1Ce volume rassemble les actes de deux journées d’études transdisciplinaires organisées à Metz, en novembre 2016. Il prend pour principal terrain la poésie, la création et l’art dans l’Est de la France et en priorité dans le département de la Moselle. Il retient pour fil directeur les paysages abordés dans ce qu’ils ont d’inquiet, d’étrange, de transgressif ou de bouleversant. Ces paysages sont analysés dans trois dimensions principales : l’aspect nature, l’approche culturelle, enfin les images mentales produites, en lien avec l’évocation de l’Est qui fut tant traversé et laminé par les trois guerres franco-allemandes. Plus près de nous, ce territoire fut également soumis au séisme créé par la désindustrialisation (deuil des usines, effet de beigne dans le cœur des villes mono-industrielles, réaffectation des locaux et plus souvent encore tabula rasa et déni du passé (Je suggère qu’un renvoi soit proposé en direction du récent livre de notre collègue Pascal Raggi, 2019, La désindustrialisation de la Lorraine du fer, Paris, Classiques Garnier, 506 p.). C’était aussi sans compter avec le livre blanc de Défense qui rendait obsolètes maintes implantations militaires délaissées, abandonnées, effondrées. Ainsi, Metz eut à gérer quelques 700 ha. de friches militaires, la contrainte devenant vite un atout pour un projet métropolitain ambitieux. Traces, cicatrices et souvenirs des conflits et du brutal virage industriel étaient au cœur de ces rencontres. Des chercheurs venus d’horizons divers (historiens, plasticiens, artistes, cinéastes, critiques d’art, spécialistes d’esthétique, géographes, psychologues) ont fait aboutir ce projet original, l’association de l’étrange et du paysage relevant plutôt d’un chemin de traverse peu emprunté. Les contributeurs sont majoritairement jeunes (doctorants, jeunes docteurs, ATER) et n’ont pas ou peu été baignés par la nostalgie qui peut animer les témoins des Trente Glorieuses.
2Évoquer en premier les paysages culturels relève d’un choix significatif, celui de prioriser l’image, la représentation par rapport à la réalité reléguée en second. Ici, la posture culturelle balaie l’épaisseur du temps, la filmographie, le récit en souffrance de censure. Le paysage est intriqué au lieu, au temps, au legs mémoriel. L’historien Laurent Commaille voit dans les lieux de combat un immense palimpseste, avec un sol mosellan « profondément marqué, entaillé, creusé, modelé » (p. 22) par les effets d’une sur militarisation étalée sur plusieurs siècles, qui alla en s’accentuant et culmina entre 1871 et 1945, avec en prime l’immense cicatrice du front et ses paysages de guerre ou polémopaysages (Je suggère de faire référence à Bergerat F. (dir.), 2018, 14-18, la terre et le feu. Paris, co-édition AGBP-COFRHIGEO-SGN, mémoire hors-série de l’AGPB, 480 p.)(Meuse, Vosges) et les cimetières militaires, nécropoles. Elodie Valkauskas évoque l’œuvre du cinéaste et transfuge Jean-Marie Straub qualifié d’anarchiste et antimilitariste (p. 54). Ce témoin de la Nouvelle Vague fuit en Allemagne après 1958 pour échapper à la conscription. Connu et reconnu pour son film Lothringen (1994), il croise le territoire mosellan et le roman Colette Baudoche de Barrès (1909). Pour lui, « le film nait d’un lieu » (p. 59). La démarche anthropologique retenue par Anthony Rescigno revient sur le drame des 105 jours du siège de Forbach (29 novembre 1944 au 15 mars 1945), avec 120 personnes tuées sous les bombardements. Pour lui, les impacts d’obus conservés sur la façade de l’église Saint-Rémi de cette ville sont « une matière quasi-vivante » (p. 35) relevant d’une démarche d’actualisation du passé. Ciryelle Lévêque s’interroge sur les formes d’effacement comme actes de résistance face à la germanisation systématique imposée par le Gauleiter Bürckel. Elle exhume la sourde révolte lue dans le vide graphique des courriers censurés, restitués avec caches et filtres.
3Les paysages naturels sont traités dans cinq communications exploitant des mots entrant dans le registre de la peur et de l’étrange. D’ordinaire le paysage relève plutôt du giron affectif et de l’aménité, ce qui renvoie au bien-être. Or ici, on retrouve les mots dédale, polémopaysage, paysage macabre, etc. D’abord deux propos sur les traces et empilements d’objets de défense. Aurélie Michel entre dans ce sujet par « le biais d’une exploitation plastique des architectures militaires » (p. 65), en particulier les toits des batteries cuirassées, les « plis, craquèlements et remous de l matière » (p. 68). Elle renouvelle le regard sur ces constructions empilées, enfouies (profonds dédales de béton), avec « le feuilletage des ouvrages fortifiés » (p. 69) superposés quand l’évolution de l’armement imposait de s’adapter à la puissance croissante des tirs. Les géographes Anne et Denis Mathis questionnent le même objet, mais par l’entrée de l’aménagement, les choix à faire pour protéger, garder en mémoire, faire vivre et évoluer ces lieux où l’Armée s’est récemment largement désengagée. Claire Lahuerta relate un épisode macabre du siège de Metz, quand les troupes du maréchal Bazaine ont été encerclées en 1870, avec l’équarrissage des chevaux épuisés, enterrés sur l’ile du Saulcy aujourd’hui occupée par le campus. Bruno Trentini s’interroge sur l’étrangeté comme vecteur de sensibilité historique, comme catégorie esthétique « rugueuse » (p. 99). Il s’appuie sur l’œuvre de la photographe Paola de Pietri. Enfin, Luc Schicharin tente un lien entre les houillères et l’art contemporain, évoquant la poïétique de la création, autrement dit l’étude des potentialités inscrites dans une situation donnée afin de déboucher sur une invention artistique neuve. Ici, il s’agit de l’utilisation des archives familiales. Son objectif est de développer une approche sensible évoquant la vie des charbonnages, le quotidien des hommes qui assuraient la « bataille du charbon » au cours de la période de la reconstruction, quand la houille était le « pain » de l’industrie. Les travaux plastiques du chercheur oscillent entre le paysage réel et imaginé des HBL, « à partir d’images, de matériaux et d’objets du passé réactualisés » (p. 116).
4La dernière partie concerne les paysages mentaux. Marie-Aimée Lebreton rapproche l’étrange et le récit de guerre dans l’œuvre Ceux de 14 de Maurice Genevoix (1890-1980). Ce recueil rassemblé en 1949 fonctionna avec une écriture à la fois « métaphorique, poétique et cependant réaliste » (p. 142), le héros dénommé Porchon étant dans la filiation du chef troyen Hector. Son régime lexical est « fondé sur des oxymores, couples expressifs obtenus par l’usage répété de l’antithèse » (p. 144), par exemple les obscures clartés évoquées par Pierre Corneille. Eliane Chiron sort du territoire évoqué pour aller à Tunis. Son approche autopoïétique part d’une récente vidéo tournée dans cette ville. Ce document intitulé « La guerre que je n’ai pas connue » est une réflexion sur la violence résumée dans la main d’une fillette qui saisit un barbelé posé sur l’avenue Bourguiba, l’auteur qualifiant ces barrages de « signes graphiques hérissés » (p. 137). Succède l’interrogation de Suzanne Müller. À la fois allemande, lorraine de cœur et collègue au sein de l’UL, cette psychologue traite de l’inquiétante familiarité de la Moselle à ses yeux, développant l’oxymore du dehors familier, l’étrangéité (Unheimlichkeit) ou « inquiétante familiarité » (p. 125) associée aux travaux de Freud. Pour clore ce volume, le témoignage de Philippe Wilmouth, président d’Ascomémo et animateur de l’Espace-Mémoire implanté à Hagondange. Le lieu a été conçu pour se souvenir de la Moselle et de ses habitants trop souvent broyés dans le malström de la période 1939-1945. Ce travail fut difficile à mener tant la mémoire locale reste encore « éclatée, non consensuelle et non ancrée dans l’Histoire de France » (p. 151).
5Ce florilège de travaux réunis dans un livre court mais tonique, prolifique par les idées créatives qu’il expose, donne une image renouvelée de la France de l’Est et tout particulièrement de la Moselle. L’initiative de faire se rencontrer plasticiens, cinéastes et chercheurs issus d’autres disciplines accordant une place au sensible et à la mémoire dans leurs recherches est une démarche heureuse. Cette tentative est à renouveler. Les notions de traces et mémoire en sortent à juste titre modifiées, mises en valeur.