Notes
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[*]
Sylvianne Cordonnier <sylviannecordonnier@orange.fr>
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[1]
J. Lacan, Scilicet, n° 1, Paris, Seuil, 1968, p. 3-13.
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[2]
J. Lacan, L’inconscient, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 151-170.
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[3]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 849.
-
[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 75.
1Le signifiant « langes », toujours à la forme plurielle, désignait jusqu’aux environs des années 1960 une seule pièce de tissu molletonné qui enveloppait, à partir de la taille, le bas du corps du nourrisson, qu’il soit garçon ou fille. Son usage était d’empêcher que, par ses mouvements, le nourrisson ne se découvre et ainsi de le maintenir sous la couverture.
2Les langes se différenciaient de la couche, qui était au contact direct de l’organe sexuel réduit en ce temps infans au « fait-pipi ». Les mères marquaient les langes par une broderie aux initiales du nourrisson. Ce linge portait ainsi la marque de la lettre, qui répondait d’un désir parental et d’une inscription dans une filiation.
3Si le nourrisson ne porte plus cette pièce de tissu depuis longtemps, qu’en est-il de ce dont ces langes étaient le support ? Peut-on envisager que certains sujets, aux prises avec la forclusion du Nom-du-Père, puissent maintenir à l’abri de l’ange toute leur vie la question de leur sexe, pas sans lien avec les lettres de la broderie maternelle ?
Le sexe : une question
4Freud puis Lacan ont mis en avant que le sexe est pour l’être parlant une question : « L’être parlant n’est pas sans se poser comme question de son sexe : sexe dont il fait partie de par son être puisqu’il s’y pose comme question », dit Lacan [1]. Or comment s’y retrouver quand « il n’est pas vrai que Dieu les fit mâle ou femelle [2] » ? La question dépasse le constat biologique, et l’apparente bipolarité. Elle concerne bien plutôt l’altérité, qui n’a de coordonnées que référées au champ de l’Autre où le sujet est pris dans la dialectique de la demande et du désir. Et c’est donc par le phallus, comme index du désir, le phallus par lequel la jouissance se fait solidaire d’un semblant, que se trouve ordonnée l’altérité comme répartition.
5« Du côté de l’Autre du signifiant, nous dit Lacan, l’ordre et la norme doivent s’instaurer qui disent au sujet ce qu’il doit faire comme homme ou comme femme [3]. » C’est ainsi que s’introduisent le malentendu et l’effet possible de vacillation.
6À l’heure incontournable du choix de sa place dans la répartition des sexes, comment un jeune sujet de 13 ans dont je vais vous parler et que j’appellerai cl, des initiales de son prénom et de son nom, va-t-il répondre à sa quête d’une identité qui l’assure de son être de vivant et de son sexe ?
7Le motif de la demande de consultation dans l’institution est le suivant : il a « touché au pénis » deux garçons de 4 et 5 ans, enfants de deux familles amies des parents, qui n’ont pas porté plainte par égard pour la position sociale du père. Toujours pour la raison avancée de l’honneur parental, le père a demandé et obtenu du médecin que son fils soit reçu hors secteur. Accueilli la première fois avec ses parents, cl reçoit de la part de sa mère l’injonction suivante : « Je ne veux pas entendre le son de ta voix. » Quant au père, il dira seulement : « Mais de quoi j’ai l’air auprès des parents ? » Du motif de la consultation, de la question qui porte sur le sexe, il n’est pas fait état.
La mise en place du transfert
8Dès que cl sera reçu sans ses parents, il parlera. Mais d’une voix basse, monotone, sans relief, une voix non habitée contrastant avec une certaine infatuation. Le transfert s’instaure d’emblée. De la présence de dictionnaires de latin et de grec sur mes étagères, cl déduit que je connais ces langues et que je vais donc le comprendre ; il apprend le latin mais ce qui l’embête, c’est que c’est une langue morte. Les dictionnaires, lieux d’un code spécifique (partagé avec l’analyste), référé à un acte de traduction d’une langue morte, assurent l’analysant d’un Autre qui ne se dérobera pas devant son effort de dire.
L’impasse subjective
9Au moment où la cure commence, le sujet est dans une impasse, due, selon lui, à son nom. Quelles sont les coordonnées de cette impasse ?
10Une question le taraude, celle du passage entre la vie et la mort. « Comment c’est sûr de quel côté on est ? » Il n’y aurait pas, pour lui, de frontière et cela fait de lui un « dérouté ». Il cherche, n’arrête pas de chercher.
11Il y a aussi la poussée du réel. Il l’exprime en particulier à partir d’éléments pubertaires. Il s’est passé quelque chose avec sa voix. Où est passée sa voix d’origine ? Tout le monde s’en moque, lui non.
12Il a grandi de quinze centimètres en un an. 1 mètre 80. Mais il n’est pas un « rugbyman ». Ce signifiant équivaudrait-il pour cl à un tenant lieu de norme mâle ? Auquel cas, il ne se reconnaît pas de ce côté. Je m’instruis ; il évoque alors un événement qu’il a peine à dater. Son père l’a inscrit dans un club de rugby. Il y est allé une fois. Il ne peut pratiquement rien dire de ce qu’il a rencontré à cette occasion. Sauf : « Ils faisaient pipi debout. » A-t-il été confronté, sans médiation, au réel inassimilable de l’organe pénien réduit pour lui à une fonction, « faire pipi » ? Son père apportera plus tard les éléments suivants recueillis en partie auprès de l’entraîneur : « Ils l’ont chahuté, il est même tombé dans les pommes. » « Rentré à la maison, il s’est couché, n’a pas quitté son lit pendant trois jours, sans manger ni rien. Il a juste dit : “J’ai la crève.” Avant c’était un enfant sage, après on n’était plus dans le même topo, c’est du n’importe quoi. » Il semble que l’identification imaginaire du sujet à l’enfant sage ait cédé. Laisser-tomber du rapport au corps propre ? Déclenchement ? Annonce d’une mort subjective ?
13Le réel s’impose aussi, environ un mois après, avec l’accouchement et le retour de la mère à la maison avec une sœur. Les parents s’indignent de la façon dont il accueille l’événement : « D’où ça vient ? », « Qu’est-ce que ça vient faire là ? », et de ce que cl vit comme si elle n’était pas là. Il n’y a aucune intégration de la notion de procréation. Cela suppose la virginité de la mère, un mode de suture donc de l’énigme de la féminité, qui le maintient à l’abri de la castration, une conception qui n’en passe pas par le jouir du père ; la scène originaire est un non-événement, dirions-nous aujourd’hui, au sens d’un « qui n’a pas eu lieu ».
14La situation financière de l’entreprise paternelle ne cesse de se détériorer, confrontant le sujet à l’effondrement du statut idéalisé du père patron. « Mon père n’honore plus sa place de patron. » cl associe la place du patron de l’entreprise avec la place du père auprès de la mère. Il précise : « Ils ne sont pas mariés ; mon père était le patron de ma mère avant son accident. »
15Comment cl peut-il se rattacher à l’humaine condition du désir ? À quel Autre est-il voué ? À quelle jouissance ?
16Il est confronté au diktat paternel, répété à l’envi : « Un fils doit faire honneur à son nom. » Ce qui l’angoisse et le plonge dans la perplexité. Que veut son père ? Qu’est-ce que c’est être un fils ? En outre, son nom patronymique, non ordonnancé par le Nom-du-Père, n’est pas entendu comme pur signifiant, il vire au signifié du nom commun. Je ne dirai pas son nom ; sachons seulement que cl se sent assigné à une position hors sexe, à l’angélisation par la parole d’un père imaginé comme agent possible de privation d’un sexe « quel qu’il soit ».
17De l’autre côté on trouve le diktat maternel, que je résume par une autre injonction, elle aussi répétée à l’envi : « Je ne veux pas entendre le son de ta voix. » Dans la place du désir parental résonnent des injonctions surmoïques qui voilent la question de l’énonciation.
18cl évoque un grave accident de la mère survenu quand il avait 2 mois : « Sa voiture s’est encastrée dans un camion. On ne sait pas ce qui s’est passé. Elle est tombée dans le coma. Mon père m’a raconté, c’est lui qui s’est occupé de moi, à sa place. Il a enregistré ma voix, l’a portée à l’hôpital, ma mère est sortie du coma. » « Mon père dit toujours : “Tu l’as ramenée à la vie.” » Depuis, le sujet est doublement condamné à se taire, à commencer par le « ne pas la déranger » qui a suivi le retour de la mère au domicile et qui perdure, et est confronté à la discordance du caprice maternel – intérêt pour sa voix dans le coma, et donc dans la mort ; injonction qui le réduit au silence depuis.
19Et du côté du père ? Comment le sujet interprète-t-il l’acte du père, rapt ou don de sa voix ? Comment interprète-t-il le relais des fonctions, le père qui remplit la fonction maternelle ? Dans le propos du père, le coma est assimilé à la mort. Comment cl interprète-t-il ce propos qui lie sa responsabilité à un pouvoir énigmatique concernant un passage possible entre la vie et la mort ?
20Le père interprété par le sujet ne fait pas séparation et cl en reste là. Choix éthique du pire.
21Il ne doute pas qu’il complémente l’Autre maternel. Elle l’a entendu. L’effet de sa voix fait signe énigmatique de ce qu’il est. Il a l’idée que cette intervention énigmatique dans les affaires humaines (vie et mort) le situe du côté du divin, de la Providence. Si son nom a un sens, ce n’est pas une simple contingence. Que fera le sujet de cette idée pour traiter la non-humanisation par le père ? La séparation entre S1 et S2 n’a pas eu lieu, l’objet réel est resté dans l’Autre, n’a pas fait reste, il en refuse le manque. Comment faire de cet objet ersatz de fantasme ?
22Il a à traiter la jouissance sans le père. Il ne doute pas d’un pouvoir que j’exprimerai ainsi : il fait exister l’Autre, à la voix. Il a l’idée que l’Autre lui est redevable. Autant dire qu’il revendique un droit à jouir de l’Autre, Autre dont il ne doute pas qu’il jouit de lui.
23Il tente de « neutraliser », ce sont ses mots, le grand Autre maternel. Comment ? Il parle toujours « en même temps qu’elle ». N’est-il pas question ainsi de retrouver l’objet voix non extrait ? Mais cette tentative qui les fait parler sa mère et lui d’une seule et même voix ne fait-elle pas exister un rapport sexuel délirant ? Pas de dissymétrie, une circulation sans limite de la jouissance ? Une réciprocité sans reste, qui rend compte de la co-nécessité de leurs existences.
24Les petits autres ne lui sont d’aucun secours dans son impasse. L’enfant sage est devenu agressif. Il est aux prises avec les petits autres persécuteurs : « C’est mon nom », explique-t-il (il parle de son prénom). C’est le seul qu’il a ; il a été choisi par sa mère. Et bien que ce prénom puisse être porté par un garçon ou une fille, il ne doute pas : son nom est un nom de fille. Et ça échoue à le faire reconnaître comme rugbyman. Prémices d’un pousse à la femme ? Ça lui brouille la tête.
25Ses pairs ricanent, il entend toujours des voix, des injures derrière son dos : « cl, lc, oh la fille ! » Son prénom devient injure d’être associé, dans la phonation, à une désinence insupportable qui le dit fille. Celle-ci, comme son nom, prend sens sexuel dans la langue disloquée. Ces injures sont perçues comme intention maligne : qu’est-ce qu’ils lui veulent ? La jouissance, ici localisée chez l’autre, lui donne des envies de vengeance ; des idées lui viennent : ils ne le savent pas mais il a une force surhumaine et peut les envoyer à l’autre bout de la planète, les écraser contre le mur : splach ! Il y pense de plus en plus souvent.
26Au moment où commence la cure, il se sert depuis peu d’un carnet. Il note toute les injures, les déplacements. « C’est pour remettre les choses en place. » Le carnet semble une tentative de parcage de la jouissance qui en passerait par l’écriture, dans un effort pour éviter tout débordement et passage à l’acte meurtrier.
27Toutefois, l’usage du carnet se révèle vite insuffisant. De plus en plus exalté, cl a commencé à s’en servir pour dénoncer l’autre persécuteur au sein de l’établissement scolaire. Je risque alors une intervention : « Il y a peut-être des usages plus honorables à faire d’un carnet ? » J’espère garantir la construction langagière et l’usage de la lettre mais déboulonner l’usage à signification paranoïaque. Cette intervention provoque un apaisement. La plainte contre les persécuteurs disparaît peu à peu.
28Une autre tentative de s’assurer de ce qu’il est comme garçon ou fille s’est faite dans le réel – pas sans rapport avec ce qui s’est passé au club de rugby. Il vérifie – sur le corps des petits autres – l’énigme de l’être sexué, dans une tentative d’articulation d’une anatomie avec le signifiant de l’état civil qui la nommerait, ce qui relève pour lui de l’énigme. En effet, lorsque je l’invite à parler des enfants qui se sont plaints, la première chose qui lui vient est : « C’est leur nom » (comme il dit « c’est mon nom »). Ils s’appellent Gaël et Nathanaël. J’entends la désinence féminine insupportable pour lui. Quels sont les éléments conjoncturels du passage à l’acte ? « C’est quand je dois les emmener aux toilettes : ils font pipi debout. »
29Ce qui lui arrive à ce moment-là, il ne peut en répondre. Dans sa tête, « il ne se passe rien… C’est vide. [Il n’a] pas d’idée ». L’énigme réactivée fait trou. Enfin il pourra dire : « La seule chose, c’est que j’entends une voix qui dit “culotte”. “Culotte”. » D’où vient ce mot, porté par quelle voix ? « Ma mère a toujours dit culotte. » En fait, la mère, selon le dire de cl contrarié, n’a qu’un seul mot pour désigner ce qui couvre le sexe des garçons et celui des filles. Celui de cl et celui de sa mère aussi bien. C’est donc emprunté à la mère que revient, de nulle part, dans le réel, l’élément sonorisé qui fait du sexe masculin et du sexe féminin un sexe indifférencié ; la culotte recouvre l’absence de référence phallique et il n’y a pas émergence d’un « ai-je été désiré comme fille ? », bien plutôt le diktat fait loi pour lui. Sans recours devant la forclusion, cl semble voué à une vérification inopérante. Inquiète de la répétition, je me risque alors à une autre intervention : « Peut-être y a-t-il un autre moyen de trouver une réponse à votre question ? »
30Il manifeste un grand soulagement. Il ne comprend pas ce qu’on lui raconte quand on lui dit qu’il aime les garçons, le sexe des garçons, qu’il fait le mal et tout. Ce n’est pas comme ils disent. Lui, le sexe, ce n’est pas son affaire. Fait-il entendre que ce n’est pas là, de toucher le sexe des enfants mâles, qu’il jouit ? Que son mode de jouissance est d’un autre ordre ?
31Cela l’amène à parler, très succinctement, des filles. Quand les autres parlent des filles, il n’y comprend rien non plus, « c’est que du porno ». Lui, il aime une fille de sa classe. Quand il en parle, il parle en fait de l’amour qu’il résume de la façon suivante : ça le pousse à écrire des bouts de papier, dont il ne fait rien. Ce qui est sûr, c’est que, je le cite, il ne peut pas « se déclarer ». Peut-on mieux exprimer que, pour pouvoir se déclarer à l’Autre sexe, il faut avoir rencontré la castration ? Qu’elle permet à la voix de porter à partir d’une place clairement sexuée ?
32Cet effort pour s’assurer de sa place dans la sexuation, il l’aborde aussi à partir de sa place d’élève « intellectuellement brillant », d’élève « modèle ». Mais il tient à préciser : il est toujours le deuxième de sa classe. Sa place est assurée d’être référée à la première place tenue depuis toujours par une fille, double imaginaire avec lequel il est toujours en compétition. Équilibre précaire car il est toujours en danger d’une confrontation à la réussite (à la rencontre d’un père) qui le mettrait à la première place, place de la fille.
33Enfin, parmi les parades qu’il tente de faire tenir contre le pousse à la femme, il convient d’inclure son apprentissage de la langue morte.
34Au moment où commence la cure, on peut repérer que cl tente de cerner son atypie. Ses tentatives s’avèrent infructueuses, asociales, insuffisantes ou non abouties. Si donc se dégagent des propos de cl les coordonnées d’une logique de contrainte inférée par la forclusion du Nom-du-Père, l’enjeu de la cure sera-t-il pour lui de tenir bon face au pousse à la femme qui le déshonore et de retrouver voix au chapitre de sa vie, d’une façon qui lui permette des liens sociaux honorables ?
La langue, la lettre et le carnet
« C’est par des petits bouts d’écriture qu’on est entré dans le réel ».
36La recherche d’une solution, amorcée déjà, se développera dans le transfert à partir de l’intérêt de cl pour la langue morte, par l’usage singulier qu’il fera de la lettre, par la rédaction d’un « carnet de bord », dont il ne fera état qu’à la fin de son parcours, et par le bricolage d’un nom de symptôme.
37cl prend appui rigoureux sur la langue latine pour dégager une logique d’une sexuation qui tienne bon. Le statut de cette langue évolue : peu à peu la langue morte se revivifie et devient, selon son dire, la langue originelle. Cela ramène son effort à la question de la première marque du langage sur le corps.
38Il constate que cette langue n’est plus parlée. Est-ce pour cela que c’est une langue morte ? La question de la phonation se pose d’emblée, non dégagée de la question de la jouissance. Mais cette langue est écrite. Il s’intéresse désormais à l’étymologie. Il cherche « tous les passages », c’est-à-dire tout ce qui est passé de la langue morte à la langue vivante, de la langue d’origine dans la langue d’aujourd’hui.
39Il prend appui sur la lettre, ses possibilités combinatoires, d’abord appréhendées comme risque de dislocation de la langue, et sur les conventions grammaticales. Il me fait part de ce qui ici l’intéresse : le latin distingue trois genres, le masculin, le féminin et le neutre, us, a, um. Il déplie longuement mais partiellement la question de la désinence – je dirai ici de la partie amovible du nom. Le code de la grammaire latine donnerait-il accès à la vérité, ferait-il preuve de l’appartenance sexuelle ? La désinence pourrait-elle ainsi faire point de capiton substitutif qui fixerait, dans la langue, la question de la sexuation et de la jouissance ? Est-ce une sorte de règle universelle tenant lieu de la référence phallique ? Cette règle rendrait compte de ce qu’il est. Un fils qui fait honneur à son nom ? « Au moins, en latin, on sait où on en est », dit-il dans un premier temps.
40Il constatera vite que certaines désinences us et um sont communes entre un nom masculin et un nom neutre, par exemple à l’accusatif, et qu’un nom neutre peut avoir une désinence en us, comme un nom masculin. Une même désinence peut donc relever à la fois d’une définition du masculin et d’une définition du neutre. Deux définitions, masculin, neutre, peuvent être vraies ensemble. Cela le pousse à d’autres développements. Il traque dans la langue des éléments autres d’une logique qui lèverait l’incertitude de la traduction, des éléments qui conforteraient le sens sexué de la désinence (qui est aussi pour lui, je le rappelle, la question de l’incertaine sexuation). Il trouve une astuce : le contexte. Si on s’y réfère, il peut aider à se repérer quand on a un doute avec les désinences. Notons-le, le raisonnement dessine en creux un pas tout, dans la logique du sujet : point de forclusion portant sur le a, désinence féminine.
41Ses premières relations pacifiées se font avec ceux qui, comme lui, font partie d’une communauté normée : les « latinistes », et il aide ceux qui sont en difficulté avec la traduction.
42Il a pris goût aux traductions et s’oriente bientôt vers d’autres lectures que le dictionnaire. Il manifeste un vif intérêt pour l’histoire de l’Antiquité romaine et grecque, en particulier l’histoire des dieux et des conquérants associés à un statut d’exception et dont le nom est passé à la postérité, notamment Jules César, Octave, Marc Aurèle. Il cherche les liens de parenté, les passations de pouvoir, autres déclinaisons de la transmission. La question de la filiation se profile et se précise peu à peu comme dissociée de la question de l’origine.
43Un événement toutefois fera acte dans le déroulement de la cure, aux environs du neuvième mois. La mère de cl, qui assure les déplacements vers le cmp, le somme d’« en finir » depuis plusieurs mois (elle lui avait accordé trois mois). Depuis la fin de ce troisième mois, toujours dans la voiture, elle le menace de prendre son argent de poche pour payer le carburant. Il ne m’en avait jamais rien dit. Mais, ce jour-là, il arrive très agité et reste prostré dans un cagibi près de l’accueil. Je vais donc là où il a trouvé refuge. Il me dit alors : « J’ai eu peur de mourir. » Je lui réponds : « C’est donc que vous êtes vivant. » Cela le remet debout et il peut venir dans mon bureau. Que s’est-il passé de différent ce jour-là, dans la voiture ? Il a proposé de donner son argent de poche. Parce qu’il n’a pas fini ici. Cette proposition reconnaîtrait-elle un manque ? « Elle a hurlé, elle a lâché le volant et s’est mise à me frapper. La voiture est partie sur le bas-côté. » Il a cru qu’il allait mourir. « Je n’ai pas d’issue », dit-il. cl n’a pourtant pas envie de sombrer. Je ne lui donne pas d’autre rendez-vous et lui propose de s’adresser à son père et de réfléchir avec ce dernier à une solution autre pour les trajets. Il le fait, le père m’appelle, il assurera les transports.
44Lors de la rencontre qui suit, je constate que cl a retrouvé l’usage mélodieux de sa voix. Monsieur L. parlera, de façon très allusive, de son adolescence : temps des expériences en tous sens que l’on peut faire, il sait de quoi il parle ; mais c’est temporaire, ce qui compte, c’est devenir adulte. L’acte reproché à cl est ainsi dégagé du déshonneur, fait trait commun entre père et fils et se réduit à une expérience « en tous sens » temporairement limitée à l’adolescence. Le père ne dit rien, notons-le, d’un « tu seras un homme » ; bien plutôt « tu seras un adulte comme moi ».
45Peu après, cl m’apportera un exemplaire d’un carnet de bord qu’il a rédigé et qui marquera la fin de sa venue au cmp. L’écriture de ce carnet a doublé la cure et la vie du sujet. L’espace du carnet s’organise ainsi :
- un titre : « Moi, Camus » ;
- un prologue. Le carnet s’adresse aux lecteurs, il est destiné aux « générations futures », comme « témoignage » d’un trajet d’ascendance sociale : « Comment un citoyen pauvre devient gouverneur » ;
- un récit de ce trajet, aussi bien celui de l’analysant dans la cure. Ce récit se déroule sous la forme de paragraphes ponctués chacun par un bilan chiffré rendant compte de ce qui se passe dans chaque paragraphe.
46Ces paragraphes scandent une temporalité qui changera au cours du témoignage. Une temporalité première mime le temps journalier qui fut nécessaire au Dieu chrétien pour la création du monde mais elle s’en distingue de la façon suivante : le septième jour, jour de repos dans la création divine, sera ici le neuvième jour, déclaré férié. Décalage et blanc séparent deux temporalités. La temporalité de la création divine fait place à une temporalité autre, qui accorde la chronologie à la temporalité logique du sujet. Celles de son invention propre. Chaque paragraphe correspond à un moi(s). Il écrit le mot avec ou sans « s ». Le dernier mois sera celui du paragraphe qui conclut le témoignage, celui qui marquera la fin de la cure. Le sujet annonce la solution comme assurée pour une durée de quatre ans.
Du délire au témoignage
47Le texte rend compte de l’organisation d’un monde, aligné sur l’effort de l’ordonnancement de l’espace psychique de celui que j’appellerai le narrateur.
48Tout commence avec la consultation d’« un oracle ». Celui-ci donne un avis favorable à l’aventure. Serait-ce la mise en place de l’espace du transfert ? L’aventure commence donc avec la découverte d’un territoire vierge, sans nom, une île inconnue des cartes, vaste et pleine de ressources, découverte par de petits autres anonymes, réunis par un seul trait commun : ils sont sur un même bateau. Ces petits autres sont ombres bâclées à la six quatre deux. S’il est impossible de situer le narrateur d’après les shifters, il est facile de repérer d’après les bilans chiffrés qui scandent les paragraphes qu’il ne s’inclut pas dans le « nous ». Sa place est d’exception.
49Au fil du texte, ces petits autres prennent de l’épaisseur, ils se diversifient selon leurs tâches, qu’on pourrait résumer à une seule : l’élaboration de défenses, les plus efficaces possibles, contre les assauts répétés et violents d’ennemis vaguement identifiés comme pillards. Ces assauts, effraction du réel de la jouissance, reconnus comme actes hors loi, sont repérés d’abord comme venant de l’extérieur, jusqu’à se présenter comme une invasion généralisée. Ils menacent en permanence le devenir de l’aventure. À chaque nouvel assaut, un renfort, venu de nulle part, permet de tenir la route en fortifiant les petits autres et en les encourageant à persévérer.
50Dans le même temps, ces petits autres s’autonomisent jusqu’à prendre des décisions qui s’avéreront positives dans le renforcement du système de défense. Cela suffira-t-il ?
51C’est alors qu’apparaît dans l’espace textuel du témoignage le shifter « je ». Avec ce « je » émerge la question du sujet que j’interpréterai ainsi : comment concilier et articuler un rôle d’exception avec une vie sociale parmi les autres ? En effet, le narrateur nous apprend à ce moment qu’il ne partage avec les autres aucune tâche matérielle, y compris dans la lutte contre les envahisseurs ; ici s’affirme son atypie : il est isolé, enfermé dans le temple avec comme unique activité la prière, en un lien exclusif et continu avec un grand Autre divin.
52Cette question en entraîne logiquement une autre : celle de l’objet voix et de son extraction. C’est ici que s’amorce, par étapes, la solution trouvée par le sujet.
L’extraction de l’objet « voix »
53Comment extraire l’objet alors que l’Autre ne doit pas manquer pour que le sujet ne manque pas d’Autre ? Comment faire avec la certitude d’une complétude délirante forcée ?
1er volet : le passage au lisible
54Une voix apparaît, dissociée de la voix du narrateur. Bien que ce soit la sienne. Dédoublement de l’objet ? Comment ? La voix de l’orant, c’est cela la trouvaille du sujet, s’indique comme portée par la phonation, mais une phonation marquée dans l’espace typographique de la lettre par des points et des guillemets. Ainsi, la voix du sujet, qui ne peut se faire entendre, se donne à lire.
55Ce changement de plan rend possible la reprise du procès d’une demande en lien avec le procès d’une nomination. La prière, jusque-là réduite à l’offrande, portée par cette voix d’un nouveau type, circonscrite à l’espace des guillemets, cette prière se fait appel, adressé à l’entité divine.
56La demande s’exprime sur le mode d’un donnant-donnant. Monnayage de la jouissance ? Demande d’amour ? « Je t’ai fait beaucoup d’offrandes, en retour je te demande de nous sauver des pillards. » Une dissymétrie s’introduit donc qui distingue l’Autre du signifiant de l’Autre de la jouissance, l’un étant appelé à contraindre l’autre, à le mortifier. Appel au symbolique pour juguler le réel de la jouissance.
57La réponse s’interprète comme acte providentiel : un séisme balaie les ennemis. La place d’exception du sujet auprès de l’Autre se vérifie, mais est-elle toujours la même ?
De la filiation impossible à l’apparentement
58La seule autre parole rendue lisible grâce à la typographie dans le témoignage est énoncée par un prêtre. Ce prêtre correspond à une image, le trognon à quoi se réduit la fonction paternelle en l’absence d’un agent réel de la castration. Le prêtre tire ses insignes du père idéal, dans la place particulière que lui prête le sujet auprès de l’Autre. Cette figure par les insignes tient lieu d’ersatz de fonction paternelle. Elle incarne un choix : le lien hors sexe à l’Autre divin, et le vœu de chasteté qui exclut les relations sexuelles avec les petits autres. Et c’est porté par la voix du prêtre que sera authentifié le lien privilégié de l’orant au divin et que lui sera alors reconnu son nom symptomatique : « Qu’as-tu fait Camus ? » Cela est rendu possible par un autre insigne du prêtre, le baptême en lieu de fonction nommante. Inscrit-il le sujet comme fils (grâce à la substitution de la désinence) ? Il inscrit le sujet dans une filiation divine, hors procréation, un apparentement d’exception. Est-ce à dire que l’inassimilable de l’organe pénien trouverait par choix honorable, ou apparentement divin, dispense d’usage ? Le sujet passerait d’un temps d’incertitude à un choix décidé de défense contre le trop, réel de la jouissance par le hors-sexe angélique de son apparentement, de son nom aussi bien.
59Cet acte est inaugural : il libère l’orant de son enfermement dans le temple. Signe d’une séparation : le sujet pourra-t-il désormais avoir voix au chapitre ?
2e volet : l’extraction de la voix
60Le dernier paragraphe du texte atteste de la singularité de la séparation. Et il répond à la question de la conciliation du statut d’exception avec le lien social partagé avec les petits autres.
61Le lien singulier de Camus avec l’Autre divin ayant permis que soient sauvées l’île et la majeure partie des petits autres, ces derniers lui sont reconnaissants. Ils donnent à l’île le nom de Camus en son honneur. Un cimetière prend place avec une stèle commémorant les pertes humaines – la part de vivant qu’il a fallu sacrifier ? Des élections ont alors lieu auxquelles Camus participe. Il est élu gouverneur à l’unanimité des voix (voix de l’urne, non passées par la phonation). Camus est choisi pour son symptôme. L’élection se substitue-t-elle à la nomination, au sens d’un nommer à, redoublant le baptême ? Notons que le mot gouverneur n’admet pas de forme féminine : mise à l’abri du pouse à la femme ? Par ailleurs, le gouverneur, dans l’Antiquité romaine, était élu mais autrement : nommé par un grand Autre. Auguste, empereur romain, astreignait à l’honnêteté les gouverneurs à la jouissance débridée en se réservant l’appel aux jugements qu’ils rendaient. Une fonction légale, conformée à la loi d’Auguste, si je puis dire. Le gouverneur parlera doublement donc « au nom de », la voix pluralisée du peuple et la voix d’un empereur, intermédiaire, messager de la jouissance bridée de l’Autre et de l’autre. Il est élu pour une durée de quatre ans.
62L’aliénation prévaut sous une forme autre. Le un du rapport sexuel dans le « parler d’une seule voix » avec l’Autre maternel passe à l’unanimité des voix qui l’élisent. Dans l’espace du témoignage, le lien aux petits autres est devenu possible, dégagé du trop débordant de la jouissance.
63Les règles typographiques font trace de la phonation, littoralisées et littéralisées, dans l’espace de l’écriture et par la structure de bord… du carnet. Le passage est ainsi rendu possible à la joui-sens. L’objet voix, dépris de la phonation, peut se réanimer de changer de plan (sublimation).
L’autonomination et le choix de la sublimation
64L’espace de l’écriture donne liberté à l’auteur de s’attribuer un nom de plume. Le sujet s’est bricolé un nom propre, différent du nom patronymique, un nom qui tienne dans son assemblage R, S et I. Ce nom est aussi bien l’œuvre du sujet que le titre du carnet de bord et se retrouve dans la signature.
65Dans « Camus », se glissent des lettres de son prénom, reste de la broderie maternelle (ersatz de noyau symbolique qui maintient le rapport originaire à la lalangue), mais le bricolage dans le lieu de la désinence ose jouer d’elle par la substitution. La désinence, marque infamante du désir maternel, qui figure le pousse à la femme, est remplacée par une autre désinence, qui en passe par le père prêtre nommant et qui doit le fixer comme fils. Mais alors, comment dissocier le nom propre Camus du nom commun ? « Camus », le nom commun, le neutre, de désinence identique, a pour définition, dans le dictionnaire, « muselière ». Camus et camus sont vrais ensemble. L’indécidable de la signification fait-il son apparition ici comme vérité du sujet ?
66Le nom bricolé Camus est encadré par deux autres noms dans la signature. Celle-ci, Auguste Camus Marcus, fait système à partir de deux noms issus du temps originel de la langue et passés à la postérité.
67Je prends appui sur le propos de l’analysant dans la cure. Auguste, nous l’avons déjà rencontré. C’est un surnom. Il s’agit en réalité d’Octave, esclave adopté par Jules César. Devenu empereur, Octave s’est attribué ce surnom, qui s’intégrera désormais à son nom et au nom de tous les empereurs romains qui suivront. Une guise de la transmission donc. Auguste est aussi bien une épithète qui signifie un lien d’exception au divin, voire la sainteté. Ce surnom fait filiation glorieuse, hors procréation, et autonomination. Marcus vient en lieu de Marc Aurèle, empereur qui fit grand cas des esclaves affranchis.
68L’au moins trois du nom ainsi constitué met-il en place une certification par références, comme le contexte sert d’appui pour soutenir la signification de la désinence ? Certification d’une filiation d’apparentement par le symbolique ? Filiation distincte de l’origine.
69Le sujet retourne le pire de la langue tel qu’il l’a expérimenté, à savoir sa désarticulation catastrophique (cl, lc…) qui le pousse à la femme, pour l’ouvrir à la possibilité de combinaisons nouvelles, de son cru. Mais pas sans l’arrimage de son moi.
70Si l’écriture du carnet de bord témoigne de son effort pour trouver une issue dans une production discursive, la question de la sublimation reste posée. Le sujet donne à son témoignage toutes les apparences d’une fiction littéraire qui, imprimée, libère le nom. Sa solution, il l’annonce lui-même, est temporaire, limitée à « l’adolescence », en conformité avec l’attente paternelle, jusqu’à l’entrée dans l’âge adulte, dans quatre ans.
71C’est là-dessus donc que cl décidera de son départ. Sa solution préfigurait une autre guise de la séparation. Celle d’avec l’analyste. Il laisse en partant le carnet dont il se sépare, mais, précise-t-il, c’est juste un exemplaire.
Notes
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[*]
Sylvianne Cordonnier <sylviannecordonnier@orange.fr>
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[1]
J. Lacan, Scilicet, n° 1, Paris, Seuil, 1968, p. 3-13.
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[2]
J. Lacan, L’inconscient, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 151-170.
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[3]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 849.
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[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 75.