1Dans cet ouvrage, Bertrand Legendre propose au lecteur de s’intéresser aux mutations que connaît l’édition avec les technologies du numérique. Il est important de rappeler qu’à travers le terme « numérique », il faut entendre à la fois les « dispositifs techniques, le processus de numérisation qui s’applique aux modes de production, de distribution/diffusion et de consommation, et un phénomène social assorti de discours et croyances enchantés » (p. 8). Plus particulièrement, l’auteur étudie ici l’évolution des formes de commercialisation, les transformations des relations entre auteurs et éditeurs, la façon dont les réseaux sociaux intègrent les stratégies de promotion, les nouvelles formes de la critique, la métamorphose des mécanismes de notoriété et le renforcement de la concentration dans l’industrie du livre. Pour mener à bien cette étude, l’auteur conjugue aussi souvent que possible deux focales ; à savoir, celle des secteurs éditoriaux, de leurs spécificités et des éléments qui leur sont communs au regard du numérique, et celle qui permettra de faire le lien avec certaines problématiques transversales aux industries culturelles. Pour livrer son propos, l’auteur divise son ouvrage en trois chapitres qui traitent chacun de ces aspects précédemment évoqués.
2Le premier chapitre, « Tous auteurs ? Tous éditeurs ? » (p. 9), se focalise sur le développement de l’activité d’autopublication, « le trait le plus marquant du numérique dans l’édition, du moins aux yeux du grand public » (p. 9). L’auteur nous prévient qu’il ne s’agit en rien d’une activité nouvelle qui aurait émergé avec l’avènement des technologies du numérique ; au contraire, elle s’inscrit dans un ensemble de pratiques sociales qui leurs sont très antérieures. Cependant, la démocratisation des moyens numériques de production appelle à redéfinir et à préciser les aspects et les contours de l’autoproduction éditoriale. En effet, de multiples modes d’organisation sont possibles si l’on considère que l’autopublication lie le processus éditorial et le processus commercial. Qui plus est, à travers cette pluralité, « se manifeste la réelle instabilité de la distribution des rôles et des modes d’appariement entre auteurs et lecteurs ; marquée par une tendance forte à la désintermédiation, cette relation fait l’objet de pratiques hybrides » (p. 12). Pour illustrer son propos, B. Legendre s’appuie sur quatre secteurs du livre touchés par le numérique ; à savoir, les littératures, l’édition scolaire, l’édition de savoirs et le livre illustré. Dans les littératures, « l’autoédition apparaît bien comme un dispositif de prépublication permettant aux maisons d’édition traditionnelles de repérer les textes et les auteurs qui rencontrent les plus forts succès sur le Net, et de leur proposer une publication papier » (p. 13). L’édition scolaires est un marché très fermé tant ce secteur est dépendant des politiques publiques. Aussi, peu d’acteurs ont pu s’insérer dans ce marché très contraint et seuls ceux qui ont su identifier ou créer de nouveaux besoins ont pu élargir ce cercle. Le numérique permet aujourd’hui à de nouveaux acteurs d’intégrer ce marché par les possibilités innovantes qu’il autorise. L’édition de savoirs est le secteur qui a subi très tôt et le plus fortement le choc numérique. En effet, ce secteur s’est effondré – dans sa version papier – avec le développement des encyclopédies numériques comme Wikipédia. Enfin, le secteur du livre illustré se voit bousculé par les possibles créatifs et les options de personnalisation, variés et nombreux induits par le numérique.
3« Tous critiques ? Tous promoteurs ? » (p. 65) – tel est le titre du deuxième chapitre – se concentre sur les activités de critique et de promotion des productions éditoriales. On constate que ces activités en viennent fréquemment à se confondre. L’auteur rappelle ici aussi « que la porosité entre ces deux champs d’intervention est ancienne » (p. 65). Mais « ces constats ne peuvent cependant pas conduire à considérer les modalités d’articulation des rôles, telles qu’elles se redéfinissent avec le numérique, comme une simple continuité de pratiques connues depuis les débuts de la presse et de la critique littéraire, ne serait-ce qu’en raison de l’audience que permettent d’atteindre des outils tels que les blogs et les réseaux sociaux » (p. 65). Le numérique transforme en réalité la nature de la fonction critique tout en en permettant le maintien et la diversification des lieux où elle s’opère. Les réseaux sociaux numériques constituent des espaces où la critique rencontre un nouvel élan grâce aux audiences étendues et aux fonctionnalités d’évaluation, de suivi, de partage, de recommandation, etc. Certains des acteurs de la filière du livre ne manquent pas d’exploiter, voire de développer, ces dispositifs pour mettre en avant ces critiques qui finissent par servir des desseins promotionnels et commerciaux en assurant une meilleure visibilité aux livres. Cette démocratisation de la parole critique voit naître de nouvelles formes de médiations. Parmi celles-ci, on peut notamment évoquer les influenceurs qui orientent les choix de leur auditoire en exploitant leur adhésion.
4Le dernier chapitre, « Une redistribution des cartes ? » (p. 87), fait le constat qu’à « différents niveaux, le numérique a agi – et continue de le faire – comme un agent de concentration de la filière éditoriale » (p. 87). S’il est bien quelque chose de remarquable dans les transformations que le numérique a entraînées dans les marchés du livre et les concentrations qu’il a suscitées, c’est que le numérique s’intéresse davantage aux contenus éditoriaux à mesure qu’ils sont assimilables à des données, qu’ils sont convertibles en base ou exploitables à partir de plateformes. De plus, plus ces contenus permettent de satisfaire des besoins professionnels ou éducatifs, plus ils offrent de perspectives pour le numérique. « En regard de ces réalités, certaines concentrations interfilières peuvent être comprises comme la recherche d’une solution pour trouver de nouveaux contenus exploitables à grande échelle par le numérique ou pour utiliser de nouveaux canaux de commercialisation au profit de contenus éditoriaux compatibles » (p. 91). Au-delà des concentrations impulsées par le numérique, il faut également considérer la création de nouvelles structures qu’il a motivée. En effet, plusieurs facteurs induits par le numérique ont joué dans la création des maisons d’édition à dimension partiellement ou exclusivement numérique : faible barrière d’accès, possibilité de s’affranchir de la chaîne du livre, attrait exercé par l’innovation et l’« esprit start-up ».
5B. Legendre nous propose donc un livre intéressant qui, loin du déterminisme technologique où le numérique est prôné comme étant révolutionnaire partout où il passe, nuance ces transformations apportées dans le secteur de l’édition. Le lecteur prend conscience, à mesure qu’il avance dans sa lecture, d’une réalité complexe où l’on peut observer des développements contrastés selon les éléments vers lesquels on tourne son regard. « À certains égards, la numérisation s’inscrit dans un mouvement long. […] En outre, ce caractère progressif est très inégalement réparti entre les différents secteurs éditoriaux » (p. 123). Les effets de cette numérisation ne sont pas pour autant négligeables. En effet, le numérique prolonge et amplifie des mutations observables depuis longtemps.
6Pour conclure, l’auteur signe ici un ouvrage qui s’adresse naturellement aux acteurs et professionnels de l’édition, ainsi qu’aux étudiants et spécialistes de la filière. Plus généralement, ce livre intéressera toute personne curieuse de savoir où va l’édition et de cerner les enjeux du numérique et ses effets sur la filière du livre. D’un point de vue pratique, le lecteur appréciera aussi le côté synthétique de ce livre ainsi que la bibliographie riche qui le complète.