Notes
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[*]
Guy Lérès, guy_leres@orange.fr
-
[1]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1981, p. 217.
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[2]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 68.
-
[3]
Jacques Lacan, Lacan in Italia 1953-1978, Milan, La Salamandra, 1978, p. 40.
-
[4]
Guy Lérès, « Discours en tension », Guardenos andaluces de psichoanalisis, n° 9, Granada, 1992, p. 7-15.
-
[5]
Ou tout aussi bien du semblant.
-
[6]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 25.
-
[7]
Ibid., p. 48.
-
[8]
Ibid., p. 77.
-
[9]
Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 49.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 195.
-
[12]
Ibid., p. 203.
-
[13]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 65.
-
[14]
Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 165.
-
[15]
Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 16.
-
[16]
Ibid., p. 17.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid., p. 19.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit., p. 44.
-
[22]
Jacques Lacan, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 207.
-
[23]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit.
-
[24]
Jacques Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 208.
-
[25]
Ibid., p. 207.
-
[26]
Jacques Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20.
-
[27]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 65.
-
[28]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 202.
-
[29]
Ibid., p. 203.
-
[30]
Jacques Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 445.
-
[31]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 203 et suivantes.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Ibid., p. 203.
-
[34]
Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 31.
-
[35]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 207.
-
[36]
Ibid., p. 207.
-
[37]
Jacques Lacan, « Du discours psychanalytique », dans Lacan in Italia, op. cit., p. 40.
-
[38]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 126.
-
[39]
Ibid., p. 207.
-
[40]
Ibid., p. 202.
-
[41]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit., p. 48.
-
[42]
Ibid., p. 49.
-
[43]
Jacques Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, op. cit., p. 446.
-
[44]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit.
-
[45]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 66.
-
[46]
Ibid., p. 65.
-
[47]
Ibid., p. 66.
-
[48]
Jacques Lacan, Le transfert, Paris, Seuil, 1991 et 2001, p. 43. Malheureusement, le Seuil, dans ses deux éditions, a omis le schéma.
-
[49]
Jacques Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 407. « C’est que l’effet qui se propage n’est pas de communication de la parole, mais de déplacement de discours. »
-
[50]
Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 20-21.
-
[51]
Ibid.
-
[52]
Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 279.
-
[53]
Ibid., p. 282.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 205.
-
[56]
Ibid. C’est moi qui souligne.
-
[57]
Jacques Lacan, « Petit discours aux psychiatres », 1967, inédit (dans Psychanalyse et psychiatrie, document interne epsf), p. 17.
-
[58]
Ibid., p. 121.
-
[59]
Ibid., p. 17.
« Mes petits schémas quadripodes [...] ce n’est pas la table tournante de l’histoire. [...] c’est seulement appel à vous récupérer par rapport à ce qu’on appellera des fonctions radicales, au sens mathématique du terme. »
« Ce qui définit un discours, ce qui l’oppose à la parole [...] c’est que le détermine le réel. »
1Le 12 mai 1972, à Milan, Lacan écrivit au tableau et commenta le mathème du discours du capitalisme [3]. L’enregistrement des leçons italiennes parurent en Italie en 1978 sans faire de vague parmi les élèves français de Lacan. Ce n’est que depuis quelque temps que des articles s’étayent sur l’enseignement de ce mathème.
2Ce n’est qu’au début des années 1990 qu’une photocopie m’en parvint. J’en fis le corps d’une communication au congrès de l’École de la Cause freudienne à Malaga [4] et depuis la surprise première ne m’a guère lâché. Plusieurs articles ont suivi jusqu’à ce dernier que je vous propose. J’espère justifier l’idée que ma lecture va à rebours de ce qui s’en lit généralement.
3Je viserai simplement à faire une proposition de lecture du mathème de Lacan qui me paraît établie en raison. Je chercherai à élucider la logique propre à la proposition de Lacan sans interprétation, sans même essayer de lui faire dire quoi que ce soit. Une lecture, sur un temps long et pourtant semble-t-il nouvelle, c’est ce que vous me permettrez de vous proposer.
4Le primat accordé aux places dans les discours m’a guidé tout au long de ce travail, parce que ce sont elles qui organisent la logique interne telle qu’elle emporte les lettres qui l’habitent.
Un vrai discours du maître
5Selon les instructions de Lacan quant à la dénomination des discours, c’est la lettre qui se pose sur la place dite dominante qui donne son nom au discours. Si le discours du capitalisme est un « discours du maître [5] », c’est que le S1 est à cette place. En corollaire, $, dans le même discours, se tiendra à la place de la vérité même si celle-ci est bien écornée par les bons soins de la science. Elle peut cependant être réhabilitée si l’on change de discours, nous le verrons.
6Il faut bien reconnaître que, sans aucun schéma, il est assez difficile de se retrouver dans l’enseignement de Lacan à Sainte-Anne en 1971 et 1972. Dans la même phrase, il propose qu’un « tout petit tournant [6] » dans l’écriture du discours du maître permet de rendre compte du changement du discours qui vire au capitalisme. Mais un peu plus loin il affirme que « le discours du maître tient toujours [7] ».
7Pour tenter de résoudre cette énigme, j’interrogerai le primat des places. Avec cette hypothèse, l’« inversion » serait moins celle des lettres que celle des places qu’elles « habitent ». Le glissement, « le tout petit tournant [8] », « le tout petit truc qui tourne [9] », concernerait les places. Et « pour que votre discours du maître se montre tout ce qu’il y a de plus transformable dans le discours du capitaliste [10] », il suffirait que la place dite dominante se glisse sous la place dite de la vérité.
8Si les places se spécifient ainsi :
9Les mathèmes s’écriraient alors ainsi :
Discours du maître
Discours du maître
Discours du capitaliste
Discours du capitaliste
10Ainsi, selon l’indication de Lacan, le discours du capitaliste reste un vrai discours du maître, il « tient toujours ».
11Cette écriture permet que chaque lettre reste à sa place ; ce sont les relations logiques entre les places qui sont transformées. D’emblée on s’aperçoit que la relation d’impuissance a sauté mais que la relation d’impossible, celle qui lie les places du semblant et du travail, demeure.
12Cette écriture, même si Lacan ne la propose pas encore dans L’envers de la psychanalyse, il l’y décrit déjà. Ainsi, lorsqu’il invoque la mutation « capitale » qui « donne au discours du maître son style capitaliste [11] », c’est bien le discours du maître qui est « toujours là » même si « nous ne le connaissons plus maintenant que sous une forme considérablement modifiée [12] ».
13Ce ne sont pas les seules indications de Lacan plaidant pour ce maintien du discours du maître. Dans Le savoir du psychanalyste, il insiste sur le fait que, malgré ce bouleversement, « le discours du maître tient toujours et encore [13] ». De même, dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, il soutient que le discours du capitaliste ne prend pas seulement « sa racine dans le discours du maître ». Tout semble confirmer que, sous son écriture mathémique, le discours capitaliste n’est qu’une forme modifiée de celui du maître.
14Toujours dans le séminaire de 1971, Lacan définit le discours du capitaliste « en tant qu’il est détermination du discours du maître [14] ». Détermination ? Ne confirme-t-il pas ainsi fermement les caractères de ce discours ? Comment ? En faisant fi de ce que l’éthique protestante permettait de voiler. Avec l’aide du discours de la science, le discours du maître peut privilégier l’accumulation de capital plutôt que le réinvestissement. En termes de mathème, la nouvelle logique de l’écriture permet de faire sauter l’impuissance du discours.
Marx entre en topologie
15L’appel à Marx dès le début du séminaire D’un Autre à l’autre se fait sur un mode neuf. Il s’agit pour Lacan de faire entrer la théorie du capital en topologie à partir de la place que Marx aura attribuée au travail. Si celui-ci est dorénavant acheté, c’est qu’il est entré dans le champ du marché. Il y trouve donc une place. Et Lacan de souligner que « sa nouveauté est la place dont il situe le travail ».
16De cette constatation, Lacan pouvait en appeler à la trouvaille de Marx par homologie [15]. Il remarquait que, ayant établi la place du travail, Marx pouvait démontrer la fonction de la plus-value, part du bénéfice soustraite au travailleur et gardée secrète par le discours du capitaliste. Ce secret était d’autant plus scellé que l’éthique protestante semblait exiger que la part du bénéfice la plus importante fût réinvestie dans l’entreprise. Toujours est-il que c’est bien cette relation au travail avec la plus-value qu’elle comprend qui constitue le pouvoir même du maître.
17Or l’homologie avec le discours analytique se devine ici. La renonciation à la jouissance, recel même de la plus-value, « fait apparaître la fonction du plus-de-jouir [16] ». Et Lacan de compléter : « C’est là l’essence du discours analytique [17]. » Cela ne veut pas dire que le discours de l’analyste puisse s’écrire selon celui du capitaliste, mais simplement que dans l’un et l’autre cas peut se repérer la fonction d’un plus-de-jouir tributaire d’une renonciation à la jouissance doublée d’une certaine récupération par le sujet. Il ajoute : « Cette fonction apparaît par le fait du discours. Elle démontre dans la renonciation à la jouissance un effet du discours lui-même [18]. » Et plus loin : « Le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. C’est ce qui donne sa place à l’objet a [19]. »
18C’est dire que, protestante ou pas, l’implication de la renonciation s’inscrit de l’impuissance du discours lui-même, et d’un secret comparable au refoulement chez l’hystérique. Voici comment Lacan l’a posé en clair : « […] il faut en effet supposer qu’au champ de l’Autre, il y a le marché, qui totalise les mérites, les valeurs, qui assure l’organisation des choix, des préférences, et qui implique une structure ordinale, voire cardinale [20] ». Et cette structure n’est autre que celle d’un discours tel que Lacan a pu l’expliciter, puisqu’elle s’inscrit au champ de l’Autre.
19Dans le cas du capitalisme, chaque objet produit par le travail « porte quelque chose de la plus-value », tout comme, dans une analyse, « le plus de jouir est-il ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a ». Lacan fait d’une pierre deux coups. Topologiser la théorie de Marx et le champ de l’Autre. S’ordonne ainsi la logique des discours en structure.
Une structure ?
20Lacan a pu récuser son appartenance au structuralisme [21]. Il a cependant établi sa théorie des discours en lui donnant ses règles. Proche de Lévi-Strauss, en 1956, il définit la structure comme « d’abord un groupe d’éléments formant un ensemble covariant [22] ». Cette définition est reprise presque mot pour mot en 1972 lors de la conférence de Milan [23].
21Mais, pour Lacan, « la notion de structure est déjà par elle-même une manifestation du signifiant [24] ». S’y ajoute que « la structure s’établit toujours par la référence de quelque chose qui est cohérent à quelque chose d’autre qui lui est complémentaire [25] ». La définition de la structure… des discours est déjà là, à condition de prendre en compte la jouissance, l’impact du réel et le fait qu’elle devient quatre.
22Lors de la leçon du 19 décembre 1972, Lacan rappelait que « des quatre discours […] il n’en existe quatre que sur le fondement de ce discours psychanalytique qui s’articule de quatre places, chacune de la prise de quelque effet de signifiant et qu[’il] situe en dernier dans ce déploiement [26] ». Remarquons que cette insistance à propos des quatre et seulement quatre discours est postérieure au discours de Milan – pas de cinquième donc mais un style. À partir de l’irruption du discours de l’analyste, les trois autres ont pu s’ordonner, être lisibles, et la pensée de Marx pouvait s’y enchâsser.
23Quatre discours sur quatre places, la définition de la structure continue ainsi à s’affirmer par cette caractéristique. Pourtant, le plus souvent Lacan les aura élidées, comme si leur présence allait de soi, un peu comme ce carré virtuel où s’inscrivent les caractères chinois sans avoir besoin d’être figurés.
24On peut se demander pourtant si Lacan les figurait si peu parce que la barre entre les places de la première ligne et celles de la seconde n’ont pas d’autre fonction puisqu’il ne s’agit en rien de celle qui sépare signifiant et signifié. Ces barres semblent bien avoir été inscrites sur le tableau milanais, y compris dans la formule du discours capitaliste. S’il en est ainsi, il est difficile de comprendre pourquoi tant de commentateurs ont pu croire de bonne foi à un simple glissement de lettres détachées de la place dont elles tirent leurs fonctions discursives. Oublier les places c’est nier que la structure discursive s’établit d’une topologie, même si l’impact du capitaliste la transforme.
25De surcroît, lorsque s’inscrit le champ du langage sur la fonction de la parole, les lettres ne peuvent prendre leur place que dans l’ordre de la définition du sujet et du reste qui s’y produit. Et ne négligeons pas que Lacan a insisté pour que le discours du capitaliste fût reconnu comme un « vrai discours du maître [27] ».
Impuissance et impossible
26Il existe deux modes de relation attachés à la topologie des places. Quoi qu’on dise souvent, Lacan les a exigées pour les quatre discours. Il l’avait dit avec précision dans le séminaire L’envers de la psychanalyse : « […] je vais accentuer, dans chacune des quatre formules que je vous ai données, le contraste entre la première ligne et la seconde. La première ligne […] se définit toujours comme impossible [28] ». Un peu plus loin, il décrit la relation qu’inscrit parfois un triangle noir sur la seconde ligne :
27« Au niveau de cette seconde ligne, il n’y a pas la moindre flèche […] il y a quelque chose qui obture. » Et de préciser : « […] la production n’a, en tous les cas, aucun rapport avec la vérité », relation « que nous appellerons impuissance [29] ». Et, puisqu’il le faut, Lacan confirme ces deux relations logiques lors de sa « Radiophonie » : « La structure de chaque discours y nécessite une impuissance définie par la barrière de la jouissance à s’y différencier comme disjonction, toujours la même, de sa production à la vérité [30]. »
28Étant posé que ces relations sont présentes dans les quatre discours, essayons de les définir succinctement.
L’impuissance
29Lacan nous a fourni deux indices propres à définir l’impuissance. Ce sont la barrière de la jouissance et la coupure entre la production et la vérité. Pour cette dernière, certes de façon anachronique, la découverte par Marx de la plus-value dans l’conomie capitaliste montre bien de quoi il s’agit. L’économie détourne le bénéfice d’une partie des heures de travail du prolétaire. Lacan repère que, au sens freudien de l’économie inconsciente, il n’y a pas de contradiction avec la trouvaille de Marx. Une part importante de la satisfaction du sujet lui échappe au point de le faire agir souvent à l’encontre de son désir.
30Quant au discours du maître, dont la transformation nous intéresse, « c’est le plus-de-jouir qui ne satisfait le sujet qu’à soutenir la réalité du seul fantasme ». Lacan a désigné comme plus-de-jouir à la fois l’effet du renoncement à la jouissance, dû à la castration symbolique, et les restes de satisfaction grapillés le plus souvent de façon fantasmatique, transposition de la plus-value de Marx.
L’impossible
31Cette relation discursive est plus difficile à saisir que son vis-à-vis l’impuissance, sans doute parce qu’elle est purement logique.
32Pourtant, si j’écris la formule du sujet, je peux en déduire un réel saussurien. En effet, S1 → S2 explicite l’impossible identité de S1 à S2, puisque la définition du signifiant est purement différencielle. Or c’est cette fonction qui, avant même toute parole prononcée, creuse dans la matière langagière les « godets » où vont se nicher secondairement les termes de la parole. La relation entre les deux « godets » ainsi créés sera donc d’impossibilité. S1 n’est en aucun cas S2, mais Lacan a fait un pas de plus en reconnaissant en S2 le savoir, soit l’ensemble de tous les autres signifiants ; et en cette place du savoir un recel de jouissance. Pour le discours du maître, à gouverner le monde – de ne pouvoir se saisir du savoir de l’esclave.
33Pourtant, il faut retenir que cet impossible est une relation. N’est-ce pas sa conquête sans fin qui pousse la science à la recherche ? Et cela se joue au pur niveau du creusement, de l’établissement des places. Lacan l’affirmait ainsi : « Toute impossibilité, quelle qu’elle soit, si elle nous laisse en haleine autour de sa vérité, c’est que quelque chose la protège, que nous appellerons impuissance [31]. » Autrement dit, le fait qu’aucun rapport ne puisse être établi entre le plus-de-jouir et la vérité protège l’impossibilité logique d’être reconnue comme telle.
34Lacan le dit un peu plus loin en ces termes : « […] entre nous et le réel, il y a la vérité, chère petite sœur de l’impuissance [32] ». Elle s’écrit dans le mathème du discours :
35Cette relation, il a proposé de la reconnaître comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ». D’où la poursuite sans fin de la science qui en marque ses « progrès ».
Solidarité entre impuissance et impossible
36Tant que le tétraèdre qui supporte la topologie discursive est ouvert par la relation d’impuissance, la permanence, dans tous les discours, des deux relations crée une solidarité, pour ne pas dire une complicité entre impuissance et impossibilité [33].
37La vérité est « petite sœur de l’impuissance » puisqu’elle ne peut rien savoir de ce que produit du discours. Mais l’articulation des discours classiques tels qu’ils ont pu être établis par les trouvailles de Marx et de Freud est-elle toujours soutenable telle quelle ?
Le nouveau discours
38Nous sommes arrivés au cœur de ma démonstration. Ce long préalable m’a paru nécessaire pour rende compte de la logique qui organise les discours selon les places.
39En 1969, Lacan parlait « de ce temps où nous sommes parvenus [34] » qui obligeait à considérer une nouvelle organisation discursive qui tiendrait compte des transformations impliquées par une forme nouvelle du capitalisme. Il attribuait même à Marx la responsabilité des transformations. N’avait-il pas en disant le vrai sur la plus-value permis au capitalisme de se saisir de ce savoir neuf pour se transformer ?
40Cela veut dire que dans la logique discursive une passerelle a été établie par les bons soins de Marx entre la place du produit et celle de la vérité. Le maître capitaliste n’a plus à subir l’éthique qui lui faisait masquer la plus-value. À partir de ce moment, « le plus-de-jouir se compte, se comptabilise, se totalise. Là commence ce qu’on appelle accumulation du capital [35] ».
41Ce moment peut s’écrire :
42Si le produit peut ainsi entrer en relation avec ce qui reste d’une vérité privée de sa bifidité, c’est que l’impuissance aura sauté. Or l’impuissance du maître était le principe organisateur du discours du maître classique. Ici elle saute. « L’impuissance à faire le joint du plus-de-jouir à la vérité du maître […] l’impuissance de cette jonction est tout d’un coup vidée. » Et ainsi « la plus-value s’adjoint au capital [36] ».
43Ce constat appelle une nouvelle écriture du mathème du discours du maître. Ce ne sera qu’en 1972, le 12 mai, que Lacan, à Milan, la produira [37] sous cette forme :
44Je souligne encore à quel point Lacan aura mis l’accent sur une relation logique qui existait entre des places. Mais comme presque toujours il a élidé la figuration de ces places, sauf à tenir comme leur référence la barre horizontale qui sépare les lettres. Dans ce cas, ne puis-je considérer que l’écriture se réfère bien à une permutation des places ? D’autant qu’il n’a pas écrit, ce qui aurait été possible (et comme certains l’ont fait) : $ ← a. Il aura bien pris soin de procéder autrement pour inscrire la levée de l’impuissance. Cela contredit la lecture la plus habituelle des commentateurs, qui placerait le sujet comme passé en dominante du discours. Curieux discours hystérique certes !
45Pourtant, Lacan n’a-t-il pas explicité l’écriture ainsi : « Ne sentez-vous pas par rapport à ce que j’ai énoncé tout à l’heure de l’impuissance à faire le joint du plus-de-jouir à la vérité du maître, qu’ici le pas gagne. » Cet exemple n’est-il pas suffisant pour vérifier la relation des places du plus-de-jouir et de la vérité qui cette fois sont reliées par un vecteur – l’impuissance a sauté.
46Le graphe des places devra donc s’écrire :
47Notons que, selon cette écriture, si la relation d’impuissance est effacée, celle d’impossible demeure et laisse la précédente sans protection.
48Est confirmé ainsi l’impossible saussurien propre au discours du maître, comme nous l’avons vu.
« On n’a pas attendu pour le voir que le discours du maître se soit pleinement développé pour montrer son fin mot dans le discours capitaliste, avec sa curieuse copulation avec la science [38]. »
50Ainsi, non seulement la relation d’impossible reste active, fidèlement à sa « copulation avec le discours de la science », mais, toute impuissance écartée, le signifiant maître S1 reste en dominante, conformément à la désignation du discours. Et Lacan d’accentuer : « Le signifiant maître n’en apparaît que plus inattaquable, justement dans son impossibilité [39]. »
51Se saisit alors que le signifiant maître, resté installé en position dominante, est bien renforcé comme tel, au point de négliger toute incarnation, telle qu’on y aurait recours dans le discours classique. L’économie peut fonctionner sans chef, de façon purement virtuelle, pour tenter de rendre palpable sa « valeur ».
52Pourtant, même ce discours a besoin d’un minimum de structure. La plus petite distinction signifiante 0-1 lui permet certes de se passer de parole mais lui est nécessaire pour pouvoir tourner. Le capitalisme, même le plus financier, a besoin du support des places.
53Ainsi, « le petit truc qui tourne » est d’abord la conséquence logique de la chute de l’impuissance, véritable raison topologique de la transformation discursive. Les conséquences cliniques en sont dénoncées par Lacan, et d’abord la « forclusion de la castration » avec ses séquelles.
54Mais « comment arrêter ce mécanisme [40] ? » Lacan estimait-il vraiment, comme à Milan, que le mécanisme était de lui-même « voué à la crevaison [41] » ? En attendant, n’y aurait-il rien dans cette transformation qui nous permette d’y faire objection ? « Interroger, le signifiant, le fonctionnement du langage, nous soufflait Lacan [42], puisque le plus-de-jouir est effet de langage. » Lors de sa « Radiophonie », n’a-t-il pas dit : « Ce n’est qu’à pousser l’impossible en ses retranchements que l’impuissance prend le pouvoir de faire tourner le patient à l’agent [43]. »
En sortir ?
55Y a-t-il une façon de s’y prendre avec ce discours ? Au moins pour que la psychanalyse n’y perde pas tout recours ; que « le discours pesteux [44] » ne l’emporte pas trop facilement. Je prendrai les choses par le pire, c’est-à-dire la copulation avérée du discours du capitaliste avec celui de la science.
56Lors des leçons intitulées Le savoir du psychanalyste, Lacan, après nous avoir alertés sur le fait qu’avec le discours du capitaliste nous étions de plus en plus « couillonnés [45] », nous a aussi donné cette indication : le « discours hystérique, c’est le discours scientifique lui-même ». Il a glissé cela après avoir assuré que le discours du maître tenait toujours [46] malgré « le tout petit tournant [47] ». Il est clair que le même tournant intéresse le discours de l’hystérique par rapport à celui de la science. Qui nierait que la névrose n’est pas toujours là, impactée par le capitalisme, avec cette tendance à prendre les objets de la consommation pour objet a ?
57De surcroît, du discours de la science est né le sujet de la psychanalyse, et c’est en déplaçant ce sujet que Freud a su le poser en dominante de son discours. Si l’infernale collusion du discours du capitaliste et de celui de la science est telle que nous l’avons vue, y aurait-il un moyen d’en isoler un sujet libéré en passant par le discours de l’hystérique ? Est-il si difficile de notre temps de faire passer du discours hystérique à celui qui fait passer (a) en dominante ? Et par là de dégager le sujet du piège des objets de substitution ? Est-il impossible que l’imprégnation discursive produite ainsi soit sans effet sur le discours dominant ? Je pense à ce schéma où Lacan nous expliquait comment la perversion régénérerait la société de signifiants nouveaux [48]. Désolidariser le discours de l’hystérique de celui de la science, n’est-ce pas une part du succès de Freud ?
58Le capitalisme et la science courent ainsi sur une bande de Möbius, mais il se peut que la bande coupée judicieusement produise un objet a. La supposition d’un savoir peut produire cet effet en l’incarnant pour le temps d’un travail sur l’histoire – déjouer le piège capitaliste au moins pour un, en comptant sur une imprégnation pour beaucoup [49]. L’hystérisation n’est pas vain mot.
59Lors de la deuxième leçon du séminaire Encore, Lacan en appelait aux effets des changements de discours. Il constatait que « de ce discours psychanalytique il y a toujours quelque émergence à chaque passage d’un discours à un autre [50] ». Riches de cette observation, soyons attentifs à un des rares conseils cliniques que Lacan nous a donnés : « Il faut dresser l’oreille à la mise à l’épreuve de cette vérité [51]. »
60À chaque changement, l’amour darde ses flèches et avec lui la castration retrouve sa place. Invoquer le rétablissement de la castration dans le discours, n’est-ce pas constater la possibilité de la restauration de l’impuissance ? Ainsi, la dynamique du transfert permettrait de relever le gant, ainsi que Lacan nous y invitait déjà dans le discours de Rome. Relevant les trois paradoxes induits « par les rapports dans le sujet de la parole et du langage », il citait en troisième lieu « celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours [52] ».
61Ce sujet en péril, Lacan le reconnaît comme « le sujet de la civilisation scientifique [53] ». Les deux discours de la science et du capitaliste ont montré leur alliance. Quant à ce sujet, Lacan incitait les analystes à prendre leurs responsabilités à condition de ne pas redoubler son aliénation par des « manipulations mythiques de notre doctrine [54] ». Il visait là toutes les pratiques réadaptatives.
62Pourtant, et cela peut sembler paradoxal, Lacan a fait cette remarque à propos du discours de l’analyste : « Il est assez curieux que ce qu’il produit ne soit rien d’autre que le discours du maître, puisque c’est S1 qui vient à la place de la production [55]. »
63Alors ce retour au discours du maître est-il une réadaptation ? Heureusement Lacan poursuivait : « […] peut-être est-ce du discours de l’analyste, si l’on fait ces trois quarts de tour, que peut surgir un autre style de signifiant maître [56] ».
64Pour conclure, je citerai l’élocution de Lacan prononcée à l’hôpital Sainte-Anne sous l’intitulé « Petit discours aux psychiatres ». Il disait alors qu’il y avait « de par ses soins, un tout petit commencement de formalisation. À savoir quelque chose qui peut s’exprimer par ce qu’il y a de plus pur et de maniable dans la fonction comme telle du signifiant, à savoir le maniement de petites lettres [57] ». Il déclare plus loin : « […] quand les formules fonctionnent […] on finit par s’en servir tout bêtement. Alors on s’aperçoit que ça éclaire quelques perspectives, aucun besoin qu’on ait à ressentir auparavant le choc intuitif de la vérité [58] ».
65Voilà qui paraît simple, encore faut-il, ces formules, les entendre suivant leur ordre, sinon elles précipitent l’usage proprement imaginaire qu’elles voudraient aider à éviter. Lors de cette intervention, Lacan prévenait : « Par elle-même la combinaison des signifiants constitue un ordre, un registre […] un jeu si sérieux que c’est ça qui constitue le sérieux du jeu [59]. »
Notes
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[*]
Guy Lérès, guy_leres@orange.fr
-
[1]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1981, p. 217.
-
[2]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 68.
-
[3]
Jacques Lacan, Lacan in Italia 1953-1978, Milan, La Salamandra, 1978, p. 40.
-
[4]
Guy Lérès, « Discours en tension », Guardenos andaluces de psichoanalisis, n° 9, Granada, 1992, p. 7-15.
-
[5]
Ou tout aussi bien du semblant.
-
[6]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 25.
-
[7]
Ibid., p. 48.
-
[8]
Ibid., p. 77.
-
[9]
Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 49.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 195.
-
[12]
Ibid., p. 203.
-
[13]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 65.
-
[14]
Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 165.
-
[15]
Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 16.
-
[16]
Ibid., p. 17.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid., p. 19.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit., p. 44.
-
[22]
Jacques Lacan, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 207.
-
[23]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit.
-
[24]
Jacques Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 208.
-
[25]
Ibid., p. 207.
-
[26]
Jacques Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20.
-
[27]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 65.
-
[28]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 202.
-
[29]
Ibid., p. 203.
-
[30]
Jacques Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 445.
-
[31]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 203 et suivantes.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Ibid., p. 203.
-
[34]
Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 31.
-
[35]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 207.
-
[36]
Ibid., p. 207.
-
[37]
Jacques Lacan, « Du discours psychanalytique », dans Lacan in Italia, op. cit., p. 40.
-
[38]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 126.
-
[39]
Ibid., p. 207.
-
[40]
Ibid., p. 202.
-
[41]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit., p. 48.
-
[42]
Ibid., p. 49.
-
[43]
Jacques Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, op. cit., p. 446.
-
[44]
Jacques Lacan, Lacan in Italia, op. cit.
-
[45]
Jacques Lacan, Je parle aux murs, op. cit., p. 66.
-
[46]
Ibid., p. 65.
-
[47]
Ibid., p. 66.
-
[48]
Jacques Lacan, Le transfert, Paris, Seuil, 1991 et 2001, p. 43. Malheureusement, le Seuil, dans ses deux éditions, a omis le schéma.
-
[49]
Jacques Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 407. « C’est que l’effet qui se propage n’est pas de communication de la parole, mais de déplacement de discours. »
-
[50]
Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 20-21.
-
[51]
Ibid.
-
[52]
Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 279.
-
[53]
Ibid., p. 282.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 205.
-
[56]
Ibid. C’est moi qui souligne.
-
[57]
Jacques Lacan, « Petit discours aux psychiatres », 1967, inédit (dans Psychanalyse et psychiatrie, document interne epsf), p. 17.
-
[58]
Ibid., p. 121.
-
[59]
Ibid., p. 17.