Couverture de QDC_035

Article de revue

Sidonie Naulin, Des mots à la bouche. Le journalisme gastronomique en France

Tours/Rennes, Presses universitaires François Rabelais/Presses universitaires de Rennes, coll. Table des hommes, 2017, 320 pages

Pages 435 à 437

English version

1Si depuis une bonne dizaine d’années, on assiste à une situation des plus paradoxales (essor croissant des enseignes de restauration rapide synonymes de piètre qualité culinaire et gustative et, en même temps, regain d’intérêt de la population française pour le fait maison, la cuisine, le choix des produits et de circuits courts à haute valeur ajoutée locale), il est aisé de constater que dans notre société française, la gastronomie a depuis longtemps déserté le terrain des cuisines de restaurants pour investir celui, plus exposé et beaucoup plus propice à des logiques de scénarisation, de dramatisation et d’esthétisation : celui des plateaux de télévision. Incontestablement, la cuisine à la télévision fait recette depuis plusieurs années et les raisons en sont multiples : retour en grâce de la cuisine en tant qu’art manuel provoquant émotion et conjuguant technicité et sens esthétique, médiatisation de plus en plus forte de (plus ou moins) jeunes chefs cuisiniers (de Raymond Oliver à Cyril Lignac en passant par Joël Robuchon), évolution notable du goût des consommateurs désireux de manger bon et sain, retour du goût pour la cuisine ménagère et les bonnes recettes de famille, sens anthropologique du partage, de la commensalité en même temps que de la convivialité, etc.

2Dans un ouvrage paru en 2017 et coédité par les Presses universitaires de Tours et les Presses universitaires de Rennes (Des mots à la bouche. Le journalisme gastronomique en France), Sidonie Naulin – maître de conférences en sociologie à Sciences Po Grenoble s’attache à analyser les ressorts cachés de l’omniprésence de la cuisine et de la gastronomie dans les médias, et tout particulièrement à la télévision. Elle souligne fort à propos que les émissions de télévision, livres, numéros spéciaux de magazines, revues ou sites internet ont fini par devenir incontournables dans l’esprit des consommateurs et / ou des téléspectateurs, jusqu’à orienter ou préfigurer des attitudes de consommation alimentaire mais aussi médiatique.

3En montrant aux consommateurs les « bonnes » manières de cuisiner, les « bons » produits à acheter, les « bons » restaurants à fréquenter, les médias gastronomiques se présentent comme un dispositif d’orientation à la fois marchande et culturelle sans que l’on connaisse forcément les ingrédients et les étapes de leur fabrication. L’ouvrage de Sidonie Naulin, dense et très bien structuré se compose, outre une introduction (pp. 7-23) et une conclusion (pp. 299-304), de six chapitres respectivement consacrés au monde de la gastronomie à travers le magazine Cuisine et Vins de France (pp. 25-53), au marché de la presse culinaire dans les années 1980 (pp. 55-87), aux blogueurs culinaires (pp. 89-134), à la profession de journaliste gastronomique (pp. 135-191), au travail journalistique comme activité collective (pp. 193-244) et, enfin, à la construction de la notoriété des évaluateurs (pp. 245-298). Voulant faire de la gastronomie un objet sociologique à part entière, l’auteure rappelle dans l’introduction que ce sont les discours sur la gastronomie qui contribuent à rendre public un moment initialement privé et viennent objectiver une expérience subjective. Ce faisant, ils intellectualisent une pratique hédonique d’amateurs et font de la gastronomie comme pratique culturelle : « C’est donc de la conjonction de l’esthétisation de la consommation alimentaire et de la marchandisation de la haute cuisine (naissance du restaurant) que naissent la gastronomie comme singularité et le journalisme gastronomique comme dispositif d’intermédiation symbolique et marchande de cette singularité » (p. 11). Les médias sont ici envisagés comme des dispositifs d’intermédiation marchande qui, au sein du monde de la gastronomie, font le lien entre producteurs et consommateurs : « L’ouvrage se consacre pour l’essentiel à la compréhension des processus de construction de l’information gastronomique dans le cadre des médias dits traditionnels (presse nationale, radio, télévision) » (p. 21).

4Dans le chapitre 1, Sidonie Naulin s’intéresse aux mondes sociaux de la gastronomie par le prisme du magazine Cuisine et Vins de France. Ce choix de terrain possède bien des vertus heuristiques car il « permet de mettre au jour les différentes conceptions du “bien manger” et du “bien cuisiner” qui se sont succédées au cours de la seconde moitié du xxe siècle » (p. 26). Le discours gastronomique apparaît à la fois comme une déclinaison du discours politique identitaire (le régionalisme culturel) et comme un outil de diffusion du changement au service d’intérêts politico-économiques (dans la veine du régionalisme économique). À l’origine, lorsqu’il apparaît dans la première moitié du XXe siècle l’amateurisme gastronomique reste un principe fédérateur du magazine Cuisine et Vins de France qui se différencie fortement des canons journalistiques en vigueur à l’époque. L’ambition affirmée de ce magazine aux alentours des années 1950 était de contribuer à l’éducation des cuisinières du quotidien et aux ménagères. La cuisine présentée est simple, pour débutantes, sans grande technicité. Au fil des années, on assiste aux prémisses de la professionnalisation des journalistes gastronomiques mais tout n’est pas pour autant parfait, tant s’en faut : « La professionnalistion des journalistes gastronomiques entendue comme le respect de règles déontologiques (neutralité, objectivité, indépendance), est encore loin d’être complétement achevée » (p. 38). Certains critiques font des jugements dithyrambiques tout en affichant l’amitié qui les lie aux restaurateurs. Dans les années 1980, le changement d’orientation du magazine correspond à une transformation du lectorat qui n’est plus la femme « qui s’occupe de la cuisine domestique mais un consommateur pour qui la cuisine est une culture cultivée et un moyen de distinction » (p. 44).

5Le magazine Cuisine et Vins de France apparaît comme un dispositif d’intermédiation permettant de mettre en forme différents rapports culturels avec la cuisine. Dans le chapitre 3, Sidonie Naulin propose un voyage aux marges du journalisme gastronomique en s’intéressant aux cas des blogueurs culinaires qui prouvent, par la notoriété et la popularité de leurs différents blogs. Cela prouve en l’état que les discours sur la cuisine et la gastronomie ne sont plus seulement l’apanage de journalistes professionnels, et que des consommateurs lambda peuvent formuler avis, remarques, conseils et commentaires sur des espaces numériques au même titre que des professionnels. Essentiellement dédiés au partage de recettes et d’expériences autour des dites recettes : « La figure du blogueur [culinaire] interroge donc la frontière traditionnelle entre l’usager des médias consommant les productions journalistiques pour alimenter sa passion et le producteur à l’origine d’un produit diffusé » (p. 90).

6Les blogueurs culinaires (à l’instar des journalistes culinaires) sont essentiellement des femmes, souvent mères de jeunes enfants, entre 30 et 44 ans. Comme l’écrit très justement Patrice Flichy que cite Sidonie Naulin « ce qui distingue l’amateur du professionnel, c’est moins sa plus faible compétence qu’une autre forme d’engagement dans les pratiques sociales. Ses activités ne dépendent pas de la contrainte d’un emploi ou d’une institution, mais de son choix. Il est guidé par l’émotion, la passion, l’attachement à des pratiques souvent partagées avec d’autres » (Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil, 2010, p. 12 cité par Sidonie Naulin, Des mots à la bouche. Le Journalisme gastronomique en France, op.cit., p. 95). Le blogueur culinaire est une figure inédite et à bien des égards singulière dans le monde de la critique gastronomique. En effet, le blog culinaire fait apparaître une forme nouvelle, à mi-chemin entre la prescription personnelle du réseau et la prescription impersonnelle de l’expert. Il s’agit d’une forme qui emprunte à la fois à la figure du chroniqueur (subjectivité), à celle du journaliste (interrogation sur la déontologie) sans pouvoir être réduite à l’une ou l’autre.

7Expliquant à juste titre que la profession de journaliste et/ou critique gastronomique est toujours en quête de stabilisation, de légitimation et de reconnaissance par les professionnels de l’information comme par le grand public, l’auteure de l’ouvrage Des mots à la bouche. Le journalisme gastronomique en France explique que le plus souvent, ce sont des rhétoriques identitaires qui sont à l’œuvre qui déterminent les bonnes manières de travailler. Dans la conclusion de l’ouvrage, Sidonie Naulin rappelle fort à propos que le journalisme gastronomique – né au XIXe siècle au moment où la haute cuisine devient un bien marchand avec l’apparition des restaurants – remplit une double fonction d’orientation et d’éducation des nouveaux consommateurs : « Il se présente d’emblée dans sa double fonction de dispositif d’intermédiation marchande (orientation de consommateurs face à des biens singuliers) et culturelle (définition, par la qualification et la labellisation de la singularité des biens) » (pp. 299-300). La critique gastronomique pose la question de la performativité du travail journalistique car une bonne critique, une bonne recommandation sur un guide ou un site tel Trip Advisor ou La Fourchette orientent considérablement les pratiques de consommation des futurs clients et déterminent la réputation des bonnes tables et des restaurants à fréquenter. Ou la preuve s’il en fallait une de l’alliance efficace entre information et économie.

8Par la solidité de son ancrage théorique, par la pertinence de son approche méthodologique (enquête au long cours mêlée d’entretiens, d’observations participantes, d’études d’archives et d’analyse de données quantitatives) et par le point de vue sociologique pénétrant qu’il développe, l’ouvrage de Sidonie Naulin, remarquable de clarté et de profondeur historique, constitue à n’en pas douter une lecture savoureuse, gourmande, incarnée qui ravira tous les chercheurs qui s’intéressent à la gastronomie sous l’angle innovant du discours journalistique spécialisé.

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