1L’auteure de l’ouvrage, Sherry Turkle, est professeure en études sociales des sciences et technologies au Massachusetts Institute of Technology, où elle a passé les 30 dernières années de sa carrière à analyser la psychologie des individus et l’impact des technologies sur leurs identités et leurs habitudes.
2Elle est déjà l’auteure d’une série d’ouvrages sur la technologie et son impact sur soi et l’autre, débutée avec The Second Self. Computers and the Human Spirit (New York, Simon & Schuster, 1984). Largement fondé sur des entretiens avec des enfants, collégiens, ingénieurs, spécialistes de l’intelligence artificielle, pirates informatiques et utilisateurs des ordinateurs personnels (PC users), celui-ci met au jour de nouvelles opinions et idées sur les émotions humaines, les mémoires et la prise de conscience de soi et de l’autre dans les espaces virtuels. En 1995, elle publie Life on the Screen. Identity in the Age of Internet (New York, Simon & Schuster), qui porte sur la réévaluation de l’identité de soi à l’ère du numérique. Sherry Turkle y décrit les tendances de la conception des ordinateurs, les interfaces et les icônes qui commencent à paraître. Elle y traite également de l’intelligence artificielle, des environnements virtuels et des changements dramatiques sur la vision de soi, de l’autre, de la machine et du monde auxquels ils ont donné lieu. En 2011, Alone Together. Why We Expect More from Technology and Less From Each Other (New York, Basic) voit le jour. Pour le rédiger, elle s’est encore une fois appuyée sur des analyses de centaines d’entretiens. Elle y décrit les nouvelles relations troublantes entre les amis, les amoureux, les parents et les enfants, à cause de l’utilisation des avatars et des fausses identités et la communauté et l’intimité lors des échanges virtuels. Il en résulte selon elle une solitude qui confond les tweets et posts sur les réseaux socio-numériques avec la communication authentique, donc réelle.
3Le dernier ouvrage, dont il est ici question, Reclaiming Conversation. The Power of Talk in a Digital Age, constitue une recherche minutieuse. Comme dans ses précédentes publications, l’auteure analyse en profondeur un nombre considérable d’interviews réalisées auprès d’enfants, d’adolescents, de collégiens et d’adultes. Ici, Sherry Turkle développe les arguments déjà analysés dans son livre de 2012. Elle affirme que, de nos jours, le problème est que les gens sont fascinés par la technologie numérique ; très attachés à leurs gadgets – notamment les smartphones et tablettes –, ils assimilent faussement la connectivité au progrès. Dans son introduction (pp. 4-7), l’auteure prévoit la mort de la conversation, bien que l’on reste always on lors des interactions virtuelles. Elle accuse en quelque sorte la virtualité d’être la cause principale de la diminution de l’empathie dans les sociétés.
4Dès la table des matières, on trouve une citation d’Henry D. Thoreau : « J’avais trois chaises [chairs] à la maison ; la première pour ma solitude, la deuxième pour les amis, la troisième pour la société » (reprise p. 4, nous traduisons). Sherry Turkle utilise cette citation comme cadre pour l’organisation de son livre, divisé en six sections : « The Case for Conversation », « One Chair », « Two Chairs », « Three Chairs », « The Path Forward », « A Fourth Chair ».
5Pour mieux comprendre les raisons de cette utilisation, il faut renvoyer au livre d’Henry D. Thoreau intitulé Walden ; or, Life in the Woods (Virginia, R. F. Sayre, 1985 [1854]). L’auteur y raconte son expérience lorsqu’il a vécu, seul, dans les bois du Massachusetts dans une cabane construite par lui-même. Il s’y nourrissait de fruits et légumes cultivés par ses propres efforts, il lisait, écrivait et « nouait des relations » avec des animaux sauvages, des oiseaux, des poissons et y accueillait également des visiteurs occasionnels venant de la ville. C’est dans la section six (« Visitors ») qu’il évoque les trois chaises, comme il nous l’explique (p. 135) : « Quand j’avais un nombre important de visiteurs, il y avait toujours la troisième chaise pour eux tous. Mais, pour économiser l’espace de la chambre, ils préféraient rester debout. C’est étonnant de se rendre compte combien une petite maison comme la mienne pourrait contenir un nombre important d’hommes et femmes. Une fois, j’avais compté 25 ou 30 âmes, avec leurs corps, sous mon toit. Et souvent à l’issu de leur visite, on ne se rendait pas compte qu’on était vraiment proches, l’un de l’autre. L’inconvénient dont j’étais témoin dans une petite maison pareille, c’était la difficulté d’avoir de la distance entre moi et mes visiteurs, notamment lorsqu’on émettait des pensées à vive voix. Tu as besoin d’une chambre pour que tes pensées naviguent une ou deux fois avant de débarquer sur leur Havre… Cependant, ma chambre préférée était my withdrawing room, toujours prête à m’accueillir et dans laquelle le soleil jetait rarement ses rayons. C’était la forêt de pins qui se trouvait juste derrière ma cabane » (nous traduisons). Cette forêt-refuge d’Henry D. Thoreau peut être considérée comme la quatrième chaise dont il avait besoin. Pour Sherry Turkle, cette quatrième chaise est encore absente pour la société, mais elle sait qu’elle est virtuelle et que son arrivée est imminente : c’est l’ère de l’intelligence artificielle via laquelle on converse, désormais, avec les machines. Une ère où la solitude et l’anxiété humaine occupent une part de plus en plus importante dans notre routine quotidienne, et dont Turkle nous parle dans la première section de son livre, The Case for Conversation. C’est dans cet esprit qu’elle met en lumière nos passions pour les nouvelles technologies (smartphones et tablettes, p. 20), tout en soulignant l’absence croissante des conversations face à face. Elle croit également que la conversation est la pierre angulaire de l’empathie. Elle affirme que cette conversation est un effort humain qui vise à atteindre les meilleurs résultats, notamment dans l’éducation (p. 40).
6En continuité avec cette ligne, Sherry Turkle met l’accent – notamment dans les deuxième, troisième et quatrième sections – sur les effets secondaires (the side effects) des technologies et des avatars dont on fait de plus en plus usage. Selon elle, toute utilisation des nouvelles technologies, notamment des tablettes, des smartphones et des réseaux socio-numériques, aurait des conséquences importantes sur soi et l’autre, menaçant les vraies conversations humaines. L’auteure va encore plus loin avec ses analyses sur les e-outils. Dans la cinquième section, (« The Path Forward »), elle évoque une étude de cas réalisée au sein d’un groupe d’adolescents lors d’un camping. Elle leur a demandé d’essayer d’abandonner leurs smartphones et tout autre gadget électronique et de tout simplement converser. Au début, les jeunes gens étaient mal à l’aise et cherchaient à récupérer leurs appareils. Mais, au bout de quelques jours, ils ont trouvé une certaine empathie entre eux. Un sentiment humain a gagné du terrain et des conversations face à face ont eu lieu (pp. 360-400). Pour Sherry Turkle, cette étude montre l’omniprésence des technologies dans la routine quotidienne. Nous sommes en quelque sorte soumis à nos petits écrans ; ces derniers capturent notre attention, nous rendent esclaves et créent, en définitive, des mondes parallèles loin de toute existence physique.
7Les technologies nous isolent les uns des autres. C’est l’idée principale de la sixième et dernière section de l’ouvrage (« A Fourth Chair »). De nos jours, l’usage des e-outils est incorporé dans la vie quotidienne. On lutte pour mener une conversation avec l’autre. Le soi est de plus de plus éloigné de la vie réelle. La virtualité ramène vers des horizons non expérimentés auparavant. Elle éloigne d’une réflexion sur soi, sur l’autre et sur le monde dans lequel nous vivons (p. 400). La technologie réduit au silence et nous a guéris, d’une certaine manière, de toute sorte de conversation. Ces silences, notamment lors de la présence des enfants, ont causé des problèmes psychologiques graves chez certains d’entre eux. L’empathie a diminué à la maison, au travail et dans toute notre vie. L’auteur nous donne le remède : converser, tout simplement. Nous sommes actuellement victimes d’une relation conflictuelle entre les forces technoscientifiques qui détruisent notre milieu de vie et celles qui nous la sauvent. Selon l’auteure, un usage sain des nouvelles technologies donnerait à l’humanité l’opportunité d’émerger et de meilleures conditions de vie. Pour ce faire, nous aurions besoin d’un pacte éthique humain qui aiderait à mieux comprendre la nature de soi et la nécessité de l’autre pour trouver un partenariat idéal, servi par la technologie, et non l’inverse. En conclusion, l’ouvrage est un recueil intéressant d’entretiens et d’analyses. Malgré quelques répétitions dans certaines parties, notamment dans les sections deux, trois et quatre, l’auteure a réussi à analyser en profondeur les problématiques actuelles liées à l’usage addictif des technologies et l’impact de ces dernières sur les échanges humains.