Notes
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[1]
Sigmund Freud, « Pulsions et destins de pulsions », dans åuvres complètes, Paris, puf, 1988, p. 164.
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[2]
Le « dessèchement de la muqueuse du pharynx » comme fondement organique de la soif est un exemple de stimulus pulsionnel.
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[3]
Sigmund Freud, « Pulsions et destins de pulsions », art. cit., p. 167 (trad. modifiée : je traduis Seelisch par « psychique » et non par « animique »).
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[4]
Ce n’est pas pour rien que l’exemple privilégie ici la sexualité masculine.
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[5]
Jacques Lacan, « Télévision », dans Autres Ècrits, Paris, Seuil, 2000, p. 521.
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[6]
Ibid., p. 527.
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[7]
Ibid., p. 521.
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[8]
Ibid., p. 528.
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[9]
Ibid.
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[10]
Ibid. Dans le même sens, c’est-à-dire en contradiction avec le texte freudien, Lacan disait déjà : « La constance de la poussée interdit toute assimilation de la pulsion à une fonction biologique, laquelle a toujours un rythme » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 150).
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[11]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 162. Ver-sion ALI : « […] nulle part, de ce parcours, chaque pulsion partielle ne peut être séparée de son aller et retour, de sa réversion fondamentale, le caractère circulaire de la pulsion » (p. 203-204).
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[12]
Je suis ‡ la place d’o˘ se vocifËre que ìl’univers est un dÈfaut dans la puretÈ du Non-Êtreî ª (Jacques Lacan, ´ Subversion du sujet et dialectique du dÈsir ª, dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819).
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[13]
C’est un nouveau sujet, « ein neues Subjekt qu’il faut entendre ainsi – non pas qu’il y en aurait déjà un, à savoir le sujet de la pulsion, mais qu’il est nouveau de voir apparaître un sujet. Ce sujet, qui est proprement l’autre, apparaît en tant que la pulsion a pu fermer son cours circulaire » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 162). Autrement dit, c’est la pulsion qui fait apparaître le sujet et non l’inverse.
-
[14]
C’est pourquoi le catalogue des pulsions a pu être dressé chez le névrosé » (Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cit., p. 823).
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[15]
Le travail de l’inconscient « ne pense, ne calcule, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une nouvelle forme » (Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, dans åuvres complètes, Paris, puf, 2003, tome IV, p. 558)
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[16]
Il n’y a au niveau du plaisir (Lust), dit Lacan, « d’autre fonction pulsionnelle que justement celles qui ne sont pas de véritables pulsions, ce qu’on appelle dans le texte de Freud les Ichtriebe, et tout son texte, je vous prie de le lire attentivement, consiste à fonder le niveau de l’amour à ce niveau-là et à dire que si ce qui est ainsi divisé, ainsi défini au niveau de l’Ich ne prend valeur, fonction sexuelle, ne passe de l’Erhaltungstrieb, de la conservation au Sexualtrieb qu’en fonction de l’appropriation de chacun de ces champs » (ces champs qui sont désignés par Lacan comme champ du Lust et champ de l’Unlust, autrement dit de ce qui dépasse le principe du plaisir), ´ sa saisie par une des pulsions partielles se dÈfinit ailleurs ª (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, version ali, p. 219-220). La version du Seuil supprime l’opposition faite par Lacan entre le passage du Ich à la sexualité qui implique chacun de ces champs et la saisie du Ich dans une pulsion partielle. En supprimant « se définit ailleurs », la version du Seuil (p. 174), par ce détail apparemment anodin, modifie complètement le sens de cette citation et présente la sexualisation du moi par le truchement d’une pulsion particulière et d’une seule : c’est une pulsion partielle qui conduit à la sexualisation. C’est à contresens du texte : la sexualisation du moi se fait en convoquant « chacun de ces champs », la structure complète du Lust et Unlust !
La question des différents champs en jeu dans la sexualisation du Ich est reprise dans la discussion à la fin de la séance avec la dichotomie du « champ pulsionnel » (à savoir le haut du graphe) et du « champ narcissique de l’amour » (à savoir le bas du graphe) (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 182). On peut rapprocher le champ du Lust de ce que Lacan appelle « le champ narcissique de l’amour » et le champ de l’Unlust de ce qu’il appelle « le champ pulsionnel ». L’important est de bien saisir que l’Unlust est pourtant toujours déjà en jeu – même dans le champ narcissique de l’amour. Et c’est cet au-delà du principe du plaisir qui commande la multiplicité des dérives. -
[17]
´ C’est au-del‡ de la fonction du a que la courbe se referme, là où elle n’est jamais dite, concernant l’issue de l’analyse. À savoir, après le repérage du sujet par rapport au a, cette expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Car au-delà c’est la pulsion qui est en cause » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 245, version complétée par la version ali « c’est la pulsion qui est en cause » p. 308).
-
[18]
Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, tome X, 1969, p. 167.
-
[19]
Ibid., p. 167-168.
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[20]
Cf. Marie Jejcic, « Le Moi et le chat », intervention au colloque « Narcissisme, un concept pour la lecture de notre temps ? », ali, Paris, 11 et 12 mars 2017.
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[21]
Nous pourrions supposer encore un troisième dualisme introduit par Lacan, à savoir celui du champ narcissique et du champ pulsionnel, comme le suggère Marie-Christine Laznik (´ Le dualisme de Lacan, entre champ narcissique et champ pulsionnel et son application ‡ la clinique des bÈbÈs ª, intervention au colloque ´ Narcissisme, un concept pour la lecture de notre temps ? ª, ali, Paris, 11 et 12 mars 2017). Son argument s’appuie sur une remarque de Lacan, citant Freud (´ Pulsions et destins des pulsions ») : « Je rejoins ce que Freud lui-même articule en distinguant les deux champs, le champ pulsionnel d’une part, et le champ narcissique de l’amour d’autre part, en soulignant qu’au niveau de l’amour, il y a réciprocité de l’aimer à l’Ítre aimÈ, et que, dans l’autre champ, il s’agit d’une pure activité pour seine eigene Triebe pour le sujet » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 182). nb : la version de l’ali donne « il s’agit d’une pure activité, durch seine eigene Triebe, pour le sujet » (ali, p. 229), « durch seine eigene Triebe ª (que je traduirai par ´ par le truchement de ses propres pulsions ª), ce qui est beaucoup plus comprÈhensible. Le champ narcissique n’est qu’un premier aller-retour, condition nÈcessaire, mais non suffisante pour expliquer toutes les possibilitÈs du champ pulsionnel.
1 La pulsion se présente d’une part comme le basalte le plus basique, le plus brut, le plus bestial de la réalité psychique (c’est la première page de la métapsychologie chez Freud), d’autre part comme le lieu le plus élevé, le plus sublime, le plus divin de la réalité psychique (c’est l’étage supérieur du graphe de Lacan). Loin de rendre le concept de pulsion inconsistant, cette contradiction est au cœur de son existence même.
2 Nous ne pouvons pas supposer qu’une chose comme la pulsion nous est déjà donnée. Elle n’existe que dans notre mise au travail, dans le trajet aller-retour du basique au sublime et du divin au bestial. Autrement dit, c’est la méthode, notre méthode psychanalytique, qui respecte la contradiction et la met au travail, qui fait surgir la pulsion. Il n’y a pas de pulsion sans le travail qui la fait surgir. Mon but est donc de faire exister la pulsion, de la faire pulser, et le pulsionnel ne sera rien d’autre que le déploiement de ce travail aller-retour, de ce travail réflexif, travail réflexif de pulsations multiples en jeu avant toute imaginarisation du basique ou du divin.
1re partie. Aller de la pulsion freudienne à la pulsion lacanienne
La métapsychologie et la définition freudiennes de la pulsion
3 Pour définir la pulsion, Freud part d’emblée d’une conception cartésienne qui différencie la substance du corps et la substance de l’âme, le physiologique et le psychique. Du point de vue du corps, la pulsion serait un type particulier de stimulus, à savoir un stimulus issu « de l’intérieur de l’organisme lui-même [1] ». Cette particularité implique que la pulsion n’agit pas de la même façon qu’un stimulus venu de l’extérieur : le stimulus pulsionnel apparaît comme une force constante, impossible à fuir [2]. « Force constante », la pulsion apparaît comme la substance même de la psychanalyse. « Impossible à fuir », elle exige la satisfaction (Befriedigung) en elle-même, ce dont traite le principe de plaisir. Tout à la fois stimulus corporel et exigence de satisfaction psychique, le concept de pulsion apparaît comme « un concept limite » (Grenzbegriff) entre le somatique et le psychique, comme un « représentant » (Repräsentant) du corps auprès du psychique, « comme une mesure de l’exigence de travail (ein Mass von Arbeitsanforderung) qui est imposée au psychique par suite de sa corrélation avec le corporel [3] ».
4 Après cette définition basique, proprement somatopsychique (corps-âme, body-mind), la pulsion s’explicite avec ses quatre termes corrélatifs : la poussée (Drang) est l’exigence inhérente à la pulsion (exigence constante et sans possibilité de fuite), le but (Ziel) est la satisfaction de la pulsion, l’objet (Objekt) est le moyen extérieur ou corporel employé pour obtenir la satisfaction, la source (Quelle) est le processus corporel d’où part le stimulus. Tout cela peut être imaginé très concrètement. Une montée du taux de testostérone [4] (source) pousse le psychisme (poussée) à trouver une satisfaction ou éjaculation (but) avec l’aide d’un partenaire ou dans la masturbation (objet). On part du corps, on passe par le détour, qui est psychique, et on revient au corps pour le satisfaire. Le travail de la pulsion se présente comme un aller-retour corps-psychisme-corps où sont impliquées la substance du corps et la substance du psychisme.
5 Cette conception somatopsychique de la pulsion est-elle le matériel de base, le fonds de commerce de toute la métapsychologie, mais aussi le fonds de commerce de toute vie ?
L’objection de Lacan (Télévision)
6 La quatrième question posée à Lacan dans Télévision oppose d’une part « l’inconscient structuré comme un langage » et d’autre part l’énergie, l’affect et la pulsion [5]. La question se présente dans le cadre de la dichotomie cartésienne psychique--somatique. La réponse de Lacan dénonce cette dichotomie présente dans la question comme une résistance fondamentale à la psychanalyse (samcda). Ce n’est pas qu’il faille mettre le psychique au premier plan pour remplacer la conception somatopsychique de la pulsion par une théorie psychosomatique où le signifiant linguistique serait premier. C’est que la dichotomie corps-esprit est une résistance fondamentale.
7 Pour ce qui est de l’affect et en très raccourci, Lacan congédie la conception cartésienne somatopsychique de l’affect comme passion de l’âme sous l’influence du corps pour introduire la conception spinozienne de l’affect et de la joie où la dichotomie corps-esprit ne joue pas ; via Spinoza et la « joie » comme premier affect, la « jouissance » est introduite et elle bouleverse complètement notre schéma cartésien du corps et de l’esprit (lequel schéma sert de cadre préliminaire à la conception freudienne de la pulsion).
La pulsion comme dérive et la topologie lacanienne
8 Pour traiter de la pulsion comme il convient, Lacan commence par prendre distance de ceux qui se garantissent de son discours « dans ces gestes vagues [6] » qui consistent à « se pelotonner [7] » autour de conceptions passe-partout établies, – sont visées ici les conceptions lacaniennes supposées acquises se situant encore dans le dualisme cartésien corps-esprit.
9 Le séminaire des Quatre concepts a montré « ce que l’on gagne à ne pas traduire Trieb par instinct », mais à serrer au plus près la pulsion pour « l’appeler dérive [8] ». Avec la traduction par « instinct », le Trieb pouvait être ramené au stimulus corporel, tout se pensant en fonction d’un corps imaginaire ; cette notion d’instinct semble convenir au premier abord freudien de la pulsion ; le point de départ et le point d’arrivée de l’instinct sont tous deux déterminés. Avec la traduction par « pulsion », le Trieb s’entend comme la poussée et tout se déplace du côté du mouvement du travail exigé à partir d’une source fixée déterminée, mais le point d’arrivée reste indéterminé. Avec la traduction par « dérive », le Trieb n’est plus que dans une complexité de dérives sans aucun point fixe. Par là, la pulsion s’inscrit dans le champ de la « jouissance [9] ».
10 Si la pulsion est essentiellement dérive, comment comprendre la « permanence » de la poussée pulsionnelle ? Alors que, selon Freud, la permanence ou constance de la pulsion relevait de la source intérieure, corporelle, sans possibilité d’issue, pour Lacan, la permanence « ne consiste qu’en la quadruple instance dont chaque pulsion se soutient de coexister à trois autres [10] ». Ces quatre pulsions sont les pulsions orale, anale, scopique et vocale, qui n’ont d’existence qu’en s’articulant chacune avec les trois autres. La permanence serait ainsi à rapporter à la « source », mais c’est une source quadruple, en mouvements multiples. La permanence ne se mesure qu’à l’aune de son insertion dans cette quadruple source. De plus, cette quadruple source ne se soutient et n’a d’existence qu’en rapport avec la poussée, le but et l’objet, tous trois eux-mêmes diffractés en mouvements multiples.
La dérive de la poussée se présente, d’abord simplement, comme un vecteur :
La dérive de la poussée se présente, d’abord simplement, comme un vecteur :
Elle assure sa permanence en se glissant dans la dérive de la source et elle y trouve aussi son but :
Elle assure sa permanence en se glissant dans la dérive de la source et elle y trouve aussi son but :
Ces deux fils ou dérives (poussée et source) ne tiennent ensemble que par le truchement de l’objet qui sert de tenon :
Ces deux fils ou dérives (poussée et source) ne tiennent ensemble que par le truchement de l’objet qui sert de tenon :
11 « Nulle part de ce parcours ne peut être séparée de son aller-et-retour, de sa réver-sion fondamentale, du caractère circulaire du parcours de la pulsion [11]. » Mais, à y regarder de plus près, on voit que cet aller-retour est non pas simple, mais triple. D’une part, si l’on veut bien tenir compte que la source n’existe que par des mouvements multiples et, d’autre part, si l’on veut bien comprendre que l’objet a n’est pas une chose donnée, mais n’existe lui-même que dans la ou les dérive(s) qui le constitue(nt), on remarque que la pulsion se présente ainsi déjà comme un nouage borroméen de dérives multiples :
12Dans ce schéma, le but a disparu. Il n’indiquait en fait que la nécessité pour la pulsion de revenir et de s’insérer dans la source ; car c’est dans cette dernière qu’elle trouvait sa consistance. On doit dire d’une façon semblable que la consistance de la source (quatre types de pulsions) se trouve dans le fait qu’elle est insérée dans l’objet (quatre types d’objets) et encore que la consistance de l’objet se trouve dans son insertion dans le mouvement de la poussée.
13 Le but de la pulsion ou la satisfaction n’est en fait que la nécessité du nouage borroméen (c’est lui qui est satisfaisant).
La pulsion dans le graphe du désir
14 La première définition freudienne de la pulsion se présentait comme somato--psychique. L’objection de Lacan ne renverse pas simplement les choses pour faire de la pulsion une réalité psychosomatique. Elle ne peut s’approcher au contraire que par la mise en jeu simultanée d’un certain nombre de dérives (poussée, source, objet), de pistes qui ne se rejoignent ni ne se recoupent, mais qui se croisent au large. Ces dérives multiples constituent autant de cheminements possibles.
15 La règle de l’attention également flottante prescrit à l’analyste de suivre tout à la fois toutes les pistes ou toutes les dérives possibles : ce que l’analysant a vraiment l’intention de nous communiquer dans le détail et c’est l’imaginaire ; les mots et tournures qui achoppent dans son intention et qui jouent dans la fonction symbolique ; les effets de ce qui nous échappe radicalement et qui provient du réel de l’inconscient.
16Le graphe présente l’épure de cette attention également flottante. Et il présume qu’il n’y a strictement aucune réalité qui préexisterait à ce mouvement de l’attention également flottante. Autrement dit, la pulsion qui apparaît dans le graphe n’est pas un point qui permet de définir une station ou une halte dans le trajet du graphe ; la pulsion ne trouve pas à se définir comme un point ou un concept stable. Au contraire, on ne peut l’approcher que dans ses multiples dérives, que dans les trajets du graphe, qui esthétiquement ressemble d’ailleurs au montage de la pulsion.
17Je me garderai bien de vouloir prouver l’égalité de leur structure. La comparaison a pour seul but de montrer que, avec le graphe aussi bien qu’avec le montage de la pulsion – et cela vaut pour la psychanalyse en général –, nous ne fonctionnons pas avec un mouvement simple d’aller-retour entre deux points supposés fixés, prédonnés ou prédéterminés, mais bien avec une multitude de mouvements d’aller-retour, qui déterminent secondairement et secondairement seulement des points ou plus exactement des coinçages, des carrefours.
La pulsion est l’un de ces carrefours ou coinçages :
La pulsion est l’un de ces carrefours ou coinçages :
18 On remarque d’emblée que la pulsion ($ ◊ D) n’est pas le fonds de commerce ou la base de l’édifice, comme on aurait pu l’attendre à partir de la première définition de la pulsion. Avec le mode de penser introduit par ces mouvements multiples, la pulsion, située dans le graphe au sommet à droite, implique l’intégralité de toutes les dérives, de toutes les pistes du graphe.
19 Le mode de penser impliquant que chaque partie se soutienne de toutes les autres peut être dit topologique ou architectonique et il exige un nouveau paradigme. Le taux de testostérone ne peut plus servir de paradigme ; nous ne pouvons plus partir d’une réalité donnée d’abord indépendamment de notre réflexion.
20 Je propose le paradigme d’un analysant qui ne peut arriver à sa séance en raison d’une grève des transports publics. L’exigence de travail imposée au psychique par suite de sa corrélation avec le corporel – c’est la définition freudienne de la pulsion – est ici beaucoup plus complexe, si l’on veut bien considérer que la raison alléguée, le piquet de grève pour les corps, cache d’autres obstacles, par exemple le désir de souffler un peu dans son analyse, l’épargne possible du prix de la séance, le souci de ménager son analyste qui a l’air bien fatigué, la rage d’être contrarié, que sais-je. Autrement dit, cet exemple présente non pas une seule question – ladite grève empêchait-elle le corps d’arriver raisonnablement à la séance ? –, mais une foule de dérives de réflexions qui viennent se croiser en ce voisinage nommé « la pulsion » et qui connecte non pas simplement le corps et l’esprit en tant qu’ils seraient donnés comme des réalités en soi, mais les relations elles-mêmes impliquées en ce voisinage : la grève des transports publics est-elle en relation avec une grève des mouvements dans l’analyse (autrement dit, la résistance) ? C’est tout le système de relations – la relation en tant que relation – qui est mis en branle en ce voisinage et cette mise en branle excessivement complexe donne à la pulsion sa consistance première (non plus l’appui sur une réalité bien problématique, malgré l’objectivation tout artificielle de l’hormone masculine ou de la grève).
21 Mais branler et ébranler ne suffit pas et tout ce qui branle n’est pas pulsion.
22 Pour préciser ce voisinage particulier qu’est la pulsion, je m’en tiens d’abord au haut du graphe. Il faut déjà partir non pas seulement de la dérive où est impliquée directement la pulsion, mais d’une autre dérive, d’une autre flèche, à savoir le mouvement par lequel le désir s’appuie sur le fantasme. Le désir s’interprète dans le rêve ; plus généralement, il se supporte du fantasme. C’est déjà une mise en branle ; mais une mise en branle qui se fige dans le fantasme. C’est pourquoi le désir qui se supporte du fantasme est une méconnaissance avant d’être une connaissance. L’arrêt sur image en lequel consiste la méconnaissance vaut pourtant son pesant d’or. Car toute méconnaissance imaginaire, en tant qu’elle est reconnue comme méconnaissance, met en branle autre chose, à savoir une dérive symbolique.
23La pulsion se place ainsi dans les mouvements des hautes sphères du graphe. Il faut en prendre la mesure à partir de la différence entre ce qu’on nomme habituellement les deux étages du graphe.
Disparité entre les deux régimes de relation (deux étages du graphe) : la pulsion n’est pas le grand Autre
24 La partie inférieure du graphe implique aussi une méconnaissance, à savoir la méconnaissance propre au moi constitué à partir de l’image qu’il se fait de lui-même (le moi idéal). Cette méconnaissance est féconde à partir du moment où l’on se pose la question : « D’où vient ce moi idéal ? » On ne peut le concevoir que comme l’enrobage d’une question inhérente au grand Autre et aux lacunes (petit a) qu’il contient ; on l’écrit donc i(a). La méconnaissance propre au moi implique de prêter attention à la piste ou à la dérive symbolique, plus particulièrement au lieu du trésor du signifiant, au grand Autre.
25 Allons-nous dire qu’il en va de même pour la méconnaissance propre au fantasme et que toute méconnaissance devrait être référée au même trésor du signifiant, au même grand Autre ? Avec le grand Autre, nous aurions en quelque sorte la clef universelle pour dépasser toutes les méconnaissances. Une sorte de kärcher universel.
26 La pulsion est par rapport à la méconnaissance du désir et de son fantasme dans la même position que le grand Autre par rapport à la méconnaissance du moi et son idéal du moi :
27L’analogie est là. Mais la pulsion n’est pas identique ou superposable au grand Autre. Elle n’est pas le trésor du signifiant ou le grand Autre qui bouillonne de symbolique. A fortiori, elle n’est pas non plus un code langagier. Elle est encore moins un super grand Autre. Pour tenter de cerner la fonction de cette pulsion en tant qu’elle est analogue au grand Autre mais absolument différente de lui, on doit partir de ce qui se présente comme le message au niveau de cette ligne supérieure qui concerne les effets du réel dans le symbolique. À ce niveau, le message se réduit à une seule chose, le signifiant qu’il n’y a justement pas de super grand Autre – S(Ⱥ).
28Ce S(Ⱥ) est un message doublement bizarre : primo, il est fait d’un pur signifiant, sans signifié, c’est donc un trou dans le champ des messages ; secundo, c’est le seul et unique message de cette chaîne – imaginez-vous le journal télévisé qui vous répéterait la même nouvelle indéfiniment à longueur d’année et, qui plus est, une nouvelle blanche, un écran blanc et un silence.
29 Dans la ligne inférieure, on pouvait s’imaginer « déchiffrer » le message en faisant appel au grand Autre. Dans la ligne supérieure, avec notre message unique et qui reste sans signifié, il ne peut s’agir de déchiffrer. Que faire alors à partir dudit message ? Ce message, S(Ⱥ), apparaît dans le champ dévasté de la jouissance – où je ne suis pas et je ne pense pas, où c’est le Non-Être et la Non-Pensée qui règnent. Comme tout savoir est aboli, ce S(Ⱥ) commande et ne fait que commander (sans nous commander quoi que ce soit) : « Jouis. »
30 La porte est grande ouverte. Serait-elle ouverte sur un vide abyssal, écho de la vacuité du message ? On peut bien sûr s’installer dans cette mystique. C’est faire l’impasse sur ce qu’est la pulsion elle-même, sur les pulsations qui concernent tous les types de relations possibles et impossibles, imaginables et inimaginables, symbolisables et réelles.
31 Autrement dit, S(Ⱥ) retentit à chaque étage du graphe. Nous ne pourrons saisir la pulsion que par le truchement de chacune des dérives, représentées graphiquement dans le graphe. Ces multiples pistes sont représentées à l’intérieur de l’écriture de la pulsion comme le sujet barré et la demande, que la pulsion articule par le poinçon. Le sujet barré ici, sujet de la jouissance, n’est pas un sujet simplement en fading comme dans le fantasme, mais est tout en absence [12] ; « le sujet de l’inconscient » est un trou, un vide [13]. La demande, en tant qu’elle est articulée à ce trou du sujet, ne peut plus être réduite à son objectif imaginaire, mais elle se donne dans ses retournements grammaticaux. Freud en parle dans les voix active, passive, moyenne des verbes exprimant la pulsion : manger, être mangé, se faire manger ; chier, être chié, se faire chier ; voir, être vu, se faire voir ; entendre, être entendu, se faire entendre.
32 Ce n’est donc pas simplement que la pulsion comme donnée primaire doive être abordée secondairement par une méthode topologique, une multitude de mouvements réflexifs qui se nouent et qui donnent une forme à une matière pulsionnelle préliminaire. Non, c’est la pulsion elle-même qui n’est rien d’autre que cette multitude de nœuds réflexifs, qui n’est rien d’autre que la méthode. D’où le privilège du paradigme de la grève à multiples fils (des transports publics, des transports de l’inconscient, des transports transférentiels, etc.).
33 Le sujet barré de la pulsion ne peut être saisi que sur le fond épuré du S(Ⱥ). À partir de cette absence de tout message signifié et de tout recours au grand Autre, la pulsion est création et liberté infinies, non pas dans le matériel qui est employé, mais dans les mouvements de renversement, les retournements, les réflexions multiples d’aller--retour qui changent les termes mêmes du trajet. Ça fait horreur et d’abord au psychanalyste, qui est aux premières loges. À partir de la pulsion, l’analysant est amené à faire tout autre chose, imprévisible, de ce qui l’a affecté dans son passé, pourvu qu’il puisse le faire à partir du lieu épuré de S(Ⱥ). C’est ça la vie pulsionnelle.
34 Le déploiement de la pulsion est généralement évité. La vacuité absolue du sujet barré de la pulsion est gênante et il est plus facile de lui substituer un sujet à éclipses, en fading. Autrement dit, de lui substituer le sujet du fantasme.
35 Soit du côté de la perversion, qui se contente de mettre en scène les désirs sous forme de scénario fantasmatique, et ici la ligne qui va de la jouissance – la jouissance épurée – à la pulsion est complètement oubliée.
36Soit du côté de la névrose, qui se contente d’acter la pulsion à partir du fantasme, en court-circuitant, en sautant S(Ⱥ) (ou la castration de l’Autre) ; le névrosé accepte d’être castré, pour éviter la castration de l’Autre, c’est-à-dire le S(Ⱥ). L’élimination de la castration de l’Autre implique que le commandement apparu du côté de la jouissance (jouis !), tout en effaçant S(Ⱥ), fonctionne avec une férocité inféconde. L’appel de la liberté et de la créativité, inhérent au S(Ⱥ), se tait radicalement. La pulsion n’est plus que la réplique du fantasme [14].
37Du côté de la perversion aussi bien que du côté de la névrose, la pulsion ne peut se développer dans toute sa richesse, en raison d’une mise à l’écart de la castration de l’Autre ou du S(Ⱥ) (ce message qui intime de libérer, de retourner, de créer dans le mouvement constitutif de la pulsion). Du côté de la perversion, la pulsion s’absente pour ne laisser la place qu’à la mise en scène du désir avec une apparente richesse dans le fantasme. Du côté de la névrose, la pulsion apparaît comme pauvre et stéréotypée – bien loin de la richesse transformationnelle que laissait entrevoir sa position analogique au « trésor du signifiant » ou au grand Autre.
38 L’explication de la névrose et de la perversion s’accommode bien de la pulsion classiquement « freudienne », fondamentalement déterministe : le stimulus corporel déclenche le travail du psychique, qui doit y répondre selon le principe de plaisir (éviter le déplaisir). De part et d’autre, on y suppose deux points d’appui parfaitement stables, deux substances (la constance, c’est la définition de la substance), la res extensa (corps) et la res cogitans (esprit), et un lien de causalité entre les deux.
39 Avec la mise en perspective de S(Ⱥ), la pulsion lacanienne apparaît au contraire comme fondamentalement non déterminée, ouvrant sur une tout autre causalité, non déterministe, la liberté de commencer une nouvelle série temporelle au point précis de la pulsion qui consiste à donner une nouvelle forme [15].
40 Nous passons ainsi d’un fondamental à un autre fondamental. Le premier, freudien, est le principe même de mise en relation entre les différents objets, entre l’intérieur et l’extérieur de l’individu humain, entre le corps et l’âme, et le principe correspond à la science ; il implique le système de relation où l’on peut supposer d’une part les substances – res extensa ou res cogitans – qui restent et d’autre part ce qui bouge en fonction d’un système de causalité s’appuyant sur ces substances. Le deuxième fondamental, qui est lacanien, part du S(Ⱥ) pour ouvrir une causalité libérée de tout déterminisme et de toute substance figeante. Cette liberté, principe de création et d’invention, n’est ni la liberté transformationnelle du langage (il ne s’agit pas du bouillonnement au lieu du grand Autre, premier étage), ni la liberté de créer de nouvelles matières qui ne seraient pas déjà là dans la complexité du graphe (il ne s’agit pas du Dieu créateur de l’univers). Cette liberté pulsionnelle reste une pure hypothèse, car il n’y a aucune substance pour la soutenir, ni res extensa (corps), ni res cogitans (esprit). Dans Encore, Lacan nous jette bien une troisième substance, la « substance jouissante », comme un chien errant au milieu du jeu de quilles des substances cartésiennes. Mais c’est un parfait oxymore puisque la substance implique le point et l’être de ce qui ne bouge pas, tandis que la jouissance implique la dérive et le non-être initiateur du bouger.
41 Comment passer de la substance à la jouissance ? Autrement dit, comment passer de la pulsion « freudienne » comme substance de la chose analytique déterministe à la pulsion lacanienne comme jouissance et ouverture d’une causalité libre ? Ensuite, vice versa, comment faire le retour, comment revenir de la pulsion lacanienne à la base corporelle de la pulsion freudienne ?
Comment aller de Freud à Lacan ?
42 Le passage de Freud à Lacan est donné dans l’invention de Lacan, à savoir l’objet a, qui est la mise en question de tout objet. Un « quelque chose ou rien ». Le développement de l’objet a, qui implique chaque fois la réflexion « quelque chose ou rien » et ses mouvements d’aller-retour, dépasserait largement les limites de cet exposé. Disons que, comme « cause du désir », il transforme toujours déjà la causalité déterministe (mon désir est déterminé par la structure de l’objet a) en une causalité qui permet la transformation (mon désir peut s’ouvrir non seulement sur la mise en scène fantasmatique, mais sur la ligne supérieure de la pulsion).
43 Lacan se démarque très clairement de la pulsion freudienne en tant qu’elle est commandée par le principe de plaisir. Tant qu’on en reste au principe de plaisir (Lust), on ne parle pas des véritables pulsions, mais seulement des pulsions du moi. Pour avoir accès au véritable champ pulsionnel, il faut en passer par l’objet a ou encore par l’Unlust inhérent à l’objet, par l’au-delà du principe de plaisir qui implique la complexité de toutes les dérives [16].
44 Autrement dit, on ne peut jamais en rester à une dérive, à la dérive du moi, ou encore à la dérive du désir et du fantasme. Il faut toujours se déplacer pour mobiliser le champ pulsionnel. Ce n’est pas le moi, le désir ou l’objet a du fantasme qui rend compte de la pulsion, ce sont les allers-retours en jeu dans toutes ces dérives sans en oublier aucune ; il faut donc toujours aller au-delà de chaque dérive pour mettre la pulsion en cause, et ici la cause ne peut se contenter d’être déterministe [17].
45 Le champ pulsionnel et le champ narcissique ne s’opposent nullement, ils se croi--sent au large comme deux dérives. Si le graphe les présente bien distinctement, c’est pour les parcourir. La pulsion n’est-elle pourtant pas à l’étage supérieur ? Le champ de la pulsion n’est pas « supérieur » au narcissisme ou au champ de l’amour, pour deux raisons. D’une part, toutes les dérives sont principiellement égales (comme l’attention également flottante l’exige). D’autre part, la pulsion implique toujours en elle-même la demande très concrète, et toute demande, en deçà du besoin, est toujours déjà demande d’amour, donc narcissique.
46 S’il pouvait sembler à première vue que nous nous étions élevés à une position quasi mystique de la pulsion, bien au-dessus du roc basal freudien, et que Freud était dépassé, il nous faut faire un retour de Lacan à Freud et un retour à ce qui chez Freud a précédé l’élaboration de la pulsion dans la métapsychologie de 1915, le narcissisme de 1914. Je conclurai donc par une introduction, l’introduction du narcissisme.
2e partie. De Lacan à Freud. Le narcissisme introduit la pulsion
47 Pour expliciter la pulsion et son mouvement, il faut saisir ce qu’elle a dans le ventre, à savoir un sujet qui se réduit à rien et une demande épurée dont il ne reste que la carcasse de demande d’amour. Il faut donc revenir non pas aux contenus des demandes, mais à ce qui sous-tend toute demande, à savoir le développement du Ich, tel que l’entend Freud à partir de Pour introduire le narcissisme. Le Ich n’existe que comme quelque chose qui doit essentiellement se développer, devenir : Ich soll werden. Ce développement ne consiste pas à parcourir une série de stades (stade vital du besoin, stade autoérotique, stade narcissique, stade de l’amour d’autrui). « Le développement du Moi consiste en un éloignement (Entfernung) du narcissisme primaire [18]. » Autrement dit, le développement du moi consiste à faire apparaître l’éloignement, la faille inhérente au « moi, je » (nommée tantôt Ichanalyse, tantôt Ichspaltung), autrement dit à donner la place à l’Unlust. Développer le moi c’est laisser fonctionner cette Spaltung, Je m’éloigne du moi, du moi idéal tel qu’il était supposé dans mon dos, dans mon passé imaginaire (his majesty the baby) et cet éloignement « engendre une aspiration, une tendance (ein Streben) à recouvrer, à regagner (gewinnen) ce narcissisme [19] ». Aller-retour.
48 Bien entendu, ce qui est regagné dans le futur est déplacé (Libidoverschiebung) par rapport à ce dont on s’est éloigné (dans le passé) : le moi idéal, dont on s’est éloigné, est remplacé par l’idéal du moi qui s’impose comme de l’extérieur, c’est-à-dire en convoquant toujours déjà le monde de l’autre et des objets extérieurs. Le moi-je s’éloigne du même, de lui-même, s’éloigne du moi idéal pour se trouver une visée, un foyer vers lequel pourra se diriger l’aspiration, le désir. Le moi-je aspire à trouver l’idéal du moi, qui implique toute la complexité de l’extérieur et de l’Autre. Le Ich, le moi-je, n’est autre que ce développement qui s’éloigne d’un passé imaginaire (le moi idéal d’un narcissisme primaire qui n’a jamais existé) pour mieux naviguer vers un futur qu’il n’atteindra jamais (le je d’un idéal du moi qui aurait apprivoisé le grand Autre).
49 Ce mouvement, qui implique tout à la fois l’éloignement ou la différenciation et l’aspiration d’un désir, c’est l’histoire du moi-je, du Ich freudien. On le rencontre dès le plus jeune âge de l’enfance et le développement du moi-je, qui n’est rien d’autre que ce mouvement, s’épanouira d’autant mieux qu’il existe une satisfaction, un accomplissement de l’idéal du moi, autrement dit que l’autre extérieur répond positivement à ce développement qui s’en trouvera relancé. Ce développement du moi rejoint exactement, on l’aura remarqué, le montage de la pulsion. Une poussée éloigne de la source, tourne autour d’un certain accomplissement rendu possible par l’objet extérieur et revient vers son point de départ.
50 Bien sûr, à la naissance, l’enfant ne dit pas d’emblée « moi, je ». Nous devons donc supposer que le mécanisme de développement (qui deviendra développement du moi) existe déjà en germe avant le moi proprement explicité. Le ça freudien n’est rien d’autre que ce germe, ce germe de moi, toujours déjà en train de se développer, à partir duquel le moi-je peut advenir : Wo Es war, soll Ich werden. Le ça freudien – la réserve pulsionnelle – présente en germe l’intégralité du développement pulsionnel.
51 Si le Ich freudien pouvait être imaginé comme le grand réservoir de la libido et de la pulsion en général, c’est en raison du développement inhérent et antérieur au Ich, à savoir en raison du germe de développement qu’est le ça. Mais l’image du réservoir serait trompeuse, si le réservoir en question n’était pas toujours déjà en train de déborder dans l’Unlust, de nier les bords imaginés. Le caractère toujours excessif, toujours en trop de la libido provient du fait qu’elle ne peut correspondre aux limites imaginaires de notre concept imaginaire. Et le débordement n’est autre que le développement de l’intégralité des dérives dont se constitue la pulsion.
52 Aussi bien, c’est le narcissisme, inhérent à la pulsion, en tant que tel, qui oblige au retour réflexif de la pulsion.
53 Mais aussi un retour réflexif sur la façon de concevoir la pulsion. La pulsion impli-que toujours un conflit entre deux inconciliables. C’est pourquoi Freud a toujours tenu au dualisme pulsionnel. D’abord le dualisme des pulsions du moi et des pulsions sexuelles. Avec l’introduction du narcissisme comme pulsion sexuelle du moi, le premier dualisme s’écroulait directement. Les exemples de narcissisme, trouvés chez les femmes narcissiques qui « n’aiment, à strictement parler, qu’elles-mêmes », les chats et les animaux de proie, les grands criminels [20] introduisaient déjà – pourvu qu’on sache le lire – un pouvoir de destruction radicale, à savoir la « pulsion de mort ». Le premier dualisme pulsionnel était ainsi remplacé par le dualisme des pulsions de vie et des pulsions de mort. Mais n’est-on pas ainsi tout doucement amené à supprimer tout dualisme ? Car toute pulsion est fondamentalement sexuelle (première théorie des pulsions) et fondamentalement pulsion de mort (seconde théorie des pulsions).
54 Tout dualisme s’écroulerait-il [21] ?
55 Plus fort que tout dualisme, c’est quelque chose d’effroyablement plus compliqué qui s’impose. La multitude des dérives inhérentes au mouvement pulsionnel implique toujours le grand vide, le grand creux déjà introduit par Freud comme pulsion de mort, radicalisé comme le S(Ⱥ) : il n’y a pas de référence dernière qui vaille. Faute de cette référence, la pulsion nous intime de créer et inventer non sans convoquer toujours déjà la multitude des pistes dont Lacan a tenté de donner une épure dans son graphe ou dans la théorie des nœuds. Mais la matière de cette invention, de cette création est toujours puisée à même la demande, demande qui contient déjà en germe le développement de la pulsion, demande avant tout narcissique si l’on veut bien ne pas rester focalisé sur le besoin ou sur le stimulus.
56 Mon propos a pu sembler parcours réflexif en forme d’aller-retour – de Freud à Lacan, puis de Lacan à Freud – à propos de la pulsion. Je n’ai fait en cela que suivre le parcours réflexif en forme d’aller-retour de la pulsion elle-même. Non sans découvrir au passage qu’il s’agit d’une multitude d’allers-retours. Et ces allers-retours ont ceci de particulier qu’ils préexistent à toute destination. Bruxelles-Paris, Paris-Bruxelles à ceci près qu’au moment où je prends le train Paris n’existe pas, ni Bruxelles non plus ; car c’est seulement la relation ou le mouvement de la pulsion qui les fait exister et surgir du non-être. Tous les Paris, tous les Bruxelles ne seront jamais que par les dérives multiples, que j’imagine deux, trois ou quatre pour pouvoir soutenir la pulsation. Et c’est par là seulement que la pulsion peut s’ouvrir sur une autre causalité que la causalité déterministe, une causalité de liberté. À condition toutefois d’abandonner notre foi crispée en un Autre consistant, non castré, qui nous épargne de devoir y faire nous-mêmes.
Notes
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[1]
Sigmund Freud, « Pulsions et destins de pulsions », dans åuvres complètes, Paris, puf, 1988, p. 164.
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[2]
Le « dessèchement de la muqueuse du pharynx » comme fondement organique de la soif est un exemple de stimulus pulsionnel.
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[3]
Sigmund Freud, « Pulsions et destins de pulsions », art. cit., p. 167 (trad. modifiée : je traduis Seelisch par « psychique » et non par « animique »).
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[4]
Ce n’est pas pour rien que l’exemple privilégie ici la sexualité masculine.
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[5]
Jacques Lacan, « Télévision », dans Autres Ècrits, Paris, Seuil, 2000, p. 521.
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[6]
Ibid., p. 527.
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[7]
Ibid., p. 521.
-
[8]
Ibid., p. 528.
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[9]
Ibid.
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[10]
Ibid. Dans le même sens, c’est-à-dire en contradiction avec le texte freudien, Lacan disait déjà : « La constance de la poussée interdit toute assimilation de la pulsion à une fonction biologique, laquelle a toujours un rythme » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 150).
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[11]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 162. Ver-sion ALI : « […] nulle part, de ce parcours, chaque pulsion partielle ne peut être séparée de son aller et retour, de sa réversion fondamentale, le caractère circulaire de la pulsion » (p. 203-204).
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[12]
Je suis ‡ la place d’o˘ se vocifËre que ìl’univers est un dÈfaut dans la puretÈ du Non-Êtreî ª (Jacques Lacan, ´ Subversion du sujet et dialectique du dÈsir ª, dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819).
-
[13]
C’est un nouveau sujet, « ein neues Subjekt qu’il faut entendre ainsi – non pas qu’il y en aurait déjà un, à savoir le sujet de la pulsion, mais qu’il est nouveau de voir apparaître un sujet. Ce sujet, qui est proprement l’autre, apparaît en tant que la pulsion a pu fermer son cours circulaire » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 162). Autrement dit, c’est la pulsion qui fait apparaître le sujet et non l’inverse.
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[14]
C’est pourquoi le catalogue des pulsions a pu être dressé chez le névrosé » (Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cit., p. 823).
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[15]
Le travail de l’inconscient « ne pense, ne calcule, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une nouvelle forme » (Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, dans åuvres complètes, Paris, puf, 2003, tome IV, p. 558)
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[16]
Il n’y a au niveau du plaisir (Lust), dit Lacan, « d’autre fonction pulsionnelle que justement celles qui ne sont pas de véritables pulsions, ce qu’on appelle dans le texte de Freud les Ichtriebe, et tout son texte, je vous prie de le lire attentivement, consiste à fonder le niveau de l’amour à ce niveau-là et à dire que si ce qui est ainsi divisé, ainsi défini au niveau de l’Ich ne prend valeur, fonction sexuelle, ne passe de l’Erhaltungstrieb, de la conservation au Sexualtrieb qu’en fonction de l’appropriation de chacun de ces champs » (ces champs qui sont désignés par Lacan comme champ du Lust et champ de l’Unlust, autrement dit de ce qui dépasse le principe du plaisir), ´ sa saisie par une des pulsions partielles se dÈfinit ailleurs ª (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, version ali, p. 219-220). La version du Seuil supprime l’opposition faite par Lacan entre le passage du Ich à la sexualité qui implique chacun de ces champs et la saisie du Ich dans une pulsion partielle. En supprimant « se définit ailleurs », la version du Seuil (p. 174), par ce détail apparemment anodin, modifie complètement le sens de cette citation et présente la sexualisation du moi par le truchement d’une pulsion particulière et d’une seule : c’est une pulsion partielle qui conduit à la sexualisation. C’est à contresens du texte : la sexualisation du moi se fait en convoquant « chacun de ces champs », la structure complète du Lust et Unlust !
La question des différents champs en jeu dans la sexualisation du Ich est reprise dans la discussion à la fin de la séance avec la dichotomie du « champ pulsionnel » (à savoir le haut du graphe) et du « champ narcissique de l’amour » (à savoir le bas du graphe) (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 182). On peut rapprocher le champ du Lust de ce que Lacan appelle « le champ narcissique de l’amour » et le champ de l’Unlust de ce qu’il appelle « le champ pulsionnel ». L’important est de bien saisir que l’Unlust est pourtant toujours déjà en jeu – même dans le champ narcissique de l’amour. Et c’est cet au-delà du principe du plaisir qui commande la multiplicité des dérives. -
[17]
´ C’est au-del‡ de la fonction du a que la courbe se referme, là où elle n’est jamais dite, concernant l’issue de l’analyse. À savoir, après le repérage du sujet par rapport au a, cette expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Car au-delà c’est la pulsion qui est en cause » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 245, version complétée par la version ali « c’est la pulsion qui est en cause » p. 308).
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[18]
Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, tome X, 1969, p. 167.
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[19]
Ibid., p. 167-168.
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[20]
Cf. Marie Jejcic, « Le Moi et le chat », intervention au colloque « Narcissisme, un concept pour la lecture de notre temps ? », ali, Paris, 11 et 12 mars 2017.
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[21]
Nous pourrions supposer encore un troisième dualisme introduit par Lacan, à savoir celui du champ narcissique et du champ pulsionnel, comme le suggère Marie-Christine Laznik (´ Le dualisme de Lacan, entre champ narcissique et champ pulsionnel et son application ‡ la clinique des bÈbÈs ª, intervention au colloque ´ Narcissisme, un concept pour la lecture de notre temps ? ª, ali, Paris, 11 et 12 mars 2017). Son argument s’appuie sur une remarque de Lacan, citant Freud (´ Pulsions et destins des pulsions ») : « Je rejoins ce que Freud lui-même articule en distinguant les deux champs, le champ pulsionnel d’une part, et le champ narcissique de l’amour d’autre part, en soulignant qu’au niveau de l’amour, il y a réciprocité de l’aimer à l’Ítre aimÈ, et que, dans l’autre champ, il s’agit d’une pure activité pour seine eigene Triebe pour le sujet » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 182). nb : la version de l’ali donne « il s’agit d’une pure activité, durch seine eigene Triebe, pour le sujet » (ali, p. 229), « durch seine eigene Triebe ª (que je traduirai par ´ par le truchement de ses propres pulsions ª), ce qui est beaucoup plus comprÈhensible. Le champ narcissique n’est qu’un premier aller-retour, condition nÈcessaire, mais non suffisante pour expliquer toutes les possibilitÈs du champ pulsionnel.