Notes
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[*]
Marie-Claude Lambotte, <marieclaude. lambotte@ free. fr>
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[1]
C’est dès 1916, dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse xxii et xxvi, que Freud mentionne les « névroses narcissiques » comme devant nous laisser entrevoir la structure (Afbau) du moi.
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[2]
Cf. la conclusion de Freud à la conférence de Viktor Tausk sur la mélancolie du 30 décembre 1914, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne dans Les premiers psychanalystes IV, Paris, Gallimard, 1983.
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[3]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Seuil, 1994, p. 52.
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[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Seuil, 1975, p. 162.
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[5]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991, p. 434. Cf. bien sûr le dispositif métaphorique qu’offre le schéma du vase renversé dans, entre autres textes, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., et « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (1961) dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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[6]
Pour une clinique de la mélancolie, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos ouvrages : Le discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologie (1993), Paris, Anthropos, 2003, et La mélancolie. Études cliniques, Paris, Anthropos, 2007.
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[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 395-396.
-
[8]
Ibid., p. 406.
-
[9]
Ibid., p. 459.
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[10]
Nous ne pouvons aborder ici la problématique de la référence au phallus imaginaire (– ?).
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[11]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 176.
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[12]
Ibid.
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[13]
C’est encore ce même processus qu’on retrouve dans le deuil : « Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire J’étais son manque. » Cf. les développements de Lacan dans Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Seuil, 2004, p. 132, 166.
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[14]
J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Seuil, 1978, p. 199.
-
[15]
Nous renvoyons à nos ouvrages, op. cit.
-
[16]
Rappelons qu’à la même époque que celle de Robert Burton (Anatomie de la mélancolie, 1621) paraissaient à Toulouse les deux éditions successives de Jacques Ferrand, médecin agenais : Traicte de l’essence et guerison de l’amour ou de la melancholie erotique, 1610 (édition brûlée en 1620 sous la censure du tribunal ecclésiastique de Toulouse) et De la maladie d’amour ou melancholie erotique, 1623. Cf. notre présentation de ces deux éditions dans L’évolution psychiatrique, 1994, t. 59, 4 et 2001, t. 66.
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 126.
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[18]
« Que voit-il ? Il l’ignore ; mais ce qu’il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image [simulacra] fugitive ? Ce que tu recherches n’existe pas [est nusquam] ; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image [Ista repercussae, quam cernis, imaginis umbra est] ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner » (Ovide, Métamorphoses, Livre III, 430-435, trad. G. Lafaye, Paris, Belles-Lettres, 1980, p. 83).
-
[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 178.
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[20]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 440.
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[21]
Ibid., p. 458.
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[22]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, op. cit., p. 387.
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[23]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 459.
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[24]
Cette question a fait l’objet d’une discussion avec Érik Porge lors d’une séance qui lui était consacrée dans mon séminaire au Collège international de philosophie en 2003. Je tiens ici à le remercier pour ses précieuses remarques.
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[25]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 459.
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[26]
Métonymique sans doute pour le sujet mélancolique. Mais on pourrait se demander s’il ne s’agirait pas, plus généralement, de la « cause » même de l’acte artistique qui, en ce cas, serait métaphorique. Cf. notre ouvrage La mélancolie. Études cliniques, op. cit., et particulièrement le chapitre xi, « La visée esthétique dans la mélancolie ».
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[27]
Cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 445.
1À la question laissée en suspens par Freud dans « Pour introduire le narcissisme » sur la nature de cette « nouvelle action psychique » qui doit venir s’ajouter à l’autoérotisme pour donner forme au narcissisme, Lacan répond par la formation de l’image spéculaire et la constitution imaginaire du moi qui s’ensuit. Et l’on sait depuis le stade du miroir, trop souvent réduit aux seuls avatars de l’image issus d’un processus identificatoire complexe, toutes les incidences psychopathologiques qui s’en sont trouvées répertoriées, et cela sous des enseignes très vagues, dont la fameuse « faille narcissique » offre un bon exemple. Si l’intérêt renouvelé pour le narcissisme qu’on observe actuellement dans la pratique clinique reprend avantageusement la préoccupation de Freud à partir de 1914, à savoir celle des psychoses et, plus généralement, celle des troubles du moi, il se limite toutefois bien souvent au tableau diversifié des dépressions au plan des névroses et à celui des états limites non moins diversifié dès lors qu’on suppose une altération du moi – celle-ci, bien sûr, étant à entendre non pas d’un point de vue déficitaire, mais d’un point de vue structural. Quant aux psychoses, elles seraient tout naturellement narcissiques au sens freudien de 1914, puisqu’elles impliquent une perte de la relation d’objet dans une régression moïque. Et, parmi elles, la mélancolie, dont Freud a pourtant fait le paradigme des « psychonévroses narcissiques » en 1924, distinguant celles-ci des névroses et des autres psychoses [1].
2L’ambiguïté de la classification de la mélancolie n’en est pas pour autant levée ; laissons-la simplement nous mettre sur la voie d’une originalité propre aux « névroses narcissiques » en nous attachant, pour suivre Freud, au mécanisme comme au seul critère apte à circonscrire les symptômes et les formes de la maladie [2]. Dans cette voie, nous aurions donc affaire à une clinique variée des affections narcissiques qui, selon les pathologies de l’image qu’elles présentent, conduirait à mettre au jour non seulement des mécanismes spécifiques sous-jacents, mais encore les effets de structure qu’ils déterminent. Et dans cette démarche, nous conserverons la mélancolie comme modèle avancé d’une pathologie narcissique du fait de la radicalité de l’expression de ses symptômes et de la nécessité qu’elle impose de recourir au mécanisme originaire propre à la formation de l’image spéculaire. Le terme de mécanisme, dans ce contexte, équivaudrait à celui de métapsychologie, entendue comme l’activité de reconstruction théorique indispensable pour signifier les effets de répétition d’un rapport au monde.
L’image que l’on porte en soi
3Dans la ligne freudienne du narcissisme comme ouverture par excellence sur le moi, celle qui permet de « jeter un petit regard par-dessus les murailles », Lacan relève l’importance de deux facteurs appelés à caractériser l’économie libidinale de l’homme au monde : le rapport de tension qu’entretient l’homme avec son image, et la fonction de réservoir libidinal qu’indique la notion de libido du moi, et qui donne à toute relation d’objet son fondement imaginaire. « Autrement dit, résume Lacan dans La relation d’objet, une des articulations essentielles [entre la libido et le narcissisme] est la fascination du sujet par l’image, laquelle n’est jamais, en fin de compte qu’une image qu’il porte en lui-même. Voilà le dernier mot de la théorie narcissique [3]. » En effet, il apparaît bien que cette fin de paragraphe conclusive relie à la fois les conditions de la genèse de l’image et leur effet de fascination, avec les incidences qu’une telle disposition psychique ne peut manquer d’entraîner sur l’économie libidinale. On aura déjà lu la même conclusion dans le premier séminaire – c’est dire si la formulation reste majeure : « On appelle investissement libidinal, ce en quoi un objet devient désirable, c’est-à-dire ce en quoi il se confond avec cette image que nous portons en nous, diversement, et plus ou moins structurée [4]. » Au-delà de la teneur maintenant classique du propos, ce qu’il apparaît important de souligner, c’est la fonction fondamentale que joue cette image que l’on porte en soi dans la mesure où elle rend possible l’investissement d’objet et, plus largement, dans la mesure où elle suscite les possibilités d’intérêt qui règlent notre rapport à la réalité.
4Cette image que l’on porte en soi, distincte en cela de l’image virtuelle du miroir ou, plus exactement, qui ne peut s’appréhender que de manière réfléchissante par l’intermédiaire de celui-ci, relève donc d’un premier investissement qui conditionne entièrement notre rapport à la réalité dans la mesure où, non seulement elle s’y projette, mais, plus encore, elle s’y retrouve comme faisant partie elle-même de la structuration de ce que nous désignons par la réalité. Elle constitue ce que Lacan appelle le premier narcissisme, qui consiste en la mise en rapport de la constitution de la réalité avec la forme du corps, opération qui draine avec elle tous les éléments qualitatifs d’un contexte sensible. En effet, cette image, composée à la fois de réel et d’imaginaire avant qu’elle ne se réfléchisse dans le miroir, et que Lacan assimile à une « image réelle » selon la définition propre de l’illusion optique (i(a)), donnera à l’image virtuelle du miroir (i’(a)) toute sa matière ; et celle-ci, issue du rapport à l’autre pour le petit d’homme dont l’état de prématuration se vérifie dans la confusion de son image avec celle de l’autre (le transitivisme enfantin), ne cessera de témoigner des conditions de son origine. Ainsi, dans une telle reconstitution de l’image spéculaire, et donc du narcissisme, c’est bien l’image réelle i(a) qui soutient la fonction de l’image spéculaire. « Autrement dit, écrit Lacan dans Le transfert, c’est l’image spéculaire en tant que telle, chargée du ton, de l’accent spécial, du pouvoir de fascination, de l’investissement propre qui est le sien dans le registre libidinal, bien distingué par Freud sous le terme d’investissement narcissique. La fonction i(a) est la fonction centrale de l’investissement narcissique [5]. »
5On peut, dès lors, insister sur l’importance majeure de la fonction de cette image que l’on porte en soi, dans la mesure où c’est elle qui rend possibles les investissements d’objet et, par là même, détermine notre rapport à la réalité. Aussi bien les pathologies dites narcissiques relèveraient-elles d’une défaillance de la fonction spéculaire dont le ressort indiquerait ce moment de la rencontre avec l’autre qui, en deçà même de la période du transitivisme, renverrait à un contexte originaire précédant la distinction d’un dedans/dehors et l’émergence de la représentation. C’est alors la mélancolie qui, à la fois, suggérerait et conforterait une telle hypothèse, à travers la symptomatologie qu’elle présente d’une part, et à travers la spécificité du discours qui l’exprime d’autre part. Sans entrer dans une description précise des traits de la mélancolie, nous retiendrons, pour le propos qui nous occupe, l’inhibition et le négativisme généralisés, ainsi que la puissance d’attaque que le sujet dirige contre lui-même sous des formes de dévalorisation diverses. Notons aussi le peu de consistance de l’image spéculaire et l’attente de la catastrophe qui ne peut manquer de survenir dès qu’une velléité d’investissement se fait jour. Dans l’impossibilité d’établir un récit de son mal, le sujet mélancolique le renvoie au Destin comme s’il lui était « tombé du ciel » ; dès lors, et du fait d’une trop grande lucidité sur le monde, la réalité lui apparaît sans relief, uniformément plane. Tous les objets se valent et peuvent se substituer les uns aux autres ; aussi bien la réalité est-elle déniée non pas pour elle-même, mais pour l’intérêt qu’elle pourrait offrir au sujet, lequel, décidément, n’en a rien à faire. En revanche, il doit bien exister quelque chose ailleurs, quelque chose d’absolu comme le Sens ou la Vérité, et cela derrière les choses, derrière la réalité qui n’est là que pour y faire écran. Et l’image de la couronne qui flamboie tout autour de la lune lors d’une éclipse de soleil – image ainsi évoquée par un patient pour signifier cet au-delà de la réalité – caractérise la position du sujet mélancolique par rapport à celle-ci et le statut imaginaire de l’objet de sa quête [6].
6On discernera, dans cette description trop condensée, plusieurs problématiques propres à la mélancolie étroitement imbriquées les unes dans les autres. Nous en retiendrons ici le manque total d’intérêt pour les affaires du monde, très souvent évoqué par le sujet mélancolique dans une sorte de lassitude résignée, ainsi que la brillance de l’absolu qu’une réalité, rendue de ce fait à la banalité, se trouve amenée à recouvrir. Ces deux traits, qui singularisent le rapport du sujet à la réalité, relèvent de l’impossibilité d’investir cette dernière faute d’un attrait tout entier versé au profit d’une croyance en un absolu. Il doit bien y avoir derrière ça la vraie vérité, dit un patient mélancolique. Cette forme pathologique de rapport à la réalité, qui pourrait faire penser à la psychose dans la proximité qu’entretiendrait le sujet avec la Chose, indique tout de même un écart maintenu avec celle-ci à travers le discours du sujet qu’on ne peut assimiler tel quel à un délire. Il n’en reste pas moins qu’on entend glisser à travers le discours du sujet des signes, plutôt que des signifiants, appelés à désigner de manière répétitive les failles d’une réalité, qui prend rapidement l’allure d’un vaste champ dévasté par les trahisons successives. Vous voyez, je vous l’avais bien dit ! C’est encore raté, cela ne peut pas marcher, et là… et là… c’est encore pareil ! Et le patient de recenser les défections réelles qui confortent de manière implacable la logique négativiste de son discours. Certes, la figure de la castration semble mise à mal dans une inscription qui ne cesse de se déplacer dans le réel de la désignation de manière métonymique. Mais nous réserverons cette question pour un autre cadre de réflexion et nous nous limiterons ici à celui fixé par le narcissisme ; aussi bien allons-nous interroger la dynamique psychique constitutive de l’image réelle qui, seule, rend possible l’investissement d’objet.
Image et nostalgie
7L’investissement tient du miracle, répète Lacan à la suite des deux auteurs Jekels et Bergler dont il commente l’article « Transfert et amour » (1933) dans Le transfert. « Si au niveau libidinal, le sujet est vraiment constitué d’une façon telle que sa fin et sa visée soient de se satisfaire d’une position entièrement narcissique – eh bien, comment n’arrive-t-il pas, en gros et dans l’ensemble, à y rester ? […] On voit difficilement ce qui peut bien conditionner cet énorme détour qui constitue la structuration, complexe et riche, à laquelle nous avons affaire dans les faits [7]. » De même Freud, dans « Pour introduire le narcissisme », avait-il déjà tenté de répondre à la question, d’un point de vue économique d’une part, en supposant la formation d’une stase libidinale (Stauung), sorte d’engorgement de libido qui demanderait, au-delà d’un certain seuil quantitatif, à se déverser à l’extérieur, et d’un point de vue dynamique d’autre part – celui qui nous intéresse ici –, en mettant au jour la fonction des deux instances idéales du moi censées revêtir l’ancienne toute-puissance de ce dernier lorsqu’il se proposait lui-même comme objet d’amour. Mais c’est en réponse à une contrainte, celle constituée par les réprimandes des autres et l’activité naissante du jugement, que Freud semble distinguer l’idéal du moi du moi idéal, au sens où le premier participerait à la fois de la régulation symbolique du rapport à l’autre et du registre imaginaire – ce dernier registre qu’il partage avec le moi idéal. Ces deux instances idéales du moi contribueraient ainsi à maintenir la satisfaction narcissique vis-à-vis d’un moi qui ne peut que verser dans la nostalgie (Sehnsucht) de la toute-puissance qu’il a perdue.
8La question de la nostalgie et, par là même, de l’aspiration du sujet à recouvrer cet état d’amour parfait, accompagné du sentiment de toute-puissance qui s’ensuit, conduit Lacan, à partir de son commentaire de l’article de Jekels et de Bergler, à privilégier deux orientations de pensée relatives à la problématique de l’investissement d’objet. L’une s’attache à la complexité de l’origine et du développement de la fonction de l’idéal du moi pour tenter d’expliquer la possibilité de l’investissement d’objet à travers ce qui relèverait déjà d’une projection de l’image spéculaire (la projection étant ici difficile à distinguer de l’effet de retrouvaille propre aux premières identifications) ; et l’autre suppose l’action de Thanatos qui, liée à l’origine du surmoi, exercerait sa « puissance ravageuse » en obligeant le sujet à sortir de son « auto-enveloppement » narcissique. Sans adopter les thèses des deux auteurs, Lacan souligne l’intérêt que présente la dernière dans la fonction que pourrait remplir l’instinct de destruction dans toute approche de l’objet. « Aurions-nous été jusqu’à dire qu’en somme, ce n’est que par l’instinct de destruction que nous venons vraiment au contact de quelque objet que ce soit ? » Et encore : « C’est peut-être bien en effet dans un moment d’agression que se place la différenciation, sinon de tout objet, du moins d’un objet hautement significatif [8]. » On penserait volontiers à la question de l’ambivalence primordiale issue du complexe de sevrage, évoquée dès 1938 par Lacan dans « Les complexes familiaux », ou bien encore aux abandons précoces, sinon originaires, pour un sujet dès lors sous l’emprise de l’autodestruction. Et dans cette dernière vue, il serait sans doute pertinent d’interroger l’hypothèse de Lacan relative à la mélancolie, celle d’« un remords d’un certain type, déclenché par un dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet [9] ». Mais nous n’aborderons pas cette analyse qui nous entraînerait, avec la question de l’objet perdu, à rendre compte d’une genèse de la mélancolie. Nous suivrons, dans la ligne de la première orientation de pensée relative à l’investissement d’objet, la fonction de l’idéal du moi dans ce qu’elle révèle d’originaire et de structurant au sein de l’économie psychique narcissique. Et l’impossibilité pour le sujet mélancolique de maintenir une relation d’objet, si ce n’est même de la désirer, nous permettra de confirmer le rôle de l’idéal du moi dans l’effet de projection narcissique sur le monde et d’élaborer, au plan métapsychologique, les modalités originaires de sa constitution.
9Nous avons vu que la formation de l’image spéculaire repose sur cette première identification à l’autre, mon semblable, dans une confusion des places qui indique l’état de prématuration du petit d’homme quant à sa capacité de percevoir l’unité de son corps, et par là même à se distinguer des objets. Ce n’est qu’au-dehors et par rapport à l’autre qu’il anticipe par identification ce qui relèvera de son unité, celle-là même qui se trouvera confirmée dans le miroir par l’intermédiaire de l’adulte qui, déjà au plan symbolique, lui en donnera comme une garantie. Or ce qui nous intéresse ici, c’est le premier moment constitutif de l’image, à savoir celui de l’image réelle, dans la mesure où ce sont les caractéristiques de celle-ci qui vont se trouver reflétées par le miroir et qui vont introduire le sujet aussi bien à la relation d’objet qu’à l’insatisfaction qui l’accompagne ; autrement dit, la confusion identificatoire avec l’autre semblable, support de l’image réelle, continuera de produire ses effets de fascination jusque dans l’investissement d’objet, sous la forme d’un manque situé au-delà de l’objet. On voit là se profiler la dynamique nécessairement métonymique du désir qui ne cesse de dépasser l’objet pour tendre vers quelque chose devenu radicalement inaccessible, à savoir le rien, autrement défini par « ce qu’il y a derrière ». Et l’image réelle en témoignerait, qui ouvre sur quelque chose, l’objet a de Lacan, que le sujet saisit en son image virtuelle et en son rapport à l’objet sous la forme du manque (x) [10]. Cet irrémédiable point de fuite du miroir, lieu de l’objet a hors limites, continue la version de la nostalgie freudienne sous la forme de l’impuissance du désir à cerner son objet comme de celle du sujet à répondre au désir de l’autre. « C’est dans la relation spéculaire que le sujet a l’expérience et l’appréhension d’un manque possible, que quelque chose au-delà peut exister, qui est un manque [11]. » L’enfant, devant le miroir, éprouvera de cette façon son propre désir, impuissant à satisfaire la tension qu’il décèle chez sa mère et dont il comprend qu’il n’est pas l’enjeu. « […] au-delà de ce qu’il constitue lui-même comme objet pour la mère, [il apparaît au sujet] cette forme que l’objet d’amour est pris, captivé, retenu, dans quelque chose que lui-même, en tant qu’objet, n’arrive pas à éteindre – à savoir une nostalgie, qui se rapporte au propre manque de l’objet d’amour [12] ».
10Cette nostalgie vient en quelque sorte consacrer, au-delà du narcissisme cette fois, la désillusion de l’enfant devant ce qui lui apparaît comme un manque chez la mère et qui ne le concerne pas. Mais c’est aussi ce même manque qu’il va partager, ce manque encore, lieu de la castration, qui va sceller la relation amoureuse par le fait que les deux partenaires s’emploieront à y correspondre l’un pour l’autre et réciproquement [13]. Sans doute la question de la nostalgie, qui demanderait un autre travail, pourrait-elle offrir matière à distinguer l’état dépressif de la mélancolie. On peut, en effet, souvent observer dans les états dépressifs, qui peuvent recouvrir différentes structures psychiques, une sorte de bascule du sentiment d’impuissance dans un sentiment de mésestime de soi qui se traduit le plus souvent par une dévalorisation de l’image spéculaire. C’est dire que le sujet exprime sa souffrance sous le regard de l’autre et peut lui attribuer une origine sous la forme d’une occasion quelconque à laquelle se rattacherait le sentiment d’impuissance ; et peu importe que l’occasion soit réelle ou fantasmatique, l’important réside dans la capacité du sujet à élaborer un récit possible de son malaise. À la différence du sujet dépressif, on n’entend pas, avec le sujet mélancolique, la possibilité d’un tel discours linéaire. Sans origine ni perspective future, le sujet semble versé dans un temps suspendu qui ferait en sorte que tout aurait déjà été joué. De surcroît, il défie quiconque de l’aider en quoi que ce soit, sachant l’illusion du monde et la traîtrise de la parole. J’ai toujours été comme cela, et ce sera toujours comme cela. Vous ne pourrez rien y faire ; pour les autres oui, mais pas pour moi. Moi, je sais déjà. L’illusion aurait donc cédé la place à la lucidité qui, dès lors, alimente un négativisme auquel le sujet mélancolique paraît vouloir fortement se tenir. Et plus que des effets d’une déception, comme on pourrait l’envisager pour l’état dépressif, il s’agirait, dans son impossibilité de s’intéresser au monde, d’une impossibilité d’y reconnaître les marques originaires de son image spéculaire, cette image réelle du premier narcissisme appelée à structurer son environnement.
Le vacillement de l’idéal du moi
11« Si le tableau du rapport au monde n’est pas déréalisé par le sujet, c’est qu’il comporte des éléments qui représentent des images diversifiées de son moi, et sont autant de points d’attache, de stabilisation, d’inertie [14]. » Ainsi Lacan insiste-t-il de manière répétitive sur l’étroite intrication de la perception et du narcissisme, au point de faire de celui-ci la condition de celle-là puisque nous appréhendons le monde selon la forme du corps et les marques décisives qu’en a laissées l’expérience originelle. Mais, pour reprendre le terme de Lacan, s’agit-il, pour le sujet mélancolique, d’un monde déréalisé ? Il ne semble pas ; son discours est tout autre que celui d’un sujet schizophrène, et s’il évoque une réalité nivelée où tous les objets ont même valeur, c’est pour reporter sa quête « derrière les choses », derrière cette même réalité qui doit masquer ce qui ressortirait à ce qu’on saisit maintenant comme un effet de réel. L’envie d’évoquer la psychose dès que s’indique la proximité de la Chose relève d’une précipitation qui empêche d’analyser les avatars possibles du narcissisme, dont la clinique reste à travailler sur la base des apports lacaniens. Freud l’avait bien remarqué, qui séparait les « psychonévroses narcissiques » des autres psychoses ; et l’on peut sans doute attribuer le peu d’écho rencontré par cette tentative à son absence de repérage dans la psychiatrie classique. Il resterait, bien sûr, à mettre au jour ce qui semble relever d’une figure de la castration singulière pour la mélancolie, ce qui dépasserait ici notre propos [15].
12C’est donc plus un monde dénué d’intérêt qu’un monde déréalisé que décrit le sujet mélancolique, et la question de l’intérêt, peu présente dans la littérature psychanalytique, mériterait, elle aussi, une étude particulière. On sait que Freud, dans « Pour introduire le narcissisme », en fait l’énergie de la pulsion d’autoconservation ou pulsion du moi, conjointement à la libido dont il fait l’énergie de la pulsion sexuelle. Et la question que Freud ne cesse de poser concernant la pertinence ou non de distinguer la pulsion d’autoconservation de la pulsion sexuelle, et cela même à l’époque de l’élaboration de la seconde théorie des pulsions, trouverait peut-être en partie sa réponse dans les différents types de choix d’objet amoureux qu’il répertorie (les types narcissique, érotique et de contrainte) ; leur spécificité relèverait, en effet, de la quantité respective des deux types de pulsion qu’ils mettent en jeu. Cependant, la pulsion d’autoconservation, ou pulsion du moi, remplit la fonction de faire en sorte que le moi (même dans les cas d’investissement extrême, comme en témoigne la passion amoureuse, par exemple) ne se dépouille pas de toute sa libido narcissique au profit de l’objet – faute de quoi il verserait dans un état de dangereux assujettissement. Et ce dernier état, qui met en jeu la conservation du moi, accuse encore la puissance de fascination de l’image spéculaire quand celle-ci n’est médiatisée par aucune référence symbolique. Les traités sur la mélancolie du xviie siècle qui réservaient, pour la plupart, un développement conséquent à la mélancolie dite « érotique » ou bien encore à la « mélancolie d’amour [16] » ne se trompaient pas lorsqu’ils attribuaient au regard l’effet pernicieux de la maladie. Et l’impossibilité de jouir de l’objet rêvé plongeait alors l’amant dans une langueur mortelle.
13Que la captation par l’image aille jusqu’à inhiber la pulsion du moi indique la portée de l’identification primordiale du premier narcissisme, non seulement du point de vue énergétique, mais encore, et essentiellement, du point de vue dynamique dès lors qu’elle échappe à toute régulation possible. « En somme, résume Lacan, le problème n’est pas de savoir à quel degré plus ou moins grand s’élabore le narcissisme, conçu au départ comme un autoérotisme imaginé et idéal, c’est au contraire de reconnaître quelle est la fonction du narcissisme originel dans la constitution d’un monde objectal comme tel [17]. » Mais, comme le montre le schéma du vase renversé auquel Lacan ne cesse de revenir, le sujet ne se réduit pas à son identification narcissique et trouve à s’identifier ailleurs ; en d’autres termes, et pour commenter le schéma, il peut changer de place et ne plus occuper la place de l’image réelle qu’il porte en lui (i(a)) pour viser d’autres places et continuer, cependant, à se voir dans le miroir (i’(a)). Le second narcissisme, celui de l’image virtuelle à laquelle s’identifie le petit d’homme sous la caution de l’adulte (l’Autre) qui participe de l’expérience – et qui ne cessera de refléter aussi l’autre originel du premier narcissisme –, présente des possibilités d’identification ailleurs qu’au lieu même de l’image, et plus précisément au lieu de l’idéal du moi. L’idéal du moi, que nous avons déjà repéré avec Freud comme cette instance qui, de la même manière, permet à l’enfant d’abandonner la sphère de toute-puissance narcissique dans laquelle il ne pouvait que se complaire, figurera précisément l’instance régulatrice à la fois imaginaire et symbolique qui permettra au petit d’homme de se situer dans le champ symbolique de l’Autre et d’échapper ainsi à la captation exclusive de l’image. Cette figure de la fascination offre, bien évidemment, matière à penser une certaine forme de pathologie narcissique tout entière centrée sur une confusion d’image entre le sujet et l’objet. Semblable à Narcisse qui s’éprend de lui-même dans un effet de leurre hallucinatoire – non seulement il ne reconnaît pas son image, mais il n’en reconnaît pas même la nature illusoire [18] –, l’amant s’éprend de son objet dans un même « aveuglement » hallucinatoire, signe manifeste des effets néfastes de l’identification narcissique. Freud explique cette « catastrophe psychologique » par l’écrasement de la fonction de l’idéal du moi dès lors que le sujet aurait érigé l’objet d’amour en lieu et place de celui-ci. Mais la question rebondit sur ce qui rend possible une telle vacillation et, par conséquent, sur ce qui, dans la constitution de l’instance idéale, se prête à cette folle collusion.
14On pressent qu’un tel effet pathologique ne peut que renvoyer à l’originaire narcissique dans la mesure où c’est le moi qui semble directement perturbé, comme renvoyé aux incidences sans limite de l’imaginaire et du réel. Or, s’appuyant sur le schéma conclusif du chapitre vii de « Psychologie des masses et analyse du moi » de Freud, Lacan insiste sur ce qui, dans ce schéma, pointerait la place et la fonction de quelque chose d’extérieur situé au-delà de l’objet, dans les toutes premières esquisses et manifestations du moi. Et c’est ce quelque chose, ainsi représenté par Freud, qui se projetterait sur le voile du moi en tant qu’idéal du moi. « À propos de l’Ich-Ideal, il ne s’agit pas simplement d’un objet, mais de quelque chose qui est au-delà de l’objet, et qui vient se refléter, comme Freud le dit, non pas purement et simplement dans le moi, qui en ressent sans doute quelque chose et peut s’en appauvrir, mais dans quelque chose qui est dans les soubassements mêmes du moi, dans ses premières formes, dans ses premières exigences, et, pour tout dire, sur le premier voile, et il s’y projette sous la forme de l’idéal du moi [19]. » On saisit ainsi le possible vacillement de l’idéal du moi dès lors qu’en deçà des identifications œdipiennes, les traits d’identification archaïques qui le composent se fondent, au plan imaginaire, dans ceux de l’objet. Il reste que ces traits, issus un par un du processus identificatoire (le trait unaire), ont pris fonction de signifiant et, de ce fait, doivent offrir au sujet un point de visée régulateur par rapport auquel le sujet décidera de sa place et de son image (moi idéal). « […] l’identification de l’idéal du moi – c’est une identification par traits isolés, par traits chacun unique, par traits ayant la structure de signifiant [20] ». Et ce n’est qu’en reconstruisant cet originaire de l’idéal du moi que l’on parvient à comprendre le travail de deuil, éminemment narcissique, qui consiste à identifier la perte réelle élément par élément, dont « élément grand I à élément grand I, jusqu’à épuisement. Quand cela est fait, fini [21] ». Autrement dit, dans le travail de deuil, l’image réelle i(a), dans son invisibilité même, regagne toute sa puissance d’attraction, identifiée à ce reste qui lui fait défaut (a) et dont témoigne la reviviscence des objets partiels qui orientent nos investissements. Voilà bien en quoi la mélancolie se différencie du seul état dépressif si l’on assimile celui-ci à l’état de deuil à travers la commune mesure de la perte.
15C’est dire aussi que l’interrogation freudienne de « Deuil et mélancolie », relative à « ce que l’on a perdu à travers la personne disparue », concerne aussi bien le sujet mélancolique que le sujet endeuillé, lequel, précisément, parvient à résoudre cette énigme au sein même du travail de deuil. Il s’agirait là d’un remaniement psychique, à la fois topique et dynamique, au cours duquel l’objet a, dangereusement isolé dans la situation de deuil, retrouverait son masque au sein de l’image i(a). « Le problème du deuil, résume Lacan dans L’angoisse, est celui du maintien, au niveau scopique, des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet a, mais à i(a), par quoi est narcissiquement structuré tout amour, en tant que ce terme implique la dimension du désir que j’ai dite. C’est ce qui fait la différence de ce qui se passe dans le deuil avec ce qui se passe dans la mélancolie et la manie [22]. » C’est donc bien du maintien de l’image originelle du premier narcissisme qu’il s’agit, celle-là même qui structure le monde et détermine les choix d’objet, et de laquelle s’érigent les traits distinctifs, ou bien encore les « insignes » constitutifs de l’idéal du moi, en tant qu’ils ont acquis leur consistance au lieu même de ce qui manque également à l’Autre.
Le paradigme de la mélancolie
16Serait-ce alors autour de la formation de cette image réelle qu’il faudrait situer la problématique de la mélancolie et, particulièrement, autour des traits propres à l’idéal du moi, dans la mesure où le sujet semble interdit de séjour dans une réalité dénuée d’intérêt et au sein de laquelle tous les objets se valent ? La mélancolie apparaîtrait ainsi comme l’application d’une philosophie de la Vanité qui réduirait d’avance à néant toute proposition d’investissement dès lors qu’elle ne pourrait qu’apporter l’échec et la trahison. J’ai encore été trahi(e), et de toute façon, c’est toujours comme cela, j’aurais dû m’y attendre. La quasi-résignation du sujet mélancolique dépasse de loin, dans son expression, le motif particulier qui l’avait suscitée. C’est à la fatalité qu’il se soumet et qui renvoie bien plus à la condition existentielle générale qu’à l’occasion ponctuelle de la déception. On pense alors à la piste de Lacan relative au « suicide de l’objet », « […] d’un objet qui est entré à quelque titre dans le champ du désir, et qui, de son fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu [23] ». La question de la nature de cet objet reste à travailler [24] ; elle peut faire référence à l’objet freudien de « Deuil et mélancolie » comme à l’objet a et à celui-ci au sein même de i(a), l’image narcissique. Le je ne suis rien du sujet mélancolique ferait pencher pour cette dernière hypothèse, à la condition d’entendre également la douloureuse autocritique dont il accompagne chacun de ses échecs. Mais n’ai-je pas été suffisamment aimable pour le/la retenir ? Qu’ai-je fait pour qu’il/elle s’en aille ? N’étais-je donc rien pour il/elle ?… sans que le sujet puisse se rendre compte qu’il a lui-même provoqué la rupture de la relation ou l’issue malheureuse de l’entreprise. Ce serait donc d’une sorte de lâchage que pâtiraient à la fois le mélancolique et l’endeuillé, avec cette différence que le mélancolique y aurait lui-même contribué en répétant une situation qu’il aurait antérieurement vécue. La déception serait ainsi à l’origine du remords par le retournement de l’agressivité sur le sujet dès lors que l’agressivité s’adressait à la personne disparue. Mais, pour le sujet mélancolique, cette agressivité s’est inscrite très tôt dans les traits de l’image narcissique i(a) au point que l’idéal du moi n’a pu que s’en trouver déplacé vers un imaginaire inaccessible et radicalement coupé de la réalité. Derrière les choses, ça brille. Le tout ou rien du sujet mélancolique relève de ce déplacement de l’idéal du moi au-delà des choses, au-delà des objets de la réalité qui, de ce fait, ne sont plus que des objets d’échange. Et le sujet mélancolique reste bien trop lucide pour utiliser ces objets aux fins de son aspiration nostalgique. Aussi bien reste-t-il comme sous influence, celle d’un idéal du moi dont aucun des traits ne pourra jamais s’accorder à la réalité. Il n’y a pas de sens, il n’y a pas de vérité, alors pourquoi faire quoi que ce soit. La résonance philosophique souvent perceptible du discours mélancolique, et qui rejoint la problématique existentielle commune, ne réduit pas, cependant, l’incidence pathologique du propos dans la mesure où, loin de l’expression du philosophe, celle du mélancolique fait partie du symptôme par le statut qu’elle revêt. En effet, c’est d’une mise en acte qu’il s’agit, et qui fait basculer le sujet mélancolique dans l’inhibition et le négativisme généralisés. Le danger alors serait d’en venir à rejoindre cet idéal auquel croit le sujet mélancolique et qui lui garantit encore une forme d’identification symbolique, même si les signifiants s’en rapportent au rien ou au destin. Or rejoindre cet idéal, c’est alors le confondre avec l’objet du désir, l’objet a, et vouloir l’atteindre à travers ou derrière les choses. Lacan souligne cette possible confusion qui serait moins rare qu’on ne le croit généralement dès lors que, à la suite d’une perte, le sujet s’efforce de récupérer ce qu’il croit relever de son désir, habité par une « puissance d’insultes » à l’égard de l’objet disparu. « Nous sommes portés par là au cœur du rapport entre le grand I et le petit a, en un point du fantasme où la sécurité de la limite est toujours mise en question, et dont nous devons savoir faire le sujet s’écarter [25]. »
17C’est alors la question de l’intérêt qui reprendra toute sa pertinence dans la mesure où l’intérêt seul, qu’on « entend » resurgir au cours de la cure, permettra au sujet mélancolique, non pas d’abandonner sa visée mortifère de l’absolu, mais de la médiatiser à travers une activité particulière susceptible de ne faire seulement que l’indiquer. Cet autre abord de la dynamique psychique mélancolique demanderait un travail spécifique. Disons rapidement pour la forme d’activité dont il s’agit qu’elle s’apparente à une activité de composition, d’organisation de l’environnement qui aboutit naturellement à faire ressortir des objets, lesquels sont alors vus et parlés pour eux-mêmes. Qu’ils soient précieux ou banals, leur fonction relève de la contemplation esthétique et de la portée métonymique [26] de ce qu’ils désignent. Et il apparaît que ces objets, ainsi mis en exergue du fait de l’arrangement du nouveau contexte dans lequel ils s’insèrent, parviennent à redonner à la réalité de la perspective et du relief. Le statut de tels objets serait, bien évidemment, à mettre au jour ; et, plus qu’à l’objet fétiche, on pense à l’objet phallique émergeant en avant de l’image du corps, à l’exemple de ces îles des cartes marines dont seul le pourtour se trouve dessiné [27].
18La question du narcissisme, fondamentale parce que constitutive de notre rapport au monde, et cela relativement à la structuration perceptive comme aux investissements d’objet, présente de ce fait des formes pathologiques variées qu’on ne peut appréhender qu’en s’efforçant de repérer les mécanismes intrapsychiques dont elles procèdent. De l’état dépressif à la mélancolie, de la bonne ou mauvaise image à l’exclusion du sujet de toute signification possible, on assiste à différents modes d’expériences vécues selon qu’ils font intervenir le premier ou le second narcissisme en lien avec les identifications constitutives de l’idéal du moi. Et le surmoi agira à l’égard du moi de façon plus ou moins répressive selon les caractéristiques de l’idéal du moi. Le narcissisme concerne donc ce qu’on appelle communément les modalités de reconnaissance du moi, et celles-ci, dans les diverses formes pathologiques qu’elles revêtent, rendent conjointement manifestes divers types de « rejet » (Verwerfung) dont on ne peut décider sans plus d’analyse s’ils désignent nécessairement la psychose. La mélancolie donne le mieux à saisir cette incertitude et rend encore la question plus complexe par les processus défensifs originaux qu’elle met en place contre la menace, toujours latente, d’une brutale désaffection du monde. Dans la métapsychologie lacanienne, elle renvoie à l’originaire du rapport au monde, non seulement à partir de l’image que l’on porte en soi i(a), mais encore à partir de la relation nourricière qui offre matière à la première identification de type cannibalique. Aussi bien la question du narcissisme participe-t-elle des fondements de la théorie psychanalytique pour laquelle la prise en compte d’un originaire du rapport au monde est ainsi devenue indispensable. Il reste qu’à la différence d’une phénoménologie qui s’en dégagerait tout naturellement, c’est à une logique que nous convie Lacan dès lors que les traces événementielles, incluses dans leur tonalité respective, ressortissent à leur prise dans la chaîne signifiante et à leurs modalités d’expression dans le langage.
Notes
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[*]
Marie-Claude Lambotte, <marieclaude. lambotte@ free. fr>
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[1]
C’est dès 1916, dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse xxii et xxvi, que Freud mentionne les « névroses narcissiques » comme devant nous laisser entrevoir la structure (Afbau) du moi.
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[2]
Cf. la conclusion de Freud à la conférence de Viktor Tausk sur la mélancolie du 30 décembre 1914, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne dans Les premiers psychanalystes IV, Paris, Gallimard, 1983.
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[3]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Seuil, 1994, p. 52.
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[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Seuil, 1975, p. 162.
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[5]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991, p. 434. Cf. bien sûr le dispositif métaphorique qu’offre le schéma du vase renversé dans, entre autres textes, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., et « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (1961) dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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[6]
Pour une clinique de la mélancolie, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos ouvrages : Le discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologie (1993), Paris, Anthropos, 2003, et La mélancolie. Études cliniques, Paris, Anthropos, 2007.
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[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 395-396.
-
[8]
Ibid., p. 406.
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[9]
Ibid., p. 459.
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[10]
Nous ne pouvons aborder ici la problématique de la référence au phallus imaginaire (– ?).
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[11]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 176.
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[12]
Ibid.
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[13]
C’est encore ce même processus qu’on retrouve dans le deuil : « Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire J’étais son manque. » Cf. les développements de Lacan dans Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Seuil, 2004, p. 132, 166.
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[14]
J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Seuil, 1978, p. 199.
-
[15]
Nous renvoyons à nos ouvrages, op. cit.
-
[16]
Rappelons qu’à la même époque que celle de Robert Burton (Anatomie de la mélancolie, 1621) paraissaient à Toulouse les deux éditions successives de Jacques Ferrand, médecin agenais : Traicte de l’essence et guerison de l’amour ou de la melancholie erotique, 1610 (édition brûlée en 1620 sous la censure du tribunal ecclésiastique de Toulouse) et De la maladie d’amour ou melancholie erotique, 1623. Cf. notre présentation de ces deux éditions dans L’évolution psychiatrique, 1994, t. 59, 4 et 2001, t. 66.
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[17]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 126.
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[18]
« Que voit-il ? Il l’ignore ; mais ce qu’il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image [simulacra] fugitive ? Ce que tu recherches n’existe pas [est nusquam] ; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image [Ista repercussae, quam cernis, imaginis umbra est] ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner » (Ovide, Métamorphoses, Livre III, 430-435, trad. G. Lafaye, Paris, Belles-Lettres, 1980, p. 83).
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[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 178.
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[20]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 440.
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[21]
Ibid., p. 458.
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[22]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, op. cit., p. 387.
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[23]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 459.
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[24]
Cette question a fait l’objet d’une discussion avec Érik Porge lors d’une séance qui lui était consacrée dans mon séminaire au Collège international de philosophie en 2003. Je tiens ici à le remercier pour ses précieuses remarques.
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[25]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 459.
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[26]
Métonymique sans doute pour le sujet mélancolique. Mais on pourrait se demander s’il ne s’agirait pas, plus généralement, de la « cause » même de l’acte artistique qui, en ce cas, serait métaphorique. Cf. notre ouvrage La mélancolie. Études cliniques, op. cit., et particulièrement le chapitre xi, « La visée esthétique dans la mélancolie ».
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[27]
Cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 445.