Notes
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[1]
Crozier M., Friedberg E., 1977, L’acteur et le système, Seuil. Sainsaulieu R. Osty F., Uhalde M., 2007, Les mondes sociaux de l’entreprise : Penser le développement des organisations, La Découverte.
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[2]
Kanter R.M., The Change Masters : Innovation and Entrepreneurship in the American Corporation, Free Press, 1988 ; Kotter J., Leading Change, Harvard Business School Press, 1996 ; Lewin K., Field theory in social science, New York, Harper & Row, 1951.
Introduction
1La notion de changement est très relative en fonction des cultures. Les mots mais aussi le sens sont différents d’une culture à l’autre. Nos rencontres nous ont amenés à relativiser l’acception occidentale véhiculée par la littérature sur le sujet notamment nord américaine. En lien avec des académiques étrangers, nous avons cherché à formaliser des acceptions et modes d’action de la notion de changement dans différentes cultures : occidentale, chinoise, arabo-musulmane et indienne. Pour cela nous nous sommes appuyés sur quatre écrits auxquels nous avons participés avec des auteurs d’autres cultures :
- Le livre Tout changer en français (Ed Lamartinière, 2012, Autissier et Guillard).
- Le livre Changement et Transformation écrit en mandarin avec un auteur chinois (Ed IEAM China Book 2014, Wu, Autissier, Moutot, Peretti).
- Le livre Tahir écrit en arabe littéraire avec un auteur marocain (Ed. Econumerik Maroc, 2016, Temsamani, Autissier, Moutot, Peretti, Wu).
- Le livre Transformer sans rompre ni exclure : étonnnate actualité de L’Inde ancienne écrit en français, anglais et tamil avec un auteur de l’Institut Firebird de Coimbatore dans le Tamil Nadu en Inde (Ed. EMS France, 2019, Madoun, Autissier, Peretti).
2Ces quatre publications ont cherché à décrire les principaux mécanismes du changement dans différentes cultures à partir de textes anciens. Ces livres constituent une réflexion sur la notion de changement dans les différentes cultures.
1 – Quatre ouvrages sur le changement en arabe, mandarin, tamil et français
3Le premier des quatre ouvrages a été publié en 2011 aux Editions Lamartinière. Ecrit par David Autissier et Alexandre Guillard, cet ouvrage décrit 50 mécanismes clés de vécu et de gestion du changement dans la culture française et de manière plus globale dans la culture occidentale (même si il y a bien sur des différences et des nuances entre les pays occidentaux). Les mécanismes décrits reprennent de nombreux travaux français (Crozier, Saint-Saulieu [1]) mais aussi nord-américains (Lewin, Kanter et Kotter [2] pour les plus importants). Ces mécanismes mettent en évidence l’importance et le rôle clé des résistances. Les changements sont vécus comme des épisodes difficiles (le plus souvent imposés) en provenance de l’environnement. Les travaux de Lewin sont assez révélateurs de cette acception du changement. Le changement crée des phénomènes de résistance que les techniques de conduite du changement vont gérer en essayant de convaincre les bénéficiaires du bienfondé du changement. Les multiples actions de communication et l’accompagnement des personnes permettent de faire évoluer les normes sociales et d’intégrer le changement. Cette acception nécessite de nombreux efforts de communication pour trouver les bons arguments et mettre les protagonistes dans des situations apprenantes. Une phrase d’Edgard Faure, un homme politique français, résume assez bien cette acception du changement : « En décrétant le changement, j’ai mis en route l’immobilisme et je ne sais plus comment l’arrêter ». Le changement est souvent défini comme une source de progrès, parfois comme une obligation de survie avec la notion nord-américaine de « burning plateform » qui signifie « si tu ne changes pas, tu vas mourir ».
4Le deuxième ouvrage est Changement et Transformation écrit par David Autissier, Jean-Michel Moutot, Jean-Marie Peretti et Shiwei Wu. Cet ouvrage a été écrit en mandarin et en français en 2014 avec une publication en Chine. Cet ouvrage définit les principes du Yi King (Le livre des transformations) qui est considéré comme le plus ancien livre en gestion du changement (Ier millénaire avant J.-C.). Cet ouvrage ne parle pas de changement mais de transformation. Le changement est considéré comme un acte de préparation à la transformation. La transformation signifie le moment où les nouvelles pratiques remplacent les anciennes. Pour illustrer ce moment nous parlons parfois d’ancrage ou de pérennisation. L’expérimentation passe du statut d’essais à celui de pratiques ordinaires. Pour illustrer l’importance donnée à la transformation, l’auteur chinois avait mentionné « la performance sur le stade est plus importante que l’entraînement ». Le changement n’est pas vu comme une contrainte mais comme une opportunité qu’il faut traiter. Le changement n’est pas défini comme quelque chose de facile mais comme un phénomène nécessitant un effort et de l’investissement. Pour cela, il est important de développer l’énergie des personnes afin qu’elles fassent l’effort de changer et cela dans un laps de temps rapide pour garder un haut degré d’énergie. Un proverbe chinois dit « Le changement c’est comme le fleuve qui rencontre la montagne, il la contourne pour prendre de la vitesse ». Cette énergie est à trouver dans la perspective du changement mais aussi dans la possibilité d’expérimenter quelque chose de nouveau qui sort de l’ordinaire.
5Le troisième ouvrage a été écrit par Brahim Temsamani de l’université de Tanger au Maroc et les auteurs de Changement et Transformation avec le souhait de continuer l’investigation culturelle du changement. Cet ouvrage se nomme Tahir ce qui signifie changement en langue arabe avec le sous-titre « Voyage dans les cultures arabe, chinoise et occidentale ». Cet ouvrage traite de la contextualisation des mécanismes du changement dans la culture arabe en y intégrant des éléments culturels en lien avec la religion musulmane. La notion de résistance au changement n’est pas aussi présente que dans la culture occidentale avec la notion de « Mektoub » qui signifie le destin. Le changement est une réalité de l’environnement qu’il faut traiter, c’est une donnée un peu moins ordinaire mais cela s’inscrit dans le fonctionnement normal. La recherche de rapidité que l’on retrouve plus particulièrement dans la culture asiatique est moins présente au profit de l’échange entre les personnes. Le changement est une occasion d’échanges entre les bénéficiaires avec le souhait de renforcer le groupe et les positions des individus dans le groupe.
6Le quatrième ouvrage a été écrit par le même groupe d’auteurs avec le professeur Madoun de l’Institut Firebird de Coimbatore en Inde dans le Tamil Radu. Le parti pris a été de définir la notion de changement au travers de deux œuvres majeures de la culture indienne datant d’environ 2 000 ans : Arthashastra et Thirukkural. Arthashastra c’est le traité de la richesse et de l’art de gouverner un collectif. Cet ouvrage insiste sur les équilibres de pouvoirs entre ceux qui possèdent le pouvoir et ceux qui permettent son exercice On dirait aujourd’hui que c’est un livre de management car il s’intéresse à l’économie et aux méthodes de gouvernance. Thirukkural c’est l’ouvrage de l’intelligence émotionnelle. Aujourd’hui on dirait que c’est un livre de développement personnel qui parle du rôle de l’émotion dans les systèmes sociaux avec le souci du développement de la plénitude individuelle. Le choix de ces deux ouvrages est un choix de représentativité de la culture indienne et d’interprétation de cette dernière pour la problématique du changement. Ils ont été interprétés en mobilisant d’autres corpus de la culture indienne comme la tradition védique (Psychospirituelle) et la tradition Shraman (Libération de l’oppression).
2 – Analyse comparée des ouvrages : 5 thèmes qui définissent et différencient la notion de changement
7Un changement est un événement de rupture avec l’existant. Il peut être exogène (une contrainte externe) ou endogène (choix interne) avec une caractérisation entre changement subit ou choisi. Un changement se définit par la rupture de l’existant. Ce qui se faisait hier ne se fera peut-être pas demain ou pas de la même manière. La notion de changement se différencie de l’évolution et de la transformation. L’évolution est une forme de changement (passage d’un état A à un état B) sans rupture. L’intégration de la nouveauté se fait de manière progressive de telle manière qu’il n’est pas utile d’envisager des actions d’accompagnement spécifiques. La transformation décrit une finalité plus macro et globale réalisée par un ensemble de changements. Développer la culture client d’une entreprise est une transformation réalisée par des projets de changement comme « répondre à une sollicitation client en moins de 3 jours ». La transformation s’intéresse davantage aux résultats des changements qu’à leur origine et aux modalités d’accompagnement. En entreprise, on voit les notions de gestion du changement et de gestion de la transformation se compléter. L’analyse comparée des cultures et l’observation de projets de changement dans les différents environnements au travers des expériences des auteurs qui ont participé à l’écriture des ouvrages nous ont amenés à envisager des thèmes d’analyse et de comparaison qui sont les suivants :
- La vision du monde : la manière de définir le monde dans sa dimension existentielle et dynamique. Il s’agit de répondre à la question Qu’est-ce le monde et où va-t-il ?
- La définition du changement : comment est définie la notion de changement dans les différentes cultures ? On parle d’acception du changement. Quelle est la signification du mot changement ?
- L’objectif du changement : quel est le but recherché ? Quelle est la finalité d’un changement ? Que recherchent les personnes à l’origine d’un processus de changement ? Il s’agit de s’intéresser à la finalité du changement.
- Le vécu du changement définit la manière dont un changement est perçu par une personne. Lorsqu’une personne est confrontée à un changement, comment celui-ci est-il perçu et vécu de manière individuelle et collective ?
- La gestion du changement : comment les porteurs du changement accompagnent-ils un projet de changement ? Quelles sont les actions qui sont menées pour l’accompagnement d’un changement ?
8Comme le montre la figure suivante, ces composants sont circulaires et s’alimentent pour constituer une dynamique organisationnelle. Les éléments de cette grille ne reflètent en aucun cas toute la complexité et la diversité des cultures. Cette grille est un repère analytique et constitue un idéal type au sens de Weber, une manière de lire le réel pour être en relation avec ce dernier et obtenir des fragments de compréhension pour agir. Les regroupements effectués (Occident, Monde Arabe, Asie et Inde) le sont à titre pédagogique avec les limites de sous-ensembles plus pertinents. Il existe de nombreuses différences entre la France et les Etats-Unis, le Maroc et l’Egypte, la Chine et le Japon et le Tamilradu et le Kérala.
Les 5 composants de la grille interculturelle du changement
Les 5 composants de la grille interculturelle du changement
3 – La grille interculturelle du changement
9L’analyse des composants dans les quatre cultures qui ont servi de base à la proposition de cette modélisation constitue une définition du changement à la fois en termes de perception mais aussi d’action comme le montre le tableau 1.
Grille interculturelle du changement
Grille interculturelle du changement
3.1 – Le changement dans la culture arabe : Destin – Relation – Groupe
10La relation au monde s’identifie à des expériences de vie qui constituent une quête spirituelle. Ce sont des moments inconnus dans un monde connu. Le changement est perçu comme une réalité non pas ordinaire mais normale. C’est un acte de vie comme les autres et il n’y a pas lieu de s’y opposer. Le changement n’est pas un objet de débat en termes d’intérêt et de justice (comme dans la culture occidentale ou même d’opportunité dans la culture asiatique), c’est une situation de vie à traiter. L’objectif recherché est d’adresser des propositions de manière plus ou moins ouverte sur les évolutions envisagées. Les parties prenantes échangent selon des modalités en lien avec une hiérarchie sociale. Cette situation est un prétexte à échanger. C’est même vu comme une opportunité d’interaction sociale entre les parties prenantes. L’interaction est un élément clé dans la culture arabe qui privilégie la relation. Ces échanges ont pour objectif de proposer, définir et mettre en œuvre des micro-actions qui participeront à la réalisation de l’objectif recherché. Ces micro-actions sont riches et permettent un investissement des parties prenantes, parfois au détriment d’une cohérence et rapidité d’exécution. Les porteurs du changement apparaissent plus intéressés par le développement du groupe et la dynamique de relations entre les personnes que la réalisation même du changement. Le changement est une occasion de vivre ensemble et de développer les liens (en création et/ou en renforcement) entre les personnes.
3.2 – Le changement en Asie : Opportunité – Rapidité – Ancrage
11Le monde est infini et s’apparente à des composants qui se combinent à l’infini. Le changement est perçu comme une opportunité, opportunité de revoir l’existant mais aussi opportunité d’enrichir celui-ci et de découvrir ce qui n’existe pas. La nouveauté est une notion très prisée en Asie tout en cherchant à conserver l’existant et la tradition qui lui sont associés. Au Japon, on parle aisément du couple « innovation-tradition » pour décrire la notion de changement. Le changement est une bonne chose, c’est une occasion d’expérimenter et de trouver de l’énergie dans la dynamique de recherche, de découverte et l’adrénaline de la prise de risque. La notion d’énergie est très importante en Chine. C’est un état qui permet des efforts et constitue en même temps un équilibre physiologique et psychologique de la personne. Le changement va nécessiter de l’énergie et, pour cette raison, il ne peut pas s’étendre dans le temps. Il doit être intense et rapide afin de conserver l’engagement « énergétique » des parties prenantes. Cela se matérialise par de nombreuses actions en logique « essai-erreur ». Il s’agit de vite passer à l’action en privilégiant les expérimentations. Le changement est une transition que l’on accompagne par des expérimentations pour être dans une dynamique d’énergie tout en respectant un ordre immuable (les traditions ou celui des saisons que l’on vit sans l’expliciter selon François Jullien dans son livre les transformations silencieuses, Grasset, 2009). Pour tenir compte de l’énergie mais aussi de la volonté d’aboutir, la rapidité est privilégiée avec un passage d’un état expérimental à une réalité ancrée (les nouvelles pratiques ont remplacé les anciennes).
3.3 – Le changement en Occident : Résistance-Stabilisation-Effort
12Le monde est caractérisé par une linéarité de la terre au ciel. A la différence de l’Asie, le changement n’est pas perçu comme une opportunité mais comme une contrainte et quelque chose qui s’impose. Le changement génère des peurs et des craintes que l’on regroupe sous l’intitulé « résistances au changement ». Les travaux de Lewin ont posé cette notion et les démarches d’accompagnement ont pour objectif de lever ces résistances par des actions de persuasion. Les techniques d’accompagnement ont pour objectif de convaincre les parties prenantes du bien-fondé du changement afin de faire adhérer ces dernières aux objectifs. Convaincre et faire adhérer pour lever les résistances au changement sont les maîtres mots de l’approche occidentale. Les techniques de conduite du changement sont caractérisées par des démarches de communication et des temps de cadrage qui se matérialisent par une analyse du système et des impacts du changement sur celui-ci. Les notions d’ancrage et d’expérimentation sont peu abordées. Le changement est vu comme un phénomène anormal qu’il faut traiter pour retrouver un état de stabilité (sans changement).
3.4 – Le changement en Inde : Dilemme – Sagesse – Education
13Dans la culture indienne, le monde apparaît comme circulaire au travers de la notion de réincarnation mais aussi de la dimension protéiforme des divinités. Le changement peut être défini comme la tension qui nait des contraires. Le changement est un phénomène qui nait de la rencontre de contraires. C’est une tension entre des oppositions. La sagesse est souvent assimilée à l’expérience et surtout à l’utilisation de l’expérience pour juger des situations et envisager les meilleures actions. C’est un peu comme si la capacité à apprendre des expériences de vie conduisait naturellement à une forme de sagesse. En situation de changement, tout un chacun vit un dilemme entre des oppositions qui s’équilibrent. La notion binaire (bien/mal) est remplacée par un jeu ternaire entre une destination, l’énergie et l’attachement. La gestion du changement consiste à équilibrer les forces en présence ou plus encore les tensions entre les différentes composantes de nos environnements de vie. En lien avec l’objectif de sagesse, cette capacité à équilibrer les forces se fait par l’éducation et l’expérience.
Conclusion
14La grille interculturelle, par ses composants et les illustrations, constitue une hypothèse de définition de la dimension interculturelle du changement. Nous avons construit cette proposition à partir de quatre ouvrages écrits avec des auteurs des cultures arabe, chinoise, indienne et occidentale. Cela constitue un prisme non neutre et la grille interculturelle du changement devra être testée avec d’autres sources indirectes comme d’autres écrits mais aussi directes avec l’observation de projets de changement dans différentes cultures.
Mots-clés éditeurs : culture, changement, Inde, Occident, Chine, Monde arabe
Date de mise en ligne : 16/09/2019
https://doi.org/10.3917/qdm.193.0083Notes
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[1]
Crozier M., Friedberg E., 1977, L’acteur et le système, Seuil. Sainsaulieu R. Osty F., Uhalde M., 2007, Les mondes sociaux de l’entreprise : Penser le développement des organisations, La Découverte.
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[2]
Kanter R.M., The Change Masters : Innovation and Entrepreneurship in the American Corporation, Free Press, 1988 ; Kotter J., Leading Change, Harvard Business School Press, 1996 ; Lewin K., Field theory in social science, New York, Harper & Row, 1951.