Couverture de QDM_144

Article de revue

Anticiper, une question de confiance ? Quand l'anticipation de la carrière rencontre la stratégie des entreprises

Pages 73 à 82

Notes

  • [1]
    Growth Rating Point ou Point de Couverture Brute, indice de contact d’une cible dans une campagne publicitaire

1Un travail de recherche récent pour le compte du syndicat professionnel des agences médias (UDECAM) a porté sur l’anticipation de la deuxième partie de carrière de cadres du secteur. Cette enquête est née d’un constat des DRH de la Commission Sociale. La mise en place des entretiens de deuxième partie de carrière instaurés par l’A.N.I. du 13 octobre 2005 (texte modifié par la Loi n? 2014-288 du 5 mars 2014) ne donne pas de résultats satisfaisants. En effet, ces entretiens suscitent des réactions souvent très positives de la part des cadres concernés mais sans résultat concret. Aucun plan d’action personnel ne découle de ce processus.

1 – Le cadre théorique et le terrain d’enquête

2L’enquête s’est appuyée sur une grille théorique des modes d’anticipation de la carrière (paragraphe 1.1). Ses résultats semblent révélateurs d’un enjeu stratégique lié à la situation du marché des agences médias (paragraphe 1.2). Ils conduisent à préconiser une évolution du mode de gestion de la relation d’emploi, pour une meilleure prise en compte de la complexité. Cependant, cette orientation pose le problème de la confiance entre les différents acteurs. Le paragraphe 1.3 présente la définition de la confiance, qui sera exploitée dans la discussion.

1.1 – Le cadre théorique de l’anticipation utilisé pour l’enquête

3L’enquête s’appuie sur une démarche hypothético-déductive. L’absence de plan d’action à la suite des entretiens à conduit à la création d’une matrice sur les modes d’anticipation de la carrière. Celle-ci est établie à partir de la typologie des quatre modes de l’anticipation en stratégie, établie par Pina e Cunha et al. (2006).

4Pina e Cunha et al.considèrent qu’il est possible de départager quatre modes d’anticipation en stratégie à partir de deux axes, qui traduisent différents rapports à l’information et au temps. Ceux-ci sont plus ou moins adaptés à la stabilité de l’environnement. Une correspondance avec les différentes conceptions de la carrière dans la littérature académique est proposée dans le tableau 1.

Tableau 1

Les modes d’anticipation stratégique applicables à la carrière

Tableau 1
Priorité à la réflexion (analyse macroscopique) Priorité à l’action (pratique microscopique) Projection dans le futur Planification carrière organisationnelle Invention carrière sans frontière Ancrage dans le présent Construction de scénarios carrière protéenne Improvisation structurée carrière collective

Les modes d’anticipation stratégique applicables à la carrière

5Quatre modes d’anticipation stratégique correspondent approximativement à quatre conceptions de la carrière professionnelle.

6La planification et la carrière organisationnelle : anticiper, c’est planifier (projection dans le futur et indicateurs macroscopiques). Dans ce mode, la priorité est accordée à la réflexion et à l’utilisation d’indicateurs macroscopiques. De manière simplifiée, la planification est un mécanisme en deux temps (Porter, 1982). Dans un premier temps, il y a définition d’un projet précis sur la base d’indicateurs souvent conventionnels. Dans un deuxième temps, tous les efforts et les moyens sont alors consacrés à l’atteinte de l’objectif. Le mécanisme de projection dans le futur devient alors un élément déterminant de l’efficacité de ce mode d’anticipation. La planification n’est pas possible sans un projet précis.

7Transposé au contexte de la carrière des cadres, ce mode d’anticipation est observable dans ce que l’on appelle la carrière « traditionnelle » ou carrière organisationnelle (Super, 1957). Les organisations fournissent un certain nombre d’indicateurs conventionnels de la réussite, tels que l’organigramme, l’échelle des salaires, le management par objectifs, etc. Les cadres ont ainsi à leur disposition des indicateurs relativement clairs pour planifier leur évolution de carrière, d’autant qu’il s’agit souvent d’une progression dans la même entreprise.

8La construction de scénarios et la carrière protéenne : anticiper, c’est actualiser en permanence les scénarios possibles (ancrage dans le présent et indicateurs macroscopiques). Les défenseurs de cette approche considèrent qu’il n’est pas possible de prévoir le futur mais qu’il est possible d’imaginer différents scénarios (Van Der Heijden, 1996). La priorité est donc toujours donnée à la réflexion mais l’instabilité de l’environnement amène à envisager plusieurs chemins pour le futur. L’effort est porté sur le décloisonnement de la perception, la veille environnementale. Les indicateurs utilisés restent toujours macroscopiques mais il s’agit aussi de repérer d’éventuels signaux faibles, moins conventionnels. La prospective stratégique ne possède pas son exacte traduction dans le langage de la carrière, on peut cependant la rapprocher de la carrière protéenne (Hall, 1986). Dans ce mode d’anticipation, l’organisation n’est plus forcément la seule à l’origine de l’information qui sert de base au schéma d’anticipation du cadre. Celui-ci ne se « satisfait » pas de l’information officielle, il dispose de son propre réseau et surveille les signaux faibles de l’environnement (analyse macroscopique). Le futur de la carrière est constitué de différents scénarios, toujours susceptibles de remise en cause du fait de la veille permanente et de la saisie des opportunités. Ces scénarios peuvent être multidirectionnels car tout est susceptible d’être envisagé. C’est un raisonnement qui passe du probable au plausible. Celui qui anticipe de cette manière peut être cadre dans une entreprise à Paris, réfléchir à l’ouverture d’une maison d’hôtes en région, tout en envisageant l’expatriation. Cependant, cette conception de la carrière ne signifie pas automatiquement le départ de l’organisation. Cette approche reste très rationnelle. Il y a toujours une priorité à la réflexion mais celle-ci devient plus personnelle. La cohérence des choix n’est plus basée sur les critères traditionnels de la réussite mais sur des éléments plus subjectifs.

9L’invention et la carrière sans frontière : anticiper, c’est inventer son propre futur (projection dans le futur et pratique microscopique). Les défenseurs de ce mode d’anticipation renoncent à donner une priorité à la réflexion pour se centrer sur l’action (pratique microscopique). Il s’agit d’une rationalisation en situation ou a posteriori dans ces environnements souvent très instables. Les partisans de ce mode d’anticipation considèrent que s’il est impossible de prévoir le futur, alors il faut l’inventer. Dans ce contexte, il devient plus important de savoir qui on est plutôt que le chemin à prendre. Chaque geste du quotidien est inspiré par une vision long terme, une vocation (Collins et Porras, 1996). C’est une pratique microscopique. Dans cette perspective, le phénomène qu’un certain nombre d’auteurs ont appelé les carrières « sans frontières » est probablement le plus proche du mode d’anticipation stratégique de la vision. Dans leur définition du phénomène, Arthur et al. (2001) ne décrivent pas un modèle type mais donnent plusieurs exemples apparemment disparates de choix de carrière faits par des salariés. Cependant, toutes les situations évoquées ont en commun l’indépendance viscérale des choix des salariés par rapport aux règles de leur organisation. La priorité est à la réalisation de soi et de manière autonome. Les cadres concernés par cette conception de leur carrière ont beaucoup de difficulté à anticiper, même à imaginer, leur avenir à l’intérieur d’une seule organisation. Face à ces comportements, certaines organisations ne savent plus comment maintenir l’engagement organisationnel.

10L’improvisation structurée et la carrière collective : anticiper, c’est tester sans cesse de nouvelles solutions (ancrage dans le présent et pratique microscopique). Personne n’est capable de prédire le futur, ni même de le rationaliser. Dans ce contexte, l’anticipation repose sur une dynamique collective et permanente d’essais-erreurs avec le minimum de structure nécessaire à la stabilité (Brown et Eisenhardt, 1998). Les conséquences sur la conception de la carrière dans ce mode d’anticipation ont été bien moins étudiées que pour les trois précédentes situations. Il est possible toutefois de se référer aux travaux de Lawler (1994) sur les organisations à forte implication et le management par les compétences. Dans ces organisations en mouvement permanent, il est demandé à chacun de s’impliquer pour une cause collective. Les logiques de compétition hiérarchique et d’attachement au poste de travail sont des freins à cette dynamique. Les organigrammes sont souvent plats et la polyvalence est de mise. Aussi, dans la mesure où ce mode de fonctionnement ne permet pas ou peu de valoriser cette expérience sur le marché du travail, on assiste à une sorte de retour à l’emploi à vie. Lawler remarque que ces organisations sont minoritaires mais qu’elles ont probablement toujours existé. Dans ces organisations atypiques, le turnover du personnel est faible et les licenciements sont rares. La carrière des cadres, qui acceptent ces « règles du jeu », obéit donc à ces logiques. Comme il n’y a pas encore de concept pour la décrire, les termes de « carrière collective » paraissent véhiculer cette idée d’un avenir partagé.

1.2 – Les agences médias sont confrontées à un environnement chahuté

11La matrice théorique conduit à établir un lien entre les modes d’anticipation de la carrière et la stratégie des organisations. Le secteur des médias est en profond bouleversement et confronte les agences à un défi stratégique. Chaque année, en France, les annonceurs investissent plus de 30 milliards d’euros dans les différents moyens de communication à leur disposition, qu’ils soient média ou hors média, offline ou online. Les clivages d’antan n’existent plus. Le digital est désormais partout. C’est un « méta-média » qui s’est inséré au cœur des médias historiques, les a fait évoluer (et continue de le faire) sans toutefois les faire disparaitre.

12L’évolution technologique se poursuit à un rythme endiablé. Les consommateurs se sont adaptés à cette nouvelle donne qui change profondément les usages et des comportements médias. Le consommateur ne se satisfait plus d’une consommation médias cloisonnée, cadrée dans le temps et dans l’espace. Désormais la consommation médias se fait partout, tout au long de la journée, sur des supports différents. Les agences doivent donc faire face aux multiples enjeux liés au développement des technologies. On citera par exemple :

  • Le développement des ad-exchanges. Depuis leur arrivée en France en 2011, ces places de marché publicitaire virtuelles ont changé la donne dans l’achat d’espace, avec un nouveau modèle économique. Ces ventes aux enchères d’espaces publicitaires en temps réel (achat en moins de 150 millisecondes) devraient représenter 50 à 60% du display à l’horizon 2018 (Xerfi, 2014).
  • La maitrise de la data. La « data » est un terme générique pour les masses de données issues de sources multiples, qui doivent être exploitées au mieux pour optimiser les achats à la performance. La data permet aussi de faire le lien entre les différents canaux, de mieux comprendre le parcours du consommateur, dont les points de contacts sont de plus en plus multiples.
  • La montée en puissance des « médias sociaux » qui génèrent du bruit autour d’un contenu et créent ainsi des interactions.
  • Etc.

13Dans cet univers chaotique, les agences médias (hier « départements médias d’agence de publicité » puis « centrales d’achat »), voient leur rôle profondément évoluer pour devenir déterminant notamment dans la réflexion sur la relation qui lie le consommateur à la marque.

14Certes, les fondamentaux de leur métier demeurent – le GRP [1], les négociations sur les coûts, le médiaplanning … sont toujours des sujets d’actualité. Mais désormais, les agences médias interviennent au cœur de l’écosystème de communication des marques pour les accompagner dans leur quête de différenciation au sein de cet environnement de plus en plus encombré. Les stratégies élaborées par les agences médias sont désormais transversales, intègrent tous les leviers avec le souci permanent de mesure de l’efficacité.

15Les agences médias se trouvent face à un challenge qui n’est plus de s’adapter mais de se réinventer. C’est une condition indispensable de leur crédibilité face aux annonceurs et de leur survie dans le nouveau paysage technologique. Ce challenge ne pourra être relevé que si les collaborateurs de ces agences prennent toute la mesure de l’enjeu et s’impliquent dans la construction de l’agence medias de demain.

1.3 – La confiance dans le contexte de la relation d’emploi

16C’est dans ce contexte que se trouve aujourd’hui posé le problème de la confiance des collaborateurs attachés à ces agences et de leur capacité à intégrer la nouvelle complexité induite par tous les bouleversements que connait la profession depuis quelques années.

17Il existe de nombreuses définitions de la confiance dans la littérature académique. Les économistes ont tendance à considérer que la confiance est le résultat d’un calcul ou qu’elle est de nature institutionnelle. Les psychologues la définissent souvent en termes d’attributs de ceux qui l’accordent ou de ceux qui la reçoive, en mettant l’accent sur des processus internes qui montrent certaines qualités personnelles. Les sociologues l’expliquent fréquemment en décrivant les propriétés de relations interpersonnelles ou interinstitutionnelles, dans un contexte social donné. Tous ces travaux suggèrent que la confiance peut être considérée comme un concept « méso », intégrant des processus psychologiques, microéconomique et la dynamique de groupe avec des arrangements institutionnels au niveau macro (Rousseau et al., 1998).

18Pour les besoins de cet exposé, quelques caractéristiques de la confiance sont mises en avant afin d’éclairer ses enjeux dans la relation d’emploi. Ainsi, pour Couteret, la confiance : « concerne les situations dans lesquelles nous nous en remettons à autrui pour l’obtention d’un résultat » (1998, p.97). Il présente la confiance comme une croyance dans les intentions et/ou capacités de l’autre.

19Dans cette définition, deux grands types de croyances sont à la base de la confiance :

  • La croyance que l’autre a des intentions positives à notre égard, qu’il est dépourvu d’opportunisme par rapport aux actions qu’il va mener (Bidault et Jarillo, 1997). On parlera alors, selon les auteurs, de dimensions de bienveillance, d’attention, de fiabilité, de franchise. Ainsi un collaborateur aura confiance dans ceux qui le dirigent (son manager ou la direction générale) sur la croyance qu’ils ont des intentions positives à son égard.
  • la croyance que l’autre est compétent, que nous le percevons comme apte à nous apporter ce que nous attendons de lui. Selon McAllister (1995), la confiance s’accroit quand les personnes sont perçues comme compétentes. La poursuite d’objectifs communs qui nécessitent des échanges fréquents et une certaine proximité permet à la confiance de se développer. Un manager fondera la confiance dans son collaborateur sur sa croyance dans les compétences et les aptitudes du collaborateur pour effectuer le travail qui lui est confié.

20Zand (1997) met cependant en évidence la vulnérabilité de la personne qui accorde sa confiance à l’autre dont les actions échappent à tout contrôle. Celui qui accorde sa confiance est conscient et accepte cette situation de vulnérabilité. C’est un pari sur les actions futures de l’autre qui implique de fait une notion de risque. Mais le niveau de risque perçu évolue de façon inversée au degré de confiance existant entre les acteurs.

21Ces premières définitions présentent l’intérêt de mettre en lumière les dimensions de la confiance dans une relation essentiellement dyadique. Cependant, la compréhension du processus de prise de risque peut être enrichie par une approche plus sociologique. En effet, certains auteurs (Balkin et Richebé, 2005 ; Pihel, 2008) conçoivent les mécanismes de la confiance comme des phénomènes très « encastrés » dans le système social. Ce que Mauss a voulu montrer dans sa théorie du don (Mauss, 1950). Dans ce contexte, la confiance n’est plus conçue comme un phénomène purement interpersonnel, par exemple, entre un manager et son subordonné. Pour les partisans de cette approche, la prise de risque inhérente à l’acte de confiance ne peut apparaître, que si elle prend appui sur des croyances et des pratiques collectives, inscrites dans la relation d’emploi.

22Pour Mauss, les processus sociaux d’échange obéissent à une logique de don-contredon lorsqu’ils intègrent une dimension temporelle. Contrairement au contrat marchand, l’équilibre entre ce qui est donné et reçu s’apprécie dans la durée. L’échange n’est pas forcément économique, il peut concerner des biens symboliques (prestige, faveurs…). Les termes de l’échange sont donc souvent complexes et un calcul précis est tabou (Balkin et Richebé, 2005). Le don-contredon ne constitue pas, pour autant, une version naïve ou irénique de l’échange (Pihel, 2008). Il y a bien une forme de comptabilité. Cependant, la prise de risque n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur un « socle » de confiance procuré par des codes sociaux très stricts à l’œuvre dans cette relation d’emploi. Ce point sera développé dans la dernière partie de l’article.

2 – Les résultats de l’enquête auprès de cadres des agences médias

23Cette recherche qualitative a été réalisée au cours de l’année 2013 sur un échantillon de 26 cadres de 45 ans et plus. L’âge moyen était de 50,5 ans et l’ancienneté moyenne supérieure à 15 ans. Le but était d’observer dans quelle mesure ces cadres anticipent leur carrière. La question centrale de l’entretien semi-directif était : « comment voyez-vous votre situation professionnelle dans dix ans si vous êtes toujours dans la même entreprise ? ». Ces entretiens ont été exploités avec deux méthodes d’analyse de données textuelles. La première évalue le rapport au temps, dans les schémas d’anticipation individuels des cadres (Decision Explorer). La deuxième identifie la nature de l’information manipulée par l’analyse des représentations sociales du groupe interviewé (Alceste).

2.1 – Les schémas d’anticipation révèlent une situation de dissonance cognitive

24Un premier calcul de domaine et de centralité avec Decision Explorer permet de « résumer » les schémas. Leur analyse révèle une situation de dissonance cognitive (Festinger, 1957). A la question « comment voyez-vous votre situation professionnelle dans 10 ans si vous restez dans la même entreprise ? » :

  • 14 cadres, soit plus de la moitié, ne peuvent pas répondre. 11 d’entre eux avouent une forme d’inconfort, 2 déclarent ne pas savoir répondre mais ne pas y réfléchir.
  • 6 autres planifient de rester dans le même poste.
  • 3 planifient de changer leur situation (deux changent d’entreprise)
  • 4 envisagent différents scénarios.

25Les travaux sur la dissonance cognitive montre qu’inconfort, évitement, ignorance, etc. sont difficiles à départager scientifiquement mais tous révèlent une forme de passivité dans l’anticipation de la carrière. Sur 26 cadres interrogés, 7 seulement sont proactifs.

26Un calcul complémentaire (clusters hiérarchiques) permet de comprendre que les causes de cette dissonance peuvent provenir de trois motifs. Le premier est la difficulté à identifier un nouvel objectif de carrière. Ces cadres ont un sentiment d’une carrière, qui plafonne, sans issue possible. Le deuxième motif est l’attachement au poste actuel. Certains aiment tellement ce qu’ils font, qu’ils ont de réelles difficultés à imaginer un autre poste. Enfin, les derniers n’imaginent pas de changer dans la mesure où ils satisfont régulièrement leurs objectifs. Il est possible de considérer ces deux derniers motifs comme une sorte de syndrome de l’expertise.

2.2 – L’information manipulée est essentiellement microscopique

27Pour évaluer la nature de l’information manipulée conformément à la matrice de Pina e Cunha (analyse macroscopique vs pratique microscopique), il est plus pertinent d’exploiter les données avec l’analyse statistique du discours. Le but est de pouvoir mettre de l’ordre dans le flot de paroles, qui représente au total près de 150 000 mots. Le logiciel Alceste identifie six thèmes (classes) évoqués par les cadres (voir figure 1). Trois s’avèrent être des réponses aux questions de l’enquêteur et trois lui sont en quelque sorte offerts, dans la mesure où il n’y a pas de questions correspondantes. Les trois questions de l’enquêteur ont trait à l’aspect « rationnel » de l’anticipation de carrière. Une question concerne le parcours professionnel du cadre interrogé, une deuxième sa perception des outils RH de gestion de carrière, une troisième sa perception du marché des agences médias. A cette approche, très orientée vers la performance professionnelle, les cadres interrogés opposent des thématiques mal prises en compte par les processus de gestion : les contingences de la vie privée, les conflits, la vie sociale et affective.

Figure 1

Hiérarchie des classes du discours sur l’anticipation de carrière

Figure 1

Hiérarchie des classes du discours sur l’anticipation de carrière

28Ce graphique reprend de manière simplifiée l’analyse faite par le logiciel Alceste. Il montre la proximité statistique des classes dans le corpus, c’est-à-dire les associations mentales réalisées par le groupe de cadres lorsqu’ils sont interrogés sur l’anticipation de leur carrière. En partant du sommet du dendrogramme, on constate une première opposition entre le passé et le futur. Quand on interroge ces cadres sur leur parcours professionnel (classe 6), ils l’associent au fonctionnement du marché (classe 5). Quand on leur demande d’anticiper leur carrière, ils la relient à des informations non marchandes (classes 1, 2, 3, 4). Pour caricaturer, le passé est lié aux lois du marché, le futur dépend de données affectives et sociales.

29Il est possible de renverser la perspective du graphique afin de mieux comprendre comment sont perçus les processus actuels de gestion de la carrière. Sur le graphique ci-dessous les associations mentales et la nature de l’information prise en compte pour l’anticipation ont été ajoutées en pointillés. En se positionnant depuis la classe 2, c’est-à-dire celle des processus RH censés les aider à anticiper leur carrière, il est possible de proposer une explication pour la portée limitée de ces outils. En effet, les éléments macroscopiques de l’environnement de ces cadres apparaissent bien loin dans leur processus d’anticipation. Pour schématiser, si on leur demande d’anticiper leur carrière, les éléments pris en compte dans leur schéma sont d’abord les contingences de la vie privée, leur intérêt pour leur travail et l’ambiance dans l’équipe (pratiques microscopiques). Ceci est tout à fait respectable et pas complètement faux. A titre d’exemple, il est clair qu’une part importante de la réalité des carrières n’est pas dans les processus de gestion mais dans une forme de compétition interne dans les organisations. Certains auteurs nomment ces jeux tactiques, les « tournois » de carrière… Cependant, le futur professionnel de ces cadres est aussi fortement induit par certains éléments macroscopiques. Il s’agit plus particulièrement des réformes des retraites (classe 1), des évolutions des marchés et des groupes industriels dont ils sont salariés (classe 5), ainsi que des compétences qu’ils ont acquises durant leur parcours (classe 6).

3 – Le comportement des cadres et l’enjeu stratégique de la confiance

30Près des trois-quarts des cadres interrogés ne sont pas proactifs dans la gestion de leur carrière professionnelle. Compte tenu de cette proportion écrasante, il est difficile de considérer que c’est un problème de compétence. Leur comportement est très probablement le résultat de la situation vécue. Plusieurs niveaux de diagnostic sont possibles. Le premier concerne leur mode dominant d’anticipation de la carrière. Il s’agissait du sujet de l’enquête. L’inadéquation de celui-ci conduit à une réflexion sur le mode de gestion de la relation d’emploi de ces cadres. Celle-ci montre que quelque chose se joue autour de la confiance pour sortir de cette situation de blocage tant sur le plan de l’anticipation de la carrière que sur le plan stratégique.

3.1 – Un comportement d’anticipation inapproprié

31Les explications de la passivité des cadres peuvent être nombreuses. Par exemple, il n’est pas possible d’écarter les difficultés que peuvent rencontrer les seniors pour se maintenir dans le secteur de la communication. Difficultés renforcées avec le développement du numérique dans la mesure où les experts digitaux sont majoritairement issus des jeunes générations. Ceci peut expliquer la sensation de situation bloquée, évoquée par de nombreux membres de l’échantillon. Pour autant, et dans la mesure où c’était l’objet de l’étude, l’analyse suggère aussi un mode d’anticipation inadapté à la complexité.

32L’analyse des schémas montre une situation de dissonance. En fait, de nombreux cadres interrogés sont passifs car, faute d’objectif identifiable, ils n’arrivent pas à « planifier » une stratégie personnelle. Planifier suppose tout d’abord de pouvoir se projeter mais les agences médias traversent une période de transformation rapide et il est difficile d’identifier un objectif.

33A cela, s’ajoute le fait qu’ils n’utilisent pas l’information macroscopique dans leurs schémas. Très peu anticipent donc sur le mode des scénarios et aucun sur le mode de l’improvisation structurée. Ces deux modes d’anticipation ne nécessitent pas d’objectif et seraient donc plus appropriés à la situation complexe.

3.2 – Le management par objectif, des effets pervers ?

34De nombreuses entreprises ont eu un fonctionnement stratégique sur le mode de la planification pendant de nombreuses années. Elles ont souvent fait du management par objectif, la colonne vertébrale de leur système de management. Outre le fait que ce type de stratégie est très mal adapté à la complexité (voir le chapitre sur les stratégies), ce mode de gestion de la relation d’emploi peut expliquer les difficultés d’anticipation des cadres.

35En effet, le management par objectif a pour conséquence de cloisonner les rôles entre les trois niveaux de décision (politique, stratégique et tactique). La majorité des cadres est souvent cantonnée dans un rôle de coordination et de contrôle. Aussi, bien que certaines équipes de directions donnent des informations macroscopiques (données du marché, projets stratégiques…), celles-ci ne sont pas pris en compte dans les schémas d’anticipation de carrière.

36De plus, le management par objectif induit probablement en erreur une partie des cadres interrogés. Pour certains d’entre eux, l’atteinte des objectifs permet d’anticiper le maintien dans l’emploi. C’est, d’ailleurs, souvent comme cela que les organisations ont géré la carrière des cadres pendant de nombreuses années. Cette pression liée à l’atteinte des objectifs a probablement conforté un mécanisme « d’enfermement » dans le poste de travail. En effet, développer une expertise au poste permettait de garantir l’atteinte des objectifs et de nourrir l’attachement affectif à la mission. Dans ce contexte, il est très difficile d’envisager une mobilité, un autre scénario, etc.

3.3 – Le double défi de la confiance

37Ce serait, cependant, sans compter les conséquences des turbulences du marché et les nouveaux besoins stratégiques des agences médias. Accepter une réinvention de la relation d’emploi suppose une double révolution de la confiance. Au niveau des cadres, ceci nécessite suffisamment de confiance en soi pour oser sortir de la cage dorée de l’expertise et accepter de considérer l’avenir sur le mode de l’imprévu. Au niveau du management, celui-ci doit sortir de sa posture de « celui qui sait » pour se donner la chance de profiter pleinement de la contribution de ses collaborateurs, faire confiance à leur potentiel et oser partager une vision de l’avenir.

38De nombreux travaux de recherche sur l’agilité montrent que le partage de l’information, le développement des compétences, le partage du pouvoir et des systèmes de reconnaissance adéquats favorisent cette implication (Lawler Iii, 1994). Cependant, il apparaît nécessaire de ne pas se limiter à une réflexion sur les processus. C’est une approche très rationnelle, or ce qui est recherché ne l’est plus totalement car il y a prise de risque.

39En effet, dans ces nouvelles stratégies organisationnelles, le salarié doit dépasser la réponse aux besoins immédiats de son poste pour servir des intérêts supérieurs : ceux de son organisation. Une partie des comportements attendus est discrétionnaire et donc difficilement contrôlable. Le management par objectif n’est plus approprié. Pour l’organisation, il ne permet plus le contrôle et pour le salarié, il ne permet plus la justification. Pour dépasser cet obstacle, l’organisation doit réfléchir au paradigme de la relation d’emploi.

40Lepak et al. (2005), ont identifié trois archétypes de gestion stratégique des ressources humaines. La thèse défendue dans le présent article est que chacun d’entre eux s’appuie sur un paradigme de la relation d’emploi, présenté dans le tableau 2.

Tableau 2

Trois archétypes RH et leurs paradigmes de la relation d’emploi

Tableau 2
Conformité Collaboration Engagement Valeur stratégique de la RH Capital humain non spécifique à l’organisation, grande disponibilité sur le marché du travail Capital humain non spécifique à l’organisation, rareté sur le marché du travail Capital humain spécifique à l’organisation, rareté sur le marché du travail Conception de la GRH Dépense qui doit être réduite Investissement dans l’assemblage et l’efficacité collective Investissement dans l’individu Moyen d’atteindre les objectifs stratégiques Contrôle : surveillance, (règles, procédures…) Négociation : alliance (protection contre l’opportunisme et recherche de synergie collective) Délégation : pilotage par le marché (contrôle minimum et création d’opportunités de coopération) Système de motivation Extrinsèque (salaire, discipline) Calcul (modèle gagnant-gagnant) Intrinsèque (bien-être, lien psychologique, effacement des frontières entre l’individu et l’organisation) Saradigme de la relation d’emploi Contrainte Contrat Don - contredon

Trois archétypes RH et leurs paradigmes de la relation d’emploi

41Le premier archétype correspond à des organisations dont la stratégie nécessite une main d’œuvre abondante, sans compétence particulière. La recherche de la conformité au besoin de l’organisation est dominante. La relation d’emploi obéit à une logique de contrainte. Beaucoup de précarité et un minimum d’investissement dans le personnel sont le lot commun. Il n’y a pas de confiance.

42Le deuxième archétype est un modèle stratégique qui nécessite une main d’œuvre avec des compétences relativement standards mais plus difficiles à trouver sur le marché du travail. Ce peut être le cas d’une organisation qui a un modèle économique assez classique mais qui emploie une main d’œuvre qualifiée. Les moyens sont alors dédiés à la performance collective et la collaboration des individus est négociée. La relation d’emploi obéit, ici, à une logique gagnant-gagnant. Mais il peut y arriver qu’il y ait un déséquilibre, lié par exemple à de la duplicité. Ceci suppose de donc formaliser les termes du contrat notamment par le biais du management par objectif. C’est une confiance calculée.

43Le troisième archétype s’appuie sur une main d’œuvre qui a développé des compétences collectives, in situ et donc rares sur le marché du travail. Ceci confère un avantage concurrentiel interne à l’organisation. Ce développement de compétences spécifiques est stimulé par la délégation d’une part importante du processus stratégique. C’est le modèle stratégique le mieux armé pour la complexité. Ici, le terme capital humain prend tout son sens car l’organisation investi sur chaque individu. Le personnel est fortement impliqué et ne fait plus vraiment la différence entre son intérêt personnel et celui de son organisation. La relation d’emploi se caractérise, notamment, par une prise de risque réciproque. Par exemple, d’un côté l’organisation prend le risque de déléguer une partie importante du processus stratégique. Ceci n’est pas évident car il peut y avoir des conséquences économiques mais aussi une perte de légitimité de l’équipe d’encadrement. De l’autre côté, les cadres prennent le risque d’avoir des comportements qui vont au-delà de leur périmètre d’activité. Ils prennent un risque car ces initiatives peuvent les mettre en situation d’échec et mettre à jour leurs faiblesses. C’est une confiance a priori possible parce qu’elle est supporté par (et parce qu’elle alimente) une relation d’emploi basée sur le don et le contredon.

Conclusion

44Permettre aux cadres d’être proactifs dans l’anticipation de leur carrière et affronter la turbulence du marché des agences médias nécessite une conception unique et nouvelle de la confiance. Pour faire face à la complexité, il semble nécessaire de passer d’une logique du contrat à une logique du don car, de part et d’autre, il y a une prise de risque trop importante par rapport modes d’anticipation du passé.

45Cette confiance a priori dans la relation d’emploi appelle de nouveaux travaux de recherche car elle n’est pas l’expression d’une simple naïveté, mais bien un autre mode de gestion dont le système de contrôle est assuré par la dimension sociale des organisations (comme l’a montré Marcel Mauss).

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : relation d'emploi, confiance, théorie du don, ranticipation

Mise en ligne 23/12/2014

https://doi.org/10.3917/qdm.144.0073

Notes

  • [1]
    Growth Rating Point ou Point de Couverture Brute, indice de contact d’une cible dans une campagne publicitaire
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