Introduction
1Cette contribution propose d’analyser la façon dont les changements successifs et rapides contribuent à effacer la diversité de pratiques professionnelles forgées au fil du temps. Accélération, vitesse, urgence et changement constituent notre expérience moderne du temps, comme si selon la formule d’Hamlet, « le temps était sorti de ses gonds ». La mutation du rapport au temps que nous connaissons depuis une quinzaine représente une des caractéristiques les plus marquantes du fonctionnement de la société contemporaine. Le « mobile » se substitue à l’« acquis », le « flexible » se substitue à l’« établi », le « transgressif » se substitue au transmis. Ce rapport inédit au temps qui conjugue accélération, mouvement et temps réel interroge la dynamique d’un tel phénomène. Peut-on envisager le changement comme ce mouvement perpétuel qui renouvelle le présent par oubli du passé et réinvention continuelle du présent ? « Avec le temps » pourrait-on dire, « va tout s’en va », souvenirs, images éphémères d’un temps passé, révolu et oublié et pourtant à l’image d’Hamlet qui voit le fantôme de son père lui demander de le venger, notre présent s’avère habité par les traces de nos histoires passées. A partir d’une sociologie de la mémoire, l’analyse appuyée sur une enquête longitudinale dans une organisation en changement vise à éclairer comment la « mise en mémoire » au sens de Ricœur (1990) constitue une ressource collective qui permet de construire de la permanence et du sens collectif. Cette mise en mémoire rencontre à la fois la diversité des expériences collectives et ce qui relève du mémorable mais également, son autre face, c’est-à dire les pratiques délibérées d’oubli dans un monde en changement. Ainsi, alors même que la mobilisation du passé est fréquemment interprétée comme la manifestation d’une résistance au changement, l’analyse proposée explore les registres pluriels de la mémoire à l’œuvre dans des contextes de mutations. Elle montre comment la mise en récit de l’expérience constitue une ressource majeure pour conserver et maintenir son identité en contexte incertain. La première partie étudie le rapport entre changements, oubli et mémoire. La deuxième partie, à partir d’une étude longitudinale met en exergue le rôle de la diversité des mémoires pour appréhender le sens donné au changement organisationnel.
1 – Du changement permanant à la quête des mémoires plurielles
2Si en apparence, flexibilité, mobilité et autonomie structurent notre rapport au temps, la relation au passé représente le contrepoint souvent occulté de ce phénomène contemporain. Sur la scène des organisations, trois déclinaisons de notre rapport contemporain au temps illustrent comment l’accélération questionne notre relation au passé.
1.1 – La flexibilité au prix de l’effacement de l’acquis
3D’une part, les transformations du travail, et notamment les formes de management flexibles, produisent de nouveaux cadres temporels. La flexibilité en réponse à la rigidité taylorienne s’inscrit dans une économie de la variété et de l’innovation. Elle semble ainsi ouvrir de nouvelles perspectives en s’émancipant des cadres rigides de l’organisation classique, d’essence taylorienne ou bureaucratique. L’adaptation continue, l’injonction à changer, l’incitation au mouvement bouleversent les frontières du temps de l’organisation, offrant un univers souple de possibles. Mais cette dimension occulte sa face sombre, constituée de ruptures et d’angoisse face à l’incertitude érigée en norme. Richard Sennet (2000) met en ainsi en exergue l’une des dimensions du capitalisme flexible : celui-ci demande aux travailleurs de s’adapter de façon continue au changement, de prendre des risques et contribue par là même à l’érosion de leur identité (Sennet, 2000). L’exigence de prise de risque dans l’abandon des savoir-faire d’« avant » atteint ainsi de fait l’éthique du travail et transforme chaque travailleur un individu en sursis. Ce constat sans appel de Sennet soulève en tout état de cause quelques dilemmes contemporains : comment conserver et développer ce qui a le caractère de durable alors que prédominent des impératifs de court terme ? Comment cultiver des loyautés et un sens de l’engagement alors même que nos institutions sont constamment amendées, reconfigurées. Comment rester soi dans des univers mobiles, ou selon la formule de Paul Ricœur, « soi-même comme un autre » (1990). Une des fragilités produites par la flexibilité porte plus particulièrement sur l’effacement de l’acquis. Par exemple, la succession de nouvelles stratégies, de plans de modernisation, de fusions, réorganisations participent à occulter voire effacer les pratiques professionnelles développés précédemment en structurant un nouveau rapport au présent. Cette politique de l’oubli potentiellement véhiculée par des réorganisations, de nouveaux outils de gestion ou des doctrines managériales crée les conditions du déni du passé et contribue à disqualifier l’ancien comme symbole d’un temps révolu. D’un cycle à l’autre, les compétences, acquis ou engagements précédents peuvent s’avérer oubliés et plus encore mis à l’épreuve de nouvelles normes de travail. Si cette temporalité de cycle revêt une fonction d’effacement du passé, elle participe à créer une incertitude liée à l’avenir. Faute de socle structurant ou de médiation avec les acquis passés, le changement peut constituer alors une source de remise en question profonde de l’expérience passée et ouvrir une brèche dans la trajectoire personnelle du salarié. L’ancien, dévalorisé, le passé, disqualifié, relèguent les usages et pratiques d’avant au registre d’un monde habité par des souvenirs fragiles et ces contextes d’oubli constituent autant de facteurs de développement des risques pour les individus. Les impératifs de la flexibilité en fonction desquels le monde du travail s’organise compromettent la possibilité de se projeter dans le futur et de penser sa propre vie sur le mode de la cohérence.
1.2 – La conversion au dessein stratégique univoque
4D’autre part, l’incertitude sur l’avenir contraint les organisations à devenir plus mobiles face à la contingence. Les thèmes du mouvement permanent, de la conduite du changement, de la trajectoire font partie du vocable très largement diffusé pour traduire l’évolution continue des organisations. Ce long processus engagé depuis une quarantaine d’années a alimenté un ensemble de modernisations gestionnaires qui questionnent au fonds l’empreinte génétique d’une organisation. Les changements réitérés et renouvelés sur de longues périodes conduisent en effet à faire du mouvement un état permanent qui traduirait une capacité à faire face à l’aléa ainsi qu’à la contrainte externe. La thématique du changement organisationnel alimente une abondante et prolixe littérature. La « conduite du changement », l’« accompagnement du changement », la « gestion de projet » sont autant de vocables mobilisés pour traduire la nécessité de développer une pédagogie adaptée à l’égard des salariés. Le regard porté sur l’organisation de demain, sur le projet à-venir suggère en effet une forme de conversion immédiate, non négociable à ce qui relève souvent d’un dessein gestionnaire. Sous couvert de modernisation ou de rationalisation, les réorganisations se succèdent avec la principale argumentation de gagner en performance et efficacité. Ainsi, chaque cycle porte son lot de modifications, de réorganisations et de bouleversements managériaux. Deux phénomènes constituent le corolaire de l’injonction au mouvement : la résistance et l’apathie.
5Dans le langage commun, le vocable de « résistance au changement » est fréquemment associé à une réaction passéiste, voire conservatrice de l’acquis. « Résister » au changement traduirait une incapacité à s’inscrire dans un mouvement inéluctable qui requiert d’oublier routines, habitudes pour endosser les compétences requises dans la « nouvelle » organisation. Deux ouvrages sur la question présentent le changement au regard des résistances qu’il suscite en interne et appréhendent le phénomène comme un événement dans la trajectoire d’une organisation, événement qui requiert des dispositifs spécifiques pour que les acteurs puissent y souscrire. P. Bernoux (2004) met en exergue la notion d’appropriation requise dans des contextes de changement et souligne plus particulièrement le rapport entre contrainte et autonomie : « quelle que soit la nature ou l’origine du changement, l’acteur possède un potentiel de résistance, une capacité à neutraliser les changements auxquels il n’adhère pas » (Bernoux, 2004). F. Dupuy propose une lecture du changement également centrée sur la capacité des acteurs à « développer une stratégie adaptée à leur contexte et à comprendre la nature réelle des problèmes posés ». Le développement de marges d’action constitue pour Dupuy le corolaire de toute conduite de changement bien menée (Dupuy, 2004). Si ces deux approches mettent l’accent sur l’autonomie requise pour que les acteurs s’approprient le changement, l’échelle qu’ils appréhendent porte sur une photographie à l’instant T d’une organisation. En l’occurrence, la résistance observée sur une durée courte peut traduire à plus long terme une rupture profonde quant à la trajectoire d’une organisation ou de la cohérence de sa culture. Ainsi, cette approche par le changement appréhende le temps comme un process linéaire proche de l’image de la flèche du temps. Elle présuppose que l’organisation évolue inéluctablement, qu’il faut équiper les salariés d’autonomie, de capacité d’action pour suivre cette évolution. Ce présupposé a pour biais d’occulter ce qui se joue entre la mémoire d’une organisation qui opère sur de longues durées et un changement ponctuel qui devient un événement dans le cours de l’histoire d’une organisation. Pourtant, tout changement suggère un aller-retour entre des nouveaux cycles stratégiques et des modalités internes de traduction de l’événement dans un registre de mémoire collective. Si l’on déplace la question non plus du point due vue du temps présent mais au regard d’une durée moyenne, alors la nature de la résistance observée peut devenir un élément constitutif d’une identité durable, signe d’une culture d’entreprise vivace et permanente.
6Une autre réaction, celle-ci sous-jacente à la transformation des organisations, porte sur l’apathie et l’absence d’intérêt ou d’enjeu face aux projets de direction. L’essoufflement des projets participatifs et des formes d’enrôlement des salariés dans les projets de fusion, acquisitions, réorganisations traduit la crise de sens qui traverse les groupes sociaux. L’effet des changements reconduits dans le temps génère en définitive une lassitude, voire une absence d’implication dans la trajectoire de l’organisation. Par conséquent, la thématique de la crise sociale des organisations traduit un phénomène à double face : elle est à la fois le produit d’une dynamique de structures d’organisations mais également une expérience singulière pour des individus dont le socle de sociabilités au travail ou de reconnaissance s’avère instable. Marc Uhalde (2005) livre une lecture de la « résistance » classiquement observée dans les organisations en changement en mettant l’accent sur le statut quo mis en œuvre par les groupes professionnels pour garder leurs savoir-faire. Faute de certitude sur l’avenir, le repli sur l’espace du métier ou l’histoire de l’organisation permet de tenir des positions face à des situations complexes ou mouvantes. L’une des clés d’interprétation que soulève ce constat porte sur le caractère plus ou moins durable du phénomène. Cette déconnexion accrue entre la trajectoire des organisations et la scène sociale des salariés renvoie-t-elle à de nouvelles formes de rapport au travail, telles la désimplication, le rapport instrumental à l’activité ou provoque t’elle une autre façon de construire l’identité professionnelle ? Ces univers changeants pour Marc Uhalde sollicitent plus particulièrement la capacité réflexive des individus, qui à terme peut constituer une culture émergente et symptomatique des contextes organisationnels mouvants. Elle constitue à la fois la manifestation d’une distanciation critique (Alter, 2000) et une forme identitaire individuée (Dubar, 2000). En effet, la permanence identitaire renvoie à cette double transaction (Dubar, 1998) construite à l’interface de mouvements de structures, de redéfinition de rôles sociaux ou professionnels et d’une construction fondée sur l’expérience passée. Par conséquent, l’absence d’articulation entre avant et après et la disjonction entre le discours de changement et sa réalité peuvent à terme nourrir une incertitude profonde sur le sens attribué à l’activité dans des organisations éminemment mobiles.
1.3 – L’oubli de l’avant comme condition de l’accélération
7Enfin, la question du rythme (Simmel, 1987) alimente une rhétorique centrée sur l’accélération et l’urgence temporelle. Si la diffusion massive des technologies de l’information dans les sphères de la vie sociale contribue à accroître les capacités de circulation de l’information, le temps de l’urgence constitue le corolaire de ces activités de gestion de l’information. En effet, les technologies de l’information génèrent un rapport au temps inédit : si l’accélération des échanges accroît le sentiment et la demande d’autonomie, elle produit une dépendance liée au rythme qu’elle initie, le transgressif se substitue au transmis. Ainsi, la mobilisation des technologies de l’information présente un paradoxe majeur : si leur usage permet de s’affranchir des frontières spatiales et temporelles, pour autant le rythme induit par leur usage amoindrit la gestion autonome du temps (Grossin, 1996). L’harmonisation des temps devient par conséquent un enjeu pour l’individu. Le succès de l’ouvrage d’Harmut Rosa « Accélérations. Une critique sociale du temps » illustre d’ailleurs la façon dont l’expérience contemporaine du temps questionne notre modernité. Rosa analyse le phénomène d’accélération en le replaçant dans le cadre du projet d’autonomie inhérent à notre condition d’homme moderne. Celui-ci se poursuit en s’émancipant des cadres institutionnels qui s’avèrent structurants pour l’organisation de la vie sociale. Faute de régulation institutionnelle, l’individu s’avère soumis à une forme d’aliénation dont il est le principal moteur. Ainsi, l’accélération constituerait le corolaire d’un défaut de cadre et d’un projet d’autonomie poussé à son paroxysme. Ce qui peut être interprété en première lecture comme un « manque de temps » signifie plus largement une perte de repères et une multiplicité des temps possibles. Cette mobilisation que Rosa qualifie de « permanente » et « transgressive » caractérise les aspects de la modernité et concerne à la fois les énergies matérielles, sociopolitiques et psychiques afin d’entretenir la dynamique même du phénomène. Mais le problème majeur que pose la dynamisation porte sur les rythmes distincts : les systèmes où les acteurs les plus rapides exercent une pression systémique sur les plus lents, ce qui crée une désynchronisation au niveau des interfaces. Au point de contact de différents systèmes apparaissent un ensemble de crises (Rosa, 2014). Eco-crise lorsque la ressource naturelle croit moins vite que les besoins, crise démocratique lorsque les systèmes sociaux sont en attente de réponse politique immédiate, crise financière lorsque les flux de capitaux vont beaucoup plus vite que l’économie réelle, psycho-crise lorsque l’augmentation de la vitesse de l’esprit et du corps rencontrent les limites de l’énergie psychique et créent le burn out ou la dépression. L’attention que porte Rosa sur l’interface de systèmes aux rythmes dissociés peut également se traduire en terme d’oubli et de mémoire. Alors même que le mouvement suggère oubli, effacement et transgression, la permanence requiert mémoire, conservation et transmission. Pour autant, au travers de l’oxymore du « mouvement permanent », s’esquissent à la fois la tension relative à la mémoire vive, celle dont les traces sont vivantes au présent et la tension inhérente au phénomène d’oubli. L’objet « mémoire » de fait devient la face cachée du phénomène d’accélération et l’on peut faire l’hypothèse que le mouvement requiert l’amnésie, voire l’oubli pour perpétuer sa dynamique.
1.4 – De l’oubli à la persistance des traces mémorielles
8Une sociologie de la mémoire à l’œuvre au sein d’organisations en mouvement invite par conséquent à appréhender, comme le souligne Marie-Claire Lavabre, trois paradigmes (2007). Le premier paradigme est celui des « lieux de mémoire », qu’on doit à Pierre Nora (1997), le deuxième est celui du « travail de mémoire » auquel le nom de Paul Ricœur doit être associé (2000), le troisième est celui des « cadres de la mémoire » issu des réflexions de Maurice Halbwachs sur la « mémoire collective » (1950), c’est-à-dire sur les conditions sociales de la production et de l’évocation des souvenirs. Si ces trois paradigmes se chevauchent et se complètent, ils éclairent des contextes dans lesquels la mémoire constitue un enjeu sociopolitique : « le paradigme des Lieux de mémoire prospère dès lors qu’il s’agit d’affermir sur le plan politique, ou même de décrire sur le plan scientifique, des identités nationales ou collectives référées au passé. Le souci récurrent d’identifier des lieux de mémoire européens et de contribuer à la construction d’une improbable mémoire commune témoigne de cette dimension prescriptive. Celui du travail de mémoire, au prix d’un curieux retournement entre herméneutique et déterminisme – eu égard à la pensée de Paul Ricœur (2000) met l’accent sur les « raumatismes » nés du passé, les victimes et les déchirures. L’échelle privilégiée peut être transnationale autant que nationale. Restent stigmatisées la fragmentation mémorielle et les revendications qui s’ensuivent. Enfin, le paradigme des cadres de la mémoire renvoie à des questions qui ne sont naïves qu’en apparence : « qui, quoi, comment, pourquoi ? » (Lavabre, 2007).
9Par conséquent, une analyse des changements observés dans les organisations à l’aune d’une sociologie de la mémoire permet de mieux saisir à la fois les temporalités propres aux organisations mais aussi ce qu’elles impliquent en terme de discontinuité et de rupture. Ces trois paradigmes de la mémoire ouvrent des pistes interprétatives pour comprendre ce qui se joue au travers de la dynamique de changement. La première renvoie à la question de l’identité professionnelle qui s’avère constituer un « lieu de mémoire » au sens où elle cristallise l’expérience et symbolise l’identification à un métier, un groupe professionnel ou une institution. Cette dimension renvoie classiquement aux conditions de maintien de l’identité dans des contextes incertains. Comment rester soi dans des structures nomades dont les frontières, les codes et les références s’avèrent fluctuants. Comment transférer l’expérience passée dans un nouveau cadre dont les contours s’avèrent indéfinis ? La deuxième piste s’inscrit dans la dimension collective de la mémoire et qui se construit sur la scène ordinaire des organisations. Dans cette perspective, la mémoire collective au sens d’Halbawchs (1950) permet d’appréhender comment la relation au passé peut constituer un élément fédérateur entre groupes sociaux et permettre de faire face aux injonctions du présent. Ce questionnement met l’accent sur le passage d’expériences, de souvenirs multiples à une mémoire collective commune à partir de représentations socialement partagées du passé. Ainsi, cette mémoire concerne à la fois l’usage stratégique du passé par des groupes sociaux et les modes de transmission entre générations. Ce rôle de la mémoire dans l’interprétation du présent opère dans les « relations inter-individuelles » qui constituent la réalité des groupes sociaux au sein de communautés affectives (Halbwachs, 1950). Quelles sont les déterminants sociaux de la mobilisation de la mémoire et comment celle-ci perdure en contexte incertain ? Enfin, la troisième piste concerne le rapport entre récit et mémoire. Chez Ricœur, l’événement participe la mise en intrigue de l’histoire. Ainsi, l’événement permet de revisiter le passé et de mobiliser la mémoire autour d’un travail de narration. A partir de l’image du récit, Ricœur explicite la capacité des acteurs à mobiliser la mémoire pour écrire de façon itérative leur propre histoire. Cette approche suggère que tout événement requiert un travail sur le sens et l’élaboration d’une trame compréhensive. Sans événements, sans péripéties, l’histoire perdait toute dynamique temporelle mais sans mise en ordre, sans concordance, les événements disparates se réduiraient à de simples occurrences. Le terme de configuration désigne chez Ricœur l’art de composer des faits et des événements que le narrateur choisit de réunir dans une construction qui leur donne du sens. Sur ce point, ce que décrit Paul Ricœur sur le processus de mise en récit de l’expérience rejoint ce que Martine Girod – Séville dénomme la « mémoire sous-terraine ». Cette mémoire s’incarne autour d’« histoires qui permettent aux individus de développer des théories de façon inductive qui fondent leurs attitudes dans la mesure où ils peuvent tirer une morale à partir de chacune d’elles. Elles contribuent donc à développer les mémoires de jugement individuelles » (Girod-Séville, 1996). Cette dernière piste s’avère particulièrement heuristique pour analyser l’histoire d’une organisation au travers de ses changements organisationnels et des récits que par ailleurs ce processus participe à créer. Comment des individus parviennent à recréer un sens dans des contextes de changements organisationnels et de transformation d’activité ?
10Le point commun de ces trois approches s’appuie sur la notion de trace qui constitue le signe tangible de la présence du passé. La notion de trace, évoquée par Becker (2003) comme l’une des ficelles du métier, invite à appréhender le changement au travers de la manière « dont on est venu à être ce qu’il est » (2003). Mais la trace notamment chez Ricœur, correspond également à l’empreinte, à la marque psychique qui attend la mise en mémoire (Boursier, 2002). Plus précisément, elle constitue au sens de Ricœur, « ce lien indicible qui relie le passé à un présent devenu catégorie de la reconfiguration du temps par l’intermédiaire des traces mémorielles » (Dosse, 2013). Se saisir des traces du passé notamment pour le sociologue consiste à comprendre dans le discours présent ce qui a été mais reste éminemment « vivant » dans les représentations et les pratiques. Partir des traces pour interroger la mémoire invite par conséquent à regarder le mouvement des organisations à partir de son contre-point. C’est en outre un autre regard que le sociologue adopte au travers de son enquête. La trace permet notamment de conduire l’enquête sociologique au travers de l’empreinte laissée par le passé et de saisir ce reste comme un « paradigme indiciaire » (Ginzburg, 1980). Comme signe tangible de la permanence du passé, cette trace génère des histoires et des récits constitués autour de sa présence.
1.5 – Une enquête au long cours
11Le terrain d’enquête est un organisme de logement social comprenant un centaine de salariés. L’enquête démarre à partir d’une grève. Les salariés dénoncent avec force la nouvelle organisation de travail mise en place par la direction et scandent « on nous a volé le métier ». Dans le cadre de ce conflit ouvert avec la direction, les organisations syndicales sollicitent une enquête sociologique car celles-ci observent une forte détérioration des conditions de travail et le développement de micro-conflits au sein de l’organisation. L’enquête démarre sur le constat d’une « perte du métier ». Un premier niveau de collecte d’indices s’effectue par un questionnaire quantitatif qui localise le phénomène au niveau des professionnels d’agence. En effet, la dilution des collectifs d’agence a plus fortement affecté l’exercice professionnel des métiers de proximité. Ce questionnaire est complété d’un diagnostic qualitatif qui vise à interroger les témoins majeurs de « la perte de métier » évoquée. Le diagnostic souligne des survivances de façons de travailler acquises quelques années plus tôt et la réminiscence d’expériences significatives pour les salariés. Ainsi, l’enquête s’appuie par la suite sur une échelle de temps plus grande.
12Au-delà des identités professionnelles identifiées dans le diagnostic, l’enquête s’appuie sur d’autres formes de traces laissées par les changements d’organisation. En effet, trois diagnostics ont été conduits dans cet organisme dans des contextes de changements organisationnels et sur une période de dix ans. Ces enquêtes se sont déroulées dans le cadre de changements majeurs de stratégie et de modes d’organisation. Si dans la première période de modernisation, les archétypes de performance sont ceux d’un modèle industriel, la deuxième période se caractérise par un modèle d’innovation et de service, la troisième quant à elle peut être qualifiée de retour vers un modèle « bureaucratique ». Trois diagnostics sociologiques sont ainsi conduits dans cet organisme en 2000, 2006 puis 2012 en appliquant les grilles des « Mondes sociaux » (Francfort, Osty, Sainsaulieu, Uhalde, 1995) afin de caractériser la trajectoire de l’organisme. Sur chaque période, cinquante entretiens sont réalisés avec les salariés de l’entreprise avec la même représentativité des métiers. L’enquête longitudinale porte sur les activités type du secteur : métiers de proximité, de construction et de gestion locative. Les diagnostics sont restitués à l’ensemble des salariés interviewés et génèrent selon des configurations des dispositifs d’interventions.
2 – La mémoire au cœur de la tension entre changement et diversité des pratiques
13Le cas présenté vise à présenter la diversité des formes de mémoires dans des contextes de changement. En conduisant l’enquête à partir des derniers changements observés et des résistances qu’il suscite, il s’agit de remonter le fil de l’histoire de l’organisme en mettant en lumière les traces mémorielles.
2.1 – De la réorganisation à la segmentation des métiers
14La scène se passe en 2012 et les salariés en colère dénoncent les changements en cours dans l’organisme. La colère collective a remplacé la résistance tacite et la défense du métier s’incarne sur un mode offensif. Les salariés brûlent en place publique les symboles de la nouvelle organisation et l’effigie du directeur rebaptisé « Roi Dagobert » en raison d’un patronyme proche du roi fainéant. A la demande conjointe des organisations syndicales et du directeur, un diagnostic sociologique est conduit afin d’identifier les racines du malaise. C’est dans ce cadre que se conduit l’enquête.
15Un premier moment de l’enquête cherche à caractériser les symptômes de la crise violente qui touche les salariés de l’organisme. Ce temps a lieu dans le cadre d’un changement organisationnel majeur. La nouvelle direction a impulsé à partir de 2008 une forte spécialisation des services qui bouleverse l’exercice du métier. En souhaitant s’aligner sur la politique de l’agglomération en matière d’habitat, la stratégie déployée organise les principales activités dans une logique de spécialisation fonctionnelle. Le nouveau directeur impulse à partir de 2008 une forte spécialisation des services et bouleverse l’organisation des activités. Pour exemple, le travail en équipe polyvalente laisse la place à des directions expertes organisées par grandes fonctions et par échelons hiérarchiques. Par ailleurs, les agences locales sont dissoutes pour faire place à des secteurs employant deux à trois personnes et calés sur le découpage des arrondissements de la mairie. Ainsi, l’organisation épouse l’administration politique du territoire. La principale conséquence est l’éclatement du collectif d’agence et de l’organisation polyvalente de l’activité.
16Cette « bureaucratisation » de l’organisation rencontre une opposition forte de la part des salariés qui font grève en 2012 et exigent une intervention de la part de la direction pour agir sur les risques psycho-sociaux. La crise qui s’ouvre au sein de l’organisation oppose principalement les métiers directement concernés par la spécialisation et le cloisonnement de l’activité et les cadres de direction qui portent une vision du changement centrée sur une logique de pilotage centralisé. La perte de repères professionnels notamment dans l’organisation collective du travail et le retour à une logique perçue comme « bureaucratique », sans interface avec le locataire, provoque un sentiment de forte rupture au sein de l’entreprise. Les salariés se font collectivement les porte-parole d’un sentiment d’effacement des savoir-faire acquis précédemment. « On nous a volé le métier » revient comme un refrain collectif largement diffusé dans l’organisme. Pour exemple, le travail en équipe polyvalente laisse la place à des directions expertes organisées par grandes fonctions et par échelons hiérarchiques. La dimension collective du travail s’efface au profit d’un exercice individuel, notamment sur les activités de service. Cet élément concourt à fragiliser les salariés qui avaient pour habitude de prendre en charge en équipe le service au locataire. Ainsi, les traces du travail collectif sont éminemment vivantes dans les témoignages des salariés.
« Sur les secteurs, nous sommes isolés et fragilisés. Auparavant, quand le locataire venait nous voir, on pouvait répondre car chacun selon sa spécialité pouvait intervenir. A présent, on est seul sur les quartiers et ce que l’on avait construit ensemble dans les agences est partie avec. On ne peut plus s’appuyer sur les collègues en cas de souci, cela devient très dur ».
18Par ailleurs, le cloisonnement des activités segmente les activités et contraint les formes de coopération qui prévalaient jusqu’alors dans la relation au locataire. Celui-ci, selon les salariés doit courir à présent de guichet en guichet pour avoir une réponse à sa demande. Ainsi, la relation de service construite au fil du temps et dans la durée semble s’être dissoute en même temps que se mettait en place la nouvelle organisation.
« On n’a plus le locataire en face. On traite un point du dossier, du coup l’envie n’y est plus. On s’est coupé de nos locataires avec la nouvelle organisation, on perd la vision par secteur et la responsabilité qui l’accompagnait ».
20Enfin, la segmentation des services et le retour à des formes segmentées d’exercice de l’activité est vécu comme un grand retour en arrière.
« On n’a plus de métier, juste des tâches qu’on nous demande d’exécuter et que l’on pilote avec des indicateurs ».
22Pourtant, nombre de salariés déclarent travailler comme « avant » pour faire face.
« Je tiens deux discours pour tenir. Celui que je tiens à mon responsable qui regarde le nombre de dossiers que je traite et derrière, je me débrouille avec mes propres moyens, j’appelle mes anciens collègues pour avoir de l’info. Heureusement qu’il me reste ces réseaux pour gérer car si je devais appliquer la procédure, rien ne fonctionnerait ».
24Ces pratiques qui témoignent d’une tension entre l’exercice du métier tel qu’il s’est transmis dans la durée et le travail prescrit dans la nouvelle organisation rendent compte de la persistance de la dynamique de métier. Mais elles permettent également d’expliquer le brouillage que génère ce double exercice de l’activité. Localement, au niveau de l’activité, les pratiques collectives perdurent alors même que la nouvelle organisation promeut un travail plus cloisonné et individuel. Ce contexte crée de multiples dysfonctionnements, voire de nombreux conflits localisés au niveau du management intermédiaire.
« Je n’y arrive plus. Mon équipe ne m’écoute pas, dénonce mon encadrement et la direction me donne des consignes intenables ».
26Cette disjonction entre le travail prescrit dans la nouvelle organisation et la pratique à l’œuvre chez les salariés interroge l’origine d’un tel phénomène. Comment expliquer la permanence aussi vivace et revendicative du métier ?
2.2 – De la centralisation bureaucratique à la diversité des pratiques
27Un deuxième niveau d’enquête nous emmène à interroger l’origine des traces laissées par le métier. Cette genèse démarre en 2000 lorsque l’organisation connaît avec l’arrivée d’un nouveau directeur un virage à 180°. A l’opposé d’un modèle industriel dominant dans ce secteur professionnel, le schéma interprétatif de la direction s’oriente vers un modèle tertiaire que le directeur définit comme « la mobilisation et la gestion de ressources pour délivrer un service à l’habitat complexe et spécifié ». L’anti-modèle est dans les propos du directeur incarné par des modes de fonctionnement bureaucratiques et industriel qu’il souhaite effacer afin de promouvoir un modèle d’organisation centré sur le service au locataire :
« L’organisme est jusqu’aux années 1990, une bureaucratie qui fournit du logement standard sans vraiment se demander comment vivent les locataires. Progressivement, la dégradation des quartiers a mis en évidence la faible attractivité du parc HLM et son image négative. Dans le milieu, on a cherché à être plus performant en rationalisant l’activité. On a pris pour modèle les modes de gestion des entreprises industrielles mais c’est une erreur. Le logement, c’est un usage, pas une fonction ».
29Le service procuré au locataire vise ainsi à dépasser des actes purement techniques associés au logement pour proposer un cadre de vie et un habitat diversifié. Dans cet objectif, « le locataire devient », comme le souligne le directeur, « le point de départ de toute réflexion ». La mise en place d’une organisation orientée vers le service au locataire s’appuie sur l’autonomie déléguée aux métiers de proximité. C’est bien l’organisation qui fournit des moyens, des ressources décentralisées au responsable de secteur pour faire face à des situations de travail. Le rôle professionnel imparti est décrit au travers d’outils (indicateurs d’activité), d’interface, de responsabilités et de pratiques collectives. L’organisation des activités à travers la décentralisation de la décision est au cœur d’un dispositif de création professionnelle qui rompt avec les pratiques anciennes.
30Présentée comme une « troisième voie » par la direction, entre la référence à une logique d’entreprise ou de service public, la stratégie entend mobiliser les ressorts de la tradition pour développer des métiers de service au locataire à partir de cadres clairement définis. La connaissance des sites gérés, le dialogue noué avec le locataire deviennent par conséquent des éléments déterminants dans la mise en œuvre du service. L’objectif en terme d’organisation est de passer d’une gestion de logements à une gestion d’habitat qui intègre des dimensions beaucoup plus larges et plus complexes : analyser la façon dont les locataires s’approprient l’espace, vivent ensemble, cohabitent. Ainsi, les changements locaux se traduisent par un travail concret sur l’activité : une mise à disposition de moyens informatiques conséquents, la construction d’indicateurs d’activité par les professionnels, une animation par groupes métier pour construire des modes de résolution collectifs des dysfonctionnements. Pour exemple, la relocation qui concerne un ensemble de services fait l’œuvre d’un travail collectif pour gérer les interfaces. Pour accompagner ces changements, les contenus de poste font l’œuvre d’un travail de définition des rôles professionnels prescrits autour de trois axes : le cœur de métier, les bonnes pratiques et les activités. Pour le directeur, il s’agit de créer des « identités de métier » organisées autour du service au locataire et en lien avec la stratégie de l’entreprise. Ce nouveau cycle se présente comme une révolution interne au sens où l’ensemble des activités de service sont placées au cœur de l’organisation. La rupture avec le modèle industriel précédent est également affichée mais il s’appuie sur une forte transformation des métiers. En effet, ce changement s’appuie sur la création d’agences responsables de la mise en œuvre du service sur les secteurs. Chez les salariés de l’organisme, ce déploiement des « métiers de service » structure en interne des façons de travailler tout à fait nouvelles. L’identité collective qui se dessine dans ce cadre instaure des pratiques professionnelles fondées sur la responsabilité et l’autonomie dans les modalités de gestion. Cette période qui s’étale sur une dizaine d’années participe à construire un modèle partagé qui va se consolider au fil du temps. Un diagnostic conduit en 2007 caractérise quatre points saillants de l’identité partagée par les salariés au-delà des différences d’emploi, d’ancienneté et de statuts. La polyvalence des activités d’agence, la construction d’indicateurs métier portée collectivement, la responsabilité dans la mise en œuvre du service au locataire et le rapport direct à la hiérarchie de proximité, incarnée par le responsable d’agence participent à créer une dynamique collective de métier. Le travail d’enquête conduit avant la réorganisation dévoile les déterminants d’un rapport collectif au métier de l’habitat social dans un secteur traditionnellement organisé sur un mode bureaucratique :
« Depuis mon arrivée en 2000, le métier a fortement évolué, on formalise davantage, on laisse des traces mais en même temps, on a plus de dialogue avec l’ensemble des services car il est acté que chacun a sa part de responsabilité dans le service au locataire ».
32La relation au locataire et la connaissance du territoire de gestion constitue l’expérience marquante fréquemment citée par les salariés.
« Nos fonctions s’élargissent, on intervient sur le pré-contentieux, on essaie de régler quelques conflits de voisinage, c’est de plus en plus riche, ça demande d’analyser plus de choses, un problème technique peut finaliser cacher une mauvaise utilisation, cela demande d’être au plus près des locataires ».
34Par ailleurs, le rapport au mangement de proximité s’exprime sous la forme du soutien apporté en cas de dysfonctionnement ou de problème face à un locataire.
« Notre responsable est à la fois en soutien sur notre activité. Si un locataire fait un scandale, il le reçoit pour arbitrer et nous soutenir face à des décisions problématiques. Sur du contentieux ou des attributions de logement, c’est précieux. Il représente aussi notre agence et notre territoire directement auprès du directeur ».
36L’apprentissage du métier s’exerce par ailleurs dans le cadre d’un changement régulier d’agences, ce qui permet aux salariés d’avoir une vision globale du parc et de mettre leurs compétences à l’épreuve de nouveaux contextes. Le « tour d’agence » marque donc un parcours d’apprentissage destiné à découvrir de nouvelles équipes et des secteurs inconnus. En changeant d’agence, les salariés réapprennent un nouveau registre d’activité au sens où ils appréhendent un patrimoine aux caractéristiques propres et aux « façons d’habiter » singulières.
« J’ai fait le tour des agences en cinq ans. Au départ, je n’étais pas favorable car quitter le siège pour travailler en agence, c’était déjà un grand pas. Mais en prenant l’habitude de changer de secteur, cela permet de consolider ses pratiques et puis de connaître l’ensemble des salariés. On avait l’habitude avant de travailler de façon très isolé mais c’était peu efficace pour le locataire que l’on renvoyait d’un service à l’autre ».
38Enfin, le dernier apprentissage et sans doute le plus significatif porte sur l’exercice collectif du métier. La mise en œuvre collective du service dans un espace donné et avec une autonomie forte crée dans l’organisme les conditions d’une forte régulation professionnelle.
« C’était nouveau de travailler en équipe polyvalente mais on s’est rendu compte de la force que cela pouvait donner ».
40Ces différentes dimensions associées à l’activité créent une dynamique collective de métier appuyée par une autonomie de moyens au niveau des agences. La régulation professionnelle s’exerce au travers des chefs d’agence qui sont en lien direct avec la direction. Ce cadre commun crée les conditions d’une mémoire collective au sens où tous les salariés à un instant T expérimentent de nouvelles façons de travailler. Mais plus largement la rotation en agences permet de construire une inter – connaissance forte propice aux échanges professionnels.
2.3 – De la diversité des pratiques aux discours antagonistes
41Un troisième niveau d’enquête nous conduit à comprendre la nature du discours qui alimente la résistance et la colère des salariés. Au sein de l’organisme, au cours de la dernière période de changement, une crise de sens s’ouvre entre la direction et les salariés. D’un côté, la direction interprète le discours sur le métier comme une résistance au changement, de l’autre les salariés font perdurer les pratiques professionnelles en dénonçant le « grand retour arrière » opéré au travers de la réorganisation. Cette situation rend compte des tensions que génère la constitution d’un récit commun (Ricœur, 1983) sur l’organisation. Celui-ci met en jeu à la fois des éléments temporels (passé, avenir) et des représentations contrastées sur le sens donné à l’histoire de l’entreprise et la projection dans un management moderne. Au sein de l’organisme, la mise en ordre cohérente des événements comme la construction d’une histoire partagée échappe à la construction commune.
42Le discours qu’élaborent les salariés s’appuie sur les éléments de continuité et de rupture. En effet, la trajectoire de l’organisme est marquée par trois cycles de changement qui se déroulent en quinze ans. L’histoire qui s’élabore reprend les grands moments de l’organisme pour en donner une lecture placée sous le prisme de la longue durée.
« En quinze ans, on a connu de grands changements. En 1993, la directrice nous a expliqué que l’organisme n’était pas rentable et qu’il fallait changer les méthodes. On nous a parlé de modernisation. Dans les faits, on est allé chercher une nouvelle clientèle pour faire du chiffre et renouveler le parc. Le deuxième directeur qui est arrivé, lui c’était le métier et le locataire. Beaucoup sont allés travailler en agence, dont moi. Ca a vraiment changé la donne car la mission, ça avait du sens. On était au contact du locataire, en équipe. Ca nous a rassemblé car avant, c’était très fonction publique. On voyait peu le locataire et chacun travaillait dans sa case sans connaître les autres métiers. On y a cru à cela et on croyait qu’on allait continuer comme cela. Après, on n’a pas compris. On a découvert au fil de l’eau une nouvelle organisation mais elle était comme celle d’il y a quinze ans. A l’époque, on nous avait pourtant dit que ça ne marchait pas. Je ne comprends pas et pour moi on va droit dans le mur ».
44Deux moments de rupture sont plus particulièrement cités comme symbole d’un « avant » et d’un « après ». Le premier concerne 1993 lorsque la directrice initie un nouveau vocable et des références proches de celles du secteur privé alors même que l’organisme travaille de concert et sur le modèle de la ville. Dans un contexte de forte vacance, d’augmentation des impayés et de déqualification des quartiers en termes d’image sociale, l’organisme amorce à partir de 1993 un travail de modernisation de ses modes de gestion. La « reprise en mains de l’office » (Direction) passe par un pilotage renforcé de l’activité et une réduction des coûts associés à la gestion de proximité. La directrice nommée au cours de l’année pilote en direct l’activité maîtrise d’ouvrage et définit précisément un portefeuille alloué à celle-ci. Par ailleurs, celle-ci cherche à optimiser la gestion des logements en maîtrisant les coûts et les délais de remise en location. L’ensemble de l’activité de gestion fait l’œuvre d’un pilotage à travers un ensemble de niveaux de performance attendus, une prescription des activités sur des normes professionnelles définies par l’Union HLM (affectation de ressources en fonction du nombre de logements gérés). Cette logique de modernisation s’appuie sur une recherche de performance chiffrée, qui mesure en définitive la productivité du capital fixe et celle des salariés.
45Cet événement est très présent et très vivace dans l’esprit des salariés, y compris pour ceux qui sont arrivés récemment mais à qui « l’on a raconté l’histoire ».
« Avant, on nous avait dit que les fonctionnements comme la ville, c’était pas efficace et il ya dix ans, on nous a mis des indicateurs partout pour mesurer ce que l’on faisait. Il fallait être rentable car l’organisme avait perdu beaucoup d’argent. On nous a expliqué qu’on était une entreprise avec des clients un chiffre d’affaire et des résultats. Chez nous, ca a heurté mais il fallait sauver l’organisme, alors on a suivi ».
47Parallèlement, un pôle commercial est créé avec pour objectif de diversifier la clientèle. La référence « client » est clairement affichée comme un moyen de développer une offre commerciale à l’attention des classes moyennes. L’ensemble des changements que connaît alors l’organisme porte essentiellement sur les dispositifs de gestion et de contrôle de l’activité. La gestion financière et commerciale de l’organisme vise à retrouver des marges pour relancer la construction et diversifier la clientèle. Les termes d’« usager » sont remplacés par les termes « client » et il est demandé aux salariés de coller aux critères de productivité exigée. Cette forme de rationalisation suscite chez les salariés un trouble, voire des résistances au changement. En effet, la substitution du terme usager par celui de « client » efface pour partie les références originelles au service public et à la mission de logement social. Par ailleurs, la notion de rupture avec l’« avant » est clairement affichée par la direction qui oppose fonctionnement bureaucratique et rentabilité d’entreprise. Ce jeu sur les mots et la substitution du terme usager par celui de client modifie symboliquement pour les salariés le rapport entretenu avec la mission et le rôle tenu par l’organisme sur son territoire comme le souligne à l’époque ce salarié :
« Dans les années 90, tout a changé radicalement. On a coupé avec la politique de la ville au nom de la rentabilité. On a du jour au lendemain parlé de client et on est allé récupérer de l’argent. On a recruté des commerciaux et des emplois jeunes. Ca a changé beaucoup de choses car avant, nos collègues de la ville et nous, c’était un peu la même chose mais après, on a eu notre propre organisation qui était différente ».
49Ce moment de rupture est présenté en contrepoint de l’organisation mise en place à partir de 2008 qui renoue avec celle en place avant 1993.
« En 1993, à part les employés d’immeuble on était peu à connaître le patrimoine et les locataires. On fonctionnait comme un service de la ville avec une spécialité et on administrait des loyers, des quittances, des états des lieux. Après, ça s’est rudement transformé quand il fallu parler de client, de chiffre d’affaires. Le climat s’est durci avec la direction. Puis, c’est le métier ensuite qui a changé. Avec la création des agences, l’organisation d’avant était complètement oubliée. Mais aujourd’hui, on revient en arrière, on travaille comme en 1990. Chacun travaille dans sa direction alors qu’on a travaillé comme cela et qu’on va se couper du locataire et de ses besoins ».
51Sur une quinzaine d’années, l’organisme connaît des transformations majeures qui au final sont interprétées en interne comme un retour au point de départ.
52Pour autant, le récit porté par la direction promeut une organisation plus professionnelle et compétente.
« Pour répondre au locataire, il faut des experts dans leur domaine. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité re-spécialiser chaque direction. On ne plus travailler aujourd’hui dans un monde complexe sur le modèle de la polyvalence car les locataires attendent des réponses extrêmement précises et justes ».
54Ce troisième niveau d’enquête illustre comment la diversité des traces mémorielles participe à équiper les salariés d’un sens aigu de l’histoire de leur organisation. Cette représentation achoppe sur celle du dirigeant qui de fait entend donner un sens radicalement différent au type changement qu’il initie.
Conclusion
55La configuration temporelle observée dans cet organisme illustre comment la dimension collective du métier « fait mémoire » alors même qu’une nouvelle organisation promeut une activité plus réglementaire. L’enquête conduite montre la façon dont un récit se construit au fil du temps sur l’évolution de l’organisation. Cette mémoire tacite et diffuse se transmet au travers des multiples changements que connaissent les salariés. L’analyse rétrospective des changements observés dans l’organisme de logement social permet de mieux saisir à la fois les temporalités propres aux organisations mais aussi ce qu’elles impliquent en terme de discontinuité et de rupture. La question de la « juste mémoire » se pose avec force dans l’organisme. En effet, l’écriture d’un récit tiers sur la trajectoire de l’organisme et l’évolution des métiers représente un enjeu majeur qui renvoie à la quête de sens exprimée par les salariés. Ce qui fait mémoire au sein de l’organisme porte sur une gestion d’habitat déployée au travers de collectifs d’agence, de pratiques professionnelles partagées et de formes de gestion fondées sur la responsabilité et l’autonomie. Ces références fortes constituent le ciment d’une expérience collective que les salariés souhaitent faire perdurer. Ainsi, en marge et à la marge du temps de l’organisation, les salariés déploient un cadre qui leur est propre en gérant l’activité selon l’expérience acquise auparavant. Néanmoins, ces pratiques entrent en tension au niveau du management intermédiaire qui de fait est confronté à la coexistence de cadres distincts : la mémoire incorporée des salariés qui s’appuie sur des groupes professionnels à l’identité vivace et de l’autre, une vision d’organisation qui fait fi des apprentissages passés. La colère dont font preuve les salariés renvoie à la confrontation de ces deux cadres temporels qui nécessitent un travail continu de gestion des dysfonctionnements. Ces résultats invitent plus largement à questionner la notion de résistance non plus comme la manifestation d’une réaction passéiste et rétrograde mais plutôt comme la traduction d’une pluralité de formes de mémoire dont les traces attestent de cultures professionnelles vivaces (Sainsaulieu et al., 1995).
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Mots-clés éditeurs : traces, changement, oubli, mémoire, diversité
Mise en ligne 24/09/2018
https://doi.org/10.3917/qdm.182.0091