération. Le corps devient ainsi mesure du temps.

30Le corps immobilisé de Noémie s’interdit d’accoucher jusqu’au retour de son mari. Le corps sablier de Margot sait exactement quand faire demi-tour pour aller rejoindre son amant. Ce corps sablier se voit matérialisé par les treize jupons qui décomptent les années qu’il reste à vivre à la jeune femme. Le corps mutilé de Mathilde refuse le cycle des menstrues et le passage des années. Le corps horloge de Pauline sent battre en lui le balancier d’une éternelle question. Et puis il reste le corps hors temps de Nuit-d’Or, qui ne vieillit ni ne blanchit, et meurt d’un seul bloc, comme il a vécu.

31Mais le temps mesuré ici n’est pas à proprement parler le temps humain, même s’il s’y réfère. Et ce n’est pas à proprement parler de l’hérédité telle que l’étudie la médecine moderne que traitent ces deux romans. Ce qui nourrit la prose de Sylvie Germain, c’est un temps et une hérédité littéraires et poétiques.

32Théodore-Faustin est tout autant le fils du héros grec Achille que celui de Vitalie. Lorsque sa mère le bénit par tout le corps, comme on bénit les bateaux pour les préserver du mauvais sort, elle s’endort en chemin et oublie de lui bénir le front. Or c’est au front que le uhlan de la guerre de 1870 frappera, comme c’est au talon qu’Achille a pu être atteint.

33Seule figure de créatrice de ces deux romans, le personnage de Ruth nous met sur la piste de l’autre hérédité à l’œuvre ici, non plus une hérédité humaine, mais une hérédité littéraire. Le corps de Ruth est un « corps multiple » [18] : « Car elle était devenue soudain la proie d’images fantastiques, flanquées de couleur criardes, et des cents d’autres corps s’étaient mis à lui traverser le sien, réclamant d’elle une existence [19]. » C’est pour répondre à ces appels que Ruth se met à peindre. L’image de corps traversant un autre corps rappelle la naissance de Théodore-Faustin, traversant pour naître le corps de sa mère. La naissance humaine serait à rapprocher de la création. De fait, la naissance de la petite Alma, être de chair et non plus personnage de couleur, apaise les visions de Ruth. Une fois ses quatre autres enfants nés, Ruth abandonne la peinture au profit de la photographie, traquant sur le visage de ses enfants les reflets de ceux qui les ont précédés : création, procréation et hérédité, se retrouvent inextricablement mêlées.

34L’intertextualité, n’est-ce pas aussi traquer dans les visages/textes du présent le reflet des visages/textes du passé ? Si les corps sont conçus dans ces deux œuvres sur un mode poétique, c’est qu’ils ne sont pas, ne veulent pas être reflet de la réalité, ils sont construction littéraire, ils sont texte. Cette origine est revendiquée au début et à la fin des romans : hommes livres de chair, lus à rebours, hommes pages, femmes textes, poèmes.

35Nuit-d’Or lui-même ne reconnaît-il pas dans les triplés des enfants « moins issus de sa chair que de quelque obscur recoin de son cœur » ? Ces triplés si parfaitement dialectiques qu’ils s’annulent, leur prétendu père de chair les reconnaît lui-même pour ce qu’ils sont : une production du désir, sorti d’un obscur recoin du cœur, non pas engendrés mais tirés tout faits du tréfonds de l’inconscient, non pas êtres mais personnages, non pas chair mais littérature.

36La création apparaît comme surnombre de corps à incarner, corps rêvés, corps pressentis, ou imposés, corps fabriqués, pensés, pesés, corps construits en échos d’autres corps, et d’autres textes.

37Cette image de la création comme corps multiple cherchant à se distribuer, c’est bien ce qu’illustrent les taches d’or distribuées aux enfants et petit-enfants de Nuit-d’Or. Mais c’est aussi, par anticipation, l’image d’une autre héroïne de Sylvie Germain, Reinette-la-Grasse : dans Jours de colère[20] cette femme obèse et boulimique est habitée de corps qu’elle met au monde un par un, neuf fils, un pour chacun des neuf prénoms dont l’ont affublée ses parents. Le vaste poème que tissent les échos de la création au sein des deux premiers romans de Sylvie Germain n’est que le prélude à de plus vastes chants, à de plus amples rimes. La violente attirance incestueuse de Nuit-d’Ambre pour sa sœur Baladine, c’est dans L’Enfant Méduse[21] qu’elle sera consommée. La funeste couleur violâtre envahira sous forme d’oranges pourrissantes les pages d’Opéra muet[22]. Que dire enfin du motif de la lessive ? C’est en voyant sa fille assise sur un drap blanc, prise dans sa clarté bleutée, que Théodore-Faustin devient fou de désir. C’est un jour de lessive que Nuit-d’Or reçoit de Sang-Bleu un coup de bleu au cœur et qu’il lui demande de l’épouser. Et c’est un jour de lessive, au milieu des draps bleutés, que Thadée achève sa longue marche du désir vers la belle Tsipele. Or, dans Jours de colère, ce sera aussi un jour de lessive qui verra l’explosion du désir entre Simon et Camille.

38Corps des hommes, reflets éternels d’un monde cyclique, gardiens génétiques et secrets de l’histoire de ceux qui précèdent, portant en germe l’histoire de ceux qui suivront. Peau des hommes où s’inscrivent les traces du temps qui passe, peau fragile refermée sur une doublure de chair gardienne des secrets de la mémoire. Les deux premiers romans de Sylvie Germain, Le Livre des Nuits et Nuit-d’Ambre, articulent ces corps et cette mémoire en un vaste poème ouvert sur ce qui le précède et sur ce qui le suit. Et toutes les rimes restées ouvertes qui trouveront leur écho dans les livres à venir autorisent à parler non pas d’ouvrages isolés, mais d’une Œuvre : au-delà de sa singularité, semblable aux rejetons du patriarche Péniel, chaque élément de cette progéniture littéraire, chaque roman de Sylvie Germain se réclame lui aussi d’une lignée.


Date de mise en ligne : 01/09/2016

https://doi.org/10.3917/r2050.039.0051

Notes

  • [1]
    Nuit-d’Ambre, Gallimard, 1987, coll. « Folio », p. 195.
  • [2]
    Ibid., p. 397.
  • [3]
    Ibid., p. 397.
  • [4]
    Ibid., p. 56.
  • [5]
    Le Livre des Nuits, Gallimard, 1985, coll. « Folio », p. 299-300.
  • [6]
    Nuit-d’Ambre, p. 202.
  • [7]
    Le Livre des Nuits, p. 30.
  • [8]
    Nuit-d’Ambre, p. 43.
  • [9]
    Le Livre des Nuits, p. 289.
  • [10]
    Ibid., p. 171.
  • [11]
    Ibid., p. 138.
  • [12]
    Ibid., p. 227.
  • [13]
    Ibid., p. 324.
  • [14]
    Nuit-d’Ambre, p. 310.
  • [15]
    Le Livre des Nuits, p. 20.
  • [16]
    Ibid., p. 53.
  • [17]
    Ibid., p. 94.
  • [18]
    Ibid., p. 253.
  • [19]
    Ibid., p. 251.
  • [20]
    Jours de colère, Gallimard, coll. « Folio », 1989.
  • [21]
    L’Enfant Méduse, Gallimard, coll. « Folio », 1991.
  • [22]
    Opéra muet, Gallimard, coll. « Folio », 1989.

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