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Anne Parizot, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Champagne Ardenneanne.parizot@univ-reims.fr
Laboratoire EA 1483, Sorbonne Paris 3, Université de Bourgogne, Laboratoire 4177, Ciméos 3S. -
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Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr.
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1Les études se consacrant à la transmission touchent des domaines variés : éducation, histoire, psychologie et psychanalyse, sociologie et anthropologie, communication. Si pendant les années 70, la transmission représentait l’image du conservatisme, cette thématique est à nouveau d’actualité : questionnement sur les différentes formes de mémoire (nationales, sociales), construction des identités, etc. De fait, transmettre re-devient un élément fondamental et positif dans la société.
2Au cœur des nouvelles technologies de l’information et de la communication, le terme transmission évoque pourtant une multitude de possibles : transmission de savoir(s), d’identité, de parenté, de valeurs, transmission d’un droit, d’un bien, voire d’une maladie.
3La diversité des champs d’application de la transmission, nous suggère de nous appuyer sur une définition à partir de son étymologie (faut-il déjà y voir un retour aux sources nécessaire pour progresser ?). En replaçant le terme et le verbe « transmettre » dans un contexte étymologique, nous nous attacherons à étudier ce que représente ce concept dans sa dimension symbolique et sociale.
4Mais transmettre c’est aussi transmettre un savoir, des connaissances afin de construire et développer des compétences, compétences au cœur de la stratégie des référentiels métier et du management. L’entreprise (ou l’organisation) est un terrain particulier de transmission qui met en scène des acteurs et des processus variables. Comment organise-t-elle cette transmission au sein de sa structure ? Quels moyens met-elle en œuvre pour développer les compétences nécessaires, voire les valeurs qui sont associées à son image ? La transmission s’effectue à différents niveaux dépassant les relations maître-apprenti et s’intègre au sein de collectifs. Elle s’affiche dans certains cas, comme valeur fondamentale voire sacrée, s’apparente à des rites d’adoption ou de passage.
1 – Transmission
5Qu’est ce que transmettre ?
6Transmettre est le fait de faire passer quelque chose à quelqu’un, la transmission étant le résultat de cette action. Le verbe, composé du préfixe latin trans au delà et du verbe mittere, signifie envoyer et également à partir du Xe siècle, déposer. En grec, en sanscrit les préfixes teros, tara expriment l’idée de l’au delà latin, soulignant également l’éloignement, ce qui est écarté, au dehors. Le transmissio latin donnera « transmission » désignant initialement non pas l’envoi mais la traversée, le passage.
7La transmission suppose une relation duelle entre un donateur, celui qui transmet et un receveur, à l’image de la relation entre le Maître et l’apprenti. Ce donateur a fait une expérience qu’il choisit de faire vivre. L’apprenti reçoit et sera également, à son tour, dans la situation du maître, constituant ainsi une sorte de chaîne d’union et de mouvement perpétuel. Cette relation entre le maître et l’apprenti s’inscrit dans un processus d’initiation, initiation marquée elle-même par le fait de « donner ou de recevoir les premiers éléments d’une science, d’un art, d’un mode de vie, d’une pratique » (CNRTL [2]).
8Ces quelques précisions soulignent les axes d’analyse qui caractérisent le concept : envoi mais aussi passage, partage, don.
9La réflexion anthropologique et symbolique sur le processus global de transmission nous permettra de définir un réseau sémantique que le terme transmission véhicule : patrimoine qui oblige à l’inscription dans un rapport temporel (générationnel, communautaire, etc.), tradition (comme base d’un processus), mythes, rites et symboles (comme signes révélateurs), adoption (acte de reconnaissance).
10La transmission de savoirs, de valeur, d’identité conduira notre regard à se porter sur la transmission comme construction sociale et donc, humaine. Particulièrement prégnante dans le monde professionnel, elle se concrétise par l’acquisition et le développement de compétences, qu’elles soient techniques, générales ou managériales, qui caractérisent le métier mettant en jeu différents processus (apprentissage, tutorat, formation continue, etc.).
1.1 – Entre héritage et patrimoine
11A la transmission est associé le concept de patrimoine, héritage de ce qui a été transmis par nos prédécesseurs qu’il soit familial, culturel voire naturel se déclinant entre patrimoine matériel et immatériel. « On ne peut nier que la transmission est constitutive du patrimoine. Sans elle, on ne saurait être fondé à utiliser ce terme » (Davallon, 2000, p. 8).
12On distingue deux types de transmission : l’héritage et la patrimonialisation. Le premier ôte tout choix à celui qui reçoit : « C’est parce qu’on est descendant, on se souvient parce qu’on doit se souvenir, en tant que membre du groupe ». Le second impose la conservation des objets en vue de les transmettre, et repose sur une démarche particulière qui fera de « l’héritier » un dépositaire et un continuateur et non un propriétaire (Davallon, 2009). Aussi, l’ethnologue J. Pouillon (1975) parle t-il de « filiation inversée » pour rendre compte de cette relation engendrant un autre regard sur ces objets.
13Héritage et patrimoine nous conduisent au concept de tradition qui, souvent, est synonyme de transmission.
1.2 – Tradition
14La tradition, du latin traditio, acte de transmettre, vient du verbe tradere, faire passer à un autre, livrer, remettre, elle a donc un sens général de transmission. Elle se définit comme :
15« Action, façon de transmettre un savoir, abstrait ou concret, de génération en génération par la parole, par l’écrit ou par l’exemple » […] (C’est aussi) « ce qui est ainsi transmis : information, opinion, croyance largement répandue, mais non confirmée, qui concerne des événements ou des faits situés entre la légende et l’histoire ; doctrine, principe religieux ou philosophique » ; […]« une façon de faire, de penser, héritée du passé, dans un groupe social ou professionnel » (CNRTL [3]).
16La tradition n’est cependant pas qu’un simple héritage du passé, conservation ou transmission pure d’acquis antérieurs. C’est au contraire, comme le soulignent de nombreux anthropologues, une pratique présente par laquelle « nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés » (Pouillon, Ibid., p. 160). Une tradition est « un morceau de passé taillé à la mesure du présent » (Lenclud, 2002). En effet, la tradition est active car elle intègre de nouveaux éléments qui lui confèrent une dimension dialectique commune à la transmission. Ainsi faut-il distinguer tradition au sens de « remettre » et au sens de « transmettre », l’acte même entre sujets.
17Aussi la tradition n’est-elle pas simplement médiation car elle « agit sur l’héritage qu’elle transmet par la sélection qu’elle pratique et par les opérations qu’elle effectue sur les valeurs qu’elle juge dignes d’être transmises » (Alleau, Encyclopédie Universalis-Tradition -, p. 230).
18Transmettre implique une tradition vivante, signifiant à la fois accepter ce qui a déjà existé tout en protégeant ce qui a été transmis. De cette relation tradition-transmission naît une dynamique où les protagonistes (donateur/récipiendaire) actifs s’insèrent dans un modèle conjonctif par le principe de l’adoption. Celle-ci se fait en totale liberté, ce qui la distingue de la tradition, pur héritage.
1.3 – De la tradition à l’adoption
19Les rites, mythes et symboles assurent ce passage de la tradition vers l’adoption.
20Les rites, pratiques symboliques préparent et accompagnent le passage d’un candidat d’un état défini à un autre. Ils servent donc à la transmission. L’initiation, moment particulièrement fort en symboles, évoque à elle seule ce raccourci espace-temps où l’impétrant reçoit en même temps qu’il sait qu’il est un « passeur ». Ces rites (d’initiation, de passage) permettent au récipiendaire d’acquérir une nouvelle personnalité, l’intégrant par la même dans un groupe qui le reconnaît. « Et le contexte rituel dans son ensemble va aller jusqu’à générer des états modifiés de conscience, la réalité devenant symbolique, et le symbolique performatif, puisque capable de transformer cette réalité » (Lardellier, 2003, p. 92).
21La permanence du rite (« Nous passons notre vie à passer dans des rites qui sont tout à la fois écrins pour nos relations et une architecture pour notre société » (Lardellier, 2013, p.13) permet aux mythes d’être sans cesse recréés, donc d’être toujours vivants dans cette visée de transmission et d’initiation. Les mythes, récits explicatifs et fondateurs, ont pour vocation de transmettre, le plus souvent un enseignement moral et apparaissent comme des supports de l’existence individuelle et collective. Dans cette société « intrinsèquement rituelle » (Lardellier, Ibid.), le symbolisme recrée la fonction identitaire qui « a pour particularité de ne pouvoir être satisfaite qu’en sortant du registre de la fonctionnalité et de l’utilité ».
22Le passage de la tradition vers l’adoption s’élabore afin d’arriver à la connaissance : connaissance des « acteurs » (au sens d’agir) par laquelle l’acte de transmission est possible, espace communicationnel de mise en commun, de communion, procédé de médiation.
1.4 – De l’adoption à la transmutation
23L’adoption, telle que nous l’envisageons, est réalisée par et dans la communauté (quelle que soit l’institution) qui est incorporante et crée le lien social. Les rites communautaires représentent le creuset de la communication sociale en créant des contextes de médiation symbolique. Par son rôle prescriptif, l’adoption attribue place, fonction, statut et établit un cadre normatif. Ainsi le passage de la connaissance à la reconnaissance par le groupe aboutit à la transmutation.
24L’œuvre, au sens de travail, constitue la démarche vers ce changement, cette transmutation (terme cher aux alchimistes dont les tentatives de transformation corporelle et de transmutation de la matière reposaient sur la répétition de rituels alliant paroles, gestes et symboles). En désirant transmettre, l’émetteur s’engage et choisit ce qu’il entend transmettre. Pour le receveur, cette transmutation permet la renaissance de la personne à partir de l’individu. Ainsi le retour vers le passé n’est pas possible, il s’agit de l’adaptation au présent visant à une inscription vers le futur.
25Le schéma ci-après résume le concept de transmission montrant la continuité du processus qui ne saurait être un passé reconstitué.Le passage invite à la connaissance, à la reconnaissance et enfin à la renaissance. De cette renaissance naîtra à nouveau le besoin de transmission : ces trois temps, trois mouvements se confondent en trois espaces.
26Mais ces considérations sont-elles applicables au monde professionnel ?
27Pour répondre à cette interrogation, nous illustrerons notre propos d’études de cas où la transmission s’accomplit tout au long du passage dans l’organisation. Si elle apparaît comme l’acquisition de compétences, elle rime souvent avec passion et s’apparente au fait de donner du « goût » (au sens propre comme au figuré), du sens, aux éléments qui nous entourent. Elle devient alors un facteur à part entière d’intégration.
2 – Transmission dans le cadre professionnel
28Nous avons choisi trois exemples empruntés à la vie professionnelle, et à la notion même de métier, dans des domaines distincts mais pourtant proches dans leur façon de présenter la transmission : la gastronomie, l’industrie pneumatique et le compagnonnage.
29Fondée sur le partage de savoirs (savoir, savoir-faire, savoir-être), la transmission du métier conduit à construire et développer des compétences, sans toutefois occulter ce qui fonde la culture d’entreprise, les valeurs. Ce partage permet aussi la construction d’une identité de la personne à l’intérieur du groupe, personne qui se réalisera d’autant mieux dans l’organisation, si le passage a été positif.
2.1 – L’univers Bocuse
30Il est un monde où la transmission dans le contexte professionnel, est fortement marquée, d’autant que l’intérêt qu’on lui porte actuellement est sensible : la gastronomie.
La transmission en trois temps, trois mouvements
La transmission en trois temps, trois mouvements
31Le repas gastronomique des français est inscrit depuis 2010 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’homme. Pour le préserver, des personnes reconnues comme de grands gastronomes, « ayant une connaissance approfondie de la tradition, en préservent la mémoire et veillent à la pratique vivante des rites contribuant à la transmission orale ou écrite aux jeunes générations en particulier [4] ».
32Paul Bocuse, le « pape de la cuisine » considère la transmission comme essentielle. Il a d’ailleurs créé une fondation à caractère philanthropique (mais aussi éducatif, scientifique, social et humain) qui porte son nom. Sur la page d’accueil du site de la Fondation Paul Bocuse, l’image du Maître est présente accompagnée du message « Transmettre le patrimoine culinaire » (Fondation Bocuse [5]). L’objectif est de transmettre savoir et savoir-faire culinaire, pour contribuer à la diffusion de la culture française. Transmettre, dans des conditions désintéressées l’identité française des arts de la cuisine et de la table, autrement dit transmettre un patrimoine culinaire.
33Comment s’établit la transmission ?
34La transmission de savoir et de savoir-faire passe par des experts-enseignants qui ont une large connaissance du terrain. Il s’agit de pérenniser les traditions alimentaires, maintenir les codes et les valeurs de la profession mais aussi de transmettre l’exigence de la qualité, des gestes miroirs de savoir-faire. Elle s’adresse à une génération plus jeune qui aura le souci de travailler en perpétrant les traditions mais aussi de les faire évoluer dans le respect de l’art.
35Ce sont des techniques, des gestes etc., tout autant qu’un ensemble de représentations (de la profession, du métier, de la société, de la relation) qui sont mis en avant.
36L’Institut P. Bocuse forme des jeunes non seulement, aux techniques culinaires, mais aussi à être des « managers entrepreneurs sachant interpréter les signes et leurs symboles, les us et les coutumes, les règles et les principes français, applicables à l’hôtellerie et la restauration dans le monde ». Il s’applique à transmettre un juste équilibre entre tradition et modernité.« Notre société accorde de moins en moins de crédit au symbole, au profit de l’efficacité. Et s’il ne saurait y avoir de bonne cuisine sans de bons produits, on perd souvent le plaisir en ignorant les rites et les symboles de la table [6] », H. Fleury, directeur général de l’Institut P. Bocuse. Cette transmission, autour de l’art culinaire et de la table vise à donner sens au repas dans le respect des valeurs de convivialité et de plaisir, pour retrouver le goût des choses mais aussi à la notion même de métier.
37Aussi l’éducation, la formation et le suivi sont des vecteurs de transmission qui donnent lieu à des réalisations concrètes. Les parrainages de futurs chefs, la création d’ateliers d’initiation aux différents métiers (de bouche ou des arts de la table), les stages de découverte dans des maisons prestigieuses ou encore l’allocation de bourses à de jeunes diplômés sont autant de moyens de transmission, d’accompagnement et de valorisation des métiers et des compétences qu’ils exigent. L’apprentissage passe ainsi par des pairs reconnus dont l’expérience sert de vecteur de cette transmission intergénérationnelle
38Mais Paul Bocuse, l’homme, souhaite également transmettre toute son énergie et sa passion, passion qui est souvent un moteur essentiel. « Le devoir d’un cuisinier est de transmettre à la génération qui le remplacera le fonds de son savoir-faire, mais aussi les enrichissements, les mots nouveaux, les concepts découlant d’expériences maintes fois entreprises ». « Nous sommes des manuels. Notre métier s’apprend, c’est un métier de compagnonnage que nous avons le devoir de Transmettre » (Fondation Bocuse [7]). Aussi, la construction de l’œuvre (au sens évoqué) se réalise sur des fondations solides.
2.2 – L’univers Michelin
39La Maison Michelin fait également une place particulière à la notion de transmission. Déjà son histoire est marquée par la transmission familiale de l’entreprise, cas particulier correspondant à l’héritage. Mais le successeur (J-D. Sénart, en 2012), même s’il ne fait pas partie de la famille, se retrouve dans les valeurs de l’entreprise qui sont transmises. Si l’entreprise se reconnaît dans une histoire lourde de tradition, qui en fait une entreprise mythique, elle a toujours été tournée vers le progrès et l’innovation (Parizot, 2012).
40La transmission est remarquable et tient une place particulière dans le domaine du management des hommes. Celui-ci est basé sur la gestion de carrière, ce qui n’est pas un vain mot, même si actuellement le concept peut, pour certains, paraître démodé. Le gestionnaire de carrière apparaît comme un pivot incontournable. Il a un rôle actif étant au cœur du processus d’évolution du salarié en relation avec le manager. La gestion de carrière est d’ailleurs symbolisée par une triangulation salarié-manager-gestionnaire de carrière, (Parizot, Ibid., p. 460).
41La notion de carrière,si importante pour l’entreprise, fait elle-même partie de la transmission, ce qui est de nos jours un concept difficile à soutenir. En effet, le management des hommes y est fortement lié, puisque l’entreprise ne recrute pas pour un poste mais pour un parcours. De fait elle se doit de développer les compétences du collaborateur. Celles-ci sont prioritaires car l’entreprise a, dans une certaine mesure, fait un investissement. « La transmission des compétences est en tête de liste : Michelin a créé la mission générique de Directeur des compétences : un poste nouveau pour chaque domaine ou métier […], en charge, en particulier, du développement des compétences et de la transmission des savoir-faire », (Boulanger et Duke, 2011, p.79).
42Les responsables hiérarchiques sont liés au processus d’acquisition des compétences du salarié car ils définissent les objectifs, mesurent les résultats. Ils ont également une fonction de conseil. Ils seront à même de transmettre un retour d’information sur le salarié par l’intermédiaire du feed-back.
43La transmission d’expérience à la génération qui suit est aussi une forme de valorisation de la personne. « Cela peut prendre des formes multiples, du management direct à la formation, au coaching, en passant par la réponse aux questions ordinaires sur les problèmes du moment, ou même l’enregistrement de vos expériences pour la postérité » (Boulanger et Duke, Ibid., p. 79).
44F. Michelin disait « Regarde et écoute, ce sont les personnes avec qui tu travailles qui te feront ce que tu dois être », (Parizot, Ibid., p. 458). Aussi l’apprentissage et le tutorat sont-ils très présents dans l’entreprise et sont les marques de la transmission du métier. Les tuteurs existent depuis le début car la transmission de savoir-faire et de savoir-être fait partie du patrimoine de l’entreprise. « Depuis toujours, l’humain est au cœur de nos processus de formation et cela reste vrai aujourd’hui, malgré les évolutions technologiques et sociétales », soutient Maurice Croppi, directeur de la formation Michelin France, (J. Lopez-Garcia, 2012).
45La première sélection d’apprentis date de 1924, les ateliers ont fait place à l’Ecole d’Enseignement Technique Michelin. La transmission des savoir-faire à travers les personnes fait partie intégrante de la culture Michelin, même si cette transmission est particulièrement motivée actuellement par de nombreux départs à la retraite.
46« Les tuteurs sont avant tout de bons professionnels aux compétences métier et aux capacités relationnelles reconnues. Des salariés chevronnés et motivés. Il n’est en effet de tuteur que volontaire dans l’entreprise […]. Chaque année, une centaine de salariés apprennent notamment à améliorer leur communication afin de transmettre leurs savoirs. Ensuite, pendant toute la durée des missions – de trois à six mois en général – les formateurs accompagnent les tuteurs et s’assurent du bon déroulement du programme pédagogique. Sécurisant pour les tutorés, valorisant pour les salariés expérimentés, le tutorat reste, du point de vue de M. Croppi, le meilleur moyen de partager la culture d’entreprise. Il est aussi essentiel pour assurer la pérennité du groupe », (J. Lopez-Garcia, 2012).
47Aussi les stages (ou formations) ponctuent le cheminement dans l’entreprise. Le premier stage sous la houlette d’un tuteur vise à l’intégration du nouveau salarié. Le stage ouvrier est suivi de cycles de conférences qui vise à la transmission de connaissances de l’entreprise. Interviennent alors des directeurs (directeur des lignes produits, de compétences, de zone géographique). A la dimension professionnelle et pédagogique s’ajoute la dimension organisationnelle.
48La transmission du savoir passe par exemple par la fabrication de pneus et donc un passage à l’Ecole du pneu. Traditionnellement, un cadre doit fabriquer de ses mains (à 80%) des pneus sous les yeux d’un « maître » qui vérifie la qualité de l’exécution. Cette tradition se perpétue et correspond à la transmission du know-how, elle correspond à la vision du travail bien fait (l’œuvre).
49Avant la prise de poste, chaque salarié est accompagné dans sa formation. Par exemple au commerce, il y a le passage obligé au centre de formation où « l’apprenti » suivra un enseignement technique, commercial en salle, en atelier ou sur la route. On peut donc parler de formation continue.
50L’institution de « collèges métier » (sur le modèle des collèges des métiers des compagnons) permet de veiller à l’adéquation et la préservation des compétences en fonction des métiers. Celles-ci s’organisent en axes spécifiques : compétences métiers, compétences générales et compétences managériales. Elles sont donc présentes sur les descriptifs de poste mis en place.
51La transmission culturelle est également présente dans l’entreprise. Elle est particulièrement nécessaire dans le cas d’expatriation de cadres. Celle-ci se fait par l’intermédiaire d’experts (hommes d’affaires, historiens, etc.) sélectionnés dans le pays concerné. Ils transmettent ainsi, par cette formation spécifique, les éléments qui permettront au salarié (voire à sa famille) la meilleure intégration dans le pays par la compréhension des phénomènes culturels globaux.
52Enfin la transmission des valeurs est omniprésente et sert de ciment entre salariés et direction. La culture d’entreprise soude les salariés par l’intermédiaire des valeurs si chères à Michelin depuis l’origine. Elle correspond alors à la reconnaissance et à la construction d’une identité propre au groupe. Cette transmission des valeurs sera entretenue tout au long du parcours du collaborateur par la communication globale, les manifestations organisées par l’entreprise.
53Ces exemples de transmission ne sont pas de simples transferts de connaissances, ils s’inscrivent dans l’organisation et sont vécus comme des rites à l’intérieur de l’entreprise, rythmant la carrière des salariés.
54Clairement affichée par Bocuse la notion de compagnonnage se retrouve de façon diffuse dans l’entreprise Michelin. Nous avions d’ailleurs souligné ce rapprochement possible avec le compagnonnage (Parizot, Ibid., p. 471), dernier cas abordé.
2.3 – L’univers compagnonnique
55Le compagnonnage, dont semble s’inspirer les deux cas précédents,est lui aussi remarquable dans sa conception de transmission du métier.
56« Transmettre un métier n’est pas transmettre des techniques. Les techniques sont condamnées à mourir. […] Transmettre un métier consiste à transmettre des valeurs. La mort vient souvent chercher l’homme au comble du savoir et de l’expérience. Celui qui meurt s’en va chargé de valeurs mais ces dernières ne périssent pas ; elles vivent dans cette chaîne d’alliance faite d’anciens et de jeunes, tour à tour porteurs et passeurs d’éternité… La Fidélité de Lyon », (Mathonière, 2003).
57Essentiellement fondé sur la transmission et le devoir de transmettre, le compagnonnage possède un patrimoine traditionnel entre savoir-faire, rites et symboles.
58A. Hulin (2012), par l’analyse de différents témoignages, confirme que cette transmission n’est pas tant transmission de techniques que de valeurs. Chez les compagnons, c’est un devoir qui prend, de fait,une valeur sacrée. La transmission s’avère être une démarche dont le métier est un moyen, ayant pour finalité l’homme. S’appuyant sur des rites particuliers, menant de l’adoption (appartenance à une communauté) à la réception (reconnaissance), le compagnon s’engage dans un processus de formation, d’apprentissage et de transmission.
59Le métier sert donc à la formation de l’homme (au sens générique), il constitue le moyen par lequel se révèle la formation, la transmission s’apparente alors à une démarche globale. Le travail est un élément fondamental de la transmission et de l’acquisition des compétences.
60Ces quelques exemples illustrent à leur manière notre interprétation de la transmission et renforce le caractère transcendantale de celle-ci.
Conclusion
61La transmission s’inscrit dans un mouvement entre tradition, adoption et transmutation. Ce « passage » prend des allures de devoir réciproque, reliant maître et apprenti, et donne à l’acte de transmission, une valeur sacrée, fondée sur un engagement, une mission au nom d’une représentation individuelle et/ou collective. Entre patrimoine matériel et immatériel, la transmission laisse des traces, verbales ou non verbales, témoins de la reliance temporelle et humaine.
62Si l’homme cherche toujours à améliorer sa connaissance de façon à maîtriser son avenir, la transmission devient transmission de sens, médiation sensible reliant les hommes. Elle est la capacité à faire évoluer, mais possède intrinsèquement également sa propre évolution, si tant est qu’elle ne soit pas vouée à la simple conservation, mais produite en vue d’un perfectionnement.
63Donnée anthropologique qui caractérise la société, elle devient un devoir sacré que certaines organisations professionnelles mettent particulièrement en avant. La transmission et l’idée de transmission, inhérentes au point de vue de la tradition, retour aux origines, « cet état primordial » sont la condition nécessaire pour « s’élever », se construire et construire.
64Dans une organisation, la transmission assure la pérennité du métier, tout comme elle peut assurer la pérennité de l’organisation elle même. Les exemples étudiés en sont de parfaites illustrations. Aussi, les compétences acquises sont-elles re-transférables pour la construction de nouveaux « apprentis ». Ces savoirs (savoir, savoir-faire, savoir-être), connaissances et compétences mobilisent des personnes aguerries, inscrivant la transmission dans une relation le plus souvent intergénérationnelle. Par la formation initiale, la formation continue ou l’alternance, le tutorat, la transmission s’applique aux connaissances par l’acquisition de modèles mentaux et aux compétences par l’expérience professionnelle et le parcours de socialisation.
65Le mot « passeur » apparaît dans de nombreuses constructions langagières : « passeur de mots, de science, de culture » etc. « Le langage n’est pas seulement un instrument de communication, mais un ordre symbolique où les représentations, les valeurs et les pratiques sociales trouvent leur fondement » (Clouet, 2012).
Bibliographie
- Alleau, René « La tradition » Encyclopédie Universalis, p.230.
- Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], http://www.cnrtl.fr, consulté le 13 mai 2013.
- Clouet, Louis-Marie « Transmission de sens et management interculturel : pour des managers traducteurs « passeurs de culture ». » Etats généraux Nouvelles frontières du management, Strasbourg, octobre 2012, [en ligne] http://www.etatsgenerauxdumanagement.fr/egm2012/ddoc-255-S1-Louis-Marie.Clouet.pdf, consulté le 14 avril 2013.
- Davallon, Jean Transmettre aujourd’hui. Retours vers le futur, 2000, [en ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_2000_num_74_1_4083, consulté le 30 mai 2013.
- Fondation Paul Bocuse, [en ligne] http://www.fondation-paul-bocuse.com, consulté le 23 mai 2013.
- Garcia-Lopez, José « Tutorat chez Michelin : il y a de la transmission dans l’air. », Entreprise & Carrières, n° 1099, 05/06/2012, [en ligne] http://jgarcialopez.over-blog.com/article-michelin-et-le-tutorat-relayer-les-savoirs-pour-perenniser-l-entreprise-106424128.html, consulté le 17 avril 2013.
- Hulin, Annabelle « Les rites comme objet de transmission du métier », Journée de recherche Entreprise et sacré, Propedia, IGS, Paris, 1er décembre 2011.
- Lardellier, Pascal Théorie du lien rituel, anthropologie et communication, Paris, L’Harmattan, 2003, 237 p.
- Lardellier, Pascal Nos modes, nos mythes, nos rites. Le social entre sens et sensible, Ed. EMS, Coll. « Societing », 2013, 271 p.
- Lenclud, Gérard « La tradition n’est plus ce qu’elle était… », Terrain, numero-9 - Habiter la Maison (octobre 1987), [en ligne], mis en ligne le 19 juillet 2007.http://terrain.revues.org/3195, consulté le 08 août 2013.
- L’art de recevoir à la française selon l’institut Paul Bocuse, 2011, [en ligne] http://www.arts-et-gastronomie.com/category/gastronomie, consulté le 15 mai 2013.
- Mathonière, J-Michel « La tradition et sa transmission dans les compagnonnages », revue Connaissance des religions, n° 69-70, juillet-décembre 2003.
- Pouillon, Jean « Tradition : transmission ou reconstruction » in J. Pouillon Fétiches sans fétichisme, Paris, Maspero, 1975, p. 155-173.
- Qu’est ce que transmettre ? Sciences humaines. Hors série n°36, mars, avril, mai 2002.
Mots-clés éditeurs : tradition, transmission, apprenti, maître, innovation
Date de mise en ligne : 14/04/2014
https://doi.org/10.3917/qdm.141.0103Notes
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Anne Parizot, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Champagne Ardenneanne.parizot@univ-reims.fr
Laboratoire EA 1483, Sorbonne Paris 3, Université de Bourgogne, Laboratoire 4177, Ciméos 3S. -
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Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr.
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