Couverture de PSY_012

Article de revue

Droit de cité

Pages 93 à 97

Notes

  • [*]
    Jacques Podlejski <jjapo@ club-internet. fr>
  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 45.
  • [2]
    P. Bruno, La passe, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Psychanalyse & », 2003, p. 187.
  • [3]
    Ibid., p. 192.
  • [4]
    J.-A. Miller, Enchiridion du psychanalyste militant, Conseil de l’ecf, n° 9, 27 mai 1997, p. 18.
  • [5]
    J.-A. Miller (sous la direction de), Psychose ordinaire, La convention d’Antibes, Agalma-Seuil, 1999.
  • [6]
    P. Bruno, « La raison psychotique », Psychanalyse, n° 3, Toulouse, érès, 2005, p. 97.

1Il y a au moins deux façons d’attraper le thème retenu pour la journée sur « La cité dans la psychanalyse ». Cela évoque l’intervention de la cité, conçue comme extérieure à notre champ, comme venant impacter, voire menacer, par ses lois, par ses réglementations, par les modes de régulation sociale qu’elle promeut, les conditions d’exercice de la psychanalyse. J’ai choisi un autre versant, celui de considérer le groupe analytique comme une cité, selon le sens qui prévalait dans la Grèce antique où ce mot désigne un ensemble de personnes qui s’assemblent sous des institutions communes. On peut à bon droit parler de la cité de la psychanalyse, ou plus précisément des cités de la psychanalyse, dans la cité, pris au sens de l’État moderne.

2J’ai été nommé ae, analyste de l’École, après m’être présenté à la passe à la cité apjl. J’ai donc été nommé ae par l’apjl. Mais c’est au sein d’une autre cité analytique – l’École de la Cause freudienne (ecf) – que j’ai effectué le parcours analytique qui, transmis dans le dispositif de la passe, a déterminé cette nomination. Si je suis donc là à vous parler, de cette position d’ae, c’est à ces deux cités que je le dois. En résumé, l’ecf a produit le passant, l’apjl a produit l’ae.

3La passe s’était inscrite comme horizon de ma cure lors de l’engagement d’une deuxième tranche d’analyse, après que les rapports des cartels de la passe de l’ecf m’avaient permis de repérer, après coup, la dimension d’acting out qui avait présidé à l’issue de la première phase de mon parcours et qui m’avait laissé dans l’impasse. Le virage final de cette deuxième tranche avait renforcé ce projet d’un puissant désir de réordonner, dans un autre cadre, les moments-clés de ce parcours et d’en dégager la logique.

4Pourquoi alors avoir présenté la passe à l’apjl et non à l’ecf ? Je ne me suis pas présenté à la passe à l’ecf, car la personne qui fut mon analyste y a d’abord opposé un veto formel, avant d’y consentir, non sans les plus grandes réserves. Pour ce que j’en ai compris, les raisons avancées étaient de deux ordres. D’ordre clinique tout d’abord : vu les modalités de la fin de mon analyse, qui comme telle n’était pas contestée, la passe m’aurait été contre-indiquée et aurait contrevenu par ailleurs aux orientations arrêtées pour la sélection des membres par la passe. D’ordre politique ensuite : mon témoignage était susceptible de se trouver pris dans des enjeux de pouvoir au sein des instances dirigeantes. Instruit des mésaventures de quelques collègues, ce dernier argument emporta ma décision de m’abstenir.

5Quant à l’alternative de l’entrée par des titres et des travaux qui me fut proposée, elle s’est vite révélée impraticable. Le coût, en termes d’allégeance, voire de soumission, pour pouvoir présenter un travail, le publier et par là prendre part aux activités du groupe et à la circulation des flux transférentiels qu’il génère s’est avéré dépasser mes moyens, ce qui fait que la fin de mon analyse a eu cette conséquence imprévue de me faire perdre peu à peu tout droit de cité. Ce droit, je le recouvre dans un de ses aspects les plus fondamentaux, en prenant aujourd’hui la parole parmi vous, après un silence de plusieurs années.

6Ces réponses différenciées, dissuasion d’entrer dans le dispositif d’un côté, nomination à l’issue de la procédure de l’autre, ne sont pas fortuites mais témoignent de profonds écarts dans la théorie de la fin de la cure comme dans la politique de la passe.

7ae oblige, j’appuierai mon intervention sur mon expérience, en prenant un rêve comme fil conducteur. Ce rêve de passe, survenu peu avant le virage final de la cure, présente dans une figuration à la fois symbolique et topologique une récapitulation, en quatre temps, des moments-clés de son cours et l’anticipation de son issue. Il me servira de support pour situer la conjoncture de la fin.

8Le rêveur marche paisiblement en compagnie de son père dans une lande. Son père est vieux, il lui donne le bras. Le sentier conduit à une faille sans fond qui barre tout le paysage. Deux structures étroites, parallèles au bord de la faille, divisent sa largeur en trois parties. Le rêveur veut aller au-delà. Premier temps : il abandonne son père et se saisit d’une planche trouvée là, la jette sur le premier intervalle, qu’il franchit. En équilibre sur le premier support, il retire la planche et la place sur le second intervalle qu’il traverse à son tour. Deuxième étape. Pour la troisième étape, il recommence l’opération afin de franchir le dernier intervalle, mais, alors qu’il est engagé, la planche glisse et c’est en courant littéralement dans le vide qu’il parvient en un instant de l’autre côté de la faille. Là, il ne découvre rien de particulier. Juste un départ de sentier, qu’il suit, et qui le ramène, au terme du cheminement de ce quatrième temps, aux côtés de son père.

9Les deux premiers franchissements figurent les deux tranches d’analyse successives qui ont déterminé le contexte du rêve. Au-delà des gains thérapeutiques, celles-ci avaient notamment produit quatre effets :

  • l’effondrement des identifications dont se soutenait le sujet puis le desserrement de l’identification à l’analyste qui avait un temps pallié leur défaut ;
  • le choix résolu du savoir aux dépens du pouvoir, après l’épreuve de son exercice et la vérification répétée de la falsification du discours qu’il requiert ;
  • la rencontre des limites du symbolique par l’épuisement des significations et le surgissement du hors-sens ;
  • l’érosion du fantasme et une vacillation prononcée des semblants phalliques, corrélatives d’une proximité inédite du réel.
C’est donc dans ce contexte que se situe le pas suivant, le troisième du rêve. Deux points le distinguent radicalement des précédents. En premier lieu sa temporalité : les deux premiers franchissements ont une durée sensible alors que celui de la course dans le vide est un temps sans épaisseur ni pensée. En second lieu le fait que, dans l’opération, un objet – que la planche vient figurer – se perd, un objet que le rêveur n’avait pas avec lui mais qu’il avait trouvé là.

10Si la figuration de ce troisième franchissement est plutôt plaisante, notamment par son analogie avec la scène classique des cartoons américains où l’antihéros court dans le vide, l’expérience qu’elle anticipait fut tout autre. Ce furent plusieurs semaines de grande anxiété – un clin d’œil il est vrai en regard de la décennie que dura chacune des tranches d’analyse – au cours desquelles mon rapport à la réalité se trouva altéré, avec l’apparition et l’évanouissement de formations symptomatiques variées, dont la durée allait de quelques heures à quelques jours et dont la diversité me fit remarquer, lors d’une séance, que j’étais en passe de présenter une succession de tableaux cliniques propres à l’illustration complète d’un manuel de psychopathologie.

11Plusieurs îlots de terme ferme me servirent néanmoins de havres ou de repères dans ce voyage, cette errance entre différentes positions subjectives dont aucune ne tenait, avant que la tempête ne s’apaisât et que je retrouvasse, mais autrement, les fondements de mon monde.

12Il y eut l’amour de ma femme, l’attention paternelle due à mes enfants, le travail, l’écriture, l’humour ou encore la splendeur d’un coucher de soleil.

13Il y eut aussi l’accueil attentif de mon analyste et son consentement à l’évanouissement radical du savoir que je lui avais jusqu’alors supposé.

14Il y eut enfin ma pratique d’analyste, qui dans l’affaire se trouva profondément remaniée. L’astreinte à la place de semblant d’objet, en contrant toute pente à l’identification, emporta les ultimes lambeaux d’idéal attachés à l’exercice de la fonction pour libérer l’acte au-delà de l’horreur du réel qu’il implique et instaurer le « sentiment [salutaire] de risque absolu [1] » de ce « choix fou ».

15J’en arrive à la dernière étape, celle du retour vers le père. À la différence de celle qui précède, elle a une durée et comporte un travail, assimilable au temps et au travail nécessaires à la séparation d’avec l’analyste et à l’assomption de la perte de l’objet qui en est le corrélat.

16Paradoxalement, le refus de mon analyste de m’accorder tout soutien institutionnel me fut une aide précieuse. « Et pourtant, je l’aime bien », ai-je dit au cours de mon témoignage. Je dois à la sagacité de l’un de mes passeurs d’avoir relevé qu’à la suite du portrait sans concession fait du personnage paternel, au début de mon témoignage, j’avais usé de la même formule, accompagnée de la même expression. J’ajouterai enfin que le parcours suivi par le rêveur, en franchissant une solution de continuité et une seule dans une boucle qui revient à son point d’origine, présente la caractéristique topologique de s’inscrire dans un espace asphérique.

17Cette modalité de fin confirmerait plutôt la thèse soutenue par Pierre Bruno, lors du débat au collège de la passe de l’ecf en 1996-1997, selon laquelle « la fin passe nécessairement par une discontinuité [2] », un « krach du fantasme [3] », conception opposée à celle de Jacques-Alain Miller pour qui « le moment borroméen de l’enseignement de Lacan, qui comporte qu’il n’y a pas de réveil, voire que la passe a échoué, révise la problématique de la traversée du fantasme [4] ».

18En revanche, en brouillant les frontières qui séparent les catégories cliniques, elle conforterait plutôt la thèse millérienne de la forclusion généralisée et son développement, soutenu en 1998 à Antibes [5], avec la promotion d’une clinique continuiste, en opposition cette fois avec Pierre Bruno pour qui la bipartition de la clinique structuraliste garde sa pertinence, le Nom-du-Père étant « permanent et la négativation phallique qu’il institue […] sans retour [6] ».

19Mais, à y bien regarder, les contradictions apparentes entre ces deux auteurs ne voilent-elles pas certaines contradictions internes à leurs propos ? Comment, du point de vue de la clinique borroméenne, concilier la possibilité d’une discontinuité tout en affirmant la permanence du Nom-du-Père, comme quatrième venant nouer les ronds du rsi ? Inversement, comment soutenir le principe d’une logique continuiste sans concevoir un minimum de singularité qui marquerait la transition entre structures cliniques ?

20Je forme l’hypothèse que ces contradictions sont la conséquence d’un effort, peut-être vain, produit pour rendre strictement compatibles les deux approches cliniques, structurale et borroméenne. Je suis donc enclin à remettre en cause tant l’idée d’un continuum entre névrose et psychose que celle de la permanence du Nom-du-Père et à soutenir la thèse suivante : la clinique borroméenne ouvre la voie à une conceptualisation de la fin de la cure qui transcende les clivages de la clinique structuraliste, la fin du circuit décrit par le rêve comme l’expérience qu’il préfigurait confirmant qu’à se passer du père, il vaut tout de même mieux s’en servir.

21Dans une perspective qui relève plus d’une pragmatique du symptôme que d’une herméneutique du désir, les modalités de la fin de mon parcours analytique peuvent se lire, grâce au maniement du nœud borroméen auquel nous invite Lacan, de la manière suivante : un quatrième rond servait de support au sujet en assurant un nouage borroméen des ronds du réel, du symbolique et de l’imaginaire, avant de céder, ou si l’on préfère de suspendre ses effets de nouage, pour se recomposer, autrement, à partir des éléments disparates que j’ai énumérés.

22Si la fin de ma cure contrevient à certains éléments de la doxa qui est avancée ici ou là, il est manifeste que la dimension d’hérésie qu’elle recèle a trouvé un meilleur accueil à l’apjl. À cet égard, ce qui constitue de mon point de vue une de ses avancées majeures dans l’organisation de la passe, en tout cas celle qui a emporté ma décision de m’y engager, est de déconnecter l’admission dans la procédure – et la nomination éventuelle au titre d’ae – de toute question d’appartenance. Point n’est besoin d’être membre de l’association pour s’y présenter, non plus que d’y adhérer en cas de nomination.

23Aux côtés de cette déconnexion, qui place l’analyse au chef du politique et met la passe et les passants à l’abri des conflits de pouvoir dans l’institution, il m’apparaît que le refus de l’apjl de constituer une quelconque commission spécialisée, chargée de fixer dans un corps de doctrine ce que serait ou devrait être la passe, donne chance au maintien du vif de l’expérience et à l’objection au savoir que constitue comme tel tout sujet prenant le risque de ne se soutenir que de la singularité de son sinthome.

24Pour autant, on s’analyse, à l’ecf, et je n’oublie pas que, comme quelques autres ici sans doute, c’est à elle que je dois ma formation et que c’est en bonne part avec ses refuzniks et en tentant de faire son miel de ses rebuts que l’apjl peut assurer la fonction de supplémentaire à laquelle elle se voue.

Notes

  • [*]
    Jacques Podlejski <jjapo@ club-internet. fr>
  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 45.
  • [2]
    P. Bruno, La passe, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Psychanalyse & », 2003, p. 187.
  • [3]
    Ibid., p. 192.
  • [4]
    J.-A. Miller, Enchiridion du psychanalyste militant, Conseil de l’ecf, n° 9, 27 mai 1997, p. 18.
  • [5]
    J.-A. Miller (sous la direction de), Psychose ordinaire, La convention d’Antibes, Agalma-Seuil, 1999.
  • [6]
    P. Bruno, « La raison psychotique », Psychanalyse, n° 3, Toulouse, érès, 2005, p. 97.
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