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Article de revue

Christophe Portalez, Alfred Naquet et ses amis politiques. Patronage, corruption et scandale en République (1870-1898)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2018, 272 pages

Pages 361 à 365

English version

1Christophe Portalez, professeur agrégé en lycée propose une version remaniée de sa thèse d’histoire contemporaine soutenue en 2015 à l’Université d’Avignon. Cette thèse a été préparée sous la direction de Frédéric Monier, dans le cadre du programme Politique et corruption : pratiques de la faveur et débats publics au XIXe et XXe siècle, soutenu par l’Agence nationale de la recherche et la Deutsche forschungsgemeinschaft.

2L’ouvrage est frappant par l’actualité des questions illustrées par le sujet : le difficile équilibre des pouvoirs entre l’exécutif et le parlement, la remise en question de l’existence du Sénat et l’implication des parlementaires dans l’élucidation des affaires ou les révolutions sociétales, les débats dans l’espace public. Alfred Naquet et ses amis ont été députés du Vaucluse et on se souvient de lui comme « l’apôtre » de la loi sur le divorce. Un autre de ses aspects très actuel est de montrer comment Alfred Naquet a construit autour de lui des réseaux fondés sur des fidélités familiales, amicales, politiques, économiques ou clientélistes.

3Le texte est accompagné d’informations précieuses pour les historiens amateurs ou spécialisés. Outre les notes de bas de pages et un index des noms propres, l’auteur présente un inventaire des sources et une bibliographie classée. Ces sources sont dispersées compte tenu de son sujet, ce qui a impliqué de sa part une recherche méticuleuse pour les localiser et des déplacements nombreux pour les consulter. Très documenté et précis, l’ouvrage – bien que dense – est écrit avec concision dans un style simple et fluide qui en rend la lecture agréable.

4Dans l’introduction, l’auteur avertit le lecteur que son objectif n’est pas d’écrire une biographie d’Alfred Naquet, l’un des hommes politiques majeurs du début de la troisième République, mais d’utiliser son parcours politique pour étudier des pratiques et discours autour du patronage, de la corruption et du scandale en République. Il circonscrit ce projet aux années 1870-1898. Précisons que 1898 marque la fin du procès contre Alfred Naquet, impliqué dans le scandale du canal de Panama, alors que commence le débat public autour de l’affaire Dreyfus. L’auteur ne dit pas pourquoi il n’a pas adopté les limites d’un de ses prédécesseurs (Ginette André, Alfred Naquet, adversaire de l’Empire et défenseur de la République radicale, 1867-1884, thèse sous la direction de Pierre Guiral, 1972). Entré en politique en 1867, Alfred Naquet ne s’est affronté à la corruption des parlementaires qu’après l’advenue de la République et continuera jusqu’à son renoncement à un mandat législatif (1898). En effet, la biographie est rapidement tracée dans le prologue. Alfred Naquet a fait paraître en 1864, pendant son séjour à Palerme, ses Principes de chimie fondés sur les théories modernes ; l’auteur ne s’étend pas sur l’originalité de ce manuel français de chimie, le premier rédigé en notation atomique. C’était un acte militant en continuité avec les options politiques contestataires du personnage qui prenait ainsi parti brillamment contre les tenants de la chimie officielle. L’absence dans ce livre des engagements et des fréquentations scientifiques d’Alfred Naquet témoigne des séparations entre disciplines. Néanmoins, Christophe Portalez parle du chimiste attaché au développement d’entreprises productrices de dynamite en France. Il ne dit rien de l’engagement d’Alfred Naquet parmi les soutiens de Giuseppe Garibaldi en Sicile, mais expose sa participation active à l’organisation du Congrès de la paix de Genève en 1867 qui marque ses débuts en politique, son incarcération, et l’abandon imposé d’une carrière universitaire de chimiste. En 1868, son avocat est Adolphe Crémieux (1796-1880), ancien ministre de la Seconde République avec lequel Alfred Naquet reste en relation.

5L’auteur présente Alfred Naquet comme un républicain radical convaincu. Clairement conscient des risques de clientélisme du parlementarisme, il le combat par des projets constitutionnels – dont le référendum et le droit de véto – rejetés par la grande majorité des républicains. Christophe Portalez conduit donc son lecteur à comprendre comment Alfred Naquet en arrive à des pratiques qu’il condamne, avant de se rallier au boulangisme « en faveur d’un système politique de démocratie plus directe mais aussi plus autoritaire chez certains républicains à la fin du XIXe siècle ». À travers le scandale de Panama dans lequel s’enlisent Alfred Naquet et ses amis, l’auteur montre des comportements admis par les parlementaires et stigmatisés par l’opinion et la presse, contre lesquels les magistrats ne disposent pas de définitions juridiques ni de dispositions pénales adaptées. Grâce à ces carences du droit, tous les parlementaires mis en accusation furent acquittés.

6Juif, bossu, Alfred Naquet fait l’objet de caricatures dans la presse sur une longue période (1876-1884), à propos de la loi sur le divorce mais aussi d’autres sujets. Dans l’ouvrage de Christophe Portalez publié sans illustrations, on trouvera des descriptions précises et des commentaires pertinents sur leurs dessinateurs, leurs contextes et leurs localisations.

7On entre dans le sujet par l’exercice du pouvoir par Alfred Naquet et ses amis pendant le gouvernement de la Défense nationale qui s’est constitué le 4 septembre 1870. Alfred Naquet, qui gagne sa vie comme journaliste, travaille bénévolement avec Léon Gambetta auprès du chef du Cabinet de nomination des préfets. Adolphe Crémieux, ministre de la Justice, en 1848 comme en 1870, se montre très réceptif aux recommandations et sollicitations en vue de l’attribution de postes. Cyprien Poujade, vauclusien, un ami proche d’Alfred Naquet pendant leurs études de médecine à Paris, est nommé préfet du Vaucluse. À son tour, il favorise la nomination de ses amis républicains aux postes de sous-préfets et autres postes importants du département, lesquels recommandent leurs amis ou membres de leurs familles, ce qui s’accompagne de révocations de fonctionnaires pour hostilité à la République : « Presque 500 nouveaux magistrats sont nommés en quelques semaines » dans le pays. Outre des postes, les amis de Naquet sollicitent des bourses ou la concession de bureaux de tabac. Quand Léon Gambetta s’en va, les choses s’inversent. Jules Valabrègue nommé substitut du procureur à Nîmes en octobre 1870 est exclu de la magistrature jusqu’à la fin des années 1870. L’auteur détaille les accusations réciproques. Deux commissions d’enquête parlementaires opèrent en 1871 et 1872 sur les actions des hommes du 4 Septembre, elles concernent directement Alfred Naquet pour son rôle dans la commission d’étude des moyens de défense, et son ami Cyprien Poujade en tant qu’ancien préfet du Vaucluse sur le prix élevé des achats de canons et de chevaux. Ces accusations, bien que réfutées ou justifiées par l’état d’urgence, ont contribué à la « légende noire » de la défense nationale qui a perduré jusqu’en 1914.

8Suivent les élections législatives du 8 février 1871 dans la France occupée. Gambetta en écarte par décrets les élites politiques de l’Empire et les préfets républicains récemment nommés. On vote pour ou contre la paix plutôt que pour une politique. Ces élections se concluent par une écrasante majorité des conservateurs partout sauf dans le Vaucluse où les candidats républicains sont largement en tête. C’est alors une avalanche ou un répertoire de contestations, dénonciations d’irrégularités, de fraudes et violences, jusqu’à l’assassinat d’une jeune fille à Carpentras, utilisé des deux côtés par les uns contre les autres. Les débats à la Chambre des députés aboutissent au vote d’une commission d’enquête refusée par les élus républicains du Vaucluse qui démissionnent, provoquant de nouvelles élections le 2 juillet. Les républicains gagnent des voix et sont élus sans contestation. Néanmoins l’élection d’une majorité conservatrice au Parlement met un frein au succès de leurs recommandations en faveur de leurs amis politiques pour l’obtention de postes dans le département. C’est le premier mandat d’Alfred Naquet. Les élus du Vaucluse sont divisés sur la Commune de Paris. Alfred Naquet, en Avignon, se dit favorable aux Communards mais s’oppose à l’extension du mouvement ailleurs qu’à Paris. Aux termes d’une campagne agitée pour élire le successeur d’un républicain décédé, Alfred Naquet impose la grande figure républicaine d’Alexandre Ledru-Rollin, parachuté, et très largement vainqueur, le premier d’une série de nouveaux élus républicains en France. Alexandre Ledru-Rollin meurt en 1874 sans avoir pesé sur les événements.

9Alfred Naquet, toujours radical, dénonce les lois constitutionnelles votées en 1875 comme un « compromis orléaniste ». Les élections de 1876 sont à nouveau marquées dans le Vaucluse par des fraudes, violences et corruptions. Alfred Naquet est hostile à la candidature de Léon Gambetta, trop modéré à ses yeux, mais que les républicains ont choisie à Avignon. Il se présente à Apt et à Marseille contre ce dernier. La campagne est agitée, les républicains ne l’emportent d’abord que dans l’arrondissement d’Orange, puis à la faveur de désistements, Alfred Naquet est élu à Apt et Cyprien Poujade à Carpentras. Les républicains se mobilisent pour faire invalider l’élection du comte de Demaine, royaliste, candidat de l’Ordre moral, en collectant témoignages de corruption et protestations, Alfred Naquet concentre ses efforts sur la commission d’enquête parlementaire majoritairement républicaine. L’élection est invalidée. En février 1877, malgré une large avance au premier tour, le candidat légitimiste est battu grâce au réseau structuré des républicains et à la capacité qu’ils ont acquise de contester des déviances électorales. Le Président Mac Mahon, inquiet de la progression des républicains, change son président du Conseil, puis dissout l’Assemblée. Dans le Vaucluse se met en place une sévère reprise en main. Les résultats de la nouvelle élection législative sont contestés comme d’habitude. En France, 73 élections sont invalidées. Alfred Naquet et ses réseaux posent le problème de la qualification juridique des faits dénoncés. Des condamnations judiciaires sont prononcées. Les élections complémentaires de 1878, marquées d’une forte abstention, conduisent l’élection d’Alfred Naquet à Apt, Poujade à Carpentras et Saint-Martin à Avignon, candidats sans adversaires. Alfred Naquet « s’impose comme la figure majeure du parti républicain radical dans le Vaucluse, à la tête d’une multiplicité de réseaux imbriqués les uns dans les autres ».

10C’est la victoire définitive des républicains au niveau national. Les élus vont récompenser leurs soutiens par une distribution de postes publics. Christophe Portalez illustre le cas du Vaucluse par l’examen des faits dans l’administration des postes et télégraphes. Après une étude plus générale du patronage et des recommandations politiques dans l’histoire et à l’étranger, il revient à Alfred Naquet pour comparer ses discours vertueux à une pratique plus conforme aux habitudes que lui imposent ses électeurs.

11La grande œuvre d’Alfred Naquet reste la loi sur le divorce, loi reconnue par l’auteur comme fondatrice de la République au même titre que la loi sur la liberté de la presse et celle sur la liberté de réunion. Bien que s’inscrivant dans un processus de laïcisation de la France, elle n’était pas une priorité des républicains et elle doit son émergence à « l’entêtement » d’Alfred Naquet. Le divorce, légalisé pour la première fois le 20 septembre 1792, est supprimé sous la Restauration le 8 mai 1816. Alfred Naquet nourrit un projet de rétablissement depuis 1869 quand il publie son ouvrage : Religion, Propriété, Famille, qui lui vaut quatre mois d’emprisonnement supplémentaire et 500 francs d’amende. Il conteste même la nécessité du mariage. En 1871-1873 il considère que ce n’était qu’une « utopie », « un ouvrage spéculatif » sans application politique. L’urgence est à la lutte contre les royalistes. En 1876, le rétablissement du divorce fait partie de son programme politique avec des dispositions en faveur de la liberté des femmes. Instrumentalisé par les conservateurs et les cléricaux, son projet est mal accueilli par ses amis. Il dépose une proposition de loi le 6 juin 1876 conforme à celle de 1792, à laquelle le rapporteur républicain donne un avis défavorable au motif qu’elle est prématurée et fera fuir les électeurs des campagnes.

12En 1881, Alfred Naquet écrit : « Cet argument ne me touche guère. Les campagnes ont le sens droit comme les villes ». Son combat contre la politique modérée de Léon Gambetta et contre la fraude électorale réduit son ambition et sa disponibilité pour une loi sur le divorce, il se résout à amarrer son projet au Code civil napoléonien moins intransigeant que la loi de 1792. Le rapport est de nouveau hostile. Alfred Naquet fait l’objet d’attaques sur sa situation matrimoniale personnelle : il vit séparé de sa femme. En 1879 et 1880 il multiplie les réunions publiques dans le sud et l’ouest de la France, mais doit s’interrompre pour raison de santé, il utilise alors la presse nationale et régionale avec une série d’articles dans Le Voltaire et Le Radical du Vaucluse. Le 27 mai 1879 il réussit à faire voter l’inscription de sa proposition de loi. Le rapporteur est « plutôt favorable ». Malgré une argumentation serrée rapportée par le détail, l’article 1er est repoussé par 247 voix contre 216 et l’examen est abandonné. Néanmoins, l’affaire est devenue publique. Alexandre Dumas, deuxième du nom, contribue à la populariser en se ralliant à la proposition avec un ouvrage intitulé La Question du divorce. Aux élections législatives de 1881, une large majorité de républicains sont élus, démentant l’argument d’un rejet des républicains par les électeurs à cause des idées défendues par Alfred Naquet. Il dépose une nouvelle proposition de loi le 11 novembre. Après plusieurs jours de débat, le texte est finalement adopté le 19 juin 1882 par 331 voix contre 138 grâce au ralliement des modérés. Soutenu par Eugène Pelletan, le projet est malmené au Sénat. Alfred Naquet s’y est fait élire pour mieux défendre sa loi en remplacement d’Elzéar Pin alors décédé. Il obtient l’abrogation de la loi du 8 mai 1816, puis l’adoption de son projet avec des amendements. À la Chambre, l’évêque d’Angers, Charles-Émile Freppel, prononce un discours très violent et largement antisémite, deux ans avant la parution de La France juive de Édouard Drumont. Les caricatures fleurissent, surtout dans les journaux de tendance républicaine, avec les arguments des conservateurs. Le rétablissement du divorce est finalement adopté avec de nombreux compromis par 335 députés contre 115. En 1903, il publie La Loi du divorce, qui contient un historique de ses combats ; il y réaffirme sa pensée en faveur de l’union libre et il la développe en 1908 dans un nouveau livre : Vers l’union libre.

13La République parlementaire telle que définie par les lois constitutionnelles de 1875 a un président et deux chambres. Ce dispositif ne satisfait pas les radicaux comme Alfred Naquet, lesquels proposent des versions révisées, et s’opposent à Léon Gambetta et entre eux. Alfred Naquet qualifie le système « d’oligarchie bâtarde » lui déniant d’être une démocratie. En 1873, ce dernier publie La République radicale, affirmant que la souveraineté permanente réside dans le corps électoral qui peut toujours se déjuger et « défaire le lendemain ce qu’elle (la nation) a fait la veille ».

14Voyant s’éloigner la perspective d’une révision constitutionnelle, Alfred Naquet va se laisser séduire par le général Boulanger auquel il assigne l’objectif d’un gouvernement « national » accepté par tous. On dirait aujourd’hui « de gauche et de droite ». Il déplore que les populations se passionnent pour un individu plutôt que pour une idée, pour le général Boulanger comme pour Léon Gambetta en 1870. Ses multiples propositions concrètes visent à prévenir les dérives du parlementarisme. Après la fuite du général Boulanger pour Bruxelles, les élections organisées par Alfred Naquet pour les boulangistes sont un échec cuisant, avec cependant un succès et celui de deux de ses amis vauclusiens, dans le département de la Seine. En 1893 il est réélu à Carpentras. Le 10 mars 1894, en plein débat sur le scandale de Panama, il dépose un nouveau projet de révision constitutionnelle froidement accueilli par la Chambre des députés. Alors, il abandonne définitivement l’idée de révision pour laquelle il combat depuis 1875, cette idée disparaît aussi du programme républicain.

15Christophe Portalez termine son ouvrage sur le scandale du canal de Panama. L’examen des relations d’Alfred Naquet et de ses amis avec des entreprises productrices de dynamite illustre des liens entre milieux politiques et économiques. Sur le scandale de Panama, les historiens se sont intéressés à Ferdinand de Lesseps et à quelques députés-ministres. Mais l’étude du rôle de parlementaires moins en vue comme Alfred Naquet, que présente Christophe Portalez, est en grande partie inédite. Elle éclaire également le rôle d’une « presse bon marché » devenue accessible à une population désormais plus largement alphabétisée. Au printemps 1897 les Chambres lèvent l’immunité de quatre parlementaires dont celle d’Alfred Naquet. Les procès s’ouvrent en décembre. Le chef d’accusation contre le courtier Émile Arton assimile à tort les députés à des fonctionnaires publics « dans le sens de l’article 177 du code pénal ». Les avocats sauront utiliser l’erreur. Tous les anciens parlementaires et Émile Arton sont acquittés après 50 minutes de délibérations.

16Alfred Naquet passe les années suivantes à écrire plusieurs ouvrages théoriques sur le socialisme. Il meurt en 1916. Sa veuve désargentée obtient du conseil municipal de Paris, une concession au cimetière de l’Est.

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