Notes
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[*]
Yann Diener, yann.diener@wanadoo.fr
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[1]
Le 28 mars 1962 dans L’identification.
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[2]
Lacan s’adressait au psychologue soviétique Alexis Leontiev au cours de leur rencontre organisée par René Zazzo en 1962. Il comptait sur l’entremise de Leontiev pour être invité en urss, mais leur rencontre resta sans lendemain.
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[3]
Cf. Y. Diener, « La passe comme intégrale », Psychanalyse, n° 11, Toulouse, érès, janvier 2008 : contre la massification, « pour maintenir la passe au principe de l’expérience analytique, nous avons à calculer l’intégrale des petites et immenses variations entre les dispositifs mis en place ».
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[4]
Lettres de l’École freudienne, n° 24, 1978, p. 247-250.
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[5]
Cahiers d’art, 1945-1946.
1En novembre 2015, l’Association d’étude de la chose freudienne organisait à Lille un colloque intitulé « Les fins de cure : la poursuite du désêtre. La passe ». Le titre de mon intervention était : « Quand il aura parlé de lui à vous, nous serons arrivés à la fin de l’analyse ». Je proposais un commentaire de cette phrase de Lacan prononcée le 14 mars 1956 au cours du séminaire Les structures freudiennes des psychoses. Après moi, c’est Laure Thibaudeau qui prenait la parole : « Au cœur de la passe, les passeurs ». Comme elle précisait le mode de construction des cartels de passe à l’Association de psychanalyse Jacques Lacan (apjl), avec le principe du choix d’un plus-un en dehors de l’association, il y eut une riche discussion sur la topologie de la bouteille de Klein et de la figure de Boy. Ma contribution à cette discussion fut de raconter comment j’avais eu l’occasion d’occuper la fonction de plus-un dans un cartel de passe de l’apjl, à l’époque où j’étais membre de l’association La Lettre lacanienne – une association aujourd’hui dissoute. Je parlais alors de l’intérêt que j’avais trouvé à cette fonction de plus-un, en particulier parce que les styles des membres du cartel étaient de fait différents. Des styles ou des langues que nous tenons forcément de notre appartenance à un groupe, même si nous nous attachons à nous en détacher. De l’hétérogène donc, qui avait rendu possibles des questions vives dans notre cartel, notamment à propos de ce que chacun considérait avoir à nommer ou à ne pas nommer à l’issue des témoignages des deux passeurs.
2À Lille, en sortant de la salle du colloque ce samedi soir de novembre, Laure Thibaudeau me proposa d’en écrire quelque chose pour la revue Psychanalyse. Ce texte est la mise en forme de ce qui m’est venu en rentrant à Paris le soir même.
3C’est dans le séminaire L’identification que Lacan fait un lien entre la question du plus-un et le récit de l’odyssée de l’Endurance, cette expédition de conquête de l’Antarctique, dirigée par Ernest Shackleton, qui avait viré au drame en 1915. Malgré la perte de leur navire, les naufragés avaient réussi à survivre pendant vingt-deux mois dans des conditions extrêmes. Lacan a lu le récit de cette odyssée, et il explique que les membres de l’équipage se comptaient régulièrement au cours de leur périlleux périple, mais qu’ils se comptaient « toujours un de plus qu’ils n’étaient » : « Ils ne s’y retrouvaient pas. “On se demandait toujours où était passé le manquant”, le manquant qui ne manquait pas sinon de ceci que tout effort de compte leur suggérait toujours qu’il y en avait un de plus, donc un de moins. Vous touchez là l’apparition à l’état nu du sujet qui n’est rien que cela, que la possibilité d’un signifiant de plus, d’un 1 en plus, grâce à quoi il constate lui-même qu’il y en a 1 qui manque [1]. »
4Sur cette question du plus-un d’un cartel de passe qui se veut hétérogène, en plus du texte de Shackleton, je pense qu’il faut lire le récit du voyage et de l’accident d’Apollo 13. Cette expédition est racontée par le commandant de la mission, Jim Lovell, dans Lost Moon, the Perilous Voyage of Apollo 13, un livre adapté au cinéma en 1995. Après le succès d’Apollo 11 en juillet 1969, deux autres hommes vont sur la Lune, avec Apollo 12, en novembre 1969. Les Américains veulent montrer qu’ils maîtrisent l’exercice. Le 13 avril 1970, le vaisseau Apollo 13 se dirige vers la Lune lorsque l’explosion d’un des réservoirs d’oxygène met en péril la vie des trois membres de l’équipage. Ils ne pourront pas arriver à destination et doivent tenter de revenir au plus vite vers la Terre. L’accident fait la une de tous les journaux, on suit en direct à la radio et à la télévision toutes les tentatives des ingénieurs de la Nasa pour ramener les naufragés au bercail. Je m’en souviens bien, j’avais un an et demi.
5Le 20 mai 1970, au cours du séminaire L’envers de la psychanalyse, Lacan fait allusion à cet accident spatial lorsqu’il parle de « ces astronautes, comme on dit, auxquels il est arrivé au dernier moment quelques menus ennuis ». Lacan considère qu’ils s’en seraient beaucoup moins bien tirés s’ils n’avaient pas été tout le temps « accompagnés de ce petit a de la voix humaine ». Il ne détaille pas cette aventure, mais effectivement, sans l’intervention des ingénieurs au sol, les trois astronautes ne seraient jamais revenus. Et c’est là où cela nous intéresse : au moment d’évaluer la quantité d’oxygène qu’il leur reste, le commandant de la mission fait une erreur de comptage. Ils sont seulement trois dans ce petit module, mais il ne se compte pas. Non seulement il surévalue ainsi dangereusement la quantité d’oxygène restant, mais son erreur a également une incidence sur l’estimation du poids du module à ce moment-là, donc sur le calcul de la bonne trajectoire de retour sur Terre. Si les ingénieurs au sol n’avaient pas corrigé ces erreurs et ne leur avaient pas fait modifier les circuits et les filtres de renouvellement d’air, les trois astronautes n’auraient pas pu rentrer vivants sur Terre.
6À la différence de ce qui se passe lors de l’expédition de l’Endurance, pour Apollo 13 c’est un qui n’est pas compté qui fait apparaître le « il y en a un en plus ». Cette erreur confirme peut-être un autre propos de Lacan, tenu en 1962 après le premier vol de Youri Gagarine dans l’espace (en avril 1961) : « Il n’y a pas de cosmonaute. Il n’y a pas de cosmonaute tout simplement parce qu’il n’y a pas de cosmos. Le cosmos est une vue de l’esprit [2]. »
7En 1970, dans L’envers de la psychanalyse, Lacan ne parle pas directement de la réserve d’air sur Apollo 13, mais il se trouve que le 3 juillet 1963, dans le séminaire L’angoisse, il a eu un propos sacrément prémonitoire : alors qu’il est en train de parler des échanges sur la limite entre milieu intérieur et milieu extérieur chez tout organisme, et du saut des êtres vivants hors de leur milieu d’origine, il évoque la réserve d’air des « cosmonautes ». Et en décembre 1964 et en mars et avril 1965, dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, il parlera du poumon de Gagarine, de son « cosmos baladeur », ainsi que de Leonov, le premier homme à sortir dans le vide spatial en scaphandre, relié à sa capsule par un cordon (cette sortie eut lieu en mars 1965). Lacan compare alors Leonov à l’objet a, cette « chose éjectée et reliée à la fois ».
8Ce qui m’intéresse toujours le plus dans les questions sur le plus-un, c’est de savoir s’il doit être incarné. Parce que cela concerne aussi la structuration du mouvement psychanalytique, ou plus précisément du mouvement lacanien, dans sa dispersion et ses différents modes de rassemblement. Lorsque j’avais dessiné et publié un schéma des scissions, une sorte de carte du mouvement analytique, j’avais indiqué l’apjl comme le résultat d’une scission. Marie-Jean Sauret m’avait alors écrit pour m’apporter cette précision : il s’agit plus d’une supplémentation que d’une scission. Des associations plus-unes sont nécessaires si on ne veut pas qu’il y ait seulement des masses comme l’Association psychanalytique internationale (ipa), l’Association mondiale de psychanalyse (amp) ou l’Association lacanienne internationale (ali). Mais ces plus-unes associations doivent-elles être incarnées [3] ?
9Lorsque Lacan conclut les journées de l’École freudienne de Paris à la Maison de la Chimie le 9 novembre 1975, il met en rapport la question de l’un en-plus avec la passe : « Rien n’indique dans ce que j’ai écrit que l’un en-plus soit incarné. C’est peut-être cet un en-plus qui se dégage, qui fonctionne effectivement dans tout groupe, parce qu’enfin un groupe, c’est quelque chose de toujours composé d’un certain nombre d’individus. Il y en a un nombre fini, et la question de savoir si à un nombre fini il ne s’en ajoute pas toujours Un est une question qui me semble valoir la peine d’être posée. C’est une question évidemment toute différente de celle que j’ai évoquée par l’institution de la passe. Mais c’est peut-être aussi que, dans la passe, bien sûr je fais tous mes efforts pour qu’il y en ait plus de deux, je veux dire qu’il y a deux passeurs. Mais ce n’est pas pour engendrer un en-plus, parce que celui qui se propose pour la passe est dans une tout autre position comme sujet. Il n’est même pas sujet du tout. Il s’offre à cet état d’objet qui est celui à quoi le destine la position de l’analyste. De sorte que si on l’écrème en quelque sorte, ce n’est pas du tout une récompense, c’est qu’on a besoin de lui ; besoin de lui pour sustenter la position analytique [4]. »
10Et puisqu’il est question de logique collective et que c’est à Apollo 13 que j’ai pensé au moment où j’ai été invité à témoigner par écrit de mon expérience de plus-un dans un cartel de passe de l’apjl, je finirai en me référant à un propos de Lacan dans « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », où il est question d’un problème mathématique proposé par Raymond Queneau : « Nous dédions cet apologue à ceux pour qui la synthèse du particulier et de l’universel a un sens politique correct. Pour les autres, qu’ils s’essaient à appliquer à l’histoire de notre époque les formes que nous avons démontrées ici [5]. »
11De ne s’être pas compté, le chef de la mission Apollo 13 a bien failli envoyer son vaisseau se perdre dans l’espace intersidéral : si les ingénieurs au sol n’avaient pas corrigé l’erreur et ainsi ajusté la trajectoire du module Apollo, celui-ci aurait approché l’atmosphère sous un mauvais angle ; au lieu d’y pénétrer, il aurait rebondi dessus et, catapulté par l’effet de rebond gravitationnel, aurait filé loin de la Terre sans possibilité de retour.
12Un chef qui compte trop envoie le groupe dans le mur, mais un chef qui ne compte pas assez ou qui ne compte pas du tout le plonge dans le silence éternel des espaces infinis.
Notes
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[*]
Yann Diener, yann.diener@wanadoo.fr
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[1]
Le 28 mars 1962 dans L’identification.
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[2]
Lacan s’adressait au psychologue soviétique Alexis Leontiev au cours de leur rencontre organisée par René Zazzo en 1962. Il comptait sur l’entremise de Leontiev pour être invité en urss, mais leur rencontre resta sans lendemain.
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[3]
Cf. Y. Diener, « La passe comme intégrale », Psychanalyse, n° 11, Toulouse, érès, janvier 2008 : contre la massification, « pour maintenir la passe au principe de l’expérience analytique, nous avons à calculer l’intégrale des petites et immenses variations entre les dispositifs mis en place ».
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[4]
Lettres de l’École freudienne, n° 24, 1978, p. 247-250.
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[5]
Cahiers d’art, 1945-1946.