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Article de revue

Freud et la philosophie

Pages 5 à 12

Notes

  • [1]
    R. Menéndez, « Ce qui de Brentano reste chez Freud », Psychanalyse Yetu, n° 42, Toulouse, Érès, septembre 2018, p. 21-34.
  • [2]
    Voir à ce sujet le compte-rendu de la troisième visite à Freud en mai 1913 dans S. Freud et L. Binswanger, Correspondance 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 187-189.
  • [3]
    S. Freud et C. G. Jung, Correspondance, lettre du 30 novembre 1911.
  • [4]
    S. Freud, « L’intérêt de la psychanalyse », 1913, dans Résultats, idées, problèmes, tome 1, Paris, Presses universitaires de France, collection « Psychanalyse », 1998.
  • [5]
    S. Freud, « L’inquiétant » (« Das Unheimliche »), 1919, traduit par J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche et F. Robert, dans Œuvres complètes, Psychanalyse, tome XV, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 147-188.

1Peut-on dire que Freud était hostile à la philosophie ? Peut-on le qualifier d’antiphilosophe ? Il est difficile de répondre de façon positive quand on sait qu’il a envisagé de se consacrer entièrement à cette discipline au début de son cursus universitaire. Sa préoccupation était celle de comprendre la condition humaine. Au-delà, il est aussi possible de déceler chez lui une volonté d’accéder à la sagesse, trait qu’il admirait chez son père, de vivre en harmonie avec une certaine idée du monde. La philosophie se présentait donc comme le moyen le plus direct pour y parvenir. C’est en tout cas ce qu’il pensait à tout juste 18 ans.

2Freud était avide de connaissances et le savoir universitaire ne manquait pas de l’attirer. Cependant, il était déjà critique à l’égard de la philosophie, en particulier des idéalistes, hégémoniques dans le monde germanique. La philosophie idéaliste était l’héritière du principe cartésien, qui soutenait que la seule connaissance possible était la connaissance conceptuelle, au détriment des connaissances issues de l’expérience, cette dernière étant traitée avec mépris.

3C’est Bernard Bolzano (1781-1848), à travers sa critique de Kant, qui restaure de façon logique l’importance du savoir issu de l’expérience. Bolzano ouvre ainsi une sorte de dissidence à la tradition idéaliste. Bien que d’origine polonaise, il a toujours écrit en allemand. C’est en Autriche qu’il trouve une oreille attentive dans la personne de Franz Brentano, qui deviendra le professeur de philosophie de Freud à l’université de Vienne. Brentano a joué un rôle déterminant dans l’intérêt que Freud a pu porter à la philosophie. Il a ouvert au jeune étudiant de médecine un monde de perspectives qui l’ont conduit à s’intéresser à la philosophie anglaise, plus précisément aux philosophes utilitaristes, en particulier John Stuart Mill.

4Cependant, l’enthousiasme provoqué par Brentano chez Freud a assez vite trouvé ses limites. Nous n’avons pas de certitude sur ce qui a provoqué ce désenchantement. Intéressé comme il l’était par la connaissance humaine, Freud a dû lire Psychologie du point de vue empirique publié par son maître en 1874. Dans cet ouvrage, après avoir affiché son ambition de donner à la psychologie un statut de science, Brentano aborde la question de l’âme. Catholique pratiquant, il lui accorde une place qui pourrait sembler marginale. Mais si on regarde avec attention, son rôle est loin d’être secondaire. L’âme pour Brentano apparaît comme un au-delà de la science – en l’occurrence la psychologie – sans lequel celle-ci n’aurait pas d’avenir. D’une certaine façon, Freud viendra loger l’inconscient à la place où son maître situait l’âme [1]. Précisons un point : il ne s’agit pas, à proprement parler, de faire de l’inconscient un « au-delà » qui servirait d’horizon à la naissante psychologie des profondeurs. Il s’agit d’ouvrir cette boîte noire qui est l’âme pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Le concept d’âme, dans la perspective de Freud, ne fait qu’obturer l’accès aux véritables ressorts inconscients du sujet. Autrement dit, un espace à situer plutôt en deçà de la construction théorique. C’est tout de même dans cet espace que demeurent les ressorts de la vie du sujet, y compris les questions qui animent sa recherche.

5Cependant, la rencontre avec Franz Brentano sera décisive dans le sens où elle marquera un tournant dans la pensée de Freud, qui lui permettra par la suite de se situer par rapport à ses détracteurs. Le glissement qu’opère Brentano qui va de la philosophie à la psychologie sert probablement à Freud pour repérer ce qu’il ne faut pas faire. Cela peut aussi se déduire d’une autre rencontre qui aura lieu plusieurs années plus tard. Nous parlons ici de Binswanger, qu’il rencontrera en 1907.

6Ce jeune psychiatre formé à la clinique du Burghölzli à Zurich aux côtés de Bleuler et de Jung, s’est toujours intéressé à la philosophie. Il apprécie particulièrement les thèses de Husserl et de Heidegger. Il se trouve que le grand maître de Husserl à Vienne n’était autre que Brentano. C’est aussi Husserl qui a initié Heidegger à la phénoménologie. La rencontre de Binswanger avec ces auteurs et avec la psychanalyse a donné lieu à la Daseinsanalyse, qui, bien que reprenant quelques éléments de la psychanalyse, se base essentiellement sur des postulats phénoménologiques. Il s’inspire de Husserl, mais surtout de Heidegger. Dans Être et temps, ce dernier s’intéresse à l’essence du Dasein, l’être et son existence. Malgré quelques éléments issus de la psychanalyse, la conception de Binswanger reste résolument phénoménologique. En ce qui concerne la pratique thérapeutique, il met l’accent sur l’explication plutôt que sur l’interprétation.

7Binswanger s’est toujours dit intéressé par la psychanalyse. D’ailleurs, il a entretenu un lien d’amitié avec Freud jusqu’à la mort de ce dernier. Mais l’intérêt qu’il a pu porter à certains aspects théoriques n’a pas eu une grande incidence sur sa proposition thérapeutique. Cette disjonction entre la théorie et l’expérience marque déjà un point de divergence majeur avec Freud. Par ailleurs, l’approche de Binswanger laisse de côté des aspects de la vie psychique qui pour Freud sont incontournables. Assez rapidement, le père de la psychanalyse pointe son désaccord avec Binswanger sur un point qui reviendra souvent dans leur correspondance, celui de négliger tout ce qui de l’inconscient n’est pas de l’ordre du refoulement sous prétexte qu’on ne peut pas y accéder directement. Cela est particulièrement clair quant à tout ce qui touche la pulsion. Enlever cette pièce maîtresse de la construction est équivalent pour Freud à tomber dans les vieux écueils de la philosophie idéaliste que Brentano prétendait combattre.

8Freud demande à Binswanger s’il pense que « la chose en soi » de Kant n’est pas l’inconscient. Rappelons que ce concept Ding an sich renvoie à la réalité telle qu’elle pourrait être appréhendée en dehors de toute expérience. Binswanger répond par la négative [2]. Cette réponse est sans surprise, au fond elle résume la position de la phénoménologie et met en relief le choix de Binswanger. Il ne pense pas avoir accès à l’inconscient, qu’il considère métaphysique.

9Pour Freud, depuis la rencontre avec Brentano, l’idée de l’expérience comme source de savoir va se frayer un chemin jusqu’à gagner une place fondamentale dans sa méthode. Dès lors, une théorie cesse d’être crédible dès l’instant même où un fait clinique viendrait la contredire. La théorie apparaît ainsi comme une construction après coup, subsidiaire de l’expérience. La philosophie, en particulier la logique, a une importance dans cette construction, mais pas en tant qu’outil de travail dans la cure analytique. Freud le dit explicitement : la psychanalyse, disons l’acte analytique, doit être en mesure de se passer de la philosophie. Il ajoute qu’il en va de même pour la physiologie. Nous tenons à préciser cela, car l’enjeu est davantage une indépendance de la psychanalyse plutôt qu’une critique de la philosophie. En même temps, se passer de la philosophie ne veut pas dire ne pas s’en servir.

10Que dit Freud de la philosophie ? Nous pouvons repérer chez lui deux ordres de remarques. D’un côté, celles d’ordre critique ou ouvertement péjoratif, dans lesquelles il la considère au mieux comme la prolongation de la religion, au pire comme le produit d’une construction paranoïaque. Dans les deux cas, il s’agit d’une projection du fonctionnement psychique du sujet qui s’exprime, sans qu’il en soit conscient. De l’autre côté, la crainte qu’il a pu exprimer de découvrir chez certains philosophes une anticipation à ses idées. La prétention affichée par Freud d’être un Selbstdenker, c’est-à-dire de construire sa propre pensée, l’oblige à une certaine indépendance d’esprit, qui cherche à accentuer le caractère de rupture de son œuvre. « La psychanalyse ne doit dépendre ni de la philosophie, ni de la physiologie, ni de l’anatomie du cerveau [3] », dit-il. Il ne s’agit pas d’une quelconque crainte de contamination intellectuelle, mais de l’importance de préserver une construction de savoir à partir de l’expérience. Mais au-delà de sa volonté d’indépendance, il existe une position éthique. C’est la place de l’expérience comme fondement de sa construction de savoir qui pourrait pâtir des aprioris construits par la théorie.

11Freud s’intéresse cependant plus qu’il ne le laisse penser à certains philosophes. C’est le cas de Nietzsche, par exemple. Il retient chez lui un point qui peut nous aider à mieux comprendre les liens qu’il entretient avec eux. De Nietzsche, Freud célèbre la capacité d’introspection. Autrement dit, ce qui rapproche le plus la connaissance théorique d’une forme d’expérience. Il s’agit donc d’aller au-delà de ce qui apparaît comme une construction théorique, aussi solide soit-elle, pour accéder à ce que la théorie en question dit de l’économie psychique de celui qui la produit.

12Ainsi, nous pouvons dessiner chez Freud deux pôles. D’un côté, une liberté de pensée qui ne doit pas s’interdire d’explorer des champs nouveaux, parfois risqués ou relevant de l’ésotérique, comme l’occultisme. De l’autre côté, la rigueur d’un travail soutenu et qui trouve sa source principale d’information dans l’observation. Ce point est à l’origine du principal reproche qu’il adresse aux philosophes : « Vous savez avec quelle assurance les philosophes se réfutent entre eux, après avoir fui loin de l’expérience. » Notre hypothèse est que l’espace entre ces deux pôles définit les limites entre lequelles la pensée freudienne avance à tâtons.

13Au fond, les critiques de Freud envers la philosophie fonctionnent comme une sorte de mise en garde qu’il s’adresse à lui-même. Nous n’allons pas étudier ici le processus d’autoanalyse de Freud, ni le rôle joué par Fliess, son interlocuteur à l’époque, sur lui. Cependant, ce travail de Freud sur lui-même peut être lu comme un effort d’aller au-delà d’une formulation théorique pour saisir les ressorts de ce qui dans l’économie psychique du sujet, en l’occurrence du sujet Freud, est à l’œuvre. Dès le début, dès La science des rêves, son œuvre est truffée d’exemples de sa vie, de son quotidien. Allons plus loin, il ne s’agit pas de simples exemples, mais de l’os même de ce qui occupe sa réflexion.

14Freud entretient une sorte d’ambivalence vis-à-vis de la philosophie. Il peut se montrer fasciné, fascination incarnée par exemple par un personnage comme Brentano. Mais cette fascination peut se montrer déguisée par crainte de voir ses idées formulées de façon anticipée par les philosophes. Signalons que c’est une ambivalence qu’on ne retrouve pas quand il s’agit d’autres disciplines comme la littérature. Il a souvent affirmé que l’artiste, l’écrivain, est en avance sur son temps. Il s’est souvent appuyé sur des écrits littéraires pour nourrir sa réflexion. Cependant, nous ne trouvons pas pour la littérature, comme c’est le cas pour la philosophie, la crainte de voir ses idées sous la plume d’un auteur qui l’a précédé.

15Peut-être l’écrivain est, contrairement au philosophe, par la nature de son art, plus à même d’entrer dans cet espace d’introspection. Cela viendrait expliquer pourquoi, plutôt que de supposer que la philosophie puisse être en avance, Freud considère que c’est elle qui doit tenir compte des avancées de la psychanalyse pour remanier sa position concernant les liens entre le psychisme et le corps. Mais il affirme aussi que la philosophie, ou plus particulièrement les philosophes en tant qu’« individualités notoires » peuvent devenir objets de la psychanalyse à des fins critiques [4]. Notons par ailleurs que Freud récupère, parmi les tâches de la philosophie, celle de la critique de la connaissance. Autrement dit, la philosophie comme instrument logique dans l’appréhension du monde. Cette rigueur logique sera déterminante dans l’élaboration de ses théories à partir de l’observation. C’est d’ailleurs une façon subtile d’introduire la question du réel.

16Ainsi, à la façon d’une bande de Mœbius, Freud s’affiche tantôt aux côtés de la philosophie, tantôt parmi les critiques les plus aigus à son égard. Mais ce mouvement, loin de témoigner d’une quelconque faiblesse, est à situer du côté de la rigueur qui le caractérise.

17Concluons. Nul mot ne décrit mieux le rapport de Freud à la philosophie que celui d’Unheimlich. L’effroi qu’elle suscite chez lui alors même qu’elle ne lui est pas inconnue en est la définition même. Si la condition de familier est caractéristique du heimlich, Freud évoque d’autres acceptions du mot comme celle de maintenir secret, dissimuler, agir dans le dos, intriguer, être sournois. Dans ce sens, l’Unheimlich est à situer du côté de ce qui dévoile et inquiète. Autrement dit, relève Freud, ce qui aurait dû rester caché [5]. Freud lui-même souligne l’ambivalence implicite dans l’Unheimlich, ambivalence que nous pouvons lui attribuer dans ses liens à la philosophie.

18La psychanalyse comme praxis ne peut pas être conçue sans l’avènement de la science et donc sans une tradition philosophique qui la précède. Pour que cette naissance ait lieu, une rupture doit s’opérer, mais de cet héritage reste une trace. L’homme Freud a dû faire un chemin qui de la religion l’a conduit à l’athéisme et de la philosophie des idées à l’expérience comme base de la connaissance. La coupure ne passe donc pas entre la philosophie et la psychanalyse, mais entre une façon d’appréhender le réel, ou plutôt de le négliger, inscrite dans certains courants philosophiques, et une expérience qui ne recule pas devant ce réel.


Mots-clés éditeurs : Brentano, philosophie, idéalisme, psychanalyse, Freud, utilitarisme

Date de mise en ligne : 15/05/2020

https://doi.org/10.3917/psy.045.0005

Notes

  • [1]
    R. Menéndez, « Ce qui de Brentano reste chez Freud », Psychanalyse Yetu, n° 42, Toulouse, Érès, septembre 2018, p. 21-34.
  • [2]
    Voir à ce sujet le compte-rendu de la troisième visite à Freud en mai 1913 dans S. Freud et L. Binswanger, Correspondance 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 187-189.
  • [3]
    S. Freud et C. G. Jung, Correspondance, lettre du 30 novembre 1911.
  • [4]
    S. Freud, « L’intérêt de la psychanalyse », 1913, dans Résultats, idées, problèmes, tome 1, Paris, Presses universitaires de France, collection « Psychanalyse », 1998.
  • [5]
    S. Freud, « L’inquiétant » (« Das Unheimliche »), 1919, traduit par J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche et F. Robert, dans Œuvres complètes, Psychanalyse, tome XV, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 147-188.

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