Couverture de PSY_030

Article de revue

L'autre Gandhi

Pages 103 à 114

Notes

  • [1]
    Ashram fondé par Gandhi en 1904, en Afrique du Sud, à une dizaine de kilomètres de Durban.
  • [2]
    Autobiographie ou mes expériences de vérité, Paris, puf, 1950.
  • [3]
    Gandhi souffrait de constipation chronique et Hermann devait lui prodiguer régulièrement des clystères ; ce qui explique l’évocation de la vaseline.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Elle et Gandhi se sont mariés à treize ans.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Diminutif de Mohandas.
  • [9]
    Le vajra est l’arme du dieu Indra, l’équivalent de la foudre.
  • [10]
    Paris, Flammarion, 1974.

1Afrique du Sud, 1906.

2Alors que nous étions assis devant un feu, à Phoenix [1], Gandhi m’annonça :

3— C’est fini, Hermann. J’ai décidé d’abandonner la vie de famille et tout rapport sexuel.

4Je restai coi.

5— Vous devez comprendre. Ce sperme que nous perdons est une saignée aux dépens d’une vitalité plus élevée. Alors que je pataugeais là-bas, dans cet infâme bourbier, marchant dans des flaques de sang, une idée s’est s’imposée à moi : l’accomplissement de mon être ne sera possible que dans la pratique de la chasteté. J’ai donc l’intention de prononcer le vœu de brahmacharya. Oui, je sais. Vous ignorez ce qu’est le brahmacharya. En bref, il s’agit du vœu de célibat et l’abandon des plaisirs de la chair.

6Il se tut brièvement, puis :

7— Comment un homme peut-il aller vers le divin s’il dissipe son énergie vitale ?

8Cette fois, j’explosais.

9— Ce langage est insensé ! Comment concevoir une existence sans sexualité ?

10— Ai-je dit que la démarche serait simple ? Je pressens les difficultés qui se dresseront sur mon chemin. Mais je n’en vois pas moins clairement que, pour un homme qui aspire de toute son âme à servir l’humanité, il est difficile d’agir autrement.

11Il ferma les yeux. Les flammes projetaient sur ses traits des lueurs ocre qui leur conféraient une apparence irréelle. Ce n’était plus Mohandas Gandhi que j’avais devant moi, mais un autre. Un inconnu.

12Je tentais de le raisonner :

13— Votre démarche va contre nature ! Un corps privé de plaisir finit à la longue par se dessécher, s’éteindre. Comment une âme pourrait-elle s’épanouir dans une enveloppe sans vie ?

14— Une âme possède sa propre vie. Elle se meut, évolue, s’enrichit aux contacts d’autres âmes.

15— Il existerait donc d’autres manières de vivre l’amour.

16— Oui. En le sublimant. En transformant le feu en une lumière sacrée. En faisant de nos corps les réceptacles de l’énergie universelle. Je sais que c’est possible.

17Il reprit d’une voix lente :

18— J’ai aussi fait part de ma décision à mes neveux, et à mon fils aîné, Harilal.

19— Comment ont-ils réagi ?

20— Mes neveux semblent adhérer. Pas Harilal. Il veut un enfant. J’ai eu beau insister, il n’a rien voulu entendre.

21— Et il a raison. Lui et son épouse sont dans la fleur de l’âge. Que vous prononciez le vœu de chasteté, c’est votre droit. Que vous cherchiez à l’imposer à votre entourage me semble injuste.

22— Il ne s’agit pas d’injustice mais d’idéal. Avec le temps, je réussirai à persuader ceux que j’aime que la vie sexuelle est un dommage physique. Que le célibat vaut mieux que le mariage. Et qu’au sein du mariage, mieux vaut s’abstenir de toute relation charnelle à moins que ce ne soit pour avoir des enfants. Je les convaincrai. En tout cas, d’ores et déjà, je veillerai à ce qu’il n’y ait aucun rapport physique entre les hommes et les femmes célibataires qui vivent à Phoenix. En cultivant l’espérance et la foi, ils réussiront à maîtriser leurs instincts.

23— L’espérance et la foi ? Mon frère, la plupart de ces hommes et de ces femmes sont en pleine jeunesse. Comment pouvez-vous imaginer freiner leurs ardeurs ?

24— S’ils se révèlent incapables d’y parvenir, eh bien, ils partiront.

25— Et que direz-vous aux couples mariés ?

26— Je leur conseillerai la continence. Tolstoï y est bien parvenu.

27— Encore Tolstoï ! Dois-je vous rappeler que ce n’est qu’à l’âge de quatre-vingt-un ans, un an avant sa mort, qu’il s’est senti, paraît-il, délivré de tout appétit charnel ? Sa lutte épuisa sa femme qui en devint folle. Leur vie conjugale se résuma à un enchaînement de doléances et de réconciliations. C’est ce genre d’existence que vous souhaitez ?

28— Bien sûr que non. Je vous le répète : l’observance du simple brahmacharya physique n’ira pas sans peine. Néanmoins, je suis absolument certain qu’il existe une clef qui permet de fermer la porte à nos pensées indésirables. Il appartient à chacun de la trouver par lui-même. Sans reddition totale à la grâce divine, aucune maîtrise entière de la pensée n’est possible.

29— Vous ne m’empêcherez pas de penser que vous vous apprêtez à vivre une expérience dont je ne vois ni l’utilité ni le bénéfice que vous pourriez en tirer.

30— Détrompez-vous. Si je réussis à vaincre ma sexualité, je tirerai de cette victoire une force insoupçonnable. De même, en me débarrassant des biens matériels et des plaisirs, ma puissance sera telle que peu de gens pourront y résister. Car, ceux qui m’affronteront devront se conduire avec une extrême prudence à l’égard d’un homme pour qui ni le plaisir sexuel, ni les richesses, ni le confort, ni les louanges, ni la promotion personnelle ne représentent quoi que ce soit, mais qui, en revanche, est déterminé à faire ce qu’il croit être juste. Cet homme est un ennemi dangereux.

31Il conclut d’une voix sereine :

32— Je serai cet ennemi.

33Ce dialogue, imaginaire précisons-le, ne l’est que dans la forme. Les propos tenus ici par Gandhi se retrouvent dans ses mémoires [2] ainsi que dans sa correspondance. L’homme à qui il s’adresse s’appelle Hermann Kallenbach, architecte, juif allemand, ex-culturiste, avec lequel il entretiendra une relation pour le moins ambiguë, pendant plus de quarante ans. L’homme à qui il écrira le 30 août 1909 :

34

« Chère Chambre basse,
Je continue de recevoir vos tendres mots. […] Je dois vous dire que vous avez atteint un stade amoureux qui fait abstraction de mes propres limites. Pourrais-je jamais être à la hauteur d’un tel sentiment ? Est-ce que je mérite cette affection ? Suis-je capable de m’en montrer digne ? Je ne tenterai pas de freiner cet amour. Je ne le peux pas. Et il pourrait vous être bénéfique. En ce qui me concerne, il risquerait de m’entraîner vers le bas s’il n’existait en moi une once d’égoïsme. […] Vous me faites penser à ces amitiés de légende qui n’existent que dans les contes de fée et les romans. Je vous promets ceci : Je prierai toujours pour que vous me conserviez la place que j’ai trouvée dans votre cœur, et pour que jamais je ne me retrouve dans une situation qui me forcerait à renoncer à cet amour qui est presque surhumain.
Affectueusement.
Chambre haute »

35Ou encore, le 24 septembre de la même année :

36

« Chère Chambre basse,
Votre photo (la seule que je possède) repose sur le manteau de la cheminée de ma chambre. La cheminée est face à mon lit. Les cure-dents, les peignes, le coton et la vaseline [3], tous ces objets que nous chérissons, me ramènent constamment à votre souvenir. J’aurais voulu vous chasser de mes pensées. Je n’y arrive point. C’est vous dire combien vous avez pris possession de mon être. C’est un esclavage vengeur. Mais la récompense, que sera-t-elle ? Le contrat non écrit qui nous lie voudrait que l’on dénoue les liens de la chair pour ne conserver que ceux de l’esprit. Vous ne pouvez pas vous limiter à répondre “non.” Je ne considérerai pas ce mot comme une réponse.
Affectueusement.
Chambre haute »

37Chambre haute… chambre basse.

38C’est le surnom que les deux personnages s’attribuèrent à l’instigation de Gandhi et non sans raison. Dans la législature anglaise, existent la Chambre des communes, qui est la Chambre basse du Parlement, et la Chambre des Lords, qui est la Chambre haute. La Chambre haute a pour mission d’examiner les projets de loi que lui soumet la Chambre basse, et elle a le pouvoir de les modifier si elle estime qu’ils ne lui conviennent pas. En s’accordant le surnom de « Chambre haute », Gandhi laissait entendre qu’il souhaitait « contrôler » les attitudes de son compagnon, ses dépenses qu’il jugeait excessive, son mode de vie en général. Ce qu’il fit avec un zèle – pour le moins despotique – tout le temps qu’ils vécurent côte à côte.

39C’est en Afrique du Sud, en 1906, à son retour de la guerre que les Anglais livrèrent contre les Zoulous, que Gandhi prit la décision prononcer son vœu de brahmacharya. Une guerre qui, précisons-le, n’en fut pas une, mais plutôt une chasse à courre ; les Zoulous étant le gibier. Gandhi, qui avait constitué un corps d’ambulanciers, dut assister, impuissant, au massacre d’hommes armés d’arcs et de flèches, opposés à la meilleure armée du monde. Parmi les centaines de cadavres on trouvait des Zoulous dits « fidèles », appellation qui signifiait qu’ils avaient opté pour le camp britannique. Bien qu’on leur eût distribué des insignes pour les distinguer des « infidèles », ils étaient tombés pareillement sous les balles anglaises.

40« Fâcheuse erreur », expliqua l’un des généraux de Sa Majesté Edouard VII, qui ajouta : « Allez donc différencier un Noir d’un autre Noir ! »

41Cette tragédie devait marquer Gandhi au-delà de tout ce que l’on eut pu imaginer. À son retour, il n’était plus la même personne. Avoir entendu tous les matins l’écho des fusils monter du cœur de villages peuplés d’innocents, avoir vu tant de frères humains martyrisés, laissa en lui une trace indélébile. Il avait bien tenté de vider sa coupe d’amertume en songeant que son corps d’ambulanciers avait soulagé les souffrances de certains de ces malheureux, mais cette confrontation avec la cruauté le laissa brisé.

42Nous sommes en 1906. Il a trente-sept ans. Peu de temps après avoir prononcé son vœu, le voilà qui s’efforce de l’imposer à son entourage, à commencer par son fils aîné, Harilal. N’y parvenant pas, il se tournera vers Gulab, l’épouse de celui-ci, et exigera d’elle, (qui n’a alors que dix-sept ans) qu’elle se refuse à son mari. Le jour même de son arrivée en Afrique du Sud, il lui tiendra un long discours sur le sujet, l’adjurant de « se comporter en héroïne » (sic), en refusant tout rapport sexuel, et en considérant les éventuelles absences du domicile de son époux comme un triomphe. Il lui dicta même la tenue qu’elle devait porter, lui expliquant que de nombreuses femmes hindoues, « des êtres de légende », eurent le courage de quitter leurs époux afin de permettre à ceux-ci de « sauver leur âme ». Il n’aura de cesse de la mettre en garde contre ce qu’il appelle la « déchéance de la chair » et cherchera à la convaincre de ne plus jamais avoir de rapports sexuels avec Harilal.

43En vérité, toute sa vie durant, Gandhi livrera un combat désespéré et désespérant avec la sexualité et sa propre libido, « ces chaînes du désir », selon ses propres mots. Il s’est mis à essayer toutes sortes de régimes alimentaires, dans l’espoir de trouver celui qui à la fois lui conserverait la santé et apaiserait ses pulsions sexuelles. Il supprima le sel, puis les légumineuses, testant les combinaisons les plus improbables. Finalement, il fut forcé de constater que bâillonner le corps ne suffisait pas : la racine de sa sensualité résidait aussi dans son esprit. Pour réussir à respecter son vœu, il devait chasser le désir de son inconscient. Il prêchait : « Dieu se bat pour la maîtrise du corps, mais Satan aussi. Les deux sont donc engagés dans une lutte désespérée. Quand il est sous le contrôle de Dieu, le corps est comme un bijou. Quand il passe sous l’emprise du diable, il se transforme en une fosse à ordures. S’il se complaît dans le plaisir, et se gave toute la journée de nourritures malsaines, exsudant des odeurs puantes, sa langue prononçant des paroles indignes, ses yeux voyant ce qu’ils ne devraient pas, alors le corps est pire que l’enfer [4] ! »

44Dans ses mémoires, il confie avec une impudeur désarmante que, lorsque Kasturba, sa toute jeune épouse [5], tomba enceinte, même lorsqu’elle se trouva près d’accoucher, « dans ces moments où la religion, la science médicale et le sens commun interdisaient tout rapport sexuel [6] », il lui imposa d’assouvir ses désirs. Sa libido était si intense qu’il confessait : « Certains soirs, lorsque je vivais à Londres, privé de relation, j’étais sujet à des émissions nocturnes et, à l’aube, je me réveillais désespéré. »

45Peut-on considérer que sa décision de prononcer son vœu de chasteté était véritablement inspirée par son désir d’« aller vers le divin ? » N’existait-il pas une autre motivation, plus obscure, enfouie dans l’âme de Gandhi, qui l’amena, consciemment ou non, à établir un lien entre la mort et le sexe ? Se pourrait-il qu’un événement majeur, survenu dans son enfance, le poussa à s’exiler de toute forme de jouissance physique ?

46Dans ce cas, cet événement pourrait se situer en 1853. Gandhi vient d’avoir seize ans. Son père, Kaba, est au plus mal. Il ne s’est jamais remis d’une mauvaise chute qu’il avait faite le jour même du mariage de son fils, trois ans auparavant. Trois ans de souffrance. Immobilisé la plupart du temps dans un lit. Aucun remède ne parvenait à soulager les crampes qui torturaient ses jambes. Rien, sinon les massages que lui prodiguaient tour à tour Putlibai, son épouse, et Gandhi. Parfois, un vieux serviteur prenait la relève.

47Ce soir-là, l’adolescent prit le flacon d’huile essentielle, fit glisser avec précaution le drap qui couvrait le corps de Kaba, dénuda les jambes et commença à les masser. C’était long, fastidieux, mais à aucun moment, au cours de ces trois années, il ne s’était dérobé devant ce qu’il considérait comme un devoir sacré. Il était dix heures du soir. Soudain, l’image de sa jeune épouse, Kasturba, jaillit dans son esprit. Elle dormait à quelques mètres de là. Il l’imagina allongée, cuisses nues. D’autres visions l’envahirent, plus brûlantes ; celles d’hommes et de femmes, de corps entremêlés sous l’égide de Kama Manmatha, dieu de l’amour et des plaisirs charnels. Et encore Kasturba. Il aimait passionnément son corps d’enfant, ses seins naissants, les senteurs de sa peau, les petits cris de plaisir qu’elle poussait lorsqu’il entrait en elle. Une onde de chaleur dévasta son bas-ventre, et il sentit son sexe se raidir. Mon Dieu ! Parviendrait-il jamais à maîtriser ce désir impérieux qui prenait constamment possession de lui ? Cet élan vital, ce besoin de jouir encore et encore et de sonder jusqu’à l’épuisement l’extase d’aimer. Ce manque, toujours ce manque, jamais comblé.

48— Comment va-t-il ?

49La voix de Rajeev, son oncle, arracha violemment Gandhi à son délire. Il bafouilla :

50— Il dort.

51— Je lui trouve une bien mauvaise mine ce soir. J’ai bien fait de rester un jour de plus.

52— Oui, approuva Gandhi.

53Il avait répondu machinalement. Ses pensées ne lui appartenaient plus. Le désir le taraudait.

54Dans une sorte d’état second, il s’entendit demander à son oncle :

55— Vous voulez bien me remplacer ? Je tombe de sommeil.

56— Bien sûr, mon petit.

57Gandhi lui confia le flacon d’huile. Remercia en s’inclinant respectueusement, mains jointes devant sa poitrine et fila vers sa chambre.

58Il se déshabilla dans le noir et murmura :

59— Kasturba…

60Elle ne répondit pas. Allongée sur le dos, elle dormait profondément. Alors, il se glissa près d’elle, déposa un baiser sur ses lèvres, son cou et commença à lui caresser le sexe. Lentement d’abord, puis avec plus d’empressement. Kasturba poussa un soupir, non de plaisir, mais de lassitude et se tourna sur le côté.

61— J’ai envie de toi, protesta Gandhi.

62— Je veux dormir. Laisse-moi tranquille.

63— Tu n’as pas le droit de dormir alors que je suis près de toi ! Viens !

64Elle ne broncha pas.

65Il pétrit ses fesses, elle gémit.

66— Je t’en prie, Mohan, j’ai sommeil.

67— N’es-tu pas ma femme ? Ton devoir est de me satisfaire ! Obéis !

68Sans plus attendre, il la renversa de force sur le dos. Alors, résignée, elle souleva sa chemise, écarta ses cuisses et guida en elle le sexe de Gandhi.

69Il ne mit pas longtemps à atteindre l’orgasme.

70Repu, il se coucha près d’elle, tandis qu’elle se tournait à nouveau sur le côté.

71Il allait s’endormir, lorsqu’il entendit que l’on frappait à la porte.

72Il bondit hors du lit, envahi par un pressentiment effroyable.

73Sur le seuil, il vit le vieux serviteur, les yeux pleins de larmes.

74— Votre père…

75Il était inutile d’attendre la fin de la phrase. Gandhi avait compris. Il se rua vers la chambre de Kaba. Putlibai sanglotait, la tête posée sur la poitrine de son époux. L’oncle Rajeev, les traits défigurés par le chagrin, avait emprisonné la main du défunt comme s’il cherchait à le ramener dans le monde des vivants. Et la pluie, une pluie diluvienne s’était mise à tomber. Les dieux sans doute avaient décidé de poser leur signature sur ce que Gandhi appellera plus tard « l’horrible nuit ».

76La honte ! Il se sentait couvert de honte.

77Il pensa : « Si la passion bestiale ne m’avait aveuglé, la torture d’avoir été loin de mon père à ses derniers moments m’eût été épargnée, et la mort l’eût trouvé dans mes bras pendant que je le massais encore. Mais non, c’est mon oncle qui a eu ce privilège [7]. »

78À cette « horrible nuit », conclut Gandhi, s’ajouta un autre drame : le bébé que Kasturba mit au monde une semaine plus tard ne survivra pas au-delà de trois jours.

79La mort synonyme de jouissance. Et la jouissance synonyme de déchéance. Il n’est pas improbable que cet enchaînement d’événements funestes fut l’une des raisons, peut-être même la principale, qui poussèrent Gandhi à bâillonner violemment une sensualité pourtant débordante. Il y est parvenu. Mais on ne sort pas indemne de certaines victoires. En privant son corps, il semble qu’il ait développé une sensualité marginale, non dépourvue d’une certaine perversité. Perversité lorsqu’il veut imposer son ascétisme sexuel à son entourage, perversité aussi lorsqu’il cherche sans cesse à tester ses propres limites.

80Une scène qui s’est déroulée dans l’ashram de Phoenix traduit assez bien l’état de pensée de Gandhi. La voici, telle que rapportée par Hermann :

81

« Les tout premiers feux de l’aube rougissaient l’horizon et les dernières étoiles s’étaient retirées. Comme la plupart des occupants de la ferme, j’avais dormi à la belle étoile. Dans la fraîcheur et la pénombre qui régnaient encore, difficile d’imaginer que, dans moins de deux heures, le soleil et sa lumière seraient intolérables.
J’ai cherché Mohan [8] et ne le trouvant pas, j’ai conclu qu’il devait déjà être en train de préparer le petit-déjeuner. Je l’ai cherché dans le local qui nous servait de cuisine, sans succès. Je suis parti vers l’un des puits. Vers la source.
Je l’ai trouvé là où je ne l’imaginais pas.
Il dormait.
Il dormait allongé dans l’une des vérandas, entouré d’un essaim de jeunes filles et de jeunes gens. Comme ils étaient nombreux et l’espace limité, quelques centimètres à peine séparaient les corps les uns des autres.
J’étais atterré.
Je l’ai réveillé.
— Venez. Nous devons parler !
Il m’a suivi, étonné de mon empressement et du ton de ma voix.
Une fois à l’écart, je lui ai demandé :
— À quoi jouez-vous ? Avez-vous perdu toute raison ?
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Ces gamins ! Ces filles, ces garçons ! Qu’est-ce qui vous a pris de les faire coucher dans un même endroit ?
Il m’a répondu le plus innocemment du monde :
— Les parents m’ont donné leur permission. Ainsi, je leur apprends à se maîtriser et, s’ils se maîtrisent, je n’aurais plus à les surveiller.
Car il les épiait, les suivait comme une mère suit sa progéniture. Sa peur que l’un d’entre eux se rende coupable d’un égarement sexuel tournait à l’obsession.
Je me suis écrié :
— Êtes-vous conscient de ce que vous exigez de ces jeunes ? Croyez-vous qu’il soit sain de les encourager à se baigner nus tous ensemble à la source et…
— Toujours sous ma surveillance ! Et le fait même qu’ils se baignent ensemble n’est-il pas un gage de sécurité ?
— Vous ne vous demandez pas à quoi pensent ces gamins, quelles émotions traversent leur corps au contact ou à la vue de corps dénudés ? C’est inhumain ! Comme est inhumaine l’épreuve que vous leur avez fait subir. Obliger des filles et des garçons à passer toute une nuit ensemble, séparés par un fil ? Qu’espériez-vous ? Qu’ils en sortent sanctifiés ?
— J’avais la conviction que Dieu sauvegarderait l’honneur de ces garçons et de ces filles. D’ailleurs, j’ai eu raison. Aucun d’entre eux n’a failli. »

82Aucun d’entre eux n’avait failli en effet.

83Mais à jouer avec le feu…

84Quelque temps plus tard, un événement se produisit qui impliqua un garçon et deux jeunes adolescentes :

85

« Une semaine après cette conversation, je vis arriver Gandhi dans l’école où j’étais en train d’installer un tableau noir. Il était au bord des larmes. Ou il avait dû pleurer.
— C’est horrible, Hermann. Je suis brisé. Je suis à l’agonie.
— Qu’est-il arrivé ?
Il hoqueta.
— Un garçon… une fille.
Il articula avec peine :
— Ce sont peut-être de simples ragots.
— Non, je me suis renseigné. J’ai interrogé les coupables. Ils ont reconnu les faits.
Il se laissa choir sur un banc, la tête entre les mains. L’avènement de la fin du monde ne l’aurait pas autant secoué. J’ai failli lui rappeler ma mise en garde, mais c’eut été faire preuve de cruauté. »

86Quel fut le châtiment qu’il infligea au jeune couple ?

87Les sermonna-t-il ? Leur imposa-t-il une corvée quelconque ? Non. Il leur annonça qu’il… s’offrait en sacrifice. Étant responsable, il estimait qu’il devait se punir. Que le seul moyen de faire toucher du doigt aux coupables sa détresse et la gravité de leur faute était de s’imposer à lui-même pénitence. Il décida donc de jeûner pendant une semaine. Ensuite, durant quatre mois, il ne prit qu’un repas par jour. Comment ne pas en conclure que cette souffrance qu’il s’infligeait ne blessait pas les jeunes d’une manière bien plus vindicative et profonde que la colère d’un père furieux. Il ne pouvait ignorer qu’en se punissant il éveillait chez ces jeunes gens un effroyable sentiment de culpabilité.

88Lorsqu’en 1911 Hermann décide de faire un voyage en Allemagne pour aller visiter sa famille dont il avait été séparé pendant plus de dix ans, Gandhi le convoque et lui impose de signer… un contrat dont voici quelques clauses parmi les plus étonnantes :

89

« La Chambre basse a décidé de se rendre en Europe en pèlerinage sacré vers les membres de sa famille, à partir du mois d’août prochain.
Sont convenus les articles suivants :
– La Chambre basse ne dépensera pas plus d’argent que pour les nécessités qui siéent au mode de vie d’un pauvre fermier.
– La Chambre basse ne devra à aucun prix s’engager maritalement durant ce voyage.
– La Chambre basse ne regardera aucune femme de manière lubrique.
Les obligations énumérées ci-dessus et imposées à la Maison basse sont inspirées par de l’amour, et encore plus d’amour entre les deux Maisons. Un amour comme le monde n’en a jamais vu.
En témoignage de quoi, les parties ici présentes apposent solennellement à ce document leurs signatures en la présence de Celui qui fait tout, en ce jour du 29 juillet à la ferme Tolstoï. »

90D’aucuns estiment que les liens qui reliaient les deux hommes étaient purement « platoniques », une amitié amoureuse, comparable à celle qui a pu exister entre le mystique persan, Rûmî, et Shams, son maître spirituel. Pour d’autres, il s’agissait bien là d’un amour homosexuel, même si les rapports physiques en furent bannis à partir du moment où Gandhi prononça son vœu de brahmacharya.

91En tout cas, ce « contrat » met une fois de plus en relief le caractère dominateur du personnage. S’étant résigné à ne pas posséder « l’autre » sexuellement, il cherche à le dominer mentalement. Et il sera ainsi toute sa vie et avec tous ceux qui le côtoieront.

92Sa femme, Kasturba, et ses enfants firent partie des premières « victimes ». Celui d’entre eux qui souffrit le plus fut probablement Harilal, et son jugement le plus sévère. En 1920, il cherche à publier un opuscule, qui est un véritable brûlot, intitulé : « Ma lettre ouverte à mon père M.K. Gandhi, avocat ». Heureusement, des proches réussirent à l’en dissuader. On y découvre des passages tels que : « Un ver pénètre dans le corps d’une guêpe et finit un jour par s’envoler après être devenu la guêpe. Je crois que c’est ce qui me serait arrivé si j’avais eu la patience et l’endurance du ver. Heureusement j’ai eu la sagesse de fuir avant qu’il ne soit trop tard et que je ne devienne guêpe à mon tour. » Il écrit aussi : « Pendant des années je vous ai appelé au secours, je vous ai supplié. Mais aux yeux de la guêpe, le ver est insignifiant. Je crois que vous nous avez toujours utilisés comme des armes, mes frères et moi. » Il y a d’autres remarques plus impitoyables encore : « Vous avez traité vos enfants comme un M. Loyal traite ses animaux dans un cirque. Vous nous avez instillés la peur, même quand nous nous promenions à vos côtés, même quand nous mangions, quand nous buvions, quand nous dormions, quand nous lisions. Votre cœur est pareil au vajra [9]. »

93On le voit, les rapports de Gandhi avec son entourage, mais sans doute avec lui-même, furent – et c’est un euphémisme –, pour le moins complexes.

94Que recherchait-il au crépuscule de son existence, lorsqu’il impose à sa nièce Manu, alors âgée de dix-sept ans, de lui administrer son bain quotidien, de le masser ? Ou que, toutes les nuits, elle et le Dr Sushila (une femme) se retrouvent à partager sa couche. Toutes deux dormant nues, à sa gauche et à sa droite. Cette situation ne manqua pas de provoquer d’importants remous au sein de la communauté indienne. À ceux qui s’en offusquaient, Gandhi répliquait, imperturbable, que la nudité de Manu et de Sushila lui permettait de « tester sa capacité à ne pas s’exciter. » Ce qui impliquait naturellement qu’à soixante-dix-sept ans il voulait se prouver implicitement qu’il pouvait encore l’être.

95En 1974, dans un ouvrage intitulé La vérité de Gandhi[10], le psychanalyste américain Erik H. Erikson nous livre une analyse particulièrement intéressante de la personnalité double du Mahatma et pose une question qui résume assez bien le personnage : « Qui peut nier que Gandhi fut “un homme” ? » Et d’ajouter : « Chez cette sorte d’homme, et tout particulièrement chez un novateur, beaucoup de la virilité phallique semble être absorbée par un contrôle décisif de l’influence qu’il exerce. »

96Mais dans ce cas, il s’agit de bien plus qu’une simple « influence ». Gandhi impose inexorablement sa loi sur son monde.

97Lorsqu’en 1944 son épouse sera à l’agonie, il refusera catégoriquement qu’on lui administre de la pénicilline, alors que quelques injections auraient pu sans doute la sauver. N’ayant jamais cru à la médecine conventionnelle, il estimait que ses convictions devaient s’appliquer à tous.

98Il manquera de voir mourir son jeune fils, Manilal, atteint de pneumonie, toujours pour les mêmes raisons, se limitant à lui appliquer des bains de siège et à le nourrir de jus d’orange coupé d’eau. Au grand dam de son épouse, Kasturba, il refusera de scolariser ses enfants, sous prétexte que les établissements d’Afrique du Sud étaient conçus uniquement pour des étudiants européens, et il en fit des illettrés. Seul Harilal, le « rebelle », refusa de céder et entama un cursus en Inde.

99En conclusion, tout ce que nous pouvons dire de la vie privée du Mahatma, rendue par lui publique, est qu’il y avait là un homme qui d’un côté vécut et, de l’autre, se posa des questions à haute voix – avec autant d’intensité que de profondeur – sur des inclinations très diverses que d’autres hommes s’efforcent de cacher et d’ensevelir avec beaucoup de persévérance.

100La plupart des gens trichent, Gandhi ne trichait pas. Tout ce qu’il disait de son engagement l’a prouvé. Jamais il n’a refusé d’aller, quel que soit le prix à payer, là où son destin l’appelait, que cela se traduisît pour lui par une affirmation active ou par une négation obstinée. Les violences qu’il s’est infligées, l’extrême dureté des sacrifices qu’il s’est imposés, les combats qu’il a livrés tout au long de sa vie contre son pire adversaire, c’est-à-dire lui-même, tout cet ensemble de ciel et d’enfer a fait de cet homme ce qu’il est devenu : un de ces personnages qui, surgissant au milieu d’un siècle, vient vous dire que l’impossible n’existe pas et que rien n’est immuable. En affirmant – ce qui peut paraître a priori absurde – que seul celui qui ne procrée ni ne tue peut comprendre la mort et les obligations envers la vie, il n’a fait que fourbir les armes lui permettant de ne plus craindre ni la vie ni la mort.

101Finalement, une grande confusion peut bien être un signe de grandeur, surtout si elle résulte des conflits inévitables de l’existence.


Mots-clés éditeurs : amour, Inde, amitié, sexe et mort

Mise en ligne 26/06/2014

https://doi.org/10.3917/psy.030.0101

Notes

  • [1]
    Ashram fondé par Gandhi en 1904, en Afrique du Sud, à une dizaine de kilomètres de Durban.
  • [2]
    Autobiographie ou mes expériences de vérité, Paris, puf, 1950.
  • [3]
    Gandhi souffrait de constipation chronique et Hermann devait lui prodiguer régulièrement des clystères ; ce qui explique l’évocation de la vaseline.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Elle et Gandhi se sont mariés à treize ans.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Diminutif de Mohandas.
  • [9]
    Le vajra est l’arme du dieu Indra, l’équivalent de la foudre.
  • [10]
    Paris, Flammarion, 1974.
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