Couverture de PSY_012

Article de revue

L'invention de la fin

Pages 5 à 13

Notes

  • [**]
  • [*]
    Réécriture d’une intervention faite en automne 2007 à Bruxelles à l’invitation de S. Gross et de C. Fierens.
  • [1]
    S. Freud, Œuvres complètes, t. VI, 1901-1905, Paris, puf, 2006.
  • [2]
    S. Freud, Œuvres complètes, t. XII.
  • [3]
    Une pratique optimale de la psychanalyse serait que l’analyste s’en tienne à la construction pour offrir à l’analysant le privilège de l’interprétation, sous la condition d’un acte, quel qu’il soit, qui préserve l’analysant de se fier jusqu’au bout à la construction au point de ne jamais faire l’épreuve, par l’interprétation, de sa limite.
  • [4]
    Cf. : « Mais qu’il puisse y avoir un dire qui se dise sans qu’on sache qui le dit, voilà à quoi la pensée se dérobe. Résistance on-tique » (J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001).

1Ce titre indique une thèse, à savoir que ce qu’on appelle « fin » d’une psychanalyse (je retiens le terme de « fin » dans l’acception désormais courante qu’il a dans le texte princeps de Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin » [1937]) est le résultat d’une invention. Comme toute invention (invention du feu, du cinéma, de l’avion...), elle peut se perfectionner, ou plutôt, pour ne pas utiliser un terme à connotation finaliste ou moralisante, elle évolue.

2Je n’entends pas proposer l’histoire de cette invention. À vrai dire, une invention, même si elle peut se faire en plusieurs étapes, est intrinsèquement discontinue. Il y a un ou des « avant » et un ou des « après ». Ce que je voudrais en revanche souligner est que la découverte de l’inconscient, aussi extraordinaire soit-elle, est menacée en permanence d’un recouvrement, d’une dénaturation, tant qu’elle n’est pas fondée après coup par l’invention de la fin. Sans cette invention, le concept d’inconscient reste vulnérable et perméable à toutes sortes de falsifications, comme, par exemple, celle qui a fleuri du vivant de Freud, sa dégradation en subconscient.

3On a parlé, on parle, on parlera encore beaucoup des relations entre psychothérapie et psychanalyse. Il y a beaucoup de salive à gaspiller. Pour ma part, j’essaierai d’être parcimonieux et sobre. Une psychanalyse n’a rien à voir avec une psychothérapie parce que, dans celle-ci, quelles que soient son orientation et son efficacité, il n’y a pas eu d’invention de la fin. Sans doute trouverait-on assez facilement, chez Freud, des critères de terminaison, pour employer un terme plus neutre et donc plus laxiste, qui ressemblent, parce que ce sont en réalité les mêmes, aux critères qui valent communément pour une psychothérapie – mais avant l’invention de la fin.

Avant l’invention

4Dès 1903, on trouve ainsi, dans un texte écrit par Freud pour un livre de Leopold Löwenfeld et titré La méthode psychanalytique de Freud. Je cite un peu longuement, en intercalant quelques commentaires :

« La tâche dont la méthode psychanalytique s’efforce de s’acquitter peut s’exprimer en des formules diverses qui sont pourtant équivalentes dans leur essence [il y a donc l’idée d’une tâche et que celle-ci peut et doit être terminée]. On peut dire : la tâche de la cure est de supprimer les amnésies. Lorsque toutes les lacunes du souvenir sont comblées, tous les effets énigmatiques de la vie psychique élucidés, la persistance de la souffrance, voire une nouvelle formation de celle-ci, est impossible. [Disons que cette première formulation met en avant la disparition non du symptôme, mais de la souffrance liée au symptôme. Cette levée de la souffrance, qui implique une modification dans l’économie de la jouissance, doit être définitive.] On peut formuler la condition autrement : tous les refoulements doivent être défaits ; l’état psychique est alors le même que celui où toutes les amnésies sont comblées. Une autre formulation est d’une plus grande portée : il s’agit de rendre l’inconscient accessible à la conscience, ce qui se produit par le surmontement des résistances [le concept de résistance, ici introduit au pluriel, est décisif, car Freud a renoncé à l’hypnose comme moyen d’explorer l’inconscient, parce que celle-ci masquait la résistance]. Mais qu’on n’oublie pas ici qu’un tel état idéal n’existe pas, même chez l’être humain normal, et qu’on ne peut que rarement se mettre en position de mener le traitement à peu près aussi loin [cette remarque de Freud tend à me faire penser que la fin n’est pas encore inventée et que, même si la question est posée, elle laisse encore possible la confusion entre psychothérapie analytique et psychanalyse]. De même que santé et maladie ne se distinguent pas par principe mais ne sont séparées que par une délimitation quantitative déterminable en pratique, de même on ne se fixera jamais comme but du traitement autre chose que la guérison pratique du malade [cqfd], le rétablissement [sic] de sa capacité de réalisation et de jouissance [1]. »
Ce texte est donc étonnamment actuel et mais aussi ambigu par la réintroduction de la problématique médicale de la guérison. « Rétablissement de sa capacité… », dit Freud. C’est presque un lapsus : ne s’agit-il pas plutôt d’établir ? En même temps, a contrario, n’y a-t-il pas dans une cure la recherche d’un moment, fût-il très furtif, où cette capacité a existé, qu’il s’agit donc de rétablir ? On peut trouver des arguments en faveur des deux versions. Je préfère la seconde, à condition de l’appréhender dans un sens analytique. Il y a toujours, comme ressort du fait que quelqu’un veut faire une analyse, l’appui (oublié) d’un moment de séparation de l’Autre qui a été marqué d’un allègement.

Première étape de l’invention

5Je vais vous faire part maintenant d’un moment que concerne cette fois directement l’invention de la fin. Je l’ai repéré dans un article de 1914, « De la fausse reconnaissance “déjà racontée” pendant le travail analytique [2] ». L’objet de cet article est d’examiner le phénomène de la fausse reconnaissance dans la cure. L’analysant est convaincu d’avoir déjà raconté tel fait à son analyste, alors qu’il n’en est rien. Freud développe deux exemples cliniques, celui de l’Homme aux loups avec le récit de l’hallucination du doigt coupé, et un second, communiqué à Freud, hors cure, par un universitaire allemand – cet exemple d’ailleurs ne correspond pas à ce que Freud dénomme fausse reconnaissance, mais intéresse directement mon questionnement.

6Dans un premier souvenir, cet homme rapporte avoir vu les organes génitaux d’une petite fille de son âge et constaté qu’elle avait « un pénis de la même sorte que le [s]ien ». Peu après, il voit des statues de nus féminins et, ne voyant plus cette fois de pénis, ce qui le plonge dans la confusion, il invente une expérience qui consiste à faire disparaître son organe génital en pressant ses cuisses l’une contre l’autre. Il peut ainsi s’expliquer la disparition du pénis chez les statues. Enfin, troisième temps, lui revient un souvenir. Après qu’il a fait quelque bêtise, sa mère lui donne une tape sur la main. Je cite : « Je vois alors à ma grande épouvante que mon petit doigt tombe […] je fus longtemps persuadé que j’avais perdu un doigt, jusqu’au moment, je suppose, où j’appris à compter. » Ce troisième temps est homologue à l’épisode de l’hallucination du doigt coupé chez l’Homme aux loups. Cet épisode, c’est pourquoi Freud en a fait état, comporte un déjà raconté. L’Homme aux loups en effet, quand il rapporte cette hallucination à Freud, est convaincu d’en avoir déjà parlé, ce qui est impossible. Il croit reconnaître à tort, dans ce qu’il dit, quelque chose de déjà dit.

7Voici maintenant la conclusion de Freud : « Il n’est pas rare qu’une autre sorte de fausse reconnaissance survienne lors de l’achèvement du traitement, à la satisfaction du thérapeute. Après qu’on a réussi à imposer l’acceptation de l’événement refoulé, qu’il soit de nature réelle ou psychique, en dépit de toutes les résistances, et pour ainsi dire à le réhabiliter, le patient dit : maintenant j’ai la sensation de l’avoir toujours su. Par là, la tâche analytique est résolue. »

81. On a donc l’illusion du déjà raconté à l’analyste ; cette illusion a pour fonction de maintenir le refoulement d’un événement dans lequel l’analysant a fait l’expérience de la castration.

92. La levée de cette illusion correspond à la levée du refoulement de cet événement. Alors « la tâche analytique est résolue ».

103. Enfin, il est à noter que cette levée de la fausse reconnaissance est qualifiée par Freud d’« autre sorte de fausse reconnaissance ». En effet, l’analysant croit, une fois levée la fausse reconnaissance initiale, qu’il a toujours su, nouvelle illusion, que cette reconnaissance était fausse.

11Nous avons là plusieurs éléments précieux :

  • la résistance à lever l’illusion de la fausse reconnaissance se manifeste dans le transfert ;
  • la levée de cette illusion équivaut à lever le refoulement de l’événement de rencontre avec la castration. Il s’agit donc d’un deuxième tour : l’événement refoulé est le premier tour ; l’acceptation de la castration est le second. Entre les deux, le phénomène de résistance : fausse reconnaissance, plus, dans les deux exemples cités, transformation de l’événement refoulé en hallucination de castration dans le réel.
Ce que je veux cependant mettre en avant est ceci : en disant que la tâche analytique est résolue, Freud invente la fin. Mais est-ce la bonne ? En effet, à la place du souvenir de l’Homme aux loups, ou de celui de l’universitaire (disparition hallucinée du petit doigt), viendrait l’acceptation de la castration, c’est-à-dire l’acceptation du fait que les femmes (dont la mère) n’ont pas de pénis. Mais pourquoi est-ce à eux en tant que garçons que l’Homme aux loups comme l’universitaire prêtent d’abord cette disparition du pénis ? Sans doute, pour préciser les choses avec les mots de Lacan, peut-on dire que la castration est à lire – ? : manque symbolique d’un objet imaginaire. Certes, dans les deux exemples, il s’agit donc non pas du pénis anatomique, mais d’une image du pénis. Cette image est imaginairement supprimée. On ne pourrait alors parler de castration que, d’une part, en passant d’une part du manque imaginaire au manque symbolique et, d’autre part, en faisant des femmes la catégorie à laquelle cette castration s’applique.

Le roc de la castration

12À cette conception première de la fin, on peut opposer beaucoup d’objections et en définitive ne retenir qu’une chose, mais fondamentale : ça se joue dans le transfert. Pour le reste, c’est Freud lui-même qui va donner le coup de grâce à cette théorie. Je vais aller droit au but. Il est manifeste que c’est en 1937, dans son article « Analyse avec fin et analyse sans fin », que Freud réduit à rien cette première conception, en pointant une impasse, dite « le roc de la castration ». Cet article extraordinaire, je le suppose connu ; aussi, je n’en veux extraire que la conclusion. Ce roc de la castration, ce en quoi celle-ci n’est jamais surmontable entièrement, tient à deux faits : « Pour la femme l’envie du pénis – l’aspiration positive à la possession d’un organe génital –, pour l’homme la rébellion contre sa position passive ou féminine envers un autre homme. » Autrement dit, la femme voudrait, grâce au Penisneid, annuler – ? (manque symbolique d’un objet imaginaire). Quant à l’homme, par sa protestation virile, il voudrait aussi annuler – ?.

13Mais pourquoi, si la castration ne le concerne pas, mais seulement la femme ? Il faut donc bien admettre que la castration maternelle n’est pas sans conséquences pour l’homme. Le point important en effet n’est pas que l’homme ait, anatomiquement, un pénis que la femme n’a pas. Le point important est que ce pénis serve de support imaginaire à une opération qui relève non pas de l’anatomie, mais du statut langagier de l’homme, de l’humain. En ce sens, la question se déplace : pourquoi l’homme est-il dit phallophore, porteur de ce symbole d’exception que constitue le phallus ? Or, qu’il puisse le porter implique qu’il soit lui aussi soumis à la castration, – ?. Au même titre que la fille, le garçon a à se désidentifier du phallus imaginaire qu’il prête à sa mère. Le fait d’être porteur du phallus symbolique alors que la fille ne l’a pas ne veut pas dire que cette dernière est castrée et le premier non. Tous deux sont castrés, au sens où ils ne sont pas susceptibles d’être le phallus imaginaire qui manque à leur mère. On voit comment le roc de la castration masque la méconnaissance du fait que, même si la fille avait le pénis – disons le phallus imaginaire – et si le garçon n’avait pas à craindre sa perte, ils ne pourraient pour autant prévenir la castration maternelle. Le roc de la castration fonctionne comme une fausse reconnaissance qui ne céderait pas.

14Cependant, s’ils ne sont pas le phallus imaginaire, le garçon et la fille ne pourraient-ils pas l’avoir, pour l’offrir ou le mettre à disposition de la mère désormais castrée ? Est-ce là la raison du Penisneid et du refus de la féminité, soit une translation de l’être à l’avoir ? Il n’est pas facile de répondre pour Freud, mais je note seulement que, dans les deux cas, c’est le père et non plus la mère qui est concerné, soit, à l’égard de la fille, en tant que celui qui peut donner l’enfant phallus, soit, à l’égard du garçon, en tant qu’il est celui qui peut enlever ce même phallus. Le père ainsi se profile comme l’agent qui castre (– ?) la mère, puisqu’il est celui qui provoque la désidentification à ?, mais aussi celui qui peut restituer ou non à la fille et au garçon ce phallus ôté. Dans cet échange, d’imaginaire il devient symbolique. Mais cela, nous pouvons le dire qu’avec les mots de Lacan, puisqu’un flou demeure chez Freud.

15Avant de quitter le champ freudien, je ferai trois remarques.

161. Freud s’oppose à Ferenczi et à Reich. Au premier il reproche justement de ne pas tenir compte ou de ne pas s’être confronté, en tant qu’analyste mais peut-être aussi en tant qu’analysant, au roc de la castration. À partir de là, aucun moyen de distinguer psychothérapie de psychanalyse. La fin est en continuité avec le début ; ce qu’on peut attendre d’une analyse, c’est l’apprentissage d’un maniement de l’inconscient. À Reich, je le note parce que c’est par ce biais qu’on peut lire autrement la remarque de Freud sur le soubassement biologique du refus de la féminité, il reproche d’avoir voulu donner « une fondement biologique et non pas seulement psychologique » du refoulement.

172. Dans les deux cas, il s’avère que mettre en évidence l’impasse, c’est créer la condition pour que soit posée la question de la passe. S’il n’y a pas impasse, passe n’a aucun sens.

183. Deux articles quasi contemporains, de 1937 et 1939, sont consacrés respectivement à la construction et au clivage (Spaltung) du moi, c’est-à-dire à deux questions dont la prise en compte est indispensable pour envisager la fin comme discontinuité. Notamment, il me semble devoir insister sur le fait que la division (Spaltung), dont Lacan renouvelle la conception du sujet, permet d’envisager un au-delà de la castration. Dans L’acte analytique, Lacan pose, très nettement, que la fin répond à une assomption de la division du sujet, et non à une assomption de la castration, pour autant que celle-ci, sous la forme du manque à être le complément imaginaire de la mère, est une donnée intrinsèque au sujet analysant. On pourrait poser une équivalence, à cet égard, entre assomption du manque à être et entrée en analyse.

De l’impasse à la passe

19J’ai suivi jusqu’ici un fil chez Freud. Quant à Lacan, je vais non pas procéder ainsi mais partir directement des propositions dont j’estime qu’elles traduisent ce qu’on peut retenir du legs lacanien.

20Je propose de définir la fin d’une analyse comme le moment de conclure (titre du séminaire antépénultième), où l’analysant est en mesure d’accepter que son analyste le perde. Cette définition s’oppose à ce qu’on peut appeler, d’une expression ancienne mais encore pertinente de Lacan, le temps pour comprendre, dans lequel l’analysant se demande s’il peut se passer ou non de son analyste. En outre, je définirai la passe comme le passage de la question 2 à la question 1, la fin étant la réponse oui à la question 1.

21Comment argumenter et déployer cette définition ?

22Il est patent que tout se passe au niveau du transfert, ce que note déjà Freud à propos de la résistance à reconnaître, pour un analysant, qu’il n’a jamais dit ce qu’il prétend avoir déjà dit (le « déjà raconté »).

23Il appert aussi que tout se passe au niveau du dire et non du savoir. Si le savoir concerné par l’analyse est, par principe, inconscient, cela veut dire qu’il se caractérise de n’être pas dit. C’est la découverte freudienne que de poser l’équation entre inconscient et n’être pas dit, ce qui rend caduques les conceptions psychologisantes de l’inconscient, reposant sur une courbe de Gauss de l’inconscient au conscient. En haut de la courbe l’inconscient affleure, en bas il reste dans les profondeurs. C’est la conception jungienne.

24« Être dit » cependant n’est pas identique au dire. C’est la différence entre les deux que Lacan explore dans « L’étourdit ». Dans le être dit, il est question d’un savoir. Or, concernant cet être dit, dans l’expérience psychanalytique, on peut faire au moins deux remarques.

25La première remarque consiste à rappeler que cet être dit peut être le fait de l’analyste qui propose un sens au lapsus que l’analysant n’entend pas. À ce niveau, il n’y a aucun doute, le dire de l’analysant est absent.

26Deuxième remarque : dans un lapsus, ou toute formation de l’inconscient, un savoir est dit, mais n’est donc pas pour autant entendu. On peut dire : le sens inconscient n’a pas été découvert. Oui et non. Une formation de l’inconscient, une fois dite, n’est en fait jamais entendue. C’est pourquoi, selon Lacan, l’interprétation, à la différence de la construction, est non pas l’ajout d’un sens, mais le dévoilement d’un non-sens (on va voir ce qu’il en est de ce non-sens [3]).

L’acte analytique

27Je partirai de la formule de « L’étourdit » : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » Si qu’on dise, ce fait extraordinaire qu’on dise, est toujours oublié, quelle est la solution ? Une cure est la procédure grâce à laquelle se présente un seuil dont le franchissement a pour effet un changement qualitatif de la relation du sujet à l’Autre. Quel est ce seuil singulier, que j’isole par rapport à son caractère décisif quant à la fin (mais il y a par ailleurs des seuils à chaque séance) ? Je réponds d’abord ainsi : quand le fait qu’on dise prime sur ce qui est dit. C’est une définition de l’acte : acte = dire signifie non pas que ce qui est dit est sans importance, mais que le sens de ce qui est dit est subordonné – passe dessous – au fait qu’on dise. Je précise : c’est non pas que je dise, ni que l’Autre dise, mais qu’il y a un événement de dire qui n’est ni du sujet ni de l’Autre et qui relève du on[4].

28Une pratique optimale de la psychanalyse serait que l’analyste s’en tienne à la construction pour offrir à l’analysant le privilège de l’interprétation, sous la condition d’un acte, quel qu’il soit, qui préserve l’analysant de se fier jusqu’au bout à la construction au point de ne jamais faire l’épreuve, par l’interprétation, de sa limite.

29Comment situer, localiser, structuralement, ce seuil ? Je reviens un peu en arrière. Dans un premier temps, Freud a pensé qu’il avait inventé la fin en disant : l’analysant a reconnu la castration maternelle en s’identifiant au moins de – ?. Freud repère cette reconnaissance de la castration dans le fait d’accepter, par l’analysant, de reconnaître que le phénomène de déjà raconté masquait cette reconnaissance. Or, s’il y a le roc de la castration et par ailleurs la Spaltung entre reconnaissance et démenti, cette thèse ne tient plus.

30Lacan va reprendre la question en ce point et, dans L’acte analytique, la résoudre en distinguant division de castration. Reportons-nous à la leçon du 17 janvier 1967 : « La castration, c’est à savoir que le sujet réalise qu’il n’a pas […] l’organe de ce que j’appellerai la jouissance unique, unaire, unifiante. » Ou encore, un peu plus loin : « La castration en tant que défaut fait à la jouissance de l’union sexuelle. » Il en découle qui si l’homme a le phallus symbolique, ce phallus est l’objection même à cette jouissance de conjonction entre deux sujets de sexes opposés. Par ailleurs, toujours dans cette leçon, Lacan énonce une autre condition au-delà de cette acceptation de la castration ainsi redéfinie pour que la cure prenne fin. Il dit ceci : « Ce manque a fait un progrès […] dans cette réalisation comme telle du manque phallique. Mais il comporte que la perte en tant qu’elle était là d’abord, à ce même point, […] la perte de l’objet qui est à l’origine du statut de l’inconscient […] soit réalisée autre part [souligné par P. B.]. Elle l’est précisément […] au niveau du désêtre du sujet supposé savoir. »

31La fin se définit alors autrement. Récapitulons : le sujet prélève l’objet a dans l’Autre pour ne pas se réduire à un objet joui par l’Autre. Je souligne que ce prélèvement dans l’Autre le concerne aussi puisque, inauguralement, son désir est le désir de l’Autre. Dès lors la question de la fin se présente ainsi : il y a fin quand cet objet qui divise l’Autre et le sujet n’est plus appréhendé par l’analysant comme susceptible d’être représenté dans un processus de symbolisation. C’est l’externalisation de l’objet a.

32Comme l’analyste est, dans l’expérience analytique, celui qui fait support à cet objet dans le transfert, il s’ensuit que la fin consiste en ceci (je cite cette fois « L’étourdit ») : « L’analysant ne termine qu’à faire de l’objet (a) le représentant de la représentation de son analyste. » Autrement dit, quelque chose de l’analyste est hors savoir, puisque l’objet a ne saurait être un savoir. Là où l’analysant voudrait conclure en accédant à un savoir (S2, représentant de la représentation) de l’analyste, il tombe sur l’os de l’objet a. Cet objet, insachable, pour forger un néologisme, vient à la place de equation im1. Remarquons que ce mathème est la partie gauche du discours de l’analyste. Lacan précise : fin de l’analyste du tore névrotique. Dans les séminaires postérieurs à 1973, il va s’attacher à forger la formule générale de la fin, valant aussi pour le sujet psychotique : le savoir est non pas dans le sujet, mais dans le symptôme, ce qui implique l’identification à celui-ci.

Remarques conclusives

33On peut maintenant ajouter quelques précisions.

34L’interprétation dévoile un non-sens, dans la mesure où, en faisant émerger par l’équivoque un dire qui n’est ni du sujet ni de l’Autre, elle prépare l’externalisation de l’objet a, soit cet événement qui présentifie le hors-sens irréductible de cet objet (et du même coup le désêtre de l’analyste qui en a été le support). Cela étant, ce ni… ni… ne peut être entendu dans les termes d’une théologie négative. Celle-ci implique en effet que la case enfin vidée par le moi soit occupée par l’« omnitude » de Dieu, alors qu’à la fin d’une psychanalyse le symptôme supplémente un espace dont la case vide est présentifiée par l’objet a.

35En second lieu, si on prend au sérieux la thèse de Freud, déjà présentée dans l’article sur le fétichisme (1927) puis confirmée dans l’article sur le clivage du moi (1938) et concernant la rémanence d’un démenti corrélative de la reconnaissance de la castration, comment peut-on répondre à l’objection suivante : dans la mesure où le démenti (Verleugnung) est le mécanisme spécifique de la castration, est-ce ce même démenti que nous retrouvons dans la division du sujet ? Si oui, la fin d’une analyse, comme assomption de cette division, comporterait-elle une part irréductible de castration ? On peut répondre à cette objection de façon simple en rappelant que, avec la fin d’une analyse, nous sommes passés d’un démenti du sujet au « démenti du réel ». Reste que la version vers le père, même si elle est alors subordonnée à l’identification au symptôme, n’est peut-être pas pour autant entièrement épuisée.

36Une troisième précision mérite d’être apportée. L’externalisation de l’objet a n’est pas à confondre avec une des phases du moment de comprendre où le sujet peut découvrir quel objet a il a été pour l’Autre. Se savoir être une merde pour la mère ou le père (il est d’ailleurs significatif que cette réduction à l’objet soit le plus souvent connectée à l’objet fécal) n’équivaut pas à la fin d’une analyse, contrairement à une théorie en vigueur un temps dans l’École de la Cause freudienne.

37Enfin, il faut tirer les conséquences de ce que Lacan appelle « parole vide », dont il faut conclure que, si la parole dite pleine se révèle être un leurre, seul le passage à un dire qui s’excepte de la symbolisation peut constituer une sortie de la parole vide. Phénoménologiquement d’ailleurs, c’est cette sortie brusque et imprévisible qu’on trouve à la fin d’une analyse : « Je me rends compte que j’ai fini mon analyse », dit l’analysant, le premier surpris. Rien à ajouter. Il est déjà l’instant d’après.

Notes

  • [**]
  • [*]
    Réécriture d’une intervention faite en automne 2007 à Bruxelles à l’invitation de S. Gross et de C. Fierens.
  • [1]
    S. Freud, Œuvres complètes, t. VI, 1901-1905, Paris, puf, 2006.
  • [2]
    S. Freud, Œuvres complètes, t. XII.
  • [3]
    Une pratique optimale de la psychanalyse serait que l’analyste s’en tienne à la construction pour offrir à l’analysant le privilège de l’interprétation, sous la condition d’un acte, quel qu’il soit, qui préserve l’analysant de se fier jusqu’au bout à la construction au point de ne jamais faire l’épreuve, par l’interprétation, de sa limite.
  • [4]
    Cf. : « Mais qu’il puisse y avoir un dire qui se dise sans qu’on sache qui le dit, voilà à quoi la pensée se dérobe. Résistance on-tique » (J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001).
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