1 L’ouvrage est le deuxième d’une collection ouverte en 2017 par un texte de Pierre Brunel (Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud. Un texte, une voix). Dans le présent livre, Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique à l’Université libre de Bruxelles – et auteure, notamment, de L’Homme rhétorique (Paris, Éd. Le Cerf, 2013) – aborde la question de l’utopie et de la prophétie à la suite de ses études sur la place rhétorique de l’utopie dans les chartes et déclaration. Ici c’est sur un tout autre texte qu’elle s’appuie puisqu’il s’agit du poème de Paul Celan « Mandorla » – poème court et énigmatique – dont le texte original et une traduction de Marc Dominicy, suivie d’une note concernant la traduction de certains termes, sont présentés (pp. 13-15). En annexe y figure également une analyse métrique du poème par Marc Dominicy (pp. 79-88).
2 Avec la lecture de ce texte, l’auteure veut, après avoir, sur le fond d’un regard sur la métrique du poème, attiré notre attention sur sa dimension de comptine « hors du temps » (p. 23), nous amener à l’« épreuve de la prophétie » en entendant dans le dernier vers du poème « Amande vide, bleu roi », une « autre voix » (p. 22), qui, ayant le caractère d’une prosopopée, est liée à la tradition hébraïque de la « voix du ciel » (p. 27). Les deux derniers vers sont, selon l’auteure un exemple du conseil d’Aristote : « Il faut préférer l’impossible vraisemblable au possible non persuasif » (pp. 29-30). Leur diction par Paul Celan dans les enregistrements que nous possédons (p. 28) en révèle le caractère solennel. Ils articulent le désespoir tragique – que le temps de comptine du poème renforce – et son dépassement et cette articulation est au cœur des analyses de l’épreuve prophétique proposée par l’auteure.
3 Le poème, selon Paul Celan « veut aller vers un autre » (Le Méridien, cité par Emmanuelle Danblon, p. 31) ; il incite au dialogue, lequel nous renvoie à un sens intérieur dont l’image de l’amande et du Roi caché en celle-ci. Sans suivre l’ordre du poème, l’auteure propose un parcours de l’extérieur vers l’intérieur, de l’amande (p. 33) au Roi (pp. 45-50) en passant par l’œil apparaissant au vers 9 – ou le regard – (pp. 32-38) et le Rien (pp. 38-45). Les thèmes de l’œil et du regard attirent d’abord l’attention de l’auteure, qui s’appuie à la fois sur des études historiques et neurologiques. En ce qui concerne le regard, l’accent est mis sur la manière dont celui-ci conduit à l’attention et à la fantasia, à la formation des images, aux techniques de visualisation et, à partir de là, à la capacité fictionnelle et au primat de la fiction dans la perception (p. 35). Œil et regard nous renvoient donc non seulement à une passivité, mais à une potentialité directement signifiante qui supporte le regard. Le Rien, entendu notamment via la théorie juive du Tsimtsoum (contraction) – « place vacante » (p. 38) laissée par le Retrait de Dieu au sein de sa création –, apparaît comme premier ; il est le lieu de la méditation par rapport auquel la lumière sera seconde en même temps qu’elle sera le milieu de la poésie – au travers de l’« obscurité » – comme « fait linguistique » (p. 44). C’est par ce contexte que se comprend la figure du Roi, « Dieu, bien sûr, mais […] aussi le noyau intime de chacun, le “Soi”, que la poésie contribue à faire sentir » (p. 45). Dans une sorte de grand écart, l’auteure convoque la tradition antique égyptienne (p. 46), des références ésotériques (Karlfried Graf Dürckheim, p. 47) et les neurosciences (pp. 47-48) pour asseoir l’idée d’un sens intérieur symbolisée par la figure du Roi, elle-même rapprochée, non de la figure du Messie, mais de la figure du Juste dans la tradition, décalage qui joue un rôle essentiel quant à la manière dont le poème de Paul Celan nous conduit, par son obscurité comme par son sens, à l’épreuve de la prophétie.
4 Le chapitre suivant fait fond sur le clair-obscur articulé dans les deux derniers vers du poème – « figurer la crudité du réel, pour la couvrir ensuite du voile pudique de l’espérance » (p. 51) pour introduire au clair-obscur de l’utopie. Il ne s’agit cependant pas de l’utopie idolâtre, mais de celle issue de la « résistance imaginative » (p. 53), et qui doit s’articuler avec l’exigence de « ruser avec le réel » (p. 54). Cette ruse implique un récit dystopique – c’est ici qu’Emmanuelle Danblon fait le lien avec ses études antérieures sur la rhétorique des chartes – mais qui doit être distingué des démarches mémorielles pour s’orienter vers l’utopie (pp. 55-56), et c’est précisément ce à quoi invite la lecture du poème de Paul Celan, notamment en nous faisant faire l’épreuve de cette distance qui ruse avec le réel et qui rend possible l’utopie. Cette épreuve passe par le changement dans le poème des points de vue, du point de vue égocentré au point de vue allocentré en passant par le point de vue hétérocentré, concepts issus notamment des travaux de Pierre Berthoz (pp. 57-58). C’est la dimension allocentrée, le point de vue de l’au-delà de l’humain qui est ici essentiel. Ce point de vue conjoint plusieurs déterminations hétérogènes essentielles pour l’articulation, d’une part, de la limitation des modalités du possible et de l’impossible pour rendre compte de l’utopie, d’autre part, d’un certain usage de la catégorie du vraisemblable qui introduit à l’épreuve de la dimension prophétique.
5 Le retour à la dimension prophétique tient son enjeu de sa disqualification sous les coups de la sécularisation qui en avait rendu l’épreuve difficile, sinon impossible. « Mandorla » est une occasion de renouer avec l’exercice de l’imagination prophétique et utopique, en s’appuyant sur certaines découvertes des neurosciences et de leur étude de la fonction imaginative, et la manière dont le poème la met en œuvre en invitant à l’interprétation des images qu’il déploie et notamment celle du Roi dans l’amande. Dans ce cadre, la dimension interprétative joue un rôle important pour échapper à la rationalisation et à l’obscurantisme et permettre à l’utopie une vraisemblance prophétique au cœur de l’obscurité tout comme le Roi dans l’amande.
6 Vu la diversité des références – depuis l’Égypte ancienne jusqu’aux neurosciences – et les perspectives convoquées, l’ouvrage peut surprendre au premier abord. Il fascine également, dans la manière dont il nous conduit, grâce aux références qu’il comporte et aux analyses qu’il propose, à écouter Mandorla, à en proposer une interprétation suggestive, notamment dans l’articulation de l’obscurité et de la lumière, du prophétique et de l’utopie dans son contraste avec le tout mémoriel. La voix prophétique prend ici la figure d’un chuchotement de l’utopie, une voix à notre oreille, face aux cris du monde.