Notes
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[*]
Texte rédigé à partir de la reprise des débats sur la liste apjl par Laure Thibaudeau (laurthib@ noos. fr), avec l’aide soutenue de Carlos Ramos (carloseramosc@ hotmail. fr). Thérèse Charrier, Élisabeth Rigal et Anne Volumard-Debry ont particulièrement contribué à l’élaboration de ce texte.
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[1]
Michel Lapeyre, « L’association, à la lettre », dans ce même numéro.
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[2]
Jacques Lacan, « Proposition d’octobre 67 », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 243.
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[3]
J. Lacan, « Lettre de dissolution », dans Autres écrits, op. cit., p. 317.
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[4]
J. Lacan, « Proposition d’octobre 67 », op. cit., p. 243.
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[5]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 293.
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[6]
J. Lacan, « Lettre de dissolution », op. cit., p. 317.
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[7]
J. Lacan, « Dissolution », 18 mars 1980, dans Annuaire de l’ecf.
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[8]
J. Lacan, « Dissolution », 26 janvier 1981, dans Annuaire de l’ecf.
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[9]
J. Lacan, « Proposition d’octobre 67 », op. cit.
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[10]
J. Lacan, Lettres de l’efp, n° 18, inédit, p. 263-270.
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[11]
J. Lacan, « Lettre aux Italiens », dans Autres écrits, op. cit., p. 307.
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[12]
J. Lacan, « En guise de conclusion », Discours de clôture au congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968, dans Lettres de l’efp, n° 7, 1970, p. 157-166.
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[13]
Journées des cartels de l’École freudienne de Paris à la Maison de la chimie, Paris, publié dans Lettres de l’efp, n° 18, 1976, p. 263-270.
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[14]
J. Lacan, « En guise de conclusion », op. cit., p. 157-166.
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[15]
Journées des cartels de l’École freudienne de Paris à la Maison de la chimie. Cette séance reprend le thème de la veille sur la « plus une » (Lettres de l’efp, n° 18, op. cit., p. 230-247).
1Ce texte est le produit des échanges qui ont eu lieu sur la liste mail de l’apjl à propos de « l’association apjl » depuis le mois de juin 2009. Il se veut « moment photographique » des points vifs que l’association rencontre, de ses doutes et de ses convictions, ainsi que des débats qui la traversent et l’animent aujourd’hui. Chaque associé qui a été désireux de le faire y a posé sa pierre, pour l’offrir à la discussion, la soumettre à la critique. C’est de l’assemblage de tous ces apports, mis à l’épreuve des autres, psychanalystes ou impliqués par la psychanalyse, que nous pourrons tirer enseignement quant à ce qui est en jeu pour la psychanalyse et, en ce qui concerne l’apjl, sur l’orientation qu’elle désire soutenir ou donner.
2« Élaborer en continu et dans la critique le savoir psychanalytique en référence à sa découverte par Sigmund Freud et à sa fondation par Jacques Lacan » ; « élucider le désir du psychanalyste, et les conséquences du discours psychanalytique quant aux civilisations », tel est l’objet de l’association apjl, dont les statuts sont volontairement a minima.
3Elle offre de s’associer, de travailler pour la mise en acte du discours psychanalytique, afin de maintenir la psychanalyse et la tâche qui lui revient dans le monde, à savoir donner au sujet « une alternative au discours capitaliste, alors que la relation à la substance humaine est en danger [1] ». Elle tient à prendre position face à des problématiques qui concernent l’être humain, sans tomber dans un humanitarisme compassionnel, dans un volontarisme visant une efficacité sans reste ou dans un évitement confortable et décalé.
4Elle se veut « supplémentaire », sans exigence d’appartenance particulière, ouverte à quiconque considère que sa responsabilité est engagée vis-à-vis de la place qu’occupe la psychanalyse dans le lien social. L’apjl ne cherche pas à dissuader ses membres d’appartenir à une autre association psychanalytique.
5C’est pour mettre à l’épreuve cette ambition, qui a pu paraître utopique, que l’apjl propose des assises, aujourd’hui, en invitant les psychanalystes et tous ceux qui se sentent concernés à « donner leurs raisons », et à en débattre. C’est la première manifestation publique pour laquelle elle appelle ouvertement à réfléchir sur la fonction d’une association pour la psychanalyse, qui ouvre à chacun son option, la possibilité de soutenir son rapport singulier à la psychanalyse. Une association peut-elle faire avancer le savoir psychanalytique si chacun prend le risque de transmettre le savoir qu’il a tiré de sa cure, malgré, ou plutôt à partir de ce qui n’est pas orthodoxe ?
6Cela implique une prise de position par rapport aux discours ambiants, orchestrés par le discours capitaliste, et aux orientations qu’il imprime dans tous les domaines où la vie se niche, pour débusquer et abraser ce qui lui fait objection et limite, c’est-à-dire le sujet et le symptôme. Les psychanalystes ne peuvent pas se présenter comme responsables d’une doctrine et se taire quand les concepts analytiques sont ingurgités et ressortent transformés comme des biens de consommation à distribuer, presque de force, aux individus récalcitrants qui refusent d’entrer dans le rang.
7Cela a produit d’ailleurs un affolement auprès des psychanalystes, qui n’oublient pas que Lacan prédisait que la psychanalyse était menacée de disparition. Et ce n’est pas crainte vaine avec l’amendement de l’article 52, qui réglemente les psychothérapies et menace insidieusement les psychanalystes dans leur acte. Il a suscité auprès d’eux la plus grande diversité de réponses, allant des psychanalystes prenant parti « pour » une protection de la profession contre ces psychanalystes douteux qui s’autorisent tout seuls, aux signataires du manifeste contre cet amendement 52 et « pour la psychanalyse » (dont font partie nombre de membres de l’apjl), refusant de participer d’une quelconque façon à l’élaboration de ce texte. Ceux-ci considèrent que la garantie de la psychanalyse non seulement ne passe pas par une réglementation professionnelle, avec des études spécifiques, sanctionnées par un diplôme (dont on en voit se dessiner les premières ébauches sous couvert d’équivalences et d’uv complémentaires), mais se trouve dévoyée de sa visée. En effet, selon Lacan, c’est parce que l’Autre n’existe pas et ne peut lui donner aucune garantie que le sujet doit assumer la place qu’il s’invente au monde et son lien aux autres, à partir de « ce qui du désir de chacun emporte la satisfaction de tous [2] ». C’est ce qui lui permet de s’autoriser en tant qu’analyste.
8Entre ces positions, les différents groupes psychanalytiques ont cherché leurs marques et se sont situés en visant un « moindre mal », craignant que la psychanalyse ne soit menacée d’une « entrée en clandestinité ».
Cela pose des questions difficiles :
- une association psychanalytique peut-elle coexister pacifiquement avec le discours capitaliste sans compromissions ?
- comment une association de psychanalyse peut-elle s’impliquer dans les enjeux contemporains de civilisation sans lâcher la primauté du discours analytique ?
On constate en effet une sorte d’entropie dans le milieu analytique qui se reflète par une sorte d’autisme : absence de débat critique à l’intérieur des associations psychanalytiques et incapacité de discuter avec les autres pour faire face au malaise. Tout au contraire, il semble qu’à la place de vouloir tirer les conséquences de cette crise et de discuter avec les autres psychanalystes des différences qui les fractionnent, certains groupes cherchent à s’enfermer dans l’isolement. Il semble même que certains « chefs de file » cherchent à tirer des « bénéfices » de la crise pour les leurs, comme dans la version la plus courante du capitalisme, sans s’occuper de la psychanalyse et des autres. D’autres enfin ne peuvent échapper à la fascination exercée par la « peopolisation » et font avec la psychanalyse ce que préconisait Sarah Bernhardt : « Parlez de moi. Peu importe que ce soit en bien ou en mal. »
Il y a, dans ce type de fonctionnement, un glissement vers le discours capitaliste qui sacrifie l’indépendance de la psychanalyse, indépendance qui n’est pas à confondre avec la marginalisation, l’isolation ou l’enfermement en soi-même. Un autre danger serait de tomber dans un discours militant et massifiant. Pour traiter la précarité ontologique du sujet, notre société promet de guérir ce dernier de son manque. Mais finalement, c’est une précarité sociale et individuelle que le capitalisme restitue et justifie. La psychanalyse se propose, elle, de l’aborder par le biais de l’objection au savoir de l’Autre. C’est la position éthique qu’elle a à tenir. Pouvons-nous soutenir que la psychanalyse existe, avec et par le discours de l’analyste, et se poursuit malgré les attaques du discours capitaliste ?
L’association psychanalytique est-elle un abri pour la psychanalyse ?
10Freud a voulu s’assurer que la psychanalyse aurait les moyens de remplir sa tâche au monde face au malaise dans la civilisation, et il a voulu engager les psychanalystes dans une association solide où la pratique des cures serait maintenue. Il n’avait pour autant nulle confiance dans les personnes. Il a créé une association de psychanalystes se regroupant en une sorte de confrérie, l’International Psychoanalytic Association, dont la structure est particulière. Chacun y a sa place et chemine selon une hiérarchie rigoureuse, imposant la patience et le respect des anciens. Cette structuration a produit une sorte d’homéostase, où, de fait, tous s’égalisent. L’organisation conçue par Freud a revêtu à certains moments un caractère quasi secret, avec le comité secret à l’intérieur même de l’ipa et la distribution d’anneaux, par Freud, comme signes de reconnaissance. Ce comité secret devait orienter la politique de l’ipa dans le monde, s’occuper des publications, essentielles à la diffusion de la psychanalyse, et veiller aux colloques et aux rencontres. Freud a pensé parer ainsi au risque de détournement de la psychanalyse.
11Cela n’a pas été sans conséquences, ni sans risques. En effet, les effets de groupe ont pris la vedette en faisant passer dans les dessous la question de la théorie et de ses enjeux. Celle-ci, du fait que « l’inconscient supporte la contradiction (et donc les analystes aussi) », s’est trouvée aseptisée, malgré un débat très ouvert et souvent vif, mais s’avérant finalement stérile. La doctrine de la psychanalyse est restée dans un statu quo recouvert imaginairement par les pratiques analytiques de chaque analyste, en faisant flamber « le narcissisme de la petite différence ».
12Les effets n’ont pas été que négatifs. Cela a aussi permis à certains analystes, tels que Winnicott ou Balint, de penser librement des questions qui ont ouvert de grandes avancées du point de vue de la psychanalyse et qui ont bénéficié à toute la communauté analytique. Mais les pratiques de chacun se sont souvent justifiées d’arguments pseudo-théoriques pour masquer un évitement du désir de l’analyste, malmené par la conformité du discours du maître. Les risques sont grands qu’il n’y ait pas d’analyse. La cure s’obsessionnalise, et c’est non pas la parole de l’analysant qui est scandée mais le temps qui passe, avec l’introduction d’un Autre immuable, maître de son désir. Le diagnostic, quant à lui, ne porte pas principalement sur la structure, mais sur l’analysabilité du patient. L’analyste peut aussi se laisser séduire par d’autres techniques, de groupe, de thérapie familiale, etc.
13Freud voulant assurer que la psychanalyse perdure, avec, mais aussi contre les psychanalystes, a offert à ces derniers une société qui est devenue Église. Cette question, Lacan l’a reprise, en fondant une école de psychanalyse comme abri, « base opérationnelle » pour les psychanalystes face au malaise dans la civilisation. Comme Freud, il n’avait pas grande opinion des psychanalystes : « Je n’attends rien des personnes. » Ce sera donc « du fonctionnement [qu’il] attend[ra] quelque chose [3] ». C’est ce qu’il a réaffirmé au moment de la dissolution de l’École freudienne de Paris. Mais Lacan pense que « Freud a pris le risque d’un certain arrêt […] pour éviter l’extinction de l’expérience » et qu’« il y a solidarité entre la panne, voire les déviations que montre la psychanalyse, et la hiérarchie qui y règne, […], cooptation de sages [4] ». Pour éviter cet écueil, il met au principe de son École le discours analytique et le tranchant de l’acte qu’il implique.
Le discours analytique ne relève pas de la personne du psychanalyste, qui ne fait que l’endosser. D’où la question insistante de Lacan, avant le vote de sa proposition en 1969 : « Est-ce que la psychanalyse est faite pour l’École, ou bien l’École pour la psychanalyse [5] ? » C’est bien pour garantir un lieu pour le discours analytique que Lacan veut une association de psychanalyse, non pour protéger les psychanalystes. Mais il est difficile pour ces derniers d’entendre que l’enjeu de la psychanalyse ne passe pas par leurs intérêts et de séparer l’une des autres. Son école y a échoué, dit Lacan, car elle a produit des « syndiqués », avec « un effet de groupe consolidé. On sait ce qu’il en a coûté, que Freud ait permis que le groupe psychanalytique l’emporte sur le discours, devienne Église [6] ». Le temps pour comprendre que la hiérarchie qui organise le monde ne convient pas à la psychanalyse s’étirant à l’infini, Lacan l’a interprété par un acte.
La dissolution et après
14Il prononce la dissolution de l’efp et met en place la Cause freudienne. Il insiste : « La hiérarchie ne se soutient que de gérer le sens. C’est pourquoi je ne mets aucun responsable en selle sur la Cause freudienne. C’est sur le tourbillon que je compte. Et, je dois le dire, sur les ressources de doctrine accumulées dans mon enseignement [7]. » Il est remarquable qu’au moment de la dissolution (« point ne me hâte de refaire école ») il considère qu’une boîte aux lettres et des cartels suffisent à la Cause freudienne, qui est l’espace ouvert par lui pour se mettre au travail, sans effet de colle.
15Face à la dissolution de l’École freudienne de Paris, et à partir de son échec, les psychanalystes ont eu à inventer et à explorer leurs propres impasses dans un éclatement de groupes plus ou moins constitués, dans un temps pour comprendre : cela a produit très vite des scissions en série.
16Certains ont suivi Lacan, parce qu’« ils [l]’aimaient encore », dans l’école que celui-ci a « adoptée » : l’École de la Cause freudienne [8]. Plusieurs de ceux qui ont été présents à la création de l’apjl ont été membres de l’École de la Cause freudienne. Ce qui, à son départ, en faisait la force a été une prodigieuse mise au travail, dans un tourbillon effectivement, qui a permis une relance des cartels et de nombreux séminaires, riches en débats.
17L’élan vital donné par ce mouvement a eu comme conséquence la mise en place effective de la passe, avec nomination d’un certain nombre d’ae. La production de leurs travaux a plongé l’ecf dans une perplexité face à un savoir qui, en échappant, a eu l’effet de constituer les ae nommés en caste, élites du savoir analytique, à l’intérieur même de l’ecf. Cela a provoqué une réaction particulièrement vive de Jacques-Alain Miller, au nom de l’enseignement de Lacan qui ne devait pas « s’encastrer dans la caste ». Une première scission d’avec l’ecf eut lieu (à la fin des années 1980).
18Puis, pour répondre à la précarité de la psychanalyse confrontée au discours capitaliste, l’ecf, en 1992, a mis en acte l’ambition de « répandre » le discours analytique dans le monde, à partir d’une nouvelle association rattachée à l’ecf, l’Association mondiale de psychanalyse, qui ne cachait pas sa volonté de battre en brèche l’ipa par l’enseignement de Lacan. S’est posée la question de la garantie du discours analytique, à laquelle le leader de l’amp a répondu par l’institutionnalisation d’une fonction d’exception, sur la place que Lacan avait laissée vide. Cette investiture de la fonction d’exception est apparue à beaucoup comme un détournement sans retour des enjeux d’une école de psychanalyse et a provoqué une nouvelle scission.
Une autre association s’est créée, l’Association Freud avec Lacan, qui s’est dissoute pour participer à la création de l’association des Forums du Champ lacanien. Isabelle Morin, Marie-Jean Sauret et Pierre Bruno, qui ont été chacun à l’origine de la scission avec l’ecf-amp, ont quitté les Forums quand ces derniers se sont constitués en école, les Forums considérant que le blocage de l’ecf était dû à l’impudence d’un, refusant d’envisager et de prendre en compte que c’était sans doute la structure même de l’ecf qui, en tant qu’école, avait permis l’instauration de cette place. Leur départ ne s’est pas fait en concertation, chacun assumant seul son acte, dans le respect du choix à faire. Ils se sont retrouvés dans leur décision. Ils ont proposé l’Association de psychanalyse Jacques Lacan comme lieu non exclusif pour penser les questions de psychanalyse autrement qu’en termes d’institutionnalisation.
L’essaimage lacanien
19Interrogeons, avant d’aller plus loin, l’effet de dispersion des groupes psychanalytiques et les raisons de cette impossibilité à maintenir la priorité au discours analytique. Arrêtons-nous un moment sur la dispersion caractéristique des groupes lacaniens, dont on a pu dire qu’elle était la preuve de la volonté du déchaînement des petits maîtres dans une jouissance phallique insatiable. On peut penser que Lacan a laissé le choix à ses successeurs, quand ceux-ci auraient pris un – long – temps pour comprendre les effets de son interprétation. Car, lors de la dissolution, personne ne savait comment faire une association de psychanalyse qui ferait abri pour le discours analytique. Chaque groupe a été obligé d’y aller de son symptôme, et la palette est large dans l’invention, pour répondre à l’impossible garantie de la psychanalyse par l’institution.
20Cette décomplétude due à l’éclatement des groupes et éprouvée dans la réalité serait donc en acte, à défaut de pouvoir se symboliser. Mais a-t-elle à le faire ? On pourrait alors entendre la dissolution de l’École freudienne de Paris et la dissémination (comme l’appelle Pierre Bruno) des groupes lacaniens qu’elle a produite comme un mode de survie de la psychanalyse inauguré par Lacan, à l’image de cet arbre rare, le palmier géant de Majunga, dans l’île de Madagascar, qui se reproduit en explosant au moment de son unique floraison. Il lui faut cependant un terrain favorable, au risque de son extinction. La passe ne serait-elle pas ce terrain qui permettra à la psychanalyse non seulement de poursuivre son œuvre, mais aussi d’établir un lien de travail et d’échanges avec les autres associations ? Il s’agirait alors d’articuler ce à quoi chaque association, groupe, école est sensible particulièrement dans ce qui fait passe et ce que cette dernière inscrit au-delà de la différence des groupes, c’est-à-dire la marque qu’il y a du psychanalyste.
Ainsi pourrait-on mettre au travail le « voisinage » des différents lieux analytiques, dans le souci de la transmission de la psychanalyse. Ce qui fait point aveugle et impasse pour l’un pourrait en éclairer un autre, et cela impliquerait que l’on pourrait envisager de faire avec le symptôme des associations et des écoles une avancée pour la psychanalyse.
L’association, pas l’institution
21Les fondateurs de l’apjl ont fait le choix de rompre avec l’idée d’une école qui serait institutionnalisée comme garante du discours analytique. Ils ont décidé d’aller plus loin : puisque l’école vire à l’institution dès qu’il est question qu’elle offre une garantie comme abri pour la psychanalyse, il faut s’en tenir à la tâche que Lacan avait donnée à ses membres, à savoir « témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour la psychanalyse, spécialement en tant qu’eux-mêmes sont à la tâche ou du moins sur la brèche de les résoudre [9] ».
22La création de l’apjl s’inscrit donc dans une histoire en rupture et continuité : non à l’entre-soi et à l’institution qui sécrète un savoir académique, oui au « supplémentaire » et au « faire école » qui se prouve « en marchant », et qui dépend de l’essai que chacun fait pour réinventer le savoir psychanalytique. Oui à la passe comme condition nécessaire mais non suffisante au maintien du discours analytique, avec ses conséquences quant aux civilisations. La passe devient l’axe de l’apjl, mais elle n’est pas une fin en soi.
La création de l’apjl est associée à la mise en place immédiate du dispositif de la passe pour « soutenir le réel en jeu dans la formation même du psychanalyste » et s’instruire du passage de l’analysant à l’analyste. Elle a constitué un « collectif des membres des cartels de passe », avec des membres fondateurs, ayant fait ou non l’expérience de la passe, convaincus de la nécessité de sa formalisation pour donner place au discours analytique dans l’association. Il est proposé aujourd’hui à chaque nouvel ae de faire partie de ce collectif. Le secrétariat de la passe est désigné par le collectif, sur proposition du (de la) secrétaire de la passe, parmi les membres du collectif des cartels de passe ou dans l’association, ou sur proposition spontanée. Le nombre varie entre trois et quatre. Le (la) secrétaire choisit pour chaque passe quatre membres des cartels de la passe, qui désigneront un « plus-un » selon un principe d’extériorité.
Le pari sur la passe
23Ce pari sur la passe donne un style à l’association : un lien social au cœur duquel se situent le désir de l’analyste et l’acte analytique, au-delà de l’appartenance à un groupe (le « plus-un » du cartel de passe est extérieur à l’association) ; un lien social où le savoir s’élabore à partir d’un intime désencombré de la jouissance. Le passage du privé au public implique une traversée de la honte : « Ce qui est le public, c’est ce qui émerge de ce qui est honteux, car comment distinguer le privé de ce dont on a honte [10] ? » C’est non plus la vérité du symptôme qui prime, mais le savoir du sinthome, avec une jouissance dévalorisée (celle qui met à mal le lien social en jouissant de l’autre ou en se laissant jouir par l’autre). Ni la psychanalyse, ni la passe, ni non plus l’association ne fonctionnent pour elles-mêmes, elles font expérience pour offrir de nouveaux champs au lien social dans sa singularité.
24La passe est pensée comme une expérience plutôt que comme un échec. Si le cartel de passe n’a pas pu procéder à une nomination d’ae, cela ne tient pas qu’au passant et peut concerner aussi les passeurs ou le cartel. Elle est désacralisée et ouvre un espace où chacun a la possibilité de témoigner de sa relation à la psychanalyse. Ce dont témoigne la passe, c’est du fait que le sujet saisit, par son analyse, qu’il n’y a pas d’Autre qui puisse le garantir dans son expérience de vie.
25Le sujet est aux prises avec son acte, dans la seule responsabilité de son symptôme, qui, assumé, oriente l’invention de sa vie. C’est ce qui engage son désir dans le désir de l’analyste et lui permet d’occuper cette place. Mais « ce à quoi il y a à veiller, c’est qu’à s’autoriser de lui-même il n’y ait que de l’analyste [11] », et non pas le cynique impudent, qui se contrefiche de ses partenaires d’humanité, ou la canaille, qui face à l’absence de garantie de l’Autre a l’ambition d’incarner pour le sujet un Autre consistant.
26Toutefois, si le psychanalyste est seul dans son acte et pour supporter l’expérience, il importe qu’il ait un lieu et une adresse pour transmettre le savoir qu’il en a tiré. Se pose pour lui la question de son appartenance à une association de psychanalyse. Le choix qu’il fait engage son lien à la psychanalyse. Il est un élément du « choix fou » de l’analyste, et celui-ci, dans ces « assises », est invité à rendre compte des raisons de la spécificité de sa relation propre avec la psychanalyse et de son choix associatif. Car il ne peut se laver les mains du choix qu’il fait d’appartenir à une association plutôt qu’à une autre. On entrevoit la responsabilité concernant chaque groupe de psychanalyse, dans des engagements ou les détournements qu’il opère : il engage la responsabilité des autres à l’égard de la psychanalyse.
Le choix de l’association peut être pris dans les mouvements de transfert : un analysant peut suivre son analyste dans le lieu qu’il choisit parce qu’il lui fait confiance. Mais il peut aussi ne pas vouloir se retrouver avec son analyste dans des débats contradictoires, au sein d’une même association. Un passant peut choisir de faire la passe ailleurs que dans son lieu d’inscription analytique. Par ailleurs, ce qui convient au sujet à un moment de son engagement associatif peut s’avérer trop limité dans un autre temps de son cheminement. Le lien à l’association est vivant, il n’est pas immuable. Si le sujet peut s’autoriser à modifier ses positions politiques à l’égard de la psychanalyse, il doit en tirer les conséquences. Pour autant, il n’est pas obligé d’essayer toutes les associations analytiques pour savoir laquelle lui convient le mieux, au risque d’« oublier » de s’engager !
Supplémentaire
27L’association apjl a donc imaginé un lieu pour la psychanalyse, dont la garantie serait qu’il n’y a pas d’autre garantie que la production du discours analytique et du désir de l’analyste, éprouvé dans la passe.
28Comment une association de psychanalyse peut-elle assumer cette absence de garantie de l’Autre, qui est le propre du discours analytique, alors que c’est antinomique avec la place d’une association dans la société ? Ce n’est pas qu’une association de psychanalyse soit sans garantie. C’est même un des premiers points que Lacan développe dans la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » : « Que l’École puisse garantir le rapport de l’analyste à la formation qu’elle dispense, est donc établi. Elle le peut, et le doit dès lors. » Cette garantie implique de « devenir responsable du progrès de l’École, devenir psychanalyste de son expérience même ». Lacan met au cœur de la garantie de son école la passe elle-même et la volonté de faire fonctionner le discours analytique.
29C’est pour soutenir cette démarche que l’apjl a pris le risque, qui est mis à l’épreuve aujourd’hui, de renoncer à la garantie de l’association. Celle-ci a pour charge d’offrir un lieu vide, accueillant et soutenant les initiatives de chacun, à ses risques.
30Association supplémentaire, et non complémentaire, elle se présente comme un ensemble non fermé, non exclusif, qui a à vérifier en raison la place qu’elle fait à l’inconnu, d’où qu’il vienne, de l’extérieur ou de l’intérieur, rompant en cela avec le raisonnement euclidien de la séparation des espaces. Elle répond à la logique de la sexuation, l’ensemble des hommes étant « fermé » par l’exception phallique, contrairement à l’ensemble « ouvert » moins phi, qui ne dispose pas de frontières internes. Côté « femmes » donc, elle laisse ses frontières à d’autres, qu’elle invite dans ses instances.
31« Supplémentaire » n’est pas un signifiant inconnu des lacaniens. Il se réfère à la jouissance pas-toute, jouissance supplémentaire dont Lacan dit qu’elle relève du féminin. Extérieure, c’est la qualité du « plus-un » des cartels de passe, comme on l’a vu, que le cartel, constitué à chaque passe, se doit de choisir en dehors de ses associés, d’après les textes de l’apjl. Le nommé ae à l’apjl vient nommer le supplémentaire, en tant que pas-tout qui a pu se faire entendre de cette passe et qui ouvre au « faire école », toujours en devenir. Le critère logique du supplémentaire a toute sa pertinence dans l’associatif pour la psychanalyse, car il est situé du côté de la jouissance féminine qui soutient ce qu’il reste du vivant après une analyse, en lien avec le singulier de chacun. La question « le féminin peut-il renouveler le lien social ? » est orientée non pas par le tout phallique mais par la singularité de chacun.
32Supplémentaire, n’est-ce pas aussi la marque du discours analytique, qui, chaque fois qu’un discours se confronte à son reste, réel, irrésorbable, fait de ce reste la bascule qui ouvre à un autre discours ? C’est le psychanalyste qui occupe la place de ce pas tout résorbable, de ce qui résiste dans chaque discours, et dont il se fait le semblant. En tant que supplémentaire, l’apjl est un ensemble incomplet, qui n’existe que parce qu’il y a des autres, associations, sujets, qui s’intéressent à son engagement à l’égard de la psychanalyse. Mais, et ce n’est pas de moindre importance, chacun de ses éléments internes, ses associés, se trouve vis-à-vis de l’association en position de supplémentation, car ils sont tous en potentialité d’appartenir à d’autres associations, ou de travailler et d’échanger avec celles-ci.
33L’associé de l’apjl porte donc avec lui ce qui fait bord à l’association et lui dessine un peu de sa frontière. Il occupe la fonction de l’étranger, de celui qui a toujours à faire avec le dérangement, même s’il est accueilli (lui faire accueil est d’ailleurs le signe même de son étrangeté). Accueillir l’étranger, c’est aussi éprouver son intrusion. S’il est accueilli et reçu sans que rien de lui ne reste hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, ni non plus l’étranger (cf. Jean-Luc Nancy, L’intrus). « L’étranger est au cœur du sujet », dit Lacan dans un de ses séminaires. C’est-à-dire qu’il en est aussi le moteur. Cela ne fabrique pas un lien social du côté de l’empathie. Il y a une part sans familiarité, sans accoutumance. Mais pas sans confiance.
Cette question a été abordée par son envers, c’est-à-dire la « fraternité », sur la liste mail, et a provoqué un débat vif et fourni, suscitant une méfiance à l’égard de la dimension ségrégative de la fraternité. Mais aussi une certaine tendresse pour les « Frères humains, qui après nous vivez » (« Ballade des pendus », de François Villon), nos « frères d’armes ». Car en quoi notre humanité réside-t-elle sinon dans l’expérience commune d’être affligée du langage ? Il y a une autre fraternité, d’une autre nature, et qui renvoie à une autre dimension que familiale et symbolique. Elle surgit parfois dans la relation entre analyste et analysant, dont parle Lacan, mais aussi sans doute dans la relation entre passant et passeur. Il n’empêche : du fait d’être supplémentaire, l’apjl ne saurait être une famille, pas plus que l’humanité d’ailleurs.
Relevons enfin que le supplémentaire concerne au départ l’association apjl, qui « s’autodéfinit comme supplémentaire ». « Ne dissuadant aucun de ses membres d’appartenir à une autre association psychanalytique, elle ne participe pas d’une logique de scission » (lettre de présentation de l’apjl). Elle n’est pas du côté de l’en-plus mais plutôt du « bénéfice » qui peut être retiré de l’en-moins. Il y a un parti pris de départ selon lequel quelque chose peut advenir à partir d’une soustraction (en se décomplétant de l’institution). Le psychanalyste « a toujours à faire à ce plus-un […]. Quand vous serez deux psychanalystes il y en aura toujours un troisième, quand vous serez trois il y en aura toujours un quatrième, quand vous serez quatre il y en aura toujours un cinquième. En tant que psychanalystes vous ne pouvez pas éviter cette erreur de calcul […] il fait partie de votre statut de psychanalyste quand vous opérez, de ne jamais jamais pouvoir vous tenir pour complet dans votre appréhension de votre objet [12] ».
Un lieu vide
34L’apjl se présente donc comme un lieu vide, où le conseil d’administration est dans un « impouvoir actif » qui lui permet d’accompagner les initiatives proposées par les associés. Lui-même n’a pas la charge instituée d’organiser des manifestations régulières et ordonnées (des journées de travail, des colloques). Le « Midi-Minuit » est la seule manifestation régulière mise en place par l’apjl à ce jour. C’est une rencontre de l’apjl avec des auteurs d’ouvrages psychanalytiques, quel que soit leur lieu d’appartenance, traitant de points vifs concernant la psychanalyse. Au moins deux associés se proposent pour organiser cette rencontre, choisir les livres, préparer le débat, etc. Si personne ne se manifeste quand le ca lance l’offre du Midi-Minuit, celui-ci n’aura pas lieu pour l’année.
35Les manifestations collectives se font sur la proposition de quelques-uns, acceptée par l’association et soutenue par le ca. Lui-même peut en proposer : c’est alors en tant qu’associés de l’apjl que les membres du ca organisent la rencontre. Hors l’assemblée générale indispensable à toute association, les associés se retrouvent dans des assemblées plénières, variables quant à leur nombre et à leur thème. Souvent proposées par le ca, elles se font aussi à la demande des associés et sont le lieu de l’élaboration et de la critique de l’expérience de l’association. Ces réunions plénières, où le fait associatif est mis aussi à la question à propos des différents groupes permutants réunis autour de tâches et de décisions concrètes (conseil d’administration, équipes du site, des publications…), sont des lieux où la tension entre les différents discours qui font lien social s’éprouve de manière vive.
36Les séminaires, enseignements et groupes de recherche sont de la responsabilité de celles et ceux qui les proposent et se font à leurs risques.
37Un mot sur la constitution du conseil d’administration : à ce jour il est composé de cinq personnes élues par l’assemblée générale, sur candidatures. Ces candidatures sont spontanées, pressenties ou encore sollicitées dans l’ag même. Le ca élu désigne les fonctions de chacun à l’intérieur. Il se renouvelle par trois ou deux. Chaque membre du ca peut être en fonction trois ans. Les fonctions peuvent permuter tous les ans. Le débat sur la liste électronique a fait surgir une question sur la désignation du ca : pourquoi ne pas remettre au tirage au sort, selon sans doute des modalités à préciser, la désignation du ca afin d’éviter tout accolement avec un pseudo-pouvoir ?
38L’apjl s’est aussi dotée d’une revue : Psychanalyse. Pour autant la revue n’est pas rattachée à l’apjl. Son collectif est constitué en association, « Y etu ? ». Elle a ainsi toute liberté quant au choix des articles et sur la politique éditoriale. Elle tient ce paradoxe d’être une revue de l’association en dehors de l’association. Si elle accorde toute son attention à ce qui s’y passe et s’en fait la messagère, elle publie aussi des articles sans prendre en compte l’appartenance associative et n’hésite pas à solliciter des témoignages d’autres expériences associatives.
39Quant aux cartels, ils sont des « moyens » à la disposition des associés. Le dispositif de passe repose sur leur mise en place, avec cette exigence du « plus-un » extérieur à l’association. Mais c’est sur la passe que le pari a été fait par l’apjl, non sur celui des cartels dans l’association. Nous en reparlerons.
40Considérant que l’association convient mieux à la psychanalyse que la formalisation d’une école, l’association met aux commandes le désir de chacun sans qu’il ait besoin d’être enrôlé dans des exigences qui ne relèveraient pas du discours analytique. Mais cela implique que celui qui veut s’associer à l’apjl décide de ne pas en appeler au S1, au maître du savoir, et à la garantie établie par ce qui est reconnu. Il ne s’agit pas de dénoncer le maître ou de revendiquer des droits, à la reconnaissance par exemple, mais de prendre le risque de ce qui ne se sait pas.
En effet, pour l’apjl l’idée d’une association qui fonctionne avec un « maître » attitré supposé être le seul détenteur d’une vérité qui doit être celle de tous ne permet pas à un analyste de fonctionner comme analyste. Les cures qu’il mènera ne pourront que mettre en lumière la vérité de la doctrine qu’il énonce. Autre chose est une association qui soutient la singularité du sujet, aucune doctrine ne pouvant répondre à l’avance de son cas. Elle peut fonctionner avec des « maîtres » qui font autorité pour les uns mais pas forcément pour les autres, et le choix transférentiel appartenant au privé de chacun ne présume pas de la condition d’appartenance à l’association. L’amour peut être au rendez-vous mais il n’est pas obligatoire. Un transfert négatif adressé à celui ou celle qui fait autorité, soit une remise en cause du savoir qu’il énonce, ouvre à un savoir qui peut être questionné, quitte éventuellement à en reconnaître par la suite le bien-fondé. Ces maîtres-là, par ce qu’ils nous enseignent, sont loin de Dieu (la doxa quand elle devient exégèse) et des petits maîtres, qui ne font que répéter en s’identifiant au supposé grand maître. Ils font invitation au dépassement à partir de ce que chacun apprend de sa cure et en écoutant les patients, et non dépassement des autres. Le savoir énoncé, désacralisé, remet celui qui l’énonce face au risque pris à le faire. Cela va de pair avec le sujet du désir et l’éthique de la psychanalyse.
Comment s’élabore, se partage et se confronte le savoir à l’apjl ?
41Le rapport au savoir dans une vie analytique se modifie. Dans la cure, de supposé au sujet, le savoir devient désupposé au sujet, de ne plus s’appuyer sur l’Autre. Le non-savoir se réalise, se « réelise » dans le lien transférentiel. Ce trou dans le savoir, qui est une des définitions du réel, spécifie le savoir du psychanalyste, qui désormais sera à élaborer et à réinventer à chaque fois. Il ouvre à l’infini, un infini vertigineux dès lors que le sujet veut en rendre compte à d’autres. N’est-ce pourtant pas dans la nécessité d’en rendre compte que Freud a créé la psychanalyse ? Chaque associé est concerné par l’expérience du « trou tourbillonnant » dans le savoir. « Le désir, ça me semble être lié non seulement à une notion de trou, et de trou où beaucoup de choses viennent à tourbillonner de façon à s’y engloutir […] il en faut au moins trois pour que ça fasse trou tourbillonnant [13] », dit Lacan.
42L’association part de l’idée qu’un savoir vivant n’est pas fait d’« ânonneries » de Freud et de Lacan, mais qu’il est fait d’élaborations et d’hésitations, à partir de ce qu’ils ont avancé. Les psychanalystes qui n’acceptent pas l’hésitation sacrifient à l’air du temps, dominé par la passion de l’ignorance (passion de l’être). C’est une clôture du savoir au détriment même de la doxa qui devient volatile et laisse alors le pas à l’idéologie. Une association peut faire avancer le savoir psychanalytique et être un lieu où chacun peut prendre le risque de transmettre le savoir qu’il a appris de sa cure même, surtout s’il n’est pas orthodoxe.
Le pari sur le symptôme et la logique collective
43Pour soutenir cette position et cet espace, et pour éviter les pièges des effets de groupe, pas d’autre issue, sans doute, que de parier sur le symptôme de chacun, dans l’engagement de son désir. Ce choix fait valoir le bord comme frontière, mais aussi comme ce qui lie et ce qui se partage. Il permet d’aller au-delà du « narcissisme des petites différences ». Ce n’est pas une garantie de bon fonctionnement, mais cela peut permettre qu’à l’occasion se produise un changement de discours, et que le discours analytique puisse advenir. C’est à la charge de l’association d’offrir une structure qui le rende possible.
44Une association fondée ainsi a peut-être quelques chances de ne pas faire communauté d’ensemble et peut utiliser le voisinage en tant qu’il donne son champ à la différence. Le symptôme se trouve ici pris dans sa fonction logique, extrait du pathos. Pour autant, est-il possible d’éradiquer ce qui fait groupe dans une association de psychanalyse ? Ce n’est sans doute ni faisable ni souhaitable. Mais donner au groupe les moyens de se mettre au travail sur ce qui le divise laisse à l’analytique la possibilité de prendre le pas sur l’institutionnel. Chacun venant avec ses points de réel, il s’agit de prendre appui sur ce qui fait symptôme et résistance dans l’association. L’effet de groupe qui en découle est considéré comme recélant un savoir. Celui-ci, pris en charge par le collectif, extrait le pathos du symptôme pour produire, un instant, un aperçu de ce qui peut faire sinthome et permettre un nouveau nouage. Il suffit pour cela d’un qui arrive à s’extraire du pathos du groupe, ou au contraire, pris dedans, qu’il ait le courage de le reconnaître et donc de chercher une solution. Cette reprise dans la dynamique de l’énonciation est la trace du discours analytique.
45On peut reprendre à ce sujet « l’apologue des trois prisonniers », qui est un sophisme parce que les temps de voir, de comprendre et de conclure pour chacun ne sont ni homogènes ni équivalents, et il n’est pas possible de savoir si une non-réaction est due à l’impossibilité logique de conclure ou à un raisonnement plus long chez l’un ou l’autre. Il faut faire avec le temps propre à chacun. Il y a, dans cette logique, un insu de structure (du fait de l’incommensurabilité du temps). Mais cet insu, loin de discréditer la logique collective, est ce qui la fonde, au niveau d’un pari à faire (certitude anticipée) pour qu’une conclusion devienne possible, avec le risque que ce pari comporte quant au savoir. La logique collective n’existe qu’avec l’acceptation (Bejahung) d’un savoir qui ne se sait pas à l’avance.
46Elle se déplie sur trois temps : l’instant de voir peut se faire en un éclair, le temps pour comprendre peut se déplier très longuement, jusqu’au moment de conclure qui se fait dans la hâte. Le moment de comprendre est particulièrement intéressant. Il se fait sur au moins deux hésitations, qui explorent les possibilités de se tromper, par rapport au positionnement des protagonistes. Avec ces hésitations, différentes options sont possibles. Elles offrent un espace d’indécision, d’indétermination quant à ce que la psychanalyse permet, pour solliciter finalement la certitude inventive du sujet. Celle-ci se tirera d’une anticipation sur l’acte des deux autres. La hâte est la manifestation d’un choix nécessaire, le meilleur comme le pire.
47Cette hésitation confronte à un au-delà de l’objet. Du point de vue du temps, elle ouvre sur l’infini, qui fait horreur ou inspire la terreur. Il y a deux façons d’y parer : une qui consiste à le recouvrir (appel à l’Autre : Dieu, le maître, l’idéologie, la doxa), l’autre qui est un risque absolu (la confrontation à l’impossible, dont on ne sait pas ce qui peut en advenir). On peut entrevoir que le traitement de l’hésitation n’engage pas la hâte de la même manière. Cela implique que si la logique est collective, la responsabilité, elle, ne l’est pas, et engage le sujet dans son rapport aux autres et à la psychanalyse. L’infini, c’est la part de « je ne sais pas » qui peut ouvrir sur « tu peux savoir », et qui engage une cure sur la fin. Les petits autres sont alors beaucoup plus à craindre que le grand. De ce point de vue, le symptôme, qui vise le grand Autre, ne peut que boiter. Et le sinthome peut alors répondre du réel incluant les autres.
48Peut-être la « clinique » de l’association peut-elle nous éclairer sur ce point : il peut arriver que quelque chose de cet ordre se passe dans un cartel, où chacun produit un travail d’une façon qui lui est propre, dans un collectif. Il n’y a pas à attendre quelque chose de particulier de l’autre, car cela aurait pour visée de le faire entrer dans l’ensemble qui nous est propre, mais qui n’est pas le sien. Il s’agit au contraire de reconnaître sa différence, ce qui échappe et que l’on ne comprend pas. Mais accepter que l’autre passe par un chemin que l’on ne connaît pas nous ouvre à une dimension nouvelle. Il n’y a pas de complémentarité dans un cartel, mais la mise à l’épreuve de la « supplémentarité ». Pas ensemble, mais collectif.
Cela éclaire la production de chacun d’une responsabilité nouvelle : elle est en son nom propre, et pourtant pas sans l’autre, car il est obligé de préciser sa pensée là où elle diffère du voisin, dont il partage pourtant la démarche. La différence ne signifie pas l’opposition. Elle est à utiliser comme adresse à l’autre, aux autres, pour que ce qui fait différence puisse s’élaborer et produire le décalé nécessaire à la pensée pour toute ouverture. Mais cela oblige à se risquer, à « y mettre du sien », à « payer de sa personne ». C’est ce qui fait « la chair » de l’apjl. L’intime de l’expérience trouve à se dire dans l’ajustement à l’autre. Mais cet investissement sans compter relève d’une autorisation propre à chacun : à chacun son temps de lier l’intime et le collectif.
Quels cartels ?
49Il est temps de s’arrêter sur les cartels de l’apjl et sur la place qu’ils occupent dans l’élaboration de savoir offerte par l’association. Depuis la création de l’apjl, les cartels font symptôme : on ne sait pas leur nombre parce que peu se déclarent, ni s’ils fonctionnent avec des + 1. Et rares sont les cartels qui ont exposé leur production. Pourtant, il apparaît clairement qu’ils comptent pour les membres de l’apjl : ils font régulièrement l’objet de débats lors des plénières et des assemblées générales, et dans les discussions les associés n’hésitent pas à parler du fait qu’ils sont en cartel et de l’appui qu’ils y trouvent dans la mise au travail de questions particulièrement ardues. On leur reconnaît le mérite de permettre au discours analytique d’opérer et de favoriser l’émergence d’un savoir qui ne soit pas universitaire. C’est la déclaration du cartel qui fait problème. Il a pris forme par la considération que les cartellisants ne peuvent dire qu’il y a eu effet de cartel que dans l’après-coup.
50L’activation du dispositif est traversée par ce qui est au fondement des cartels tels que formalisés par Lacan, et que l’apjl s’est appropriés : l’absence de garantie (à chacun d’inventer) et le supplémentaire (cartels composés de cartellisants de divers horizons, associatifs ou non, analystes ou pas, et d’un « plus-un » choisi par les cartellisants). « Le cartel fonctionne. Il suffit de ne pas lui faire obstacle. »
51Son dispositif est donc mis en route par la rencontre de différents désirs : celui de trois à cinq cartellisants, puis d’un « plus-un ». Il met en relation cure et association et confronte chacun à son rapport au savoir et à la place de la psychanalyse dans le monde. Le cartel est le lieu de confrontation au trou dans le savoir. Il permet de s’instruire des non-analystes, « pas trop immunisés par la pratique même de l’analyse, contre une vision structurale des problèmes [14] ». Cet espace, proposé aux analysants et aux non-analysants, aux non-associés, permet d’élaborer et de critiquer avec d’autres l’expérience analytique et de sortir de l’enclos de la cure.
52Face à toute tentative de formalisation pour répertorier la liste des cartels, pour faire une fiche de formalisation, pour régler la déclaration des cartels, pour constituer une adresse…, et quels que soient les arguments, voire les sonnettes d’alarme, il y a toujours quelqu’un qui se lève pour aller contre. Peur qu’il y ait des « cartels de l’apjl », peur de la « déclaration » comme élément de contrôle ? Chacun est renvoyé chaque fois à sa responsabilité à l’égard du groupe et de l’association pour la transmission de son travail, mais pas au nom du cartel, dont il n’aurait alors pas à répondre.
53Il est remarquable cependant que le collectif des cartels de passe soit la seule instance pérenne de l’apjl. Toutes ses étapes sont connues de tous et officialisées. Chaque cartel de passe est constitué non pas par affinité mais par le secrétariat de la passe, auprès duquel il se déclare dès qu’il a trouvé son « plus-un ». Il donne un produit, qui est la réponse rendue au passant. Puis il se dissout.
54Seuls les cartels de l’association n’arrivent pas à se déclarer. Même si l’on admet les souvenirs encore douloureux laissés par des injonctions à faire cartel et leur surveillance rapprochée dans les catalogues les répertoriant, il est surprenant qu’ils ne se déclarent que dans l’après-coup de leur fonctionnement, justifiés alors par leur production. Dans le temps même du cartel, celui-ci fonctionne dans le secret de ses réunions. Secret pour préserver quel intime ? Anonymat à l’œuvre de quel effacement ? Il plane un léger soupçon d’ésotérisme, là où Lacan avec le cartel voulait au contraire faire prévaloir une sortie de l’anonymat.
55« Le principe d’une élaboration soutenue dans un petit groupe » avec une « plus une » (comme il l’écrit, ce qui n’est pas sans référence avec la lecture côté droit du tableau de la sexuation) est proposé par Lacan lorsqu’il fonde – seul – l’École freudienne de Paris en 1964. Le dispositif des cartels doit participer de l’objectif de l’École : maintenir la psychanalyse et le devoir qui lui revient dans le monde. Adhérer à l’efp, c’est s’engager à être cartellisant et à produire. Le cartel et sa permutation constituent le mode du s’associer dans l’École freudienne. Mais en 1975, lors des journées de cartels essentiellement consacrées à la « plus une », Lacan évoque un échec des cartels : c’est individuellement que l’entrée à l’efp s’est faite et non au titre d’un cartel comme il l’avait pensé ; « il n’y a aucune espèce de véritable réalisation de cartel » dit-il, faisant écho à « l’École n’a peut-être pas encore réellement commencé à fonctionner ». À la dissolution de l’efp, pendant la « Cause freudienne », et peu avant sa mort, Lacan réaffirme l’importance des cartels : « Le cartel fonctionne. Il suffit de ne pas y faire obstacle. » Il lui paraissait « difficile que des analystes ne se demandent pas ce que veut dire analytiquement leur travail en tant que c’est un travail en commun [15] ».
56Il a été pensé que les cartels de la passe à l’apjl ont fonctionné comme des tabous : eux seuls pouvaient avoir accès aux « rites sacrés du cartel de passe ». Aux profanes les cartels non déclarés. Cet aspect de la question a été récemment mis en valeur avec l’intervention d’un cartel sur le fonctionnement d’un cartel à l’apjl. Ce cartel s’est donné pour titre « Profanation ». Mais de quoi est-ce le signe ? Cette sacralisation-désacralisation est-elle cause ou effet ? Quel savoir, encore encombré, se niche dans ces allers-retours ?
Il y a sans doute aussi à interroger ce que signifie cette faveur de l’après- coup, par rapport à l’anticipation de la déclaration, et ce qu’elle recèle dans le maniement du temps logique concernant l’apjl. Nous sommes encore dans le temps pour comprendre.
Cela n’est peut-être pas sans lien avec une autre difficulté à l’apjl, concernant la formation des jeunes analystes, qui fait l’objet de débats récurrents et animés, et qui reste un peu en suspens. Si elle apparaît comme indispensable, elle n’arrive pas à se dégager de la gangue universitaire qui aliène toute formation. Là aussi, c’est à chacun d’inventer, à ses risques. Une expérience de « formation permanente » a été envisagée par quelques associés, à partir d’un travail collectif qu’ils ont fait. Mais rien jusqu’à présent n’a été trouvé qui « emporte la satisfaction de tous ».
Faire école
57Enfin, concluons avec le « faire école », dont on a vu qu’il se faisait « en marchant », en avançant dans l’expérience. S’il y a école, elle n’est pas écrite à l’avance. C’est le résultat obtenu à partir du questionnement qui peut authentifier s’il y a eu « témoignage des problèmes cruciaux pour la psychanalyse ». On peut alors considérer qu’il y a eu production du discours analytique et que c’est lui qui « fait » école. Il en est la matière.
58Si la passe fait moteur, elle ne suffit pas pour autant au mouvement. Il y faut des conditions requises pour que son acte et son témoignage puissent faire enseignement. Posons qu’il n’y a pas d’autre école que les voies ouvertes par les effets du discours analytique et que c’est de la responsabilité des psychanalystes de veiller à sa mise en acte. Ceux-ci ont aussi à oser se confronter à leurs frontières associatives pour en tirer un savoir nouveau, qui peut faire avancer la psychanalyse.
59Ce « faire école » n’est pas à entendre du côté du prosélytisme. Cet appel à l’autre ne vise pas à le convaincre ni à le rallier à une cause mais à solliciter sa singularité pour arracher au réel un bout de savoir supplémentaire.
Notes
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[*]
Texte rédigé à partir de la reprise des débats sur la liste apjl par Laure Thibaudeau (laurthib@ noos. fr), avec l’aide soutenue de Carlos Ramos (carloseramosc@ hotmail. fr). Thérèse Charrier, Élisabeth Rigal et Anne Volumard-Debry ont particulièrement contribué à l’élaboration de ce texte.
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[1]
Michel Lapeyre, « L’association, à la lettre », dans ce même numéro.
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[2]
Jacques Lacan, « Proposition d’octobre 67 », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 243.
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[3]
J. Lacan, « Lettre de dissolution », dans Autres écrits, op. cit., p. 317.
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[4]
J. Lacan, « Proposition d’octobre 67 », op. cit., p. 243.
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[5]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 293.
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[6]
J. Lacan, « Lettre de dissolution », op. cit., p. 317.
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[7]
J. Lacan, « Dissolution », 18 mars 1980, dans Annuaire de l’ecf.
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[8]
J. Lacan, « Dissolution », 26 janvier 1981, dans Annuaire de l’ecf.
-
[9]
J. Lacan, « Proposition d’octobre 67 », op. cit.
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[10]
J. Lacan, Lettres de l’efp, n° 18, inédit, p. 263-270.
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[11]
J. Lacan, « Lettre aux Italiens », dans Autres écrits, op. cit., p. 307.
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[12]
J. Lacan, « En guise de conclusion », Discours de clôture au congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968, dans Lettres de l’efp, n° 7, 1970, p. 157-166.
-
[13]
Journées des cartels de l’École freudienne de Paris à la Maison de la chimie, Paris, publié dans Lettres de l’efp, n° 18, 1976, p. 263-270.
-
[14]
J. Lacan, « En guise de conclusion », op. cit., p. 157-166.
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[15]
Journées des cartels de l’École freudienne de Paris à la Maison de la chimie. Cette séance reprend le thème de la veille sur la « plus une » (Lettres de l’efp, n° 18, op. cit., p. 230-247).