Couverture de PSY_039

Article de revue

Refoulements

Pages 121 à 136

Notes

  • [*]
    Ce texte est la traduction du chapitre iii de l’ouvrage de Barbara Low, Psycho-analysis ; a Brief Account of the Freudian Theory, New York, Harcourt, Brace and Howe, 1920. En libre accès à l’adresse : https://archive.org/details/psycoanalysisbri00lowb
    Ce chapitre – pages 73 à 107 – débute avec les mots clés : le principe de plaisir et le principe de réalité, les pulsions égocentriques et le développement des pulsions sociales, conflit entre les pulsions « primitives » et les restrictions imposées par la civilisation, création des refoulements, nécessité de la sublimation, le névrosé. Il a été traduit par Betty Bertrand (bettybertrand@hotmail.com). La revue Psychanalyse la remercie pour ce travail.
  • [1]
    Note de la traductrice (ndt) : ma propre traduction de la citation de Jones p. 77. Ernest Jones, Papers on Psycho-Analysis (introduction, revised and enlarged edition, p. 3).
  • [2]
    ndt : ma propre traduction de la citation de Jones p. 77-78. Ernest Jones, Papers on Psycho-Analysis (introduction, revised and enlarged edition, p. 4).
  • [3]
    ndt : ma propre traduction de la citation p. 86. M. D. Eder and Edith Eder, The Conflicts in the Unconsciousness of the Child.
  • [4]
    ndt : ma propre traduction de la citation p. 88. Ernest Jones, Papers on Psycho-Analysis, p. 288 (revised and enlarged edition).
  • [5]
    Cité par Ferenczi, Contributions to Psycho-Analysis, chap. x, « Symbolism ». ndt : ma propre traduction de la citation.

Le principe de plaisir et le principe de réalité. Les pulsions égocentriques et le développement des pulsions sociales

1Dans le chapitre précédent il était noté que Freud fait de la psyché la scène sur laquelle se déroule le conflit intrapsychique entre les pulsions humaines les plus primitives et celles plus évoluées. Au cours de ce conflit, et de manière à servir ses objectifs, les refoulements sont créés.

2Il est nécessaire de revenir maintenant sur la discussion concernant les deux grands principes de la vie psychique (déjà évoqués au chapitre 2) – à savoir le principe de plaisir et le principe de réalité – afin de voir comment ils opèrent dans la détermination du conflit psychique.

3Nous avons montré (voir page 46) que le principe de plaisir est la pulsion humaine primitive dont le facteur de motivation prédominant est la sensation. Il est présent au début de la vie et se manifeste de manière frappante dans la toute petite enfance de l’individu, au niveau physique, mental et émotionnel. Il est représenté dans les pulsions précoces purement égocentriques, perpétuellement en recherche de plaisir, du plaisir de nutrition, de la sensation de diverses fonctions physiologiques, etc. Il apparaît clairement que ces pulsions égocentriques sont vitales à l’autoconservation et au développement du sujet et qu’elles doivent résister à tout prix à tout ce qui échoue à servir l’ego, c’est-à-dire à ce qui engendre souffrance et perte – le manque de plaisir. Il est cependant important de noter dans cette connexion que la prétendue souffrance peut être au service du plaisir et de la passion de l’individu en intensifiant ses sensations ; ainsi, on peut trouver des pulsions égocentriques recherchant la douleur pour la transformer en un plaisir plus intense, tel que l’on peut voir la pulsion chez le nouveau-né (et plus tard chez l’adulte) de retenir pour un temps son souffle, son urine, ses fèces de manière à obtenir la quantité maximale de plaisir lors de la décharge de la tension. Ici le principe de plaisir agit en s’infligeant de la douleur et c’est à partir de cette source que nous aurons plus tard les pulsions sadiques et masochistes.

4Il est possible que le principe de nirvana, comme on pourrait le nommer, soit plus profond que le principe de plaisir – le désir du nouveau-né de revenir à un état d’omnipotence, où il n’existe aucun désir inassouvi, état dans lequel il était alors dans l’utérus maternel. Freud a fait remarquer que la naissance n’est pas un nouveau commencement dans la vie psychique de l’individu (pas plus que dans sa vie physique), mais plutôt que c’est un événement qui sert d’interruption à sa vie prénatale. C’est une interruption terrible et douloureuse par son intensité et sa soudaineté mais une interruption qui ne peut pas effacer le désir de l’individu pour la situation qui précédait, qu’il cherche à retrouver tout au long de sa vie, pour retourner une fois de plus vers son omnipotence chérie, libre de toutes les contraintes externes et internes. Un tel désir agit comme une tendance régressive dans l’humanité, donnant naissance au conflit entre les idéaux statiques et les idéaux dynamiques, comme on peut les trouver de manière typique dans les mythes et le folklore, tels que l’histoire d’Atlas, les pommes d’or des Hespérides, Tom Pouce, Alice aux pays des merveilles ; tous ces exemples expriment le désir pour les premiers moments de la vie (et plus encore, la vie prénatale) lorsqu’on était cet être omnipotent, protégé, capable de jouir des plaisirs égocentriques délicieux, et plus, le désir de ne jamais sortir de cet état, de ne jamais ni vieillir ni faire face au changement et à la mort.

5« Au plus profond de notre âme nous sommes toujours des enfants, et cela reste le cas tout au long de la vie », dit Freud, ce à quoi nous pouvons ajouter ce que cite Ferenczi, « grattez l’adulte et vous y trouverez l’enfant », parole qui résume ce qui vient d’être évoqué précédemment – à savoir notre désir de maintenir et conserver l’état primordial et la persistance de ces pulsions égocentriques dominées par le principe de plaisir qui appartient à cette situation originelle. À côté du principe de plaisir nous voyons cependant opérer le second grand principe psychique – à savoir le principe de réalité – et c’est celui-ci que nous devons à présent considérer.

6Comme évoqué plus haut, Freud maintient que le principe de réalité a pour fonction l’adaptation de l’organisme aux exigences de la réalité, de « soumettre la demande impérieuse de gratification et de la remplacer par une qui soit plus distante mais plus satisfaisante et plus permanente. Il est donc influencé par le social, l’éthique, le religieux, le culturel et autres considérations externes qui sont ignorées par le principe de plaisir plus ancien [1] ».

7Bien qu’il soit apparemment la force motrice de tant de nos actions civilisées et adultes, bien qu’il guide et contrôle le principe de plaisir, ce principe de réalité ne peut jamais abroger l’activité du plus primitif principe de plaisir ; d’où le conflit intrapsychique auquel nous avons fait référence au début de ce chapitre.

8« Le destin du principe de plaisir primitif, ainsi que les modifications qu’il a subies avant d’être autorisé à se manifester, est un des objets centraux de la psychanalyse, qui est par conséquent l’étude de la force pulsionnelle fondamentale qui agit derrière la majorité des activités et des intérêts humains [2]. »

9Les modifications auxquelles il est fait référence dans la citation ci-dessus sont essentielles en raison de l’évolution de ces autres pulsions chez l’homme, souvent en opposition aux pulsions égocentriques primitives, bien que, bien sûr, favorisant au final celles-ci mais de manière indirecte et plus subtile. Ce sont les pulsions sociales qui ont conduit l’homme au-delà des stades purement égocentriques.

10Puisque l’homme est destiné à développer des pulsions concernant l’autre que soi, aussi bien que les pulsions purement égocentriques et puisque, au sein de n’importe quelle communauté humaine, sous n’importe quelle forme de civilisation, il doit vivre sous le principe de réalité (comme nous l’avons vu, une vie qui serait exclusivement basée sur le principe de plaisir est impossible à moins d’être dans un état d’unicité isolée), il est évident qu’il doit adapter et changer beaucoup de ses désirs les plus primitifs pour exister. C’est à partir de ce processus de changement et de ce conflit, découvert par Freud, que se développent les aspects fondamentaux du psychisme.

11Ce processus de modification et d’adaptation est difficile et douloureux ; chaque être humain doit parcourir un long chemin avant que le principe de plaisir puisse changer les pulsions, les émotions, les méthodes de penser, de manière à les aligner sur la civilisation au sein de laquelle il est né. Plus difficile encore que le sacrifice des pulsions primitives est la libération des émotions primitives et des modes de pensée, car ces dernières risquent de persister, et dans les faits elles persistent en même temps que les désirs altérés. L’adulte ne demande pas la lune mais il peut demander d’autres objets, sur un mode infantile, incapable, tout comme le jeune enfant, de s’ajuster à la réalité ; l’homme civilisé a peut-être dépassé la pulsion sauvage de tuer celui qui se présente comme un obstacle à sa satisfaction égocentrique, les émotions qui sont connectées avec une telle personne (père, frère aîné, nourrice, enseignant) peuvent demeurer sous des formes déguisées et transférées. De la même manière, les modes de pensée primitifs, qui doivent à tout prix maintenir la suprématie de l’ego, peuvent facilement persister tout en étant transférés à des expériences psychiques tout à fait autres que les expériences primitives. Pour l’enfant, la réalité extérieure n’est rien, c’est quelque chose à ignorer, comme lorsqu’il pleure pour obtenir la petite chose brillante dans le firmament, incapable de reconnaître les réalités de l’espace et de la chose. Il est possible de maintenir un tel standard – le standard de l’évaluation égocentrique – et de l’appliquer aux situations de la vie adulte. L’échec, l’humiliation, le sentiment d’infériorité auxquels la plupart des individus sont destinés parfois et d’une certaine manière puisqu’en contact avec le monde extérieur, peuvent être revécus selon la méthode primitive – en ignorant la véritable situation et en maintenant perpétuellement l’ego aux manettes, au lieu d’employer une méthode plus adulte, à savoir découvrir la part réelle jouée par l’ego.

12Les pulsions primitives, les émotions, les modes de pensée persistent donc mais sous des formes très modifiées, transformées et affaiblies, ce que Freud a attribué à ce qu’il a nommé le processus de refoulement.

13Sa théorie du refoulement est au cœur de sa conception tout entière de l’appareil psychique et est donc fondamentale pour sa compréhension.

14Depuis le tout début de la vie, selon lui, les pulsions primitives, les émotions et les modes de pensée sont « refoulés » (c’est-à-dire partiellement ou totalement submergés) en faveur d’une nouvelle série de pulsions, émotions et modes de pensée, produits de l’environnement externe et interne de la nouvelle créature. Refoulés devons-nous ajouter mais jamais totalement effacés ; la vie psychique primitive reste intacte sans toutefois pouvoir normalement émerger à la conscience, sauf sous des formes déguisées telles que le rêve, le cauchemar, le fantasme, les affects sensoriels, ou dans les états « anormaux », la « folie » et le « délire ». Cette chose de l’esprit primitif est inacceptable pour la conscience de l’individu façonné par les influences culturelles et éthiques, mais comme elle est impérissable (et ici nous devons souligner un autre pilier de la théorie freudienne, le caractère indestructible du matériel psychique) elle doit trouver à se loger en dehors de la conscience (et ainsi trouver refuge dans l’inconscient et devenir « oubliée »), ou bien se transformer et se déguiser de manière à devenir acceptable pour la conscience puisque cette dernière ne reconnaîtra ni son véritable aspect ni sa portée.

15L’évolution humaine semblerait avoir suivi le chemin de la sublimation, résultat de la création de divers tabous moraux, religieux et culturels engendrant plus tard le conflit avec les pulsions primitives à la poursuite du principe de plaisir. Ainsi, pour chaque individu la situation humaine implique un processus d’ajustement entre le primitif et le plus évolué, entre le principe de plaisir et le principe de réalité, un processus, comme nous le voyons bien, d’une complexité subtile, un parcours semé d’embûches en partie comparable au processus d’adaptation biologique. Le fait que ce processus d’ajustement soit inévitable, à des degrés variables, pour chaque être humain n’empêche pas les difficultés ; chaque nouveau-né doit faire face à des périls et à des problèmes quant à l’apprentissage de la succion, de l’exercice des fonctions physiques, et plus tard l’acquisition du langage, de la marche, etc. Ce n’est que parce que les pulsions de sublimation l’emportent que ces difficultés peuvent être surmontées ; nous nous situons donc ici dans la sphère psychique. Les pulsions primitives ont été modifiées et adaptées grâce au pouvoir de la tendance à la sublimation, mais cette tendance n’est pas nécessairement toujours victorieuse, y compris dans la conscience. C’est pourquoi cette sublimation a lieu chez les individus et les peuples à des degrés infiniment divers. Il existe des individus (et des nations) pour lesquels l’égocentrisme primitif est sublimé mais pour une petite partie seulement, ce qui a pour résultat qu’ils sont incapables de partage au sein du groupe ou d’adaptation à des fins sociales, restant ainsi isolés et tournés vers l’intérieur, tel Swift, avec pertes et profits associés. Nous trouvons également la nation qui reste à l’écart, en retrait, étrangère et hostile aux influences du groupe étranger, dont le pays de Galles est un bon exemple. Sans aucune possibilité de processus de sublimation nous resterions au niveau de l’homme primitif ou de l’enfant moins primitif ; grâce à son influence nous accédons à la civilisation et à ses fruits les meilleurs. Freud soutient qu’une vaste majorité de l’art est de l’ordre de la sublimation de la pulsion égocentrique primitive « voir et être vu » et de la pulsion sexuelle en général.

16Il s’ensuit que ces pulsions égocentriques primitives doivent subir un changement à la fois dans leur nature et au regard de leur évaluation par le psychisme, et c’est ce processus de changement qui crée ce que Freud a appelé refoulement.

17Si le processus de sublimation est en mesure de permettre une expression adéquate de l’énergie psychique qui accompagne les désirs primitifs, nous arrivons à un ajustement relativement satisfaisant. Prenons par exemple l’instinct de combat du jeune homme : si cet instinct peut être suffisamment satisfait de manière sublimée comme par exemple dans la boxe organisée, la lutte, la compétition dans le jeu, etc, l’instinct peut alors continuer d’opérer sous une forme transformée probablement sans trop d’insatisfaction vis-à-vis de la psyché primitive. Si un instinct exhibitionniste puissant peut obtenir satisfaction à travers un moyen tel que prendre la parole en public, jouer la comédie, avoir une notoriété dans une quelconque sphère d’action, ici encore l’instinct originel sous sa forme la plus grossière peut cesser de s’exercer dans la conscience, tout en persistant dans l’inconscient. Nous avons ici le processus du refoulement inconscient au travail, opérant sans relâche en chaque individu tout au long de la vie un processus d’ajustement profond et compliqué, impliquant à la fois pertes et gains. Si nous considérons un instant à quel point il est aisé que de tels ajustements puissent mal se dérouler, nous réalisons qu’il y a de fortes chances pour que le processus de sublimation impliquant le refoulement soit complexe.

18En premier lieu, le processus de civilisation, à la fois pour l’individu et pour la race, s’effectue avec une extrême rapidité. L’individu humain, dans ce laps de temps incroyablement court, doit s’extirper de son existence faite de sensations, centrée sur son propre ego, oublieux du monde externe, pour entrer dans le social, appelé à remplir des obligations imposées par le monde extérieur dans un millier de directions. Ses amours et haines initiales, pulsions et habitudes doivent, pour la plupart, être mises de côté, ou transformées sans possibilité d’être reconnues, afin de se conformer aux nouvelles demandes de son psychisme et aux demandes de ses compagnons humains. Ajoutons à cela l’« accélération » très prononcée concernant les standards culturels venant des parents, des nourrices, des éducateurs, ce qui fait que le refoulement est inévitable, et se fait trop souvent de manière excessive.

19« Cette créature autocentrée » (c’est-à-dire le tout petit enfant) pressée par une compulsion interne et externe doit, au moins lorsqu’il est en âge d’aller à l’école, être capable dans une large mesure de faire preuve d’indépendance et de maîtrise de soi ; il doit renoncer à sa demande exclusive de soins maternels, renoncer à son absorption dans son propre corps charmant ; il doit apprendre à refréner ses fantasmes face à la réalité, à se situer en tant que nouvel individu séparé…

20« De ce jeune enfant, dont l’équilibre est encore instable et qui est donc extrêmement sensible aux blessures, comme tout tissu embryonnaire, nous exigeons trop souvent une norme comportementale et émotionnelle rigide que seul l’adulte stable est capable d’avoir [3]. »

21Il y a donc ici une façon claire de générer du refoulement.

22En second lieu, il existe des êtres humains qui, par tempérament, sont très mal adaptés à l’environnement dans lequel ils sont nés et qui rencontrent des difficultés particulières. Des personnages comme Lear, Othello, Becky Sharp (dans la fiction), Richard Burton, Swift, et beaucoup d’autres encore étaient tous des gens évoluant dans un environnement inadapté qui leur causait des difficultés spécifiques, et, dans de telles circonstances, en plus de leur constitution psychique, échouaient à permettre une évacuation adéquate de leur énergie psychique particulièrement dynamique accompagnant leurs désirs primitifs.

23Ici, de nouveau, le refoulement inconscient s’effectue probablement dans une large mesure proportionnellement au manque de satisfaction obtenue par le biais de la sublimation. Nous voyons donc que dans le cas à la fois des types d’individu « moyen » et des types d’individu exceptionnel le processus de refoulement doit agir inévitablement avec son lot de conséquences, que Freud nous a révélées.

24Dans la mesure où le processus de sublimation ne satisfait pas les besoins de la psyché – à savoir ne permet pas un exutoire adéquat pour l’énergie psychique qui accompagne les désirs les plus primitifs –, d’autres voies pour leur décharge doivent être créées. Les pulsions refoulées doivent trouver une sortie, soit dans un comportement directement en opposition avec la vie consciente sublimée (comme les « mauvaises habitudes », la violence, la criminalité, ou toute action antisociale), soit sous la forme de psychonévroses (telles que l’hystérie, la dépression nerveuse, les pensées obsessionnelles, les affections physiques, etc). Dans les deux cas, certaines parties de la psyché sont refoulées, et le refoulement est un processus qui n’est pas suffisamment harmonisé.

25On peut trouver des exemples d’un tel refoulement nous accompagnant à chaque étape du développement psychique. Shakespeare nous en a donné un exemple splendide dans Macbeth, tel que cité par le Dr Ernest Jones [4] : il dépeint lady Macbeth, longtemps après que le meurtre de Duncan a eu lieu, ayant l’habitude de se frotter les mains comme si elle se les lavait. Nous avons ici le vœu refoulé qui s’exprime sous la forme d’un symptôme névrotique, une habitude mécanique apparemment sans signification. Lady Macbeth désire laver les taches de la culpabilité de sa conscience. Le processus de sublimation ne peut pas être accompli de manière satisfaisante, que ce soit en l’amenant à considérer le meurtre comme une action digne et justifiable ou en prenant sur elle les conséquences de son acte. Il en résulte un conflit et de la peur ; elle souffrirait si elle prenait pleinement conscience de son désir d’être libérée de sa culpabilité liée au sang, elle n’en prend donc pas conscience mais permet ce désir en transférant cette émotion sur un objet « neutre ». Elle lave donc les taches imaginaires de ses mains, simple « anormalité » qui n’éveille aucun soupçon en elle.

26Avec une intuition merveilleuse, le génie bondit vers le savoir et les conclusions que le psychanalyste peut seulement atteindre après un travail acharné ; Shakespeare permet à lady Macbeth de fournir une clé de l’énigme dans son sommeil, lorsque la censure psychique est en veille et que le souhait originel, non refoulé par les influences sublimatoires de la vie consciente, peut se révéler. Dans son somnambulisme, elle crie : « Quoi, ces mains ne seront-elles jamais propres ? Il y a toujours l’odeur de sang. »

27Ceci est une illustration de la main de l’artiste mais nous pouvons aisément trouver des exemples dans la vie réelle. L’attaque hystérique, l’idée obsessionnelle, les « mauvaises habitudes », les affections physiques se développant sans cause apparente – toutes sont des voies par lesquelles les pulsions refoulées luttent pour s’exprimer. Ceux qui auront le soin de poursuivre ce sujet doivent se tourner vers l’œuvre de Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, dans laquelle ils trouveront une mine d’informations, ainsi que dans L’interprétation des rêves.

28Une telle illustration sert à montrer que les pulsions primitives en question concernent le sexuel et le moi. Nous devons réaliser que ces deux dernières sont les plus dynamiques et sont par ailleurs exactement celles que toute vie en communauté, en particulier celle de type hautement civilisé, est la plus incapable de satisfaire sous leur forme et leur intensité originelles. Cette non-satisfaction (ou satisfaction inadéquate) des pulsions sexuelles égocentriques est à l’origine de la formation des complexes les plus profonds dans la psyché humaine ; c’est pour cela que la théorie du complexe de Freud est inévitablement liée à celle du refoulement. Pour le dire rapidement, le « complexe » (un terme tout d’abord employé dans ce sens par le Dr C. G. Jung, de Zurich) est le résultat de la rétention de l’énergie psychique qui accompagne les pulsions primitives profondes, énergie qui n’est donc pas déchargée du fait des restrictions imposées par les forces sublimatoires.

29Les émotions connectées avec ce flux psychique empêché deviennent sources de douleur pour la psyché, ce qui a pour conséquence que la pulsion et toutes les émotions et les idées transportées qui lui sont associées doivent être « stoppées » ou dissociées de la conscience ; un « nœud » est créé dans les filaments de l’être émotionnel par le biais desquels se forment de nouveaux enchevêtrements. D’où le fait que la nécessité du refoulement conduit à la création de complexes, lesquels à leur tour donnent naissance à encore plus de refoulement. L’exemple simple le plus commun est l’« l’oubli » d’un nom associé (dans l’inconscient) à une expérience psychique douloureuse donnant lieu à la création d’un complexe.

30Le Dr Ernest Jones donne une illustration d’un tel « oubli » lorsqu’il évoque un étudiant en médecine qui avait fait la connaissance d’une infirmière au sein de son hôpital, la voyant tous les jours dans le cadre de son travail pendant à peu près une année. Plus tard, la relation devint plus intime mais il avait souvent les plus grandes difficultés à se souvenir de son nom de famille lorsqu’il lui écrivait des lettres, bien qu’il se soit toujours, au début bien entendu, adressé à elle par son nom de famille. L’investigation mit en lumière le fait que son prénom était identique à celui d’une fille qu’il avait abandonnée plus tôt dans sa vie et aussi à celui d’une autre fille qu’il avait aimée passionnément alors qu’il était un jeune garçon. Inconsciemment, ces trois filles successives n’en faisaient qu’une, ce qui lui permettait ainsi de rester en quelque sorte fidèle à son premier amour. Mais il ne souhaitait pas se souvenir de son infidélité (à savoir qu’il avait à présent transféré son affection) qui se serait rappelée à son souvenir du fait du nom de famille différent. Il se souvenait donc du prénom mais pas du nom. Les noms de famille dans les trois cas ne se ressemblaient d’aucune manière. Il apparaîtra clairement que si la théorie de Freud concernant le conflit entre les pulsions primitives et sublimatoires tient bon, avec le processus de refoulement qui l’accompagne, la capacité de formation des complexes doit être inhérente à la psyché humaine, dont l’origine se situe au commencement de la vie même et poursuit son action, à l’insu de la conscience, en tant que force inhibitrice tout au long de la vie.

31Les complexes seront « résolus » proportionnellement à l’effectuation réussie de la sublimation mais seulement au prix de l’oubli d’une grande partie de notre expérience psychique ; en effet, selon Freud l’amnésie quasi totale touchant nos expériences les plus anciennes – disons de la naissance jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans – est due à la nécessité de sublimer et donc d’« oublier » beaucoup d’événements inappropriés et douloureux pour la vie à venir.

32Reconnaître ce fait (à savoir le processus de refoulement) est essentiel si l’on veut comprendre le développement psychique et, dans la mesure où notre pouvoir conscient nous le permet, guider les processus sublimatoires vers des issues harmonieuses. C’est le manque d’une telle reconnaissance qui produit une instruction stupide des enfants, ainsi que des systèmes éducatifs maladroits et futiles et des états de la société qui empêchent le développement de l’individu. Il n’est pas concevable que l’homme doive exister sans refoulement puisque la sublimation doit continuer à être une voie menant de la vie égocentrique à la vie sociale tout en étant un moyen de compenser des désirs inassouvis. Il n’y a aucune situation, quel que soit le lieu où l’homme ait jusqu’à présent porté ses pas, dans laquelle sa réussite est à jeu égal avec ses désirs, et il semblerait que la psyché, continuellement à la poursuite du principe de plaisir, développe pour elle-même ce processus et en fasse une méthode pour jouir de ses désirs primitifs, au moins en hallucination. Le jeune enfant auquel le flot de lait maternel n’est plus autorisé continuera cependant les mouvements de succion de ses lèvres, obtenant du plaisir dans le fantasme de succion ; l’enfant empêché de se laisser aller à sa curiosité primitive de voir et de toucher son propre corps et celui de l’autre compense par un intérêt et un plaisir portant sur les habits qui couvrent le corps ; l’amant, tel que décrit par Dante, incapable de posséder sa maîtresse, compense en se satisfaisant d’elle sur un autre mode – en tant qu’inspiration et idéal. Sans ces possibilités de plaisir compensatoires la psyché serait forcée de se rabattre sur les plaisirs primitifs toujours et encore et donc d’empêcher le progrès du développement humain.

33Lorsque nous nous souvenons tout particulièrement de l’origine du plaisir le plus dynamique – la source sexuelle – nous réalisons à quel point le pouvoir de la sublimation est essentiel. Parce que les pulsions primitives jaillissant de cette source sont celles, comme nous l’avons déjà fait remarquer, qui restent les plus insatisfaites dans une société civilisée et donc celles qui nécessitent le plus grand niveau de sublimation.

34Les influences religieuses, sociales et culturelles ont banni de manière particulièrement dure la satisfaction des pulsions narcissiques et sexuelles primitives, surtout ces dernières ; et pourtant elles demeurent les pulsions les plus dynamiques en chaque être humain, demandant à s’exprimer d’une manière ou d’une autre, circulant dans toutes les sphères de la vie psychique. Il en résulte que c’est dans ces sphères que la sublimation est la plus difficile et la plus essentielle, à la fois dans l’intérêt de la transformation de ces pulsions pour s’ajuster aux besoins sociaux et pour compenser la psyché d’une telle transformation.

35Freud a fait remarquer que le processus de sublimation implique à la fois une perte (oubli de la vie psychique, affaiblissement de la pulsion primitive, substitution fréquente du moins dynamique pour le plus dynamique) et un gain, et qu’une telle perte accompagne inévitablement le gain à chaque étape. C’est la situation qui se présente si souvent dans le mythe et la légende – le sacrifice nécessaire, à la naissance, soit de la mère soit de l’enfant. Les deux ne peuvent pas survivre ; la mère peut consentir à être sacrifiée au nom de la création d’un type supérieur d’individu (tel est le cas dans la saga Volsung) et le gain l’emporte sur la perte. Mais si le nouvel individu n’est pas plus avancé sur l’échelle de l’humanité et a peu, voire n’a rien à offrir au monde, alors le sacrifice de la mère aura été vain. Il en est de même avec la sublimation : le gain qu’on en retire (à la fois sur le plan de l’individu et pour la communauté) peut l’emporter sur la perte et la souffrance qu’elle implique, ou vice versa. Freud maintient que c’est le travail à la fois de la société et de l’individu de s’efforcer d’apporter un équilibre satisfaisant au cours du processus.

36Pour un certain nombre d’êtres humains, ce processus s’effectue de manière globalement plutôt satisfaisante, avec un équilibre de gains, les tendances primitives évoluant vers des productions plus ou moins utiles pour l’individu lui-même et pour la société. Cependant, même pour ces individus, nous pouvons constater que des avancées prodigieuses de la connaissance peuvent rendre le processus plus efficace et moins gaspilleur. Il est à peine croyable qu’avec un tel savoir les êtres humains continuent à s’égarer si souvent et de manière si désastreuse dans le processus de développement, de permettre que des dons et des pouvoirs si utiles soient gâchés, de souffrir beaucoup plus que de profiter.

37De plus, beaucoup n’atteignent même pas un niveau moyen de sublimation facilement et de manière adéquate, il s’agit du névrosé et du soi-disant « anormal ». Dans ces types, le processus s’accompagne d’un effort et d’une dépense trop grands. Les pulsions primitives ne s’harmonisent pas avec les demandes venant de la civilisation, cela étant souvent dû à l’intensité et à la qualité exceptionnellement dynamique de celles-là. En résulte un conflit psychique intense, créant soit des manifestations directement antagonistes envers la société (pulsions meurtrières, pulsions incestueuses, etc.), soit des symptômes névrotiques qui tendent à détruire l’individu lui-même. Dans certains types de névroses, comme Freud l’a découvert, il existe souvent un sens moral, religieux, éthique ou social fortement développé, une tendance à idéaliser ; d’où un plus grand conflit que dans un type moins développé. Chez un tel individu le désir de sublimation est si fort qu’il est proportionnellement plus douloureux pour lui de réaliser et se laisser aller à ses pulsions primitives, et la tentative même de refouler celles-ci rend encore plus inaccessible la sublimation convoitée. Pour l’illustrer prenons l’exemple des ascètes médiévaux, qui se tournant avec une joie extatique vers la vie religieuse trouvent à leur plus grande surprise et horreur les pulsions primitives monter en eux inexorablement. Incapables de les reconnaître pour ce qu’elles sont, essayant vainement de refouler de tels instincts, ils trouvent de plus en plus difficile de suivre le chemin de la sublimation (exemple de saint Augustin). Chez d’autres névrosés on trouve une capacité à la sublimation insuffisante de sorte que ce type d’individus est incapable d’atteindre le niveau que lui impose la communauté au sein de laquelle il évolue ; il n’arrive pas à se développer à une distance suffisante de ses pulsions primitives qui insistent pour s’exprimer sous des formes déguisées comme dans l’hystérie. Ici nous trouvons un processus dans son ensemble conscient ; le processus est encore plus difficile lorsqu’on a affaire à la sublimation inconsciente. L’enfant dont les intérêts pour ses propres organes génitaux ont été, depuis le début, sévèrement refoulés peut développer une quantité anormale de dégoût inconscient envers ces organes et les fonctions physiologiques qu’ils satisfont, masquant l’intérêt primitif non assouvi. Et pourtant cette attitude consciente, éthique et morale, peut se trouver être une attitude qui idéalise le corps. Son conflit sera intense car il est à la recherche d’un niveau très élevé de sublimation, qui ne peut être atteint par un refoulement supplémentaire des pulsions primitives déjà partiellement refoulées (mais puissamment actives). « Nos refoulements inconnus nous mènent toujours plus loin sur le chemin du refoulement » nous dit Ferenczi, et la véracité d’une telle assertion semble être vérifiée indiscutablement. Il est courant que les types humains qui se distinguent le plus quant à l’idéalisme et la moralité sont souvent ceux pour lesquels le conflit psychique est le plus prononcé, et cela s’explique par la difficulté d’ajustement des pulsions primitives avec les pulsions sublimatoires. En plus de ces difficultés, Freud en trouve une autre émanant de l’ampleur avec laquelle la civilisation a parfois encouragé la sublimation. Sa conviction est qu’elle ne peut être obtenue à chaque époque et pour chaque communauté que dans une certaine mesure et, si la civilisation réclame plus que la quantité disponible et que cette quantité est requise trop rapidement, alors un conflit psychique trop important s’installe dont le résultat est le type névrotique.

38Il soutient, par exemple, qu’il est possible que la sublimation des pulsions sexuelles soit allée trop loin et ait généré des refoulements trop importants, ne permettant pas d’être gérés avec succès. En Europe de l’Ouest, en particulier, le refoulement sexuel commence très tôt, soit en ignorant la sexualité chez l’enfant, soit par des restrictions lourdes imposées sur l’exercice ou la manifestation des fonctions sexuelles, sauf sous certaines conditions ; Freud attribue à cette attitude, explicite ou implicite, l’étiologie de beaucoup de névroses présentes dans les sociétés modernes civilisées.

39Ici, et pour conclure sur ce chapitre, quelques mots sur la théorie sexuelle freudienne nous seront utiles. Cette théorie – à savoir que toutes les tendances primitives de la psyché sont d’origine sexuelle – a créé l’antagonisme le plus important. C’est en partie dû au fait qu’une telle opinion est nouvelle ; en partie dû au fait démontré par Freud que les refoulements les plus forts sont associés aux pulsions sexuelles primitives. Ce que nous souhaitons ne pas voir n’existe pas pour nous ; rappelons-nous les « oublis » et les « étourderies » qui sont familiers à nous tous. Si l’homme civilisé a été incapable d’accepter ses propres pulsions sexuelles, il s’ensuit qu’il sera tout aussi incapable d’accepter une théorie qui lui révèle ces mêmes pulsions. « Nos propres refoulements inconnus nous mènent toujours plus avant sur le chemin du refoulement. » De surcroît, le rejet de la théorie est influencé, dans une certaine mesure, par un malentendu de l’usage que fait Freud du terme « sexuel » (bien que la raison de ce « malentendu » réside, également, dans le besoin de refouler). Il l’utilise, en plus du sens admis, pour couvrir une sphère beaucoup plus large qu’habituellement, y incluant des fonctions et des processus qui ne sont en général pas considérés comme étant de nature sexuelle, l’origine fondamentale de ces fonctions et de ces processus n’ayant pas été jusqu’à présent identifiée. Nous pouvons illustrer la théorie sexuelle si nous prenons la relation humaine que Freud tient pour être d’une importance vitale pour le développement de l’individu – à savoir la relation parent-enfant. Les caractéristiques spécifiques de la relation parent-enfant se sont développées à partir de pulsions sexuelles mutuelles. Il est évident que les mêmes pulsions primitives qui existent au sein de l’humanité tout entière doivent également se manifester chez ceux du même sang ; nous en avons des preuves dans les tabous de l’inceste que l’on trouve chez les peuples primitifs sous une forme ou une autre. Freud a révélé que le mythe grec connu comme mythe d’Œdipe incarne l’horreur et la peur inspirées en l’homme par l’inceste et ce que cette horreur et cette peur recouvraient – à savoir le désir instinctif primitif de l’homme pour l’inceste, désir qui doit été refoulé et sublimé dans l’intérêt de la société.

40Le garçon aime sa mère, la fille aime son père, d’un amour dont les caractéristiques essentielles, sur bien des points, sont identiques à l’amour reconnu comme sexuel entre les adultes de sexes opposés. Pour l’enfant mâle dont la vie commence à peine, la mère est la Femme ; elle représente tout ce que le sexe féminin peut vouloir signifier pour lui à cette étape de son existence et, puisque pour Freud toute la vie psychique est liée, il est obligé de constater que cet amour d’enfant est potentiellement de même nature que l’amour que l’on trouve plus tard unanimement reconnu comme l’amour sexuel. Il en est ainsi seulement dans la mesure où l’enfant a développé ses souhaits et ses tendances sexuelles ; mais ces dernières, comme l’a découvert Freud grâce à une abondance de données, existent sous une forme modifiée, depuis le tout début de la vie. Le désir du très jeune enfant, encore très peu refoulé, d’investiguer le corps de la mère tout comme le sien propre, son intérêt pour les fonctions corporelles, son souhait de possession exclusive, sa jalousie et son excitation centrées sur la mère (et d’autres individus ayant un rôle maternel) sont tous des images – vagues et à moitié formées certes, mais reconnaissables – des caractéristiques de l’amour sexuel adulte. Cet amour pour ce parent – du fils pour sa mère, de la fille pour son père – génère de l’hostilité dans l’inconscient (puisqu’un tel sentiment doit nécessairement être refoulé de la conscience car inapproprié) envers l’autre parent, et une révolte contre son autorité. Ici donc, nous est fournie la situation des mythes d’Œdipe ou d’Électre, une situation qui pour Freud existe dans l’inconscient, depuis les premiers stades et tout au long de la vie, et qui nous est révélée à la conscience seulement sous des formes déguisées. On trouve une telle manifestation, à peine déguisée, dans le fait que tous nos amours et haines futures sont les résultats de notre premier amour, celui pour nos parents. De manière littérale, nous revenons toujours à nos premières amours [en français dans le texte], soit en cherchant (inconsciemment) plus tard dans la vie les hommes et les femmes pouvant nous donner de nouveau ce que nous aimions le plus chez nos parents, soit en essayant (ici encore inconsciemment) de nous éloigner carrément de cette influence première, puisqu’un affect négatif peut opérer avec la même intensité qu’un affect positif.

41Cette situation psychique dont l’origine se trouve dans les pulsions sexuelles (la situation œdipienne) influence à divers degrés et dans des directions multiples le développement de la psyché, manifestations que l’on peut repérer par exemple dans l’aversion pour toute forme d’autorité (à partir de l’hostilité initiale envers le père ou du mépris à son égard), une disposition exagérément docile et servile (à partir du désir d’apaiser le père craint), la crainte envers d’autres hommes (à partir de la crainte inspirée par le père) ou une incapacité à trouver un partenaire satisfaisant (à partir de la persistance exagérée des imagos parentales dans la vie psychique de l’enfant). Par conséquent, la situation œdipienne qui nous est commune à tous peut ou non conduire à des complexes difficiles, se manifestant sous la forme de symptômes névrotiques, correspondant au fait que le refoulement et la sublimation peuvent ou non se produire de manière relativement équilibrée. C’est dans cette connexion que Freud situe le besoin d’un idéal d’éducation, d’environnement éthique et social plus compréhensifs qui permettraient que de tels ajustements soient possibles.

42Les pages qui précèdent ont montré que Freud a indiscutablement découvert dans la relation parent-enfant une racine sexuelle, un fait inconnu et inexplicable sauf à considérer ses recherches sur l’inconscient ; de la même façon, il a découvert la même racine dans nos autres situations et nos caractéristiques psychiques les plus fondamentales, jusqu’alors non reconnues comme sexuelles. Nous n’avons la place que pour un ou deux exemples seulement. La curiosité, se manifestant souvent sous la forme très sublimée d’un intérêt scientifique, la soif de culture générale ou l’attrait pour l’exploration proviennent de la pulsion sexuelle primitive – c’est-à-dire dans le plaisir dont l’enfant fait l’expérience lorsqu’il investigue tout d’abord son propre corps et plus tard le corps d’autrui. Ce désir de voir, dans la mesure où il fait référence aux sphères corporelles, est généralement sévèrement réprimé lors des stades précoces de la vie (de manière inévitable, peut-être, à la faveur de la sublimation) et est transformé en une forme déguisée relativement adaptée aux caractéristiques de la vie d’adulte civilisé, pour la majorité des gens soi-disant « normaux ». La curiosité, dans une certaine limite, est admise ; elle n’est pas considérée comme un vice (ses origines sexuelles ayant été déguisées) ni tout à fait comme une qualité admirable (puisqu’on se rend compte de son origine sexuelle dans l’inconscient et que cette prise de conscience génère une vision mi-condamnatoire dans la conscience). Cependant, dans les cas où la pulsion de curiosité n’est pas ainsi transformée, elle devient exhibitionnisme, avec ses prédispositions au voyeurisme, lesquelles sont bien plus tenues secrètes et réprimées (un processus souvent teinté d’angoisse) que la société respectable ne veuille bien le reconnaître.

43Il est important de noter deux caractéristiques des critiques rencontrées par la théorie. Tout d’abord le fait que, dans bien des cas, l’aversion des critiques semble les avoir empêchés d’étudier de manière impartiale soit la théorie de Freud lui-même, soit les faits sur lesquels il fonde sa théorie. Ensuite, le fait que cette même aversion envers la suggestion d’une origine sexuelle à nos activités fondamentales semblerait indiquer une croyance que la pulsion sexuelle est une chose taboue, par nature désagréable et inadaptée à satisfaire les besoins de la psyché. Aucune de ces attitudes ne semble tout à fait digne d’une époque qui prétend s’être grandement libérée des préjugés. Gardons en tête la maxime splendide de Bacon qui nous guidera dans cette connexion, tout comme les mots de Schopenhauer dans sa lettre adressée à Goethe en 1815 [5] :

44

« Presque toutes les erreurs et folies ineffables qui remplissent les doctrines et les philosophies me paraissent résulter de l’absence de cette probité. La vérité n’a pas été découverte […] à cause de la volonté de découvrir encore et encore à sa place une conception toute faite, ou, tout au moins, pour ne pas heurter une idée chère ; dans ce but, il a fallu employer des subterfuges... La plupart d’entre nous portent en leur cœur une Jocaste suppliant Œdipe pour l’amour des dieux de ne pas s’enquérir plus avant ; et nous lui cédons, c’est pour cela que la philosophie en est là où elle est. C’est le courage d’aller jusqu’au bout des problèmes qui fait le philosophe. Il doit être comme l’Œdipe de Sophocle qui, cherchant à élucider son terrible destin, poursuit infatigablement sa quête, même lorsqu’il devine que la réponse ne lui réserve qu’horreur et épouvante. »


Date de mise en ligne : 16/06/2017

https://doi.org/10.3917/psy.039.0121

Notes

  • [*]
    Ce texte est la traduction du chapitre iii de l’ouvrage de Barbara Low, Psycho-analysis ; a Brief Account of the Freudian Theory, New York, Harcourt, Brace and Howe, 1920. En libre accès à l’adresse : https://archive.org/details/psycoanalysisbri00lowb
    Ce chapitre – pages 73 à 107 – débute avec les mots clés : le principe de plaisir et le principe de réalité, les pulsions égocentriques et le développement des pulsions sociales, conflit entre les pulsions « primitives » et les restrictions imposées par la civilisation, création des refoulements, nécessité de la sublimation, le névrosé. Il a été traduit par Betty Bertrand (bettybertrand@hotmail.com). La revue Psychanalyse la remercie pour ce travail.
  • [1]
    Note de la traductrice (ndt) : ma propre traduction de la citation de Jones p. 77. Ernest Jones, Papers on Psycho-Analysis (introduction, revised and enlarged edition, p. 3).
  • [2]
    ndt : ma propre traduction de la citation de Jones p. 77-78. Ernest Jones, Papers on Psycho-Analysis (introduction, revised and enlarged edition, p. 4).
  • [3]
    ndt : ma propre traduction de la citation p. 86. M. D. Eder and Edith Eder, The Conflicts in the Unconsciousness of the Child.
  • [4]
    ndt : ma propre traduction de la citation p. 88. Ernest Jones, Papers on Psycho-Analysis, p. 288 (revised and enlarged edition).
  • [5]
    Cité par Ferenczi, Contributions to Psycho-Analysis, chap. x, « Symbolism ». ndt : ma propre traduction de la citation.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions