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Article de revue

L’acte est le portrait du désir

Pages 125 à 132

Notes

  • [1]
    L’écriture dite numérique, qui peut passer pour la réalisation de la combinatoire rêvée par Leibniz, va à l’encontre de la possibilité du rébus. De ce fait, elle fixe une signification conventionnelle, c’est-à-dire dictée par un algorithme (incarnation des « mots gelés » évoqués par Rabelais) qui, à terme, menace de destruction la liberté de parole, c’est-à-dire ses trébuchements, ou interstices à travers lesquels l’inconscient se fait entendre. L’écriture maya, au contraire, paradigme de toute écriture (à l’exception de la numérique), donne à voir la contingence de la signification par le maintien de la barre entre signifiant et signifié ou entre un bouquet de glyphes et une seule syllabe. Sur ce point, je souhaite qu’on puisse lire une note de Marie-Jean Sauret sur l’écriture numérique dans le numéro 44 de Psychanalyse Yetu.
  • [2]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 12.
  • [3]
    J. Lacan, « Séminaire sur “La lettre volée” », dans Écrits, op. cit.
  • [4]
    Il s’agit de John Wilkins, évêque anglais du xviie siècle.
  • [5]
    Ce Yad’lun ne résulterait-il pas d’un prendre acte de la phrase, que Freud pose comme inaccessible à la conscience, « je suis battu(e) par le père » ? Le père ainsi visé est l’agent de la castration, soit le père réel. Quand un analysant se découvre être le « je » de cette phrase, il ne s’agit donc pas ni exactement d’un franchissement du fantasme, ni d’un démontage, ni d’une prise de conscience. La conséquence de cette découverte annule l’opposition ontologique et théologique entre « quelque chose » et « rien », puisque « rien » n’est qu’une implication du « quelque chose ». Je retiens plutôt le terme initial de traversée, puisque, sur l’autre rive, l’analysant se trouve irréversiblement séparé de la tentation, nourricière du fantasme, d’analyser le désir du père. Dans les termes de Lacan, c’est une passe de l’Autre en tant que moins-Un à l’Un, ou encore la vérification dans le corps que l’Autre de l’Autre n’existe pas.
    Une autre question se profile : dès lors que le désir du père réel est acté comme non analysable, sa fonction d’exception ne se trouve-t-elle pas relever (côté droit des formules de la sexuation) d’une incertitude ? La position d’une femme, hors la loi, qui la contient pourtant, n’explique-t-elle pas à cet égard la dissymétrie des deux sexes dans la sexuation par rapport à la fonction d’exception du père réel ?
  • [6]
    J. Lacan, « Séminaire sur “La lettre volée” », art. cit.
  • [7]
    Je rappelle que Marx, dans Le capital, définit l’argent comme « équivalent général ».
  • [8]
    Dans les Écrits, « dessein », dans la deuxième occurrence de la citation, est remplacé par « destin ». De quel genre de coquille s’agit-il ?
  • [9]
    Je ne vise en rien la récitation ou la déclamation du poème qui ajoute à l’écrit le scandé de la musique.

1Je ne commenterai ce titre que sur un point : un portrait est censé donner figure à une pièce originale, humaine en général ; cette définition est assez fruste, dès lors qu’on remarque que, dans une tradition picturale avérée, un « modèle » est requis pour venir tenir lieu, comme mot de passe, entre l’original ainsi forclos, à l’insu même du peintre, et la peinture. L’original, s’il existe, est toujours introuvable, exactement comme le désir, tant qu’il n’est pas acté. J’ajouterai que, dans le rêve, le désir n’est pas acté, mais que son portrait est créé : c’est l’accomplissement de souhait, « enfant de la nuit ».

2Selon Lacan, le langage est un mauvais outil, et un outil, quel qu’il soit, n’est jamais dédiable (c’est bien le cas d’user de ce mot !) à la pulsion. Autre que le langage est l’écriture, qui ne vise pas à décalquer tel ou tel signifié, mais à le remplacer, en le dotant d’une existence indépendante. L’écriture maya me semble propice à éclairer ce que je veux dire. Ce qui a rendu cette écriture difficilement déchiffrable, c’est qu’elle comprend environ 800 glyphes et que, du coup, on pensait qu’elle ne pouvait être ni alphabétique ni syllabique (les écritures connues de ces deux catégories présentant beaucoup moins de caractères). Or, si elle comporte bien des logogrammes (ou idéogrammes) pour les noms propres, les jours, les couleurs, etc., elle est en grande partie syllabique pour le reste. C’est ce qu’a découvert dans les années 1950 le linguiste soviétique Knorozov. Celui-ci, par une ruse de l’histoire, s’est appuyé pour formuler son intuition sur un « abécédaire » fabriqué au xvie siècle par un franciscain, Diego de Landa, qui fut en même temps un massacreur impitoyable des prêtres mayas, un destructeur implacable de toutes les productions culturelles mayas (on a heureusement découvert au fil des ans quatre codex mayas, textes écrits sur du papyrus).

3À cause de la guerre froide, la théorie de Knorozov fut d’abord rejetée, mais à la fin du siècle dernier David Stuart la reprit et développa le déchiffrement engagé. Il découvrit notamment qu’un son ou une syllabe peut être mis sous cinq, huit ou dix formes différentes. De surcroît, outre la pluralité des formes d’une même syllabe, d’autres formes existent en fonction de la place, suffixe ou préfixe, que la syllabe occupe dans le mot écrit. C’est la raison pour laquelle cette écriture a été qualifiée d’écriture de rébus, ce qui peut être dit cependant de toute écriture [1]. Non seulement donc il n’y a pas d’Abbildung, de reflet, terme utilisé par Wittgenstein, entre le mot et la chose, mais il n’y a pas plus d’Abbildung entre le mot et la lettre.

1

4Je vais tenter d’examiner s’il y a une corrélation entre ce constat que je fais concernant l’écriture et ce que Lacan écrit dans son Séminaire sur « La Lettre volée » (« purloined ») sur la féminisation qu’opère la détention de la lettre, avec l’équivoque entre caractère et épistole, sachant que le contenu de la lettre, son message, n’entre à aucun moment en ligne de compte dans cette féminisation. Bien entendu, nous pouvons retenir d’emblée que la féminisation est équivalente à une non-prise en considération de la signification.

5Je rappelle que la fiction dont il est question dans cet écrit de 1956 est un conte d’Edgar Poe, dans lequel intervient le détective Dupin. Voici l’épure du drame, constitué par deux scènes, la première dite originaire par Lacan, la seconde étant sa répétition. L’objectif de Lacan est de démontrer, je cite, « la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d’un signifiant [2] ». Les deux scènes donc.

6La Reine reçoit une lettre. Le Roi entre, et l’embarras dont témoigne la Reine qui tente de dissimuler la lettre en la retournant nous indique que son contenu, s’il était connu du Roi, compromettrait « son honneur et sa sécurité ». À ce moment, entre, sur les pas du Roi, le ministre, qui se rend compte du manège de la Reine et substitue à la lettre une lettre quelconque. La Reine s’en aperçoit, mais ne peut rien dire sous peine de se trahir. Elle ne peut que froisser la lettre laissée par le ministre, et la jeter. Fin de la première scène.

7La seconde est sa répétition. La Reine a demandé à la police de perquisitionner chez le ministre en son absence afin de récupérer la lettre volée, mais la police ne trouve rien et fait appel à Dupin, l’inégalable détective. Celui-ci visite donc les appartements du ministre, très vite aperçoit au-dessus de la cheminée une lettre qui semble à l’abandon et sait d’emblée qu’il s’agit de la lettre volée. Il s’en saisit, et la remplace par un billet où il écrit :

8

« … Un dessein si funeste
S’il n’est digne d’Atrée est digne de Thyeste. »

9Lacan fait alors référence à son écrit « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » pour articuler, dans cette succession de scènes, trois moments et trois regards. Je cite :

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« Le premier est d’un regard qui ne voit rien : c’est le Roi, et c’est la police.
Le second d’un regard qui voit que le premier ne voit rien et se leurre d’en voir couvert ce qu’il cache : c’est la Reine, puis c’est le ministre.
Le troisième qui de ces deux regards voit qu’ils laissent ce qui est à cacher à découvert pour qui voudra s’en emparer : c’est le ministre, et c’est Dupin enfin [3]. »

11Une action se répète donc, d’une scène à l’autre, entre le Roi et la Reine, entre la Reine et le ministre, entre le ministre et Dupin, et c’est cette action que Lacan qualifie du terme freudien d’automatisme de répétition.

12Je passe allègrement, car je ne veux pas me laisser distraire, sur les considérations du meilleur aloi que Lacan tient à propos du langage, pour me focaliser sur une première ponctuation. Nous savons que le préfet de police a quadrillé les appartements du ministre d’une façon tellement serrée qu’il est impossible que la lettre ait pu y échapper, à moins d’être douée de nullibiquité, terme qu’on doit à l’évêque Wilkins [4].

13En ce point se situe une remarque de Lacan qui congrue, voire qui anticipe sur ce que j’ai entendu aborder en attirant votre attention sur l’écriture maya. On dit une lettre, ou la lettre, mais jamais de la lettre. Ce qui est indiqué ainsi, « c’est que le signifiant est unité d’être unique, n’étant de par sa nature symbole que d’une absence ». Il est déjà possible de faire résonner la portée de ce dire, à savoir que, en tant que lettre, le signifiant n’est pas divisible à l’infini ; il est unité, ou mieux monade, selon ce terme bizarre (odd) introduit par Leibniz comme un pavé dans l’ontologie. Ce terme pourrait d’ailleurs se voir conjugué avec le Yad’lun[5] de Lacan. Symbole d’une « absence », et non d’un signifié, quel qu’il soit. D’ores et déjà nous pouvons nous pencher sur la conclusion tirée par Lacan – je prolonge la citation : « Et c’est ainsi qu’on ne peut dire de la lettre volée qu’il faille qu’à l’instar des autres objets, elle soit ou ne soit pas quelque part, mais bien qu’à leur différence, elle sera et ne sera pas là où elle est, où qu’elle aille. »

14Ne nous laissons pas entraîner à comprendre trop vite. Notons plutôt d’abord que, si Lacan peut dire que la lettre n’est pas le symbole d’un signifié quelconque, mais d’une absence, nous pouvons le dire aussi de l’écriture maya, qui n’est pas le décalque d’un signifié, mais le symbole d’une absence de la parole. Si la parole était là, à quoi bon tous ces glyphes ? Mais cela ne suffit pas pour approuver l’affirmation de Lacan. Ajoutons alors ceci que, dans la fiction de Poe, la lettre, qui circule, n’est jamais la même : lettre présumée embarrassante, lettre quelconque chiffonnée, lettre maquillée par des graffitis, lettre manuscrite de Dupin. Rien du message n’est conservé. Ce que nous suivons dans son détour, c’est la lettre, jamais la même, et dont pourtant la détention va déterminer ce qu’il en est du sujet à partir de son rapport à cette détention : soit un imbécile, soit une femme ! Quant à la lettre, soit a letter, soit a litter

15Le point de départ de cette féminisation est à localiser dans le fait que la lettre qui est volée initialement par le ministre ne doit son importance qu’à trahir le pacte qui doit lier la Reine au Roi. Peu importe qu’il s’agisse d’une lettre d’amour ou de conspiration. C’est une lettre qui est décalée par rapport à la loi, voire hors la loi. La détention de la lettre, celle qui est, au départ, volée à la Reine, va marquer de son signe et le ministre et Dupin. Je cite une dernière fois :

16

« L’homme assez homme pour braver jusqu’au mépris l’ire redoutée de la femme, subit jusqu’à la métamorphose la malédiction du signe dont il l’a dépossédée.
Car ce signe est bien celui de la femme, pour ce qu’elle y fait valoir son être, en le fondant hors de la loi, qui la contient toujours, de par l’effet des origines, en position de signifiant, voire de fétiche [6]. »

17La fiction de Poe ne se termine cependant pas là, sur cette féminisation forcée. Qu’en est-il en effet du dernier détenteur de la lettre, le détective Dupin ? Lacan extrait deux épisodes du conte, pour finir de s’instruire des conséquences de ce parcours du signifiant. Le premier tient à la rétribution financière que Dupin réclame du préfet de police pour avoir retrouvé la lettre chez le ministre. Lacan considère cette demande de rétribution comme le moyen pour Dupin « de se retirer lui-même du circuit symbolique de la lettre ». Il souligne ainsi, c’est pour nous une indication précieuse, la fonction de l’argent dans ce retrait, à savoir qu’il est le « signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification [7] ». L’autre épisode est plus subtil à saisir et concerne la question : Dupin, maintenant détenteur de la lettre, et avant de la remettre à la police, peut-il échapper à la féminisation ? Non, répond Lacan : « Dupin, de la place où il est, ne peut se défendre contre celui qui interroge ainsi » – le ministre, en tant qu’il pose la question de l’effet de vie ou de mort produit par la passion du joueur qui veut savoir ce que livrera le hasard dans le jeté du dé –, ne peut se défendre donc « d’éprouver une rage de nature manifestement féminine ». En témoignent les vers hargneux que je vous ai cités : « Un dessein si funeste… » On sait qu’il s’agit d’une pièce écrite en 1707 par Crébillon père, dont l’épure est la suivante. Thyeste a volé la femme d’Atrée, et un enfant, Plisthène, naît, fils de Thyeste donc. Pour se venger, après nombre de péripéties, Atrée tue Plisthène et, sous prétexte d’un banquet de réconciliation avec son frère, fait manger à celui-ci la chair de son fils.

18Venons-en à tenter d’articuler le lien entre la féminisation et le désir « de la femme », dont je vous ai déjà rappelé le mathème proposé par Lacan dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », écrit de 1960. Voici ce mathème : Ⱥ(φ) – celui du désir « mâle » étant φ(a). Je note que la critique de Lagache par Lacan consiste à lui reprocher de traiter « les problèmes de l’assomption du sexe en termes de rôle ». Cela n’est pas sans nous inciter à la prudence quant à la théorie du genre. La critique de cette théorie par la droite, qui se refuse, non sans raison, à mettre au placard l’être de filiation, ne doit pas nous empêcher de nous demander si le genre n’est pas l’ultime moyen pour parfaire le discours capitaliste, en supprimant la fonction phallique Φ. Passons pour le moment. Quoi dire donc du « désir de la femme » ? Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est que, pour Lacan, tant la forme du désir mâle que celle du désir de la femme « nous mènent à cette fin de l’analyse dont Freud nous a légué dans la castration l’aporie ». Autrement dit : refus de la féminisation du côté mâle, penisneid du côté femme, ces deux issues sont déterminées dans la forme même du désir dans la sexuation. D’un côté comme de l’autre, ces deux formes du désir anticiperaient l’échec d’un dépassement de la castration – ce en quoi la théorie du genre peut-être, sous une forme faussée, serait l’indice du problème.

19Le mâle, si on se fie aux mathèmes, fonderait son désir sur une assomption de la castration ne comportant comme reste que le plus-de-jouir : je désire donc je suis. La femme, elle, fonderait son désir sur l’Autre barré (soit le père mort ou l’amant castré), sans renoncer au phallus imaginaire. On peut interpréter la « rage » comme la marque de ce constat que même la détention de la lettre ne saurait remplacer le non-accès au « je désire donc je suis » du côté femme. Mais n’est-ce pas un supplément qu’une femme ne puisse être Descartes ?

20Avec ces questions, on saisit combien la découverte du pas-tout de la castration déplace le problème, y compris et surtout quant à la conception qu’on peut avoir de la fin de l’analyse. Si vous me permettez, Dupin montre le chemin en écrivant sur la fausse lettre laissée au ministre la phrase de Crébillon père : « S’il n’est digne d’Atrée est digne de Thyeste ». Cette phrase, vous la trouverez dans la scène 5 de l’acte V. Je vous la cite en entier. C’est Atrée qui parle : « Quel qu’en soit le forfait, ce dessein si funeste / s’il n’est digne d’Atrée est digne de Thyeste [8]. » En déposant ces vers, Dupin identifie le ministre à Thyeste, et lui-même, dans sa rage, à Atrée. Dupin signifie par là au ministre qu’en trahissant la Reine, il mérite de se voir promis le sort affreux « digne » de Thyeste. Considérée ainsi cependant, l’explication n’est pas si probante, puisque, au départ, c’est la Reine elle-même qui a trahi le Roi et il serait donc plus cohérent d’identifier la Reine à la femme d’Atrée, Ærope, qui a trahi son Roi en le trompant avec Thyeste, le frère du Roi. C’est la Reine qui, en cachant la lettre au Roi, se trouve en position de féminisation originaire. Je serais donc enclin à dire que, si par cette citation Dupin se venge du ministre, c’est pour l’avoir, par son imbécillité, obligé à se saisir de la lettre volée et de se retrouver féminisé. « Féminisé », qu’est-ce à dire, sinon, comme l’a écrit Lacan, déjà cité, d’être un signifiant, voire un fétiche, qui se fonde « hors de la loi », tout en restant contenu en elle ?

21À ce niveau, la signification de la lettre n’intervient en rien – ce qui compte, c’est le fait qu’elle lui ait été adressée, à l’insu du Roi. C’est un fait clinique indéniable qu’une femme refusera de vous dire ceci ou cela, surtout si ce ceci ou cela est innocent, l’essentiel étant que son partenaire le sache.

22Mariage n’est pas filiation. À condition que le mariage soit exogame, il crée une filiation autre. C’est ce désir de permettre cette filiation autre, immunisée de tout risque d’inceste, qui constituerait la féminisation. Pour confirmer cette hypothèse, nous disposons de la différence, que j’ai depuis longtemps mise en lumière, entre Antigone et Sygne. Marie-Jean Sauret, dans un échange que nous avons eu à ce propos, m’a fait remarquer qu’Antigone, en désobéissant à Créon, défend sa filiation, c’est-à-dire qu’elle veut, quoi qu’il lui en coûte, être fidèle à son frère Polynice. Autre est Sygne, qui, à l’inverse, décide de ne pas être fidèle à ce qui lui a fait trahir son amant et épouser Turelure, à savoir sa filiation symbolique à l’endroit du Pape.

23De ce point de vue, il est possible de faire coïncider au moins sur un point féminisation et désir de la femme. Une femme, pour s’inscrire comme telle, doit maintenir en défaut le savoir de l’Autre (Ⱥ), parce que ce défaut est ce qui lui permet de produire un écart propre à se préserver de l’inceste. Elle ne veut pas que quelque chose d’elle soit su de son partenaire. Ce blanc dans le savoir de l’Autre correspond bien au fait qu’il y a nécessité à ce que le signifiant qu’elle est ne passe pas-tout à la signification. Accessoirement, c’est ce qui peut faire d’elle un fétiche, puisque le fétiche est un moyen pour laisser indécise la question de sa relation à la castration.

2

24Quel est le rapport avec l’écriture et la parole ? L’écriture, dans son évolution contemporaine, tend à s’abolir en devenant numérique. C’était déjà le fantasme de Raymond Lulle et celui de Leibniz. À chaque unité de signification, ou même à chaque pensée, devait correspondre une seule et même écriture. À l’imprévisible de la parole d’un sujet se substitue la rigidité arbitraire d’un code-langage construit par l’Autre. Cette évolution est-elle un processus intrinsèque au discours capitaliste ? Un linguiste soviétique, Marr, défendait cette conception de la langue comme superstructure, thèse que Staline avait vertement critiquée. Je ne suis pas marriste, mais il faut bien dire que le nommé Marr avait peut-être une idée en tête qui n’était pas si incongrue.

25L’écriture maya, elle, va à l’encontre d’une écriture numérique. En posant qu’une syllabe correspond à plusieurs glyphes possibles, elle ouvre la possibilité que l’écriture, tel un rébus, fasse dire à la parole tout autre chose que ce qu’elle croit signifier. Ce n’est sans doute pas délibérément qu’elle a été forgée de cette façon, mais le résultat est là. En donnant à voir, sous le signifiant de ses caractères, une barre résistante à la signification, l’écriture maya empêche qu’on puisse fixer un passage, une fois pour toutes et de façon univoque, entre le parlé et l’écrit. Ce passage est certes une équation potentielle, mais qui comporte une inconnue irréductible. L’écrit empêcherait une relation incestueuse entre lui et la langue.

26Une dernière remarque : l’écriture maya écrit trois langues différentes : le yucatèque, le k’iche’, le chol. C’est sans doute pour cette raison que, pour le nom des mois, des animaux, des plantes et surtout des dieux et des rois, elle use du logogramme. Poussons à l’extrême cette remarque : un langage universel, dont rêvait Leibniz, ne serait possible qu’avec des noms propres – on sait la variété des conceptions concernant le nom propre, du this de Bertrand Russell au désignateur rigide de Kripke. On pourrait dire que seul le nom propre est une monade (d’ailleurs cette notion est construite, par Leibniz lui-même, sur le modèle du moi).

27Il n’est qu’à lire un seul poème de Cummings, par exemple, pour aligner la poésie du côté de l’écriture, et non du parlé [9], comme ce qui peut dire ce que le parlé ne peut dire.


Date de mise en ligne : 03/08/2020

https://doi.org/10.3917/psy.046.0125

Notes

  • [1]
    L’écriture dite numérique, qui peut passer pour la réalisation de la combinatoire rêvée par Leibniz, va à l’encontre de la possibilité du rébus. De ce fait, elle fixe une signification conventionnelle, c’est-à-dire dictée par un algorithme (incarnation des « mots gelés » évoqués par Rabelais) qui, à terme, menace de destruction la liberté de parole, c’est-à-dire ses trébuchements, ou interstices à travers lesquels l’inconscient se fait entendre. L’écriture maya, au contraire, paradigme de toute écriture (à l’exception de la numérique), donne à voir la contingence de la signification par le maintien de la barre entre signifiant et signifié ou entre un bouquet de glyphes et une seule syllabe. Sur ce point, je souhaite qu’on puisse lire une note de Marie-Jean Sauret sur l’écriture numérique dans le numéro 44 de Psychanalyse Yetu.
  • [2]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 12.
  • [3]
    J. Lacan, « Séminaire sur “La lettre volée” », dans Écrits, op. cit.
  • [4]
    Il s’agit de John Wilkins, évêque anglais du xviie siècle.
  • [5]
    Ce Yad’lun ne résulterait-il pas d’un prendre acte de la phrase, que Freud pose comme inaccessible à la conscience, « je suis battu(e) par le père » ? Le père ainsi visé est l’agent de la castration, soit le père réel. Quand un analysant se découvre être le « je » de cette phrase, il ne s’agit donc pas ni exactement d’un franchissement du fantasme, ni d’un démontage, ni d’une prise de conscience. La conséquence de cette découverte annule l’opposition ontologique et théologique entre « quelque chose » et « rien », puisque « rien » n’est qu’une implication du « quelque chose ». Je retiens plutôt le terme initial de traversée, puisque, sur l’autre rive, l’analysant se trouve irréversiblement séparé de la tentation, nourricière du fantasme, d’analyser le désir du père. Dans les termes de Lacan, c’est une passe de l’Autre en tant que moins-Un à l’Un, ou encore la vérification dans le corps que l’Autre de l’Autre n’existe pas.
    Une autre question se profile : dès lors que le désir du père réel est acté comme non analysable, sa fonction d’exception ne se trouve-t-elle pas relever (côté droit des formules de la sexuation) d’une incertitude ? La position d’une femme, hors la loi, qui la contient pourtant, n’explique-t-elle pas à cet égard la dissymétrie des deux sexes dans la sexuation par rapport à la fonction d’exception du père réel ?
  • [6]
    J. Lacan, « Séminaire sur “La lettre volée” », art. cit.
  • [7]
    Je rappelle que Marx, dans Le capital, définit l’argent comme « équivalent général ».
  • [8]
    Dans les Écrits, « dessein », dans la deuxième occurrence de la citation, est remplacé par « destin ». De quel genre de coquille s’agit-il ?
  • [9]
    Je ne vise en rien la récitation ou la déclamation du poème qui ajoute à l’écrit le scandé de la musique.

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