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Article de revue

Les acteurs organisationnels face aux institutions : de l’adaptation au contrôle. Le cas des déchets d’emballages et des véhicules hors d’usage en France

Pages 141 à 156

Notes

  • [1]
    La norme RSE 26000 est bien entendu une norme volontaire.
  • [2]
    L’accord des deux auteurs est total sur cette chronologie.
  • [3]
    Un individu qui achète un VHU pour l’exporter vers les pays en développement.
  • [4]
    C’est la production d’une solution intégrée de biens et de services, basée sur la vente d’une performance d’usage, prenant en charge des externalités environnementales et sociales (Delannoy, 2017).

Introduction

1La théorie néo-institutionnelle constitue depuis quelques années un cadre de référence pour étudier les actions entreprises par les organisations favorisant les intérêts de celles-ci (Beckert, 1999). Cette théorie s’est longtemps focalisée sur la légitimité organisationnelle, à travers notamment les travaux de DiMaggio et Powell (1983). La primauté accordée à la seule légitimité a conduit les chercheurs à proposer d’autres thèmes de réflexion dont celui de l’entrepreneuriat institutionnel orchestrant des changements institutionnels. Ce thème d’entrepreneur institutionnel, abordé par des auteurs tels que Beckert, 1999 ; Dorado 2005 ; Greenwood et Suddaby, 2006 ; Seo et Creed, 2002, laisse entendre que l’entrepreneur est susceptible d’être appréhendé comme un individu ou une organisation exerçant des pressions sur le champ organisationnel afin de mobiliser des ressources et sauvegarder des intérêts (Dorado, 2005). Ces pressions sont estimées provoquer des changements institutionnels substantiels.

2Les contributions issues des réflexions sur l’entrepreneur institutionnel sont considérées avoir conduit à un certain renouveau de la théorie néoinstitutionnelle particulièrement par la mise en exergue des actions entreprises par les acteurs. Lawrence et Suddaby (2006) mettent en avant à cet égard les marges de manœuvre des organisations et la manière dont celles-ci portent le changement institutionnel. De surcroit, Lawrence et al. (2009) insistent sur la nécessité d’aller au-delà de la notion d’entrepreneur institutionnel en intégrant les interactions entre les organisations et les institutions au cours des processus de changement institutionnel.

3Cependant, en dépit de l’enrichissement apporté par les contributions évoquées ci-dessus, la résistance des acteurs au changement institutionnel, qui se traduit par du travail institutionnel (entendu comme des pratiques de déstabilisation ou de maintien des règles), ne semble pas retenir l’attention substantielle de la théorie néo-institutionnelle (Dorado, 2005). Les travaux cités ci-dessus se concentrent en effet essentiellement sur l’entrepreneur institutionnel et négligent l’étude des stratégies institutionnelles de résistance développées par certains acteurs du champ organisationnel, estimé pourtant féconde pour repérer les moyens déployés par les acteurs impliqués dans les changements institutionnels.

4Ces stratégies conduiraient ainsi à repérer les comportements des organisations qui peuvent être de manipulation, proactifs, non respect des règles, etc. Des comportements susceptibles d’induire également des contrôles politiques sur les parties prenantes et d’exercer un pouvoir sur celles-ci (Huault et Leca, 2009). Par ailleurs, les réflexions portant sur les comportements stratégiques des organisations conduisent à lier les notions d’actions intentionnelles et de ressources par le biais de l’analyse du changement institutionnel (Leca et al., 2008).

5Cela étant, la théorie néo-institutionnelle demeure en mesure d’offrir aux chercheurs des pistes non négligeables pour appréhender les motivations et les processus des réponses des firmes aux pressions de l’environnement, par exemple en matière de responsabilité sociétale et environnementale (RSE) (Bansal et Roth, 2000 ; Hoffman, 1997). En effet, l’émergence de la question de la RSE s’est accompagnée du développement substantiel du cadre institutionnel en raison notamment de l’intérêt, réel ou supposé, porté à la question environnementale et sociétale par de nombreux acteurs. Cette question de la RSE a conduit également à souligner l’importance des liens entre les pressions institutionnelles, les réactions des entreprises à l’environnement et la légitimité. Enfin, elle amène à s’intéresser à un cadre institutionnel plus élargi par le truchement de la prise en compte de la régulation au niveau mondial (Gendron et al., 2004).

6Cet article porte justement sur les liens entre organisations et institutions. Plus précisément, il vise à comprendre les fondements de l’engagement des organisations en matière de travail institutionnel face à la règlementation cherchant à structurer le champ organisationnel et la manière dont cet engagement est mis en œuvre.

1 – Fondements théoriques

7Cette première partie est structurée en quatre points : les différences entre stratégies institutionnelles et organisationnelles (1.1.) ; le concept de travail institutionnel (1.2.) ; les divers comportements stratégiques (1.3.) ; la RSE et le nouveau rôle des organisations (1.4.).

1.1 – Différences entre stratégies institutionnelles et organisationnelles

8Les actions menées par les institutions d’un champ organisationnel afin de faire évoluer ce dernier et mettant en lumière les comportements non conformes aux règles sont à distinguer des stratégies de réponses des acteurs en place face aux institutions. Lawrence (1999) montre dans cette veine qu’en général la préoccupation principale d’une organisation est la recherche d’un avantage concurrentiel à partir des structures institutionnelles existantes. En revanche, la stratégie institutionnelle se préoccupe de la définition des règles de pratiques – « standardization strategy » – et des règles d’adhésion – « membership stratégy ».

9La figure 1 présentée ci-dessous met en exergue ces deux stratégies institutionnelles. Ces dernières sont déployées pour agir sur les structures institutionnelles dans lesquelles sont implantés les acteurs organisationnels avec leurs stratégies et ressources. Pour Lawrence (1999), la stratégie de standardisation signifie « l’institutionnalisation des pratiques, de services, de produits au travers d’une acceptation de leur valeur allant au-delà de leur valeur technique, en d’autres termes, au travers des mécanismes sociaux ou culturels » (p. 177). La condition de réussite de cette stratégie est tributaire de l’image de leadership de l’acteur organisationnel qui lance cette stratégie au sein du champ organisationnel.

Figure 1

Les stratégies institutionnelles (adapté de Lawrence, 1999)

Figure 1

Les stratégies institutionnelles (adapté de Lawrence, 1999)

10La stratégie d’adhésion implique « la définition des règles d’adhésion et leur signification pour un champ institutionnel » (Lawrence, 1999, p. 171), la formulation de ces règles permettant de délimiter les frontières du champ organisationnel dans lequel les organisations exercent leur activité.

11Cependant, cette stratégie institutionnelle est supposée permettre de limiter l’adhésion à un champ organisationnel donné et son succès reposerait sur deux conditions (Lawrence, 1999). La première condition souligne que les nouvelles règles doivent être institutionnalisées à travers un processus de pressions normatives. La seconde condition se focalise sur la question de légitimité. Celle-ci concerne l’acteur organisationnel qui est à l’origine de la stratégie visant la position de force et la domination afin de privilégier ses intérêts. Si ces deux conditions ne sont pas remplies, la stratégie d’adhésion risque de ne pas être couronnée de succès.

1.2 – Le concept de travail institutionnel, révélateur des pratiques des organisations

12À partir des travaux relatifs à l’entrepreneuriat institutionnel, Lawrence et Suddaby (2006) distinguent les actions pouvant être entreprises par les organisations. Ces actions peuvent être regroupées sous le concept de travail institutionnel, évoqué ci-dessus. Ce concept signifie que les pratiques mises en œuvre par les acteurs collectifs ou individuels visent la création d’institutions ou bien le maintien ou la perturbation des institutions qui existent (Lawrence, Suddaby et Leca, 2011).

13La création ou la déstabilisation correspondent à des pratiques ayant pour finalité la légitimation de nouvelles règles institutionnelles et/ou de nouveaux standards. Lawrence et Suddaby (2006) identifient ainsi douze pratiques, regroupées en quatre formes de travail institutionnel (politique, normatif, cognitif, destructif), que décrit le tableau 1.

Tableau 1

Les pratiques de création et la destruction des institutions (adapté de Lawrence et Suddaby, 2006)

Nature du travail institutionnelPratiquesDéfinitions
Travail de nature politiquePlaidoirie en en faveur du projetMobilisation de supports politiques et régulateurs à travers des techniques directes et délibérées de persuasion sociale.
DéfinitionConstruction de systèmes de règles conférant un statut ou une identité, définissant les frontières, ou créant des statuts hiérarchiques dans un champ.
MotivationCréation de règles de structure à l’origine des droits de propriétés.
Travail de nature normativeConstruction desConstruction de la relation entre un acteur et le champ dans lequel il opère, ce qui définit son identité
Changement des associations normativesRedéfinition des relations entre des ensembles de pratiques et les fondations morales et culturelles de ces pratiques.
Construction des réseaux d’acteursConnections inter organisationnelles à travers desquelles des pratiques deviennent sanctionnées par les règles normatives et qui constituent les nouvelles références à respecter.
Travail de nature cognitiveMimétismeUtilisation de pratiques, technologiques et règles existantes considérées comme « allant de soi ».
Développement et théorisation des relationsDéveloppement et spécification de catégories abstraites et élaboration de chaines de cause à effet.
FormationFormation des acteurs aux compétences et connaissances nécessaires pour soutenir la nouvelle institution
Travail de nature destructiveDéconnexion des sanctions/récompensesDestitution des sanctions et récompenses inhérentes aux règles à travers des mécanismes du pouvoir judiciaire.
Dissociation des fondements morauxDissolution de la pratique, de la règle ou de la technologie de leurs fondations morales, souvent initiée par les leadeurs du champ.
Affaiblissement des hypothèses et des croyancesSuppression des coûts et des efforts liés aux acteurs qui se détachent des institutions.

Les pratiques de création et la destruction des institutions (adapté de Lawrence et Suddaby, 2006)

14Quant aux pratiques dites de maintien, elles sont déployées par les acteurs des champs organisationnels pour soutenir les institutions et les conserver face aux nouveaux entrants et aux changements qui peuvent émaner de directions inattendues et nouvelles. Lawrence et Suddaby (2006) repèrent également pour cette forme de travail institutionnel six ensembles de pratiques, qu’ils qualifient soit de travail institutionnel régulateur, soit de travail institutionnel normatif (tableau 2).

Tableau 2

Les pratiques permettant le maintien des institutions (adapté de Lawrence et Suddaby, 2006)

Nature du travail institutionnelPratiquesDéfinitions
Travail de nature régulateurCréation de règles pour soutenir les institutionsCréation d’autorité ou de nouvelles fonctions pour perpétuer des routines institutionnelles ou assurer la survie des institutions.
Maintien de l’ordre par le contrôleUtilisation des fonctions d’audit, de surveillance et de contrôle pour assurer le respect des institutions.
DissuasionUtilisation de la dissuasion pour encourager une obéissance des règles.
Travail de nature normativeValorisation et diabolisationOctroi au public d’images très valorisantes des acteurs qui respectent les normes ou d’images très négatives de ceux qui ne les respectent pas.
Création de mythesCréation de mythes et de légendes autour des fondations des institutions.
Encastrement et routinisationCréation de routines et de pratiques organisationnelles quotidiennes qui inculquent les fondations normatives des institutions aux participants.

Les pratiques permettant le maintien des institutions (adapté de Lawrence et Suddaby, 2006)

15Ces différentes formes de travail institutionnel reflètent également les différentes stratégies responsables et non responsables des organisations.

1.3 – Divers comportements stratégiques sont déployés par les organisations face aux institutions

16Oliver (1991) distingue pour sa part cinq types de comportements stratégiques envisageables. Comme l’illustre la figure 2, ces comportements varient tout le long d’un continuum et vont de la passivité à la résistance des organisations.

Figure 2

Les stratégies de réponses aux processus institutionnels

Figure 2

Les stratégies de réponses aux processus institutionnels

Source : adapté de Child et Tsai, 2005

17L’acquiescement correspond au comportement le plus passif. Il sous-entend l’adoption des dispositions exigées par les autorités culturelles, normatives et régulatrices. Ces comportements peuvent être associés à l’acceptation des normes et des règles et à l’obéissance à celles-ci (Oliver, 1991 ; Scott, 2008). Le compromis se réfère à la tentative de répondre partiellement aux exigences institutionnelles au cas où celles-ci sont contradictoires. Ce comportement requiert des efforts de la part des acteurs afin que ces derniers parviennent à harmoniser les demandes multiples des parties prenantes ou bien à négocier activement les exigences des instances institutionnelles (Oliver, 1991 ; Scott, 2008). L’évitement se réfère à la tentative de contourner les pressions institutionnelles dans l’intention d’atténuer la critique selon laquelle les organisations sont sensibles aux pressions. Ces dernières peuvent même être amenées à quitter les domaines dans lesquels les pressions sont exercées. Le défi se rapporte à l’attaque, à l’ignorance ou au rejet des exigences de l’environnement institutionnel. Les organisations peuvent poursuivre ces comportements, éventuellement devant les tribunaux, si elles ne saisissent pas les raisons sous-tendant ces pressions ou lorsque leurs intérêts divergent substantiellement de ceux des attentes externes (Oliver, 1991 ; Scott, 2008). Enfin, la manipulation a trait au comportement le plus actif. Les organisations tentent à cet égard d’exercer un pouvoir sur la source des pressions institutionnelles et essaient d’en modifier le contenu.

18À la différence de la typologie proposée par Oliver (1991), Child et Tsai (2005) examinent l’influence des règles institutionnelles sur les comportements stratégiques des organisations tout en prenant en compte les sanctions utilisées par les entités institutionnelles comme moyen d’ajustement en cas de non-conformité des comportements. Child et Tsai (2005) proposent dans cette veine quatre stratégies ajustables en fonction de la position prise par les organisations.

19La figure 3 montre que dans un environnement institutionnel comportant des contraintes institutionnelles fortes et des sanctions en cas de non respect des règles, les organisations peuvent être amenées à une attitude coopérative. Les organisations peuvent cependant exercer également des pressions pour atténuer les contraintes qui pèsent sur elles, en optant par exemple pour la manipulation. Le pouvoir des grandes instances institutionnelles dans l’environnement institutionnel ne doit pas être toutefois négligé. Si ce pouvoir est fort, les organisations se soumettront aux règles. En revanche, si celui-ci est faible et partant, les sanctions prévues sont légères, les organisations peuvent être conduites à adopter des stratégies non responsables et accepter les sanctions.

Figure 3

Les stratégies possibles des organisations face aux contraintes institutionnelles

Figure 3

Les stratégies possibles des organisations face aux contraintes institutionnelles

Source : adapté de Child et Tsai, 2005

1.4 – La RSE comme perspective responsabilisant les organisations

20La RSE est définie par la Commission européenne comme « un concept qui est non seulement de satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi d’aller au-delà et d’investir davantage dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes » (CRIFO, 2013, p. 3). Cette définition met l’accent sur les impacts des activités des entreprises sur leur environnement humain et naturel. Elle reconnait également que la RSE n’est pas forcément le résultat de démarches volontaires [1] des entreprises, mais ces dernières doivent s’appuyer sur des législations nationales.

21La démarche RSE des organisations est considérée comme fortement conditionnée par le contexte institutionnel, c’est-à-dire par les pressions institutionnelles qui émanent de la concurrence ou d’autres parties prenantes, telles que les grandes instances institutionnelles (Capron et Quairel, 2010). Deux types de stratégie de mise en œuvre de la démarche RSE peuvent pour l’essentiel être distingués.

22Les stratégies « hors business » qui se rapportent à des actions développées par les organisations en vue de répondre à certains besoins sociétaux. La philanthropie – qui prend en compte par définition les attentes sociétales – est l’exemple-type d’actions orchestrées par les acteurs, aucunement liées à la stratégie des organisations et/ou au métier de celles-ci, mais susceptibles d’affecter positivement leur image (Capron et Quairel, 2010). D’autres types d’actions peuvent également être déployées telles que l’éducation et la protection de l’environnement. Ces actions sont déployées le plus souvent via les associations et les fondations.

23Les stratégies RSE dites « business case » sont des stratégies mises en place à partir des contraintes émanant du contexte institutionnel des organisations. Ce sont des stratégies de réponses fortement liées au métier des organisations. L’éco-conception et la réduction de l’énergie illustrent les actions de ces stratégies. Celles-ci ont un double impact. Le premier porte sur la réputation des organisations et partant, sur leur compétitivité et leur profitabilité. Le second impact est lié au développement durable par le truchement de réponses aux attentes de la société. Ces réponses ont trait par exemple aux produits bio ou, d’une manière plus globale, à tout ce qui relèverait du « greenwashing » (Capron et Quairel, 2010).

24À partir des travaux cités ci dessus, il se dégage une appréhension de la confrontation entre les acteurs organisationnels et les institutions via les lois, les normes, la règlementation, les valeurs, etc. Les réactions des premiers peuvent être multiples : attitude proactive ; conformité ; fuite ; respect des normes ; quête de la légitimité ; volontarisme ; etc. Certaines de ces formes conduisent les organisations à s’intégrer de manière adéquate dans leur environnement institutionnel et/ou leur octroient de la légitimité ; d’autres réactions sont susceptibles d’affaiblir les stratégies institutionnelles, voire de les façonner dans l’intérêt des organisations au sein du champ organisationnel.

2 – Champ d’observation et résultats obtenus

25Cette seconde partie expose les caractéristiques du terrain empirique retenu (2.1.), justifie ce terrain, décrit la manière dont les données sont collectées et analysées (2.2.) et discute les résultats obtenus (2.3.).

2.1 – Caractéristiques du terrain empirique

26Les filières des déchets d’emballages ménagers et des véhicules hors d’usage (VHU) constituent le terrain empirique de cette recherche. En Europe, plus de deux milliards de tonnes de déchets sont générés chaque année, en France plus de 344 millions de tonnes chaque année (Eurostat, 2014). En outre, le taux de recyclage des emballages ménagers est de 67 % et le taux de collecte se situe à 63 % (ADEME, 2014). Ces taux sont estimés stables depuis 2013. Pour les VHU, le taux de réutilisation et de recyclage s’établit à 87,5 % en 2015 (ADEME, 2016).

27Face au défi de faire progresser les taux de collecte et de recyclage, la prise en compte de la RSE, augmentée de la responsabilité élargie des producteurs (REP), semble être la perspective que retiennent depuis un peu plus de deux décennies la communauté académique, la communauté professionnelle et les pouvoirs publics (Windsor, 2013). Comme en effet la RSE est considérée comme un contrat social entre l’entreprise et ses parties prenantes directes (actionnaires, clients, fournisseur, salariés, etc.) et indirectes (administrations, collectivités locales, société civile, etc.), la REP semble être l’outil idoine étant donné qu’elle est considérée comme se situant à l’intersection des parties prenantes directes et indirectes. Elle se traduit ainsi par des effets sociétaux par l’intégration d’une logique multi-acteurs (collectivités, détenteurs, distributeurs, producteurs, etc.) (Comité 21, 2013). La REP est également un instrument de politique environnementale, parce qu’elle est née d’une part, pour répondre à des enjeux environnementaux – l’augmentation de la quantité de déchets produite par les sociétés de consommation, la raréfaction de certaines matières premières, la nécessité de mieux gérer certains déchets dangereux qui présentent un risque environnemental, la prise en compte du traitement et de recyclage des déchets par les collectivités –, et d’autre part, pour transférer la responsabilité en matière de gestion des déchets du secteur public au secteur privé. L’OCDE (2017) l’appréhende à cet égard comme « un instrument poursuivant deux objectifs distincts, le premier est de transférer en amont la responsabilité des municipalités aux producteurs, le second est inciter les producteurs à prendre en compte les aspects environnementaux lors de la conception de leurs produits ». La REP s’appliquerait ainsi à toutes les entreprises concernées par les produits emballés, consommés ou utilisés par les ménages.

28La REP se traduit, comme évoqué ci-dessus, par le transfert de la responsabilité de la gestion des déchets des détenteurs vers les producteurs (appelés « metteurs en marché ») en faisant supporter à ces derniers les coûts liés au recyclage des déchets issus des produits qu’ils ont mis sur le marché. De surcroît, au-delà de ce qui a été défini comme principe pollueur-payeur, la REP est également venue contrer la raréfaction des matières premières en internalisant dans le prix de vente du produit neuf, les coûts de gestion du traitement de celui-ci en fin de vie et en incitant les producteurs à mettre en œuvre l’écoconception (Geldron, 2013).

29La filière des déchets d’emballages ménagers fut par ailleurs l’une des premières filières à avoir opérationnalisé le principe REP. Cette filière relève dans cette veine d’une règlementation européenne : la directive emballages mise en place en 1994 et amendée en 2004 (Rogaume, 2015). Cette directive européenne est transposée de diverses manières au sein des États membres de l’Union européenne et a suscité une prise de conscience chez les institutions locales et les producteurs, appelés à trouver un consensus concernant le fonctionnement de la filière.

30Concernant la filière des VHU, celle-ci relève de la règlementation qui découle du principe de la REP. Les pressions exercées sur cette filière sont issues de la directive européenne 2000/53/CE qui incite les constructeurs automobiles à mieux choisir leurs parties prenantes et à intégrer de manière effective les principes du développement durable, à savoir : les dimensions économiques, sociales et environnementales. De ce fait, le positionnement des producteurs automobiles par rapport à la société a ainsi connu une modification significative en matière de comportements. Ces constructeurs chercheraient à prendre davantage en compte les problèmes qui vont au-delà de la sphère économique, tels que le traitement des véhicules en fin de vie afin de nuire de moins en moins à l’environnement, le recyclage, une consommation moindre de ressources, etc.

2.2 – Choix du terrain empirique et design méthodologique

31La première raison qui justifie le choix du terrain empirique est d’abord que les filières des déchets d’emballages ménagers et des VHU sont des filières qui intègrent la REP. Ces champs organisationnels ont été créés par des producteurs agro-alimentaires et des constructeurs automobiles en vue de prendre en compte leur produit en fin de vie. Le caractère pionnier de ces acteurs est lié aux différentes évolutions qui ont eu lieu dans ces champs ainsi qu’aux attitudes découlant de ces évolutions. La seconde raison qui fonde ce choix a trait à la rareté des recherches en sciences de gestion concernant ce terrain.

32La collecte des données s’est faite auprès des acteurs occupant des responsabilités importantes, en mesure de donner des informations cruciales et d’apporter des éclairages précis aux questions sous-tendant notre sujet de recherche. Le tableau 3 synthétise les parties prenantes que nous avons consultées.

Tableau 3

Les types de parties prenantes consultées (source : auteurs)

Les parties prenantes consultéesNombre d’entretiens semi – directifs
Associations environnementales4
Éco-organismes4
Institutions étatiques2
Organismes de traitement3
Producteurs et /ou distributeurs4

Les types de parties prenantes consultées (source : auteurs)

33Le tableau 4 ci-dessous détaille les entretiens menés dans chaque catégorie de parties prenantes et ayant trait aux deux filières.

Tableau 4

Liste des personnes interrogées (source : auteurs)

CodeNomFonctionDurée de l’entretienDate
Conseil national d’emballages (CNE1)Bruno SiriDélégué général chez l’association conseil national d’emballage (CNE)0h5019 février 2016
Producteur 1Jean-Philippe-HermineDirecteur plan environnement et stratégie environnement chez Renault1h0223 février 2016
Institution étatique 1 (IE 1)Bertrand BohainDélégué général du cercle national du recyclage1h3224 février 2016
Producteur 2Eric ConsignyResponsable valorisation des véhicules en fin de vie du Groupe Peugeot Citroën2h0417 mars 2016
Institution étatique 2 (IE 2)Bruno MiravalChargé de missions au ministère de l’environnement et du développement durable0h3018 mars 2016
Économie sociale et solidaire (ESS1)François CarlierDirecteur de l’association de consommateurs et d’usagers0h5023 mars 2016
Importateur 1Constantin VoluntaruResponsable environnement et véhicule hors d’usage2h0129 mars 2016
ESS 2Catherine RolinChargée de missions filières et prévention des déchets « France Nature Environnement »0h4507 avril 2016
Centre VHUFabrice HenriotPDG du groupe Allocasseauto0h409 avril 2016
ESS 3Laura ChatelChargée de programme « Territoires zero waste » chez l’association zero waste0h5013 avril 2016
Gestionnaire et distributeur (Gestionnaire 1)Olivier GaudeauDirecteur ingénierie et HSE chez INDRA, gestionnaire distributeur VHU1h1620 avril 2016
Éco-organisme (Éco 1)Johan LeconteDirecteur des relations avec les élus et les associations chez Eco emballages1h3626 avril 2016
Éco 1Alexandra LangeChargée de mission relations institutionnelles chez Eco emballages1h3626 avril 2016
Broyeur (Broy 1)Olivier FrançoisDirecteur du développement des marchés chez Gallo environnement2h3503 mai 2016
Distributeur 1Eric PacquetDirecteur environnement chez le groupe Casino1h587 juillet 2016
Éco-organisme l’éko (Éco 2)Mickaël MartinDirecteur développement chez l’éko0h4024 mars 2017
Éco-organisme l’éko (Éco 2)Nathalie ClavierChargée de missions chez l’éko1h1324 mars 2017
Institution étatique 1 (IE 1)Bertrand BohainDélégué général du cercle national du recyclage2h4028 mars 2017

Liste des personnes interrogées (source : auteurs)

34Le processus de collecte des données s’est déroulé comme suit. Les données ont été recueillies au moyen d’entretiens semi-directifs, réalisés en France, et dont la durée s’étale d’une heure et demie à trois heures. Ces entretiens ont été menés au cours de la période allant de février 2016 à mars 2017.

35L’analyse des données issues des entretiens a été effectuée au moyen du logiciel qualitatif Nvivo 11. Un premier codage a mis en évidence les concepts suivants : comportement coercitif, comportement de contournement, directive emballages, divergences organisationnelles de la REP, environnement institutionnel de la filière, limites de la REP, manques règlementaires, procédés des producteurs, responsabilité des acteurs dans la filière des déchets d’emballages ménagers, travail institutionnel des acteurs.

36Un second codage a conduit à regrouper les concepts résultant de la première étape de codage en cinq thèmes principaux et à associer ces derniers aux données secondaires, issues des documents émanant différentes parties prenantes telles que l’ADEME, des associations environnementales, etc.

37Le premier thème porte sur les limites de la REP et son champ d’application, le deuxième a trait au cadre règlementaire européen coercitif et normatif de la filière des déchets d’emballages ménagers et des VHU et à ses différences de transposition, le troisième thème concerne les comportements stratégiques ainsi que les différentes formes de travail institutionnel déployées par les acteurs face aux institutions au sein des deux filières.

2.3 – Analyse et discussion des résultats

2.3.1 – La chronologie des principaux événements reflétant l’interaction entre les acteurs et les institutions au sein des champs organisationnels étudiés

38Suite à notre analyse des différentes données primaires et secondaires, nous avons construit une chronologie des événements que nous avons estimés significatifs [2] (cf. Tableau 5) dans les deux champs organisationnels et qui ont conduit à éclairer notre question de recherche. Le tableau ci-dessous expose cette chronologie. Les événements décrits ci-dessus apportent un éclairage aux différentes interactions entre les acteurs et les institutions qui ont eu lieu dans les champs organisationnels. Ces événements vont permettre de définir le type de travail institutionnel déployé par les acteurs organisationnels.

Tableau 5

Synthèse des principaux événements au sein des champs organisationnels

Type de champ organisationnelDatesÉvénements
Champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers en France1992Création du champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers par les producteurs d’agro-alimentaire à travers la mise en place de deux entreprises privées administrées par les grands producteurs d’agroalimentaire
2004Fusion absorption entre les deux éco-organismes en charge du champ organisationnel
2008Suite à la crise financière. Annonce de perte d’une partie des provisions du champ organisationnel placée dans un paradis fiscal par l’éco-organisme monopolistique. De ce fait, annonce du souhait des pouvoirs publics d’introduire la concurrence au sein du champ organisationnel
2014Suite à cette annonce éco-emballages a formulé un projet de fusion absorption avec éco-folio en charge des papiers graphiques, administré par les entreprises de la grande distribution, en vue de devenir un écoorganisme multi-filières
2017Un nouvel entrant agréé par les pouvoirs publics afin d’apporter de l’équilibre au sein de la filière.
Concrétisation du projet de fusion d’absorption d’éco-emballages
Champ organisationnel des VHU en France2003Début de mise en application de la première transposition de la directive VHU. Cette transposition a été le fruit d’un dialogue entre les pouvoirs publics, les constructeurs (Renault, Peugeot), les importateurs automobiles (Volkswagen, General Motors, etc) et les professionnels de traitement des VHU.
Les principaux reproches à cette transposition étaient l’absence de principe de dépollution et de compensation financière par les constructeurs et importateurs en cas de déficit. Ces derniers ont refusé d’exercer leur REP à travers un éco-organisme. Cette transposition désengageait les constructeurs et importateurs de leur responsabilité sur le taux de recyclage et de valorisation
2011Suite au dépôt de plainte par le syndicat des démolisseurs auprès de la cours de justice européenne, en 2010, l’État français a été condamné pour mauvaise transposition de la directive VHU au niveau national.
Une seconde transposition est publiée afin de corriger les failles de la première transposition à savoir les constructeurs et importateurs sont dans l’obligation de combler le déficit en cas d’existence de ce dernier au sein de la filière
2012Suite à la publication d’un décret relatif à la construction d’un réseau, les constructeurs français et certains importateurs ont anticipé ce décret et ont adopté diverses stratégies pour se conformer à la règlementation et prendre en compte leurs VHU sur l’ensemble du territoire, le principe de dépollution est rétabli

Synthèse des principaux événements au sein des champs organisationnels

(source : auteurs)

2.3.2 – Le type de travail institutionnel effectué par les acteurs organisationnels au cours de la structuration des champs organisationnels

39Le point commun entre ces deux champs organisationnels est que les deux champs ont fait l’objet d’un travail institutionnel de création de normes par les producteurs et les importateurs. Ce travail avait pour but de légitimer les nouvelles pratiques liées à la REP au sein des différents champs organisationnels. Cette légitimation de pratiques peut être considérée comme une démarche de nature normative visant à la création d’institutions révisant les relations entre les pratiques et les fondements moraux et culturels de ces pratiques (Lawrence et Suddaby, 2006).

40En termes de spécificités de travail institutionnel, celles-ci seraient liées au pouvoir contingent des acteurs et à leur encastrement au sein de la filière (Lawrence, Suddaby et Leca ; 2011).

41De manière plus précise, l’analyse des deux champs organisationnels indique que celui des déchets d’emballages s’appuierait sur un modèle libéral encadré par un cahier des charges, renouvelé tous les six ans et négocié par les parties prenantes primaires (les collectivités, l’État, les éco-organismes et les producteurs), l’État représentant le législateur qui demande au producteur, d’une part, de financer le traitement des déchets d’emballages, d’autre part, d’appliquer les normes et règles décrites dans le cahier des charges. De surcroît ; les pouvoirs publics octroient à un éco-organisme – administré par les producteurs et disposant d’une manne financière conséquente ainsi que d’une marge de liberté – une place prépondérante. Cet éco-organisme occupe une position de monopole depuis 2004 bien qu’il y ait eu à un moment donné un semblant de concurrence avec l’ouverture du marché à un autre organisme, Adelphe. Depuis cette tentative, Éco-emballages est devenu l’entrepreneur institutionnel clé du champ. Il constitue ainsi un centre de collecte d’importantes ressources financières et informationnelles. Cependant, la contestation par les collectivités et les producteurs non actionnaires de cet organisme, en raison notamment de la lourdeur administrative de son fonctionnement, a poussé le législateur à créer de nouvelles règles et à stimuler de nouveau la concurrence en favorisant l’arrivée d’un nouvel entrant (IE1). De ce fait, l’acteur dit monopolistique (Éco-emballages) s’est efforcé de changer son attitude, d’une part, en établissant de nouvelles normes de collecte des éco-contributions destinées aux producteurs, d’autre part, en créant en 2017 une nouvelle entité. Il s’agit d’une structure multi-filières, établie en association avec l’organisme chargé du champ organisationnel des papiers graphiques, ayant notamment pour rôle de s’opposer au changement – l’arrivée d’un nouveau concurrent sur le marché des déchets d’emballages – porté et soutenu par les pouvoirs publics.

42Le tableau 6 synthétise les différentes formes de travail institutionnel qui ont eu lieu dans le champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers.

Tableau 6

Les formes de travail institutionnel à l’intérieur du champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers

Le champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers en France
E 1E 2E 3E 4E 5
Les institutionsCréation de règlesCréation de règlesCréation de règles et ouverture du marché à la concurrenceMaintien des règlesMaintien des règles
ProducteursCréation de normesCréation et déstabilisationDéstabilisationCréation de nouvelles normes et déstabilisation de l’arrivée de la concurrenceCréation de nouvelles normes et déstabilisation du monopole

Les formes de travail institutionnel à l’intérieur du champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers

(source : auteurs)

43À la différence du champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers, la filière VHU en France a fait l’objet d’un travail de déstabilisation mené par les producteurs et les professionnels de traitement des déchets via la fédération de ces derniers. Celle-ci milite pour défendre les intérêts des professionnels de traitement des déchets face aux producteurs aux pouvoirs financiers et d’influence importants. En outre, la première transposition de la directive VHU 2000 (cf. Supra) a suscité un lobbying pour que la règlementation nationale soit formulée en faveur des producteurs, ce qui s’est traduit par la non prise en considération des exigences règlementaires européennes au niveau national.

44Dans cette perspective, les producteurs ont fait en sorte de n’avoir aucune obligation de supporter un quelconque déficit du champ organisationnel et la filière illégale avait la possibilité de continuer de croitre de manière substantielle. Dès lors, la cour de justice européenne a rappelé à l’ordre les pouvoirs publics français pour maintenir le respect de la directive via une nouvelle transposition conforme et totale des exigences règlementaires. La réponse des producteurs français à la nouvelle transposition a été le maintien de la directive VHU à travers la création et la légitimation de nouvelles pratiques spécifiques à chaque producteur.

45Le tableau 7 synthétise les différentes formes de travail institutionnel qui ont eu lieu dans le champ organisationnel des VHU.

Tableau 7

Les formes de travail institutionnel à l’intérieur du champ organisationnel des VHU

Le champ organisationnel des véhicules hors d’usage en France
E 1E 2E 3
Les institutionsCréation de règlesCréation de nouvelles règlesMaintien des règles
ProducteursDéstabilisation des règlesDéstabilisationCréation et légitimation de nouvelles pratiques
Organisations de traitementDéstabilisation des règlesMaintien des nouvelles règlesMaintien des règles

Les formes de travail institutionnel à l’intérieur du champ organisationnel des VHU

(source : auteurs)

46Les différentes formes de travail institutionnel décrites ci-dessus sont le reflet des différents comportements stratégiques des organisations à l’intérieur de chaque champ organisationnel.

3 – L’approche institutionnelle révélatrice des comportements stratégiques au sein des champs organisationnels

3.1 – Les comportements dévoilés au sein du champ organisationnel des VHU

47Dans la filière VHU, nous relevons divers comportements induits par les différentes situations dans lesquelles les organisations de la filière se retrouvent face aux institutions.

48Le dispositif institutionnel mis en place par les pouvoirs publics était censé favoriser les comportements socialement responsables. Mais l’histoire de la transposition de la directive en France a montré qu’il y avait un comportement de manipulation de la part des constructeurs afin de sauvegarder leurs intérêts, à savoir l’élimination de la concurrence que les centres VHU leur font sur la pièce de réemploi. Pour l’IE 1, « nous pouvons voir l’influence du cadre institutionnel sur les comportements des organisations comme suit : nous avons une influence de l’État sur le dispositif, d’une part, en donnant des orientations par rapport aux lois et décrets, d’autre part, en définissant des objectifs de couverture de coût et des objectifs de recyclage sans sanctions. Les organisations influencent le dispositif dans la réalisation des objectifs réglementaires à travers les parlementaires ». Comme l’indique Oliver (1991), les organisations peuvent manipuler les acteurs institutionnels et les procédures de transposition d’une règlementation afin de sauvegarder leurs intérêts.

49Certaines organisations ont choisi la proaction telle que le producteur 1 qui a adopté un comportement lui permettant de déployer un actif spécifique, consacré à la prise en compte de la fin de vie de ses produits. Cette attitude semble correspondre au comportement proactif décrit par Sethi (1975) en raison de l’engagement de l’organisation dans un processus, estimé long, afin de soutenir un comportement éthique au détriment de ses intérêts économiques.

50Les comportements coercitifs qui sous-entendent l’implication des parties prenantes concernées par le traitement des VHU ont leurs origines à l’amont de la filière. De manière plus claire, la directive impose aux constructeurs de produire des véhicules éco-conçus, de créer un réseau de collecte et de traitement avec les opérateurs de traitement agréés et d’apporter une aide financière à la filière en cas de déficit. Elle contraint les centres VHU agréés en partenariat avec les broyeurs agréés d’atteindre les taux fixés par la directive VHU. Cela nous renvoie à Rowley (1997) qui met en exergue les comportements conciliateurs avec les exigences réglementaires partagées par l’ensemble des parties prenantes dont les producteurs.

51En dépit de la réglementation mise en place par les institutions et les différentes stratégies des producteurs cherchant à contrôler la masse des VHU, un nombre important de VHU finit soit par être exporté sous le statut de véhicules d’occasion vers les pays en développement, « plus de 30 % de VHU sont exportés hors Europe » (Producteur 1), soit vers la filière illégale que représente les centres VHU non agréés. Ces centres ne disposeraient pas des conditions nécessaires leur permettant de dépolluer les VHU selon la règlementation en vigueur. En 2012, plus de 43 % des VHU en France sont ainsi expédiés au profit de la filière illégale (Écogisements, 2015). Ces comportements estimés socialement irresponsables sont dus à certains concessionnaires qui revendent les véhicules remis par les détenteurs finaux aux démarcheurs [3] car ils considèrent que les sommes versées par le constructeur et le centre VHU ne sont pas assez conséquentes (Producteur 1, Broy 1). Le démarcheur les exporte ensuite pour maximiser son profit. Nous pouvons dès lors considérer que l’aspect économique prime sur l’aspect environnemental, en raison des limites des différents systèmes incitatifs instaurés par les constructeurs pour obliger les concessionnaires à remettre le véhicule dans une filière légale et d’un vide réglementaire dans la directive VHU qui néglige la notion de durée de vie du VHU dans le texte règlementaire. « Nous sommes face à un comportement de contournement, le concessionnaire transfère le VHU à un autre acteur qui lui offre plus d’argent que ces parties prenantes primaires, cet acteur généralement soit il l’exporte ou le déconstruit et met les pièces en vente sur un site de troc. Pour le concessionnaire, il fait cela en toute légalité car la directive VHU ne différencie pas un VHU par rapport à un véhicule d’occasion » (Broy 1). Pour l’IE 2, « Pour ce qui est des exportations des VHU, un VHU qui a échappé au centre de traitement, est un VHU qui n’est pas passé par le statut de déchet, donc il peut être exporté facilement ». Cela veut dire que pour contrer ce genre de comportement, il serait judicieux de séparer la définition du VHU du statut de déchet.

52Outre les comportements cités ci-dessus, nous pouvons relever d’autres pratiques qui échappent à la règlementation, il s’agit de ce qui est appelé l’économie de fonctionnalité [4] qui ne cesse de se développer (Importateur 1, Broy 1, Éco 1). L’avènement de cette économie a conduit à ce que le véhicule se retrouve entre les mains des financiers et que ces derniers ne s’intéressent qu’au profit et non à l’environnement. À titre illustratif « nous avons constaté en 2014 que le système de leasing géré par le groupe importateur 1 finance, a fait baisser nos chiffres en matière de VHU » (importateur 1). Ce système entraîne la perte de contrôle sur le véhicule en fin de vie, l’opérateur financier le revendant à des marchands (Broy 1). Ces pratiques relèveraient des comportements d’évitement (Oliver, 1991), les organisations quittant le champ où s’exercent les pressions institutionnelles.

3.2 – Les comportements dévoilés au sein du champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers

53En raison de la faible dangerosité du type de déchet, le dispositif institutionnel européen encadrant la filière des déchets d’emballages ménagers laisse le libre choix aux États membres de l’Union européenne de mettre en œuvre la REP. Les pouvoirs publics ont ainsi octroyé au début des années 90, à des producteurs agroalimentaires de grande taille, la possibilité de mettre en place un éco-organisme au service de l’ensemble des producteurs. Ceci s’est produit avant l’avènement en 1994 de la directive emballages. Pour IE 1, « la mise en œuvre de la REP a été faite par les industriels d’agro-alimentaires à travers la création d’un éco-organisme dont la mission est de gérer les déchets d’emballages et d’inciter une réduction des emballages, or demander à des producteurs d’emballages à réduire leurs emballages semble un mythe ». En effet, la prise en charge par les pollueurs de la dépollution de leurs déchets d’emballages peut surprendre d’autant plus que le déploiement de la REP emballages a été effectué dans un contexte dirigé par les grands producteurs agroalimentaires. Ce qui s’apparenterait à de la manipulation (Oliver, 1991). Celle-ci est orchestrée par les producteurs dans le but de dominer les acteurs institutionnels et de contrôler les procédures.

54Nos résultats soulignent également divers comportements socialement irresponsables à l’intérieur du champ organisationnel des déchets d’emballages ménagers en France. Nous avons constaté ainsi que des producteurs ne versent aucunes contributions financières aux éco-organismes. Nous avons appelé ces producteurs des « hors la loi ». Nous avons subdivisé ces derniers en deux types, les hors la loi maîtrisables, qui sont des producteurs d’un territoire donné et qui ne veulent pas adhérer à un éco-organisme, ils représentent 5 % en France (Éco 4, 2017 ; CDC, 2015). Les hors la loi non maîtrisables représentent les producteurs qui commercialisent des produits emballés à partir d’un pays étranger via des sites internet et ne versent par conséquent aucune éco-contribution. Ce genre de comportement reflète la défiance décrite par Oliver (1991) ou la démarche de rejet/ou d’ignorance des exigences et des règles institutionnelles.

55D’autres comportements ont été dévoilés suite à un travail institutionnel de maintien de la règle par les pouvoirs publics. Il s’agit par exemple de l’utilisation du PET opaque, un plastique non recyclable, par de nombreux producteurs agro-alimentaires afin de réaliser des gains économiques. Cette utilisation – sanctionnée par les pouvoirs publics – a des effets négatifs sur l’environnement. Ces pratiques peuvent être considérées comme des comportements irresponsables (Child et Tsai, 2005), les organisations préférant accepter la sanction et s’acquitter d’une contribution financière plus élevée que de changer leur façon de concevoir l’emballage de leur produit et d’utiliser une matière recyclable.

56De surcroît, l’éco-organisme a cherché à légitimer en 2017 l’utilisation du PET au moyen d’un travail institutionnel discursif associé au lancement d’un projet de recherche d’un million cinq cent mille euros ayant pour objectif de trouver des débouchés de recyclage pour le PET opaque. Cela nous renvoie aux travaux de Sethi (1975) et de Chavy et al. (2011) qui définissent cette conformité à la loi comme un comportement passif. Ces auteurs traduisent cette pratique comme une action purement symbolique dite greenwashig (Capron et Quairel, 2010). Quant au comportement des producteurs qui optent pour la tricherie dans leur déclaration de matières utilisées, il peut être qualifié de ce comportement de contournement et de contestation de la règle (Oliver, 1991).

Conclusion

57Cet article cherche à comprendre les fondements de l’engagement des organisations en matière de travail institutionnel face à la règlementation cherchant à structurer le champ organisationnel et la manière dont cet engagement est mis en œuvre. Il s’est focalisé ainsi d’une part, sur le rôle des entrepreneurs institutionnels, qui participent à la création ou à la modification des institutions de manière à favoriser les intérêts de ces derniers, d’autre part, sur le travail institutionnel des instances institutionnelles majeures cherchant le maintien des règles et de l’ordre au sein d’un champ institutionnel. L’utilisation de l’approche institutionnelle pour expliquer les choix stratégiques des organisations s’est imposée comme une réponse aux facteurs internes du champ organisationnel. La recherche menée s’inscrit dans cette veine dans le prolongement des travaux néo-institutionnels récents qui mettent en avant les différentes stratégies institutionnelles et organisationnelles et le rôle actif des acteurs organisationnels.

58Notre analyse des champs organisationnels a permis en outre de mettre en exergue, en matière de RSE, la responsabilité environnementale au sein du champ organisationnel des déchets. Cette responsabilité implique plusieurs parties prenantes. Elle va du producteur au citoyen qui consomme et trie. Cela étant, la REP abordée dans cet article concerne particulièrement deux maillons essentiels du champ organisationnel : le consommateur final car c’est lui qui contribue à travers l’achat du bien ; le producteur étant donné que c’est lui qui conçoit le produit emballé ou le véhicule.

59Notre recherche s’est intéressée également au volet de la RSE qui est en lien direct avec le métier des producteurs. Les résultats obtenus indiquent que le principe REP ne signifie guère que les producteurs ont rempli leur engagement en matière de responsabilité environnementale. La REP ne représente que le côté financier qui veille à ce que l’impact environnemental des produits soit pris en compte.

60La recherche n’est cependant pas exempte de limites. La filière automobile est détenue par des organisations dont la structure de production est caractérisée par une intensité capitalistique élevée et disposant d’un pouvoir d’influence substantiel sur les autorités en charge d’appliquer la règlementation et le contrôle, par conséquent la primauté des constructeurs automobile sur le reste des parties prenantes semble évidente. Cette primauté biaise relativement les résultats obtenus. La deuxième est liée aux deux types de déchets comparés : le VHU dont la valeur économique est élevée et qui est susceptible d’entraîner d’autres déchets ; le déchet d’emballage ménager dont la valeur économique est relativement faible par rapport à celle du VHU. La comparaison des pratiques liées à ces deux types de déchets peut ne pas être pertinente. La troisième limite a trait aux modes hétérogènes d’organisation de la REP dans les deux filières : dans la filière emballages, la REP s’appuie sur un éco-organisme administré et financé par les producteurs ; dans la filière VHU, chaque constructeur opère de manière individuelle.

61Par ailleurs, cette recherche laisse un certain nombre de questions ouvertes, susceptibles de constituer des voies de recherche futures. La filière des déchets d’emballages ménagers a permis de constater que les éco-organismes en charge de la REP ont une mission d’intérêt général mais ce sont des entreprises privées à but non lucratif administrées par des producteurs en France. Par conséquent, une étude qualitative sur la gouvernance de ces organisations et sur la relation entre les actionnaires, le statut de l’écoorganisme et la transparence serait une voie de recherche féconde.

62Concernant la filière des VHU, nous pouvons porter notre attention à « l’économie de fonctionnalité » qui ne cesse de se développer à travers par exemple le système de leasing Uber. L’évolution de cette économie fait que le consommateur n’a plus besoin d’être propriétaire du véhicule et que celui-ci peut disparaître des concessions. Le suivi de ce véhicule relève désormais des financiers. De ce fait, si cette économie continue de croître, la notion de droit de propriété d’un objet en fin de vie va être différente de ce qui a été défini dans la réglementation. Les véhicules en fin de vie ne disparaîtront pas dans la nature, ils resteront la propriété du producteur. En revanche, la REP risque de disparaître car sa raison d’être n’est plus fondée. Quel sera alors l’avenir de cette législation REP pour certains équipements tels que les véhicules ? Cette économie de fonctionnalité va-t-elle induire une mutation des comportements ?

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Mots-clés éditeurs : réglementation européenne, analyse intersectorielle, emballages usagés, analyse intra sectorielle, travail institutionnel, véhicules hors d’usage

Mise en ligne 11/12/2018

https://doi.org/10.3917/qdm.183.0141

Notes

  • [1]
    La norme RSE 26000 est bien entendu une norme volontaire.
  • [2]
    L’accord des deux auteurs est total sur cette chronologie.
  • [3]
    Un individu qui achète un VHU pour l’exporter vers les pays en développement.
  • [4]
    C’est la production d’une solution intégrée de biens et de services, basée sur la vente d’une performance d’usage, prenant en charge des externalités environnementales et sociales (Delannoy, 2017).
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