Notes
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[*]
Erik Porge, erikporge@ aol. com
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[1]
J. Lacan, Le moment de conclure, 15 novembre 1977, inédit.
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[2]
J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 11 janvier 1977, L’Unebévue, n° 21, Paris, Éd. L’Unebévue, hiver 2003-2004.
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[3]
J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
-
[4]
Nathalie Sarraute, « L’usage de la parole », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 933 : « Des paroles – ondes brouilleuses… Des paroles – particules projetées pour empêcher que grossisse dans l’autre… pour détruire en lui ces cellules morbides où son hostilité, sa haine prolifère… Des paroles – alluvions répandues à foison pour fertiliser un sol ingrat… »
-
[5]
J. Lacan, Le moment de conclure, op. cit.
-
[6]
Ornicar ? n° 8, p. 102-103 : « La section clinique du champ freudien a été créée en octobre 1976. Elle a pour but de fonder un enseignement de clinique psychanalytique qui réponde à la définition proposée par Jacques Lacan : «La clinique psychanalytique, c’est le réel en tant qu’il est l’impossible à supporter. L’inconscient en est à la fois la voie et la trace par le savoir qu’il constitue : en se faisant un devoir de répudier tout ce qu’implique l’idée de connaissance. »
-
[7]
Ornicar ? n° 9, « Ouverture de la section clinique », 5 janvier 1977, Paris, Lyse, p. 7.
-
[8]
Ibid., p. 8.
-
[9]
Ibid., p. 10.
-
[10]
J. Lacan, Le moment de conclure, 20 décembre 1977, inédit.
-
[11]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
-
[12]
J. Lacan, « Au-delà du « principe de réalité » (1936), Écrits, op. cit., p. 81.
-
[13]
Théodor Reik, Le psychologue surpris (1935), Paris, Denoël, 1976, chap.III.
-
[14]
J. Lacan, « Ouverture de la section clinique », op.cit., p. 11.
-
[15]
J. Lacan, L’identification, 21 mai 1962, inédit, où Lacan évoque Les mémoires d’un souterrain de Dostoïevski.
-
[16]
J. Lacan, « Ouverture… », op. cit., p.10.
-
[17]
J. Lacan, Le moment de conclure, 10 janvier 1978, inédit.
-
[18]
J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, 30 mars 1966, inédit, à propos des tableaux de Magritte représentant un tableau inscrit dans le cadre d’une fenêtre et qui représente le paysage supposé vu par la fenêtre.
-
[19]
J. Lacan, L’insu que sait…, op. cit., p. 70.
-
[20]
J. Lacan, « Ouverture… », op. cit., p. 10.
-
[21]
J. Lacan « Proposition du 9 octobre 1967 », Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 256.
-
[22]
Sophie Duportail, « Passe et nomination », Psychanalyse, n° 5, Toulouse, érès, 2005.
-
[23]
Cf Henri Rey-Flaud, « Et Moïse créa les juifs… » Le Testament de Freud, Paris, Aubier, 2006, par exemple p. 37 : « Qu’appelle-t-on spéculer ? ».
-
[24]
J. Lacan « Radiophonie », Autres Écrits, op. cit.
-
[25]
J. Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, op. cit., p. 458. et E. Porge, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, Toulouse, érès, 2005, p. 44.
-
[26]
J. Lacan, Ouverture de ce recueil, Écrits, op. cit. p. 10 et E. Porge, Transmettre…, op. cit., p. 52-53.
-
[27]
E. Porge, Jacques Lacan, un psychanalyste. Parcours d’un enseignement, Toulouse, érès, 2001, p. 205. sq. et Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, op.cit., 2005, p. 153.
-
[28]
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, op. cit., p. 213.
-
[29]
Pascale Hassoun, CheVuoi ?, n° 25, Paris, L’Harmattan, 2006.
-
[30]
S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Gallimard, 1997, p. 267.
-
[31]
J. Lacan, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p. 281-282.
-
[32]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits, op. cit., 834.
-
[33]
Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 109.
-
[34]
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Édition de Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1978, p. 146
-
[35]
Jean Starobinski, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971, p. 50.
-
[36]
Ibid., p. 151. Aussi, p. 129.
-
[37]
F. de Saussure, Cours, op. cit., p. 156.
-
[38]
Ibid., p. 157.
-
[39]
Patrice Meneglier, La langue : cosa mentale, L’Herne, Paris, 2003.
-
[40]
F. de Saussure, Écrits, op. cit., p. 20-21.
-
[41]
Ibid., p. 42-43.
-
[42]
F. de Saussure, Cours, op. cit., p. 166.
-
[43]
F. de Saussure, Écrits, op. cit., p. 64-65.
-
[44]
Ibid., p. 82.
-
[45]
Ibid., p. 83.
-
[46]
Émile Benveniste, « Les niveaux de l’analyse linguistique », Problèmes de linguistique générale, tome I, Paris, Gallimard, 1966.
-
[47]
J. Lacan, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, p. 272, dans une discussion sur le De Magistro de saint Augustin.
-
[48]
C’est un mot qui a plusieurs significations en français. Il a un usage précis chez Lacan, par exemple dans l’« Ouverture » des Écrits, Télévision, « Position de l’inconscient ». C’est interpeller quelqu’un en un lieu donné, interpellation qui vaut engagement.
-
[49]
J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 131.
-
[50]
Ibid.
-
[51]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 163.
-
[52]
Ibid., p. 188.
-
[53]
Ibid., p. 154.
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[54]
Ibid., p. 190.
-
[55]
Ibid., p. 188-205.
-
[56]
Ibid., p. 181.
-
[57]
Marjolaine Hatzfeld, « Logique » du champ de l’autre », La lettre et le lieu, sous la dir. de Jean Pierre Marcos, Paris, Kimé, 2006, p. 217.
-
[58]
J. Lacan, L’identification, 21 mars 1962, inédit.
-
[59]
J. Lacan, Le stade du miroir, Écrits, 1949, op. cit, p. 98.
-
[60]
J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, 1965, op. cit, p. 855.
-
[61]
Jean-Michel Vappereau, Nœud. La théorie du nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie en extension, 1997, chap.III. Ainsi que : « La deuxième raison d’un échec (1967) » in Christian Centner (sous la direction de), L’insistance du réel, Toulouse, érès, 2006. J.M. Vappereau dessine le graphe de coupure permettant la transformation d’un triple tore en une chaînœud borroméénne.
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[62]
J. Lacan, Le moment de conclure, 9 mai 1978, inédit.
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[63]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 13 janvier 1965, inédit.
-
[64]
J. Lacan, « L’Etourdit », Autres écrits, op. cit., p. 478, 483, 484.
-
[65]
Ibid., p. 485.
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[66]
J. Lacan, L’identification, 16 mai 1962, inédit.
-
[67]
J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, 15 décembre 1965, inédit.
Une pratique de bavardage
1Talking cure. Par ces mots Bertha Pappenheim, alias Anna O., désigna dans les Évs 1880 cette nouvelle méthode de traitement, initiée par J. Breuer et qui allait prendre grâce à Freud le nom de psychanalyse. Quelque cent ans plus tard, en 1977, nous entendons Lacan au début de son séminaire Le moment de conclure dire que la psychanalyse est une « pratique de bavardage ». Le rapprochement de ces deux énonciations est d’autant plus saisissant que tant d’événements de tous ordres se sont passés entre-temps.
2La simplicité, voire la trivialité, du propos de Lacan, à la fin d’un enseignement si fécond, ne laisse pas de surprendre. C’est de l’écart et du recoupement de ces dires que je pars pour interroger ce qu’il en est de la clinique psychanalytique et de sa transmission.
3L’affirmation de Lacan s’inscrit sur fond de réfutation de la psychanalyse comme science : « Ce que j’ai à vous dire je vais vous le dire, c’est que la psychanalyse est à prendre au sérieux, bien que ça ne soit pas une science ? Ça n’est même pas une science du tout. Parce que l’ennuyeux comme l’a montré surabondamment un nommé Karl Popper, c’est que ce n’est pas une science parce que c’est irréfutable. C’est une pratique qui durera ce qu’elle durera, c’est une pratique de bavardage. Aucun bavardage n’est sans risques. Déjà le mot bavardage implique quelque chose. Ce que ça implique est suffisamment dit par le mot bavardage, ce qui veut dire qu’il n’y a pas que les phrases, c’est-à-dire ce qu’on appelle les propositions qui impliquent des conséquences, les mots aussi. Le bavardage met la parole au rang de baver ou de postillonner, elle la réduit à la sorte d’éclaboussement qui en résulte. Voilà [1]. »
4Déjà le 11 janvier 1977 Lacan affirmait que la psychanalyse n’était pas une science : « La psychanalyse je l’ai dit je l’ai répété tout récemment n’est pas une science. Elle n’a pas son statut de science et elle ne peut que l’attendre l’espérer. Mais c’est un délire, c’est un délire dont on attend qu’il porte une science [2]. »
5L’analyse n’est pas une science mais la réduire à une pratique de bavardage est un énoncé d’une telle simplicité qu’il procède d’une démarche de réduction, laquelle est précisément une démarche scientifique [3].
6On pourrait penser que le mot bavardage dévalorise la parole dite en analyse, le talking de la cure. Ce n’est pas mon avis. Certes il y a là une façon d’inciter l’analyste à plus de modestie dans ses élucubrations, et à en rabattre sur ses prétentions à comprendre. Avec ce mot Lacan prend lui-même ses distances avec les notions de « parole pleine » et « parole vide » propulsées en 1953 dans le Discours de Rome. Ce n’est pas la première fois qu’il cherche à calmer certaines ardeurs qu’il a suscitées.
7Le mot bavardage met en outre l’accent sur d’autres fonctions de la parole. « Bavard » vient de « bave » qui lui-même vient de « baba », évoquant le babil postillonnant de l’enfant. Autrement dit « bavard » se réfère à l’usage commun y compris enfantin de la langue. « Bavard » renvoie donc d’abord à lalangue, notion nouvelle par rapport au langage et à la parole, sur laquelle Lacan s’appuie dans ces années-là.
8Bavard évoque donc le postillon. Soit l’éclaboussement du mot sur les choses, ce qu’avait d’ailleurs bien perçu Nathalie Sarraute [4]. Éclaboussement qui enrobe les choses, qui colle le mot à la chose, les moule ensemble et constitue en fin de compte une sorte de retour de l’idée d’une adéquation des mots aux choses, du langage comme nomenclature. Or, pas plus Lacan que Saussure n’adhérent à cette conception. Quelques minutes plus tard Lacan poursuit : « Puisque les mots font la chose, la Chose freudienne, la crachose freudienne, je veux dire que c’est justement de l’inadéquation des mots aux choses que nous avons à faire. Ce que j’ai appelé la Chose freudienne c’était que les mots se moulent dans les choses, mais il est un fait que ça ne passe pas, qu’il n’y a ni crachat, ni crachose et que l’adéquation du symbolique ne fait les choses que fantasmatiquement. [5] »
9Le psychanalyste, mais pas que lui, a un savoir de l’inadéquation des mots aux choses dans sa pratique. Mais c’est une pratique qui, comme pratique de bavardage, suggère l’adéquation des mots aux choses. D’où la question : comment se défaire de cette croyance et quelle fonction l’analyste doit-il opérer pour que cela se réalise ?
10Si l’analyse est bien une pratique de bavardage dans laquelle l’analyste est plongé, cela ne signifie pas qu’il doive aussi bavarder. L’idée que l’analyse est une pratique de bavardage implique une dissymétrie entre analysant et analyste. Dissymétrie que Lacan a plusieurs fois posée, en particulier à partir du moment où il a renoncé à la notion d’intersubjectivité, par exemple entre transfert (ou contre transfert) et désir de l’analyste, entre tâche analysante et acte analytique. En prenant le point de vue du bavardage Lacan introduit une nouvelle dissymétrie. S’il n’y avait que du bavardage on ne voit pas comment se constituerait ce que Lacan a lui-même appelé une clinique psychanalytique, ni comment pourrait prendre fin l’analyse.
11Tel est l’enjeu de cette clinique psychanalytique. Fondée en octobre 1976 [6] Lacan inaugure La section clinique le 5 janvier 1977 par ces mots : « Qu’est-ce que la clinique psychanalytique ? Ce n’est pas compliqué. Elle a une base – C’est ce qu’on dit dans une psychanalyse [7]. » Quelques mois plus tard, le « ce qu’on dit » devient « bavardage ».
12Le bavardage qualifie plutôt ce que dit l’analysant. Lacan poursuit en effet : « En principe, on se propose de dire n’importe quoi, mais pas de n’importe où – de ce que j’appellerai pour ce soir le dire-vent analytique. » puis : « Alors il faut cliniquer. C’est-à-dire se coucher. La clinique est toujours liée au lit – on va voir quelqu’un couché. Et on n’a rien trouvé de mieux que de faire se coucher ceux qui s’offrent à la psychanalyse, dans l’espoir d’en tirer un bienfait, lequel n’est pas couru d’avance, il faut le dire. Il est certain que l’homme ne pense pas de la même façon couché ou debout, ne serait-ce que du fait que c’est en position couchée qu’il fait bien des choses, l’amour en particulier, et l’amour l’entraîne à toutes sortes de déclarations. Dans la position couchée l’homme a l’illusion de dire quelque chose qui soit du dire, c’est-à-dire qui importe dans le réel. La clinique psychanalytique consiste dans le discernement de choses qui importent et qui seront massives dès qu’on en aura pris conscience [8]. »
L’analyste tranche
13Et côté analyste, que se passe-t-il ?
14Le terme qui marque la dissymétrie entre la position de l’analysant et celle de l’analyste, dans la perspective d’une clinique psychanalytique, est celui de « trancher ». Dans la pratique de bavardage qu’est le dispositif analytique ce qui spécifie la position de l’analyste, de son acte, c’est qu’il tranche. « Supposer que la clinique psychanalytique c’est ça [l’inconscient dans le signifiant] indique une direction à ceux qui s’y consacrent. Il faut trancher – l’inconscient est-ce oui ou non ce que j’ai appelé à l’occasion du bla-bla ? [9]»
15En décembre, dans Le moment de conclure, il revient sur le trancher : « Je travaille dans l’impossible à dire. Dire est autre chose que parler. L’analysant parle. Il fait de la poésie. Il fait de la poésie quand il y arrive, c’est peu fréquent, mais il est art. Je coupe parce que je ne veux pas dire « il est tard ». L’analyste, lui, tranche. Ce qu’il dit est coupure, c’est-à-dire participe de l’écriture, à ceci près que pour lui il équivoque sur l’orthographe. [10] »
16Comment entendre le terme « trancher » ? On peut l’entendre comme lorsqu’on dit « faire tache ». Lacan a développé en 1964 cette fonction de l’analyste de faire tache dans le tableau, soit de constituer un écran qui met en jeu la fonction du regard en faisant voir autrement [11]. Mais, dans le contexte de 1977, il faut surtout entendre trancher comme modalité de coupure.
17Il est probable que « trancher » vienne du latin populaire « trinicare », couper en trois.
18Ce qui évoque, cette fois par assonance, le tri.
19L’analyste tranche par sa méthode clinique dont Freud a défini les deux grandes règles : l’association libre, pour l’analysant, et l’attention également en suspens, pour l’analyste. Lacan décompose la règle, ou loi, de l’association libre en une « loi de non-omission » et une « loi de non-systématisation » qui « pose l’incohérence comme condition de l’expérience » [12].
20En principe, l’attention également en suspens, côté analyste, consiste précisément à ne pas faire le tri dans ce que dit l’analysant et de porter une égale attention à tout ce qui vient. Un détail, une pensée secondaire peuvent s’avérer porteurs d’une signification décisive. Mais, comme Théodor Reik y a insisté, c’est précisément grâce à cette attention également en suspens, conçue comme relâchement de l’attention volontaire, centrée sur un objet, que peut surgir, à côté, la surprise, l’Einfall (idée subite) dévoilant une articulation inconsciente. Reik prend d’ailleurs comme exemple le rébus, c’est-à-dire une question d’écriture, d’autre coupure, pour illustrer le phénomène de la surprise corrélée à la règle fondamentale de l’attention également également en suspens [13].
21Un tri, un tranchement, s’opère donc dans le bavardage, en partie à l’insu de l’analyste, car il y est inclus. En témoignent les toujours surprenants effets du contrôle où l’analyste, après avoir parlé d’un cas, entend de l’analysant parfois à la lettre ce qu’il a articulé dans le contrôle. C’est aussi bien souvent dans l’après-coup d’une séance que surgit l’Einfall resté voilé pendant celle-ci.
22C’est un tri issu d’une méthode de non-tri, un tri qui se vérifie dans l’après-coup.
23En ce sens trancher spécifie de psychanalytique la clinique à laquelle l’analyste participe et est le moyen pour lui de déclarer les raisons de son acte. « Je propose que la section qui s’intitule à Vincennes « de la clinique psychanalytique » soit une façon d’interroger le psychanalyste, de le presser de déclarer ses raisons [14]. » On comprend mieux le terme de « section » dans « Section psychanalytique ». La clinique analytique relève d’un tri, d’une section par laquelle l’analyste déclare les raisons de l’acte qu’il a commis (et qui l’a commis) dans le bavardage.
24L’analyste n’est pas très bavard, on le sait. C’est afin de se laisser conduire dans les méandres et les galeries souterraines du bavardage, tant il est vrai que l’humain est animal de terrier, de tores, et d’en suivre les nœuds [15].
25Il s’avère que ce bavardage a des conséquences, entre autres thérapeutiques. Mais comment discerner ce qui provoque des changements? Que peut transmettre un analyste de sa pratique à un public ? Sachant que de ce public font partie les analysants qu’il écoute et ceux qui se règlent sur l’idée qu’ils s’en font. L’analyste doit-il bavarder à son tour ? Les cas existent, mais est-ce ce qu’il y a de mieux pour chacun ?
26Quand bien même l’analyste à son tour bavarderait il n’opérerait pas moins un tri dans le bavardage. En aucun cas il ne transmet un enregistrement magnétophonique mais des effets de vérité interprétés dans l’après-coup.
27Parler de clinique analytique c’est parler de ce tri. Un tri qui rend possible que l’analyste puisse être interrogé sur la façon dont il s’oriente. « Il reste très frappant que la clinique psychanalytique ne soit pas plus assurée. Pourquoi ne demande-t-on pas raison au psychanalyste de la façon dont il se dirige dans ce champ freudien ? [16] »
28L’analyste peut être interrogé sur la supposition de savoir qui guide le bavardage et que celui-ci recouvre. Un tri juste favorisé par l’analyste permet d’en dessiner les lignes de force et de fracture. « L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes, puisque c’est comme ça que je l’écris symptôme. L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on en est empêtré […] de sorte que l’analyse est liée au savoir [17]. »
29Le tri dont nous parlons s’effectue dans l’expérience clinique et sa transmission. Que l’analyste tranche est valable dans les deux cas.
30En résumé, ce qu’on appelle avec Lacan clinique psychanalytique est le fait de rendre raison des façons dont l’analyste « tranche » dans la pratique de bavardage allongé et selon la méthode psychanalytique.
31Dans ce « praticable [18] » il y a du savoir produit par le bavardage de l’analysant, un savoir qui se définit à partir de ce qui connecte au moins deux signifiants. Cette production correspond au discours hystérique qui est précisément le discours analysant :
.33Ce savoir est l’inconscient [19]. L’inconscient dont Lacan dit : « L’inconscient donc n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. Ça n’empêche pas que le champ, lui, soit freudien. [20] » De fait, l’inconscient devient pour Lacan « l’une-bévue », ce qui en change l’abord.
34Pour extraire ou laisser venir le savoir du bavardage l’analyste occupe une place dissymétrique, celle d’incarner, pour un temps, celui de la cure, le sujet supposé au savoir. En participant de l’élaboration d’un savoir (connexion de signifiants), l’inconscient, l’analyste se fait partenaire de l’hystérisation du discours : .
35Alors l’analysant hystérisé n’est plus en position d’agent (comme dans le discours hystérique) mais d’autre, sujet barré.
36À partir de là se pose la question de comment transmettre le savoir issu d’une pratique de bavardage allongé sans redevenir maître partenaire de l’hystérique.
La transmission de la clinique fait partie de la clinique
37Comment transmettre la clinique psychanalytique, ce qui en est tranché, les faits cliniques ?
38Comme pour toute transmission les moyens de la transmission, y compris les plus matériels, les plus formels, les supports quand il s’agit de publication, importent.
39Ce qui est transmis dépend de la façon dont c’est transmis. Il y a donc une nécessité à définir ces moyens et faire en sorte qu’ils ne falsifient pas l’objet qu’ils sont censés transmettre ; ces moyens doivent rester adéquats à ce qu’ils transmettent. C’est ce qu’on appelle la méthode. Il y a une affinité exigible entre ce qui est transmis et les moyens de le faire.
40En ce qui concerne la clinique psychanalytique il existe une contrainte supplémentaire, qui dérive de ce qu’on ne voit pas bien ce que serait un fait clinique qui ne pourrait pas être transmis. Certes il peut y avoir des difficultés à le cerner, l’apprécier, en rendre compte, mais dès lors qu’il est établi comme fait cela équivaut pratiquement à sa transmissibilité. Une transmissibilité qui inclue sa part d’intransmissible. De ce point de vue le fait clinique est comme le trait d’esprit, celui-ci ne s’accomplit qu’une fois transmis puisque c’est en l’Autre, la fameuse dritte Person nommée par Freud, qu’il se réalise. Le fait clinique se soutient d’une structure ternaire.
41Le fait clinique n’est établi que dans la mesure où s’accomplit sa transmission à d’autres. C’est pourquoi on peut poser que la transmission de la clinique fait partie de la clinique aussi bien que l’inverse, la clinique fait partie de la transmission.
42La clinique et sa transmission ne sont pas dans un rapport d’extériorité, cernables chacune d’une frontière. Elles s’enroulent l’une dans l’autre et se traversent à la façon du plan projectif plongé dans l’espace à trois dimensions. C’est d’ailleurs cet objet topologique qui, selon Lacan, nomme, en fonction de trois points de fuite, le nouage de la psychanalyse en extension avec la psychanalyse en intension [21], deux termes qui recouvrent assez bien ceux de clinique et de transmission. Ce rapport topologique d’inclusion-exclusion, d’exclusion interne ou inclusion externe, d’« extimité » se retrouve quand il s’agit d’aborder les rapports entre la passe dans l’actualité du dispositif et dans la cure, à partir de laquelle la demande de témoignage a pu surgir.
43Des sections cliniques, ou faits cliniques se transmettent à partir du tranchement de l’analyste dans la pratique de bavardage. Quelques caractéristiques supplémentaires de ces sections sont repérables.
44Elles ne sont pas hors-temps. Les scansions, logiquement temporalisées, sont des signifiants qui représentent le sujet pour d’autres scansions.
45L’analyste y est inclus. Il n’est pas en surplomb maniant son tranchant mais retranché dans le bavardage. Il y a aussi une part de lui, généralement méconnue ou alors reconnue dans l’après-coup. Plus l’analyste a l’impression de comprendre et plus il est compris dans ce qu’il entend, c’est-à-dire plus il est agi par le transfert de l’analysant. C’est pourquoi il hésite parfois, à juste titre, à intervenir à partir de ce qu’il comprend. L’analyste est inclus dans la clinique pas tant par ce qu’on appelle improprement son contre-transfert (qui est le transfert) mais par son propre rapport au langage et à la psychanalyse en tant qu’elle ne se réduit pas à une méthode thérapeutique mais se soutient d’une « mise en réserve » du savoir référentiel, d’un accueil de la surprise et d’un véritable esprit de recherche.
46Ce qui se transmet se relie au réel par plusieurs voies et cela a à voir bien sûr avec ce que Lacan dit de la clinique comme « impossible à supporter ». D’abord il existe des choses impossibles à transmettre et pas tout est transmis. Or, la trace de ce pas tout ne doit pas être effacée. Donc, doit être transmis du pas tout et de l’impossible à transmettre. D’autre part il y a un hiatus irrémédiable entre ce que dit l’analysant, les effets de ce dire pour lui et ce qu’en interprète l’analyste, ce qu’il élabore à partir de ce qu’il entend. Une passante, nommée AE, déclare ceci : « Dans l’après-coup de la cure et de la passe, de la cure surtout et de la résolution du transfert, je me suis rendu compte à quel point l’analyste ne sait pas grand-chose de ce qui s’était passé dans ma tête. Je pensais que mon analyste savait ce qui se passait dans ma tête, et dans l’après-coup je m’aperçois que non. Donc en tant qu’analyste je sais très peu de choses de ce qui se passe dans la tête de mes patients, vraiment un minimum [22]. » C’est un témoignage que je confirme à partir de ma participation à des cartels de passe ayant à écouter les passeurs d’un passant.
47En ce qui concerne ce qui nous a déjà été transmis d’un réel de la clinique, on constate que si Freud et Lacan ont chacun suivi une méthode rigoureuse, ce ne fut pas exactement la même.
48Freud a recouru au récit de cas, avec des contraintes romanesques, dont il fit le lieu d’une garantie de son tripode définissant (en 1923) la psychanalyse : méthode thérapeutique, de recherche et de doctrine. Dans ces récits Freud a privilégié la vérité inconsciente du sujet, se révélant dans l’après-coup, à l’exactitude consciente, objectivante. Pour différentes raisons la vérité du cas est entrée en conflit et en contradiction, dans le cadre du récit lui-même, avec le savoir que Freud pouvait élaborer. Au moins cela a-t-il permis de se rendre compte que l’opposition n’était pas celle de la théorie et de la pratique mais celle entre vérité et savoir. Après avoir voulu concilier vérité du sujet et savoir transmissible dans la publication de récits de cas Freud a achoppé sur leur disjonction, leur impossible adéquation qui l’ont conduit à ce qu’il appelle spéculation, notamment celle de la pulsion de mort, ou plus tard celle de L’homme Moïse et la religion monothéiste [23].
49Lacan prend acte de l’impossible conciliation entre vérité et savoir [24]. Il ne publie pas de cas (hormis le cas Aimée de sa thèse de psychiatrie) et il cherche par son écriture même à faire passer le mi-dire de la vérité, en même temps qu’il invente une topologie des mathèmes afin de localiser dans le langage le lieu d’habitat du sujet. J’inclue dans la notion de style ces différents aspects de l’écriture lacanienne. C’est par son style que Lacan a tenté de transmettre le hiatus entre savoir, vérité et, ajoute-il en 1965, sexuation. Dès 1957 il écrit : « Tout retour à Freud qui donne matière à un enseignement digne de ce nom, ne se produira que par la voie, par où la vérité la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture. Cette voie est la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style [25]. »
50Quand il publie, en 1966, ce « recueil » d’articles qu’il baptise Écrits pour bien souligner l’importance et la fonction de cette pratique, il revient, en « Ouverture », sur le style, « rallongeant » la phrase de Buffon : le style c’est l’homme… à qui l’on s’adresse. Puis il ajoute : « C’est l’objet qui répond à la question sur le style, que nous posons d’entrée de jeu. À cette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute de cet objet, révélante de ce qu’elle l’isole, à la fois comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et comme soutenant le sujet entre vérité et savoir [26]. »
51De même que la dialectique du savoir et de la vérité déplace la traditionnelle opposition entre théorie et pratique, les références au style de Lacan (entendu au sens large que nous lui donnons, textes et mathèmes topologisés) permettent un dépassement de l’opposition tout aussi leurrante entre individuel et collectif, et ceci en raison de ce que ce soit l’objet, l’objet a, qui répond à la question sur le style et aussi, je dirais, réponde du style. Le lien à l’objet a aboli précisément la frontière entre individu et collectif. L’objet a est cause du désir du sujet, en tant justement que le désir du sujet est le désir de l’Autre. A preuve la réécriture à laquelle s’applique Lacan du temps logique au moyen d’un comptage qui ne compte pas les trois prisonniers comme trois individus, trois uns, mais comme des objets du regard de l’Autre, objets incommensurables à l’unité [27]. Or, en 1966, Lacan énonce qu’un des enseignements du temps logique est la vérification que « le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel [28]. »
Une même coupure
52Ces quelques indications sur les caractéristiques des sections cliniques d’une pratique de bavardage ont suscité la juste remarque de Pascale Hassoun que « la transmission de la clinique psychanalytique passe par celle des fondements de celle-ci [29]». Transmettre des fragments cliniques va de pair selon nous avec s’interroger sur les fondements qui ont présidé à leur section et en quoi leur transmission à un public participe de la même section. Cela fait partie de l’inclusion de l’analyste dans la clinique.
53Le propre des rapports de la clinique et de sa transmission est d’être issu d’une même section, coupure dans le bavardage. Si la clinique et sa transmission ressortent de la même coupure, c’est qu’il s’agit d’une coupure qui se recoupe, une coupure à double tour, soit ce que Lacan a nommé le huit intérieur correspondant au tracé d’une bande Mœbius, le même tracé à partir duquel on peut transformer un tore en bande de Mœbius :
54Ce tracé constitue la méthode, littéralement le chemin qui mène quelque part, puisque le mot vient de meta, après et oudos, chemin. Malgré sa réputation d’austérité le terme méthode est à réhabiliter. Il doit ses lettres de noblesse à Descartes. Son Discours de la méthode est, comme il le dit, à la fois un discours sur la méthode à suivre et sur l’objet cerné par cette méthode. L’existence même de l’objet dépend de la méthode, du chemin pour le cerner, comme l’objet a dépend du trajet-but, aim, de la pulsion. Freud est très clair pour dire que le caractère scientifique de la psychanalyse tient à la méthode : « Ce n’est pas la nature différente des objets d’étude mais la rigueur plus grande de la méthode utilisée lors de l’établissement des faits ainsi que l’ambition de trouver une cohérence étendue qui constituent le caractère essentiel du travail scientifique [30]. » Lacan, de même, insiste à plusieurs reprises sur la méthode : « On étudiera un jour la méthode selon laquelle je procède dans l’enseignement que je vous donne. Ce n’est sûrement pas à moi de vous en épeler la rigueur. Le jour où en cherchera le principe dans les textes qui pourront subsister, être transmissibles, se faire encore entendre, de ce que je vous donne ici, on s’apercevra que pour l’essentiel cette méthode ne se distingue pas de l’objet abordé [31]. » Freud et Lacan se réfèrent tous deux à la « transmission des faits », avec ce souci que nous reprenons d’une affinité à « l’objet abordé ».
55Si transmettre la clinique c’est aussi transmettre les fondements de celle-ci, il s’agit donc de transmettre une méthode, le chemin pour parvenir à des résultats. Ce chemin, avons-nous dit, est trace d’une coupure, en double boucle, dans le bavardage, ce chemin est section clinique.
56Arrivé en ce point, redemandons-nous : pourquoi l’insistance sur la coupure ?
57Elle se vérifie, selon nous, de la conjonction d’au moins trois abords, celui du langage, de la pulsion, de la topologie.
58D’emblée précisons que ce n’est pas parce qu’il est dit que l’analyste tranche, qu’il doit être intronisé maître de la coupure, comme les chinois le prônaient pour un cuisinier. Si l’analyste n’est pas maître de coupure, il est toutefois garant d’une certaine précision et justesse de celle-ci. Si l’analyste incarne la fonction de coupure c’est pour autant qu’il occupe une place dans le transfert et dans le discours analytique. C’est pour autant qu’il est vrai que « les psychanalystes font partie du concept de l’inconscient puisqu’ils en constituent l’adresse [32] ».
59La première raison de situer l’analyste du côté du trancher vient donc de sa coalescence avec l’inconscient, qui est lui-même fente, coupure.
La coupure de l’inconscient structuré comme un langage
60Cela découle directement de l’affirmation décisive de Lacan que l’inconscient est structuré comme un langage, car le langage est lui-même coupure.
61Saussure aurait très bien pu dire déjà que le langage est structuré comme une coupure. À chaque pas de sa recherche il rencontre la coupure, appelée souvent par lui « délimitation ».
62« Le fait le plus capital de la langue est qu’elle comporte des divisions, des unités délimitables. En quoi peut consister une unité linguistique ? [33] »
63Dans son Cours il prend comme exemple de difficulté de délimitation dans la langue la « coupe en syllabes » qui peut s’écrire « si je l’apprends » ou « si je la prends [34] ». Il consacre aussi des chapitres aux difficultés de délimitation entre les langues, avec les dialectes.
64Avant de fonder la linguistique structurale, Saussure fut pris du vertige d’une coupure dans la langue, coupure ni représentable ni garantie. Je parle de sa quête, entre 1906 et 1909, soit avant son Cours, des anagrammes dans la poésie latine. Il prélève certaines syllabes dans des vers pour, en les assemblant, composer un nom propre, un nom commun, ou une phrase, qui selon lui constituent le thème du poème en question, en général non mentionné par ailleurs. Ce nom est isolable dans un locus princeps ou « mannequin » commençant par la première lettre du nom et se terminant par la dernière [35]. Saussure suppose que l’auteur du poème a volontairement caché de façon anagrammatique le nom dans le texte, s’imposant une contrainte du même ordre que celle de la versification. L’anagramme constituerait un canevas dont le poète déplie la trame sonore par allitération et assonances. Le poème amplifie les sons du nom.
65Le problème qui ne tarde pas à se poser à Saussure est celui de la prolifération. Non seulement il trouve des anagrammes dans les poésies de Catulle, Tibulle, Horace, Lucrèce, Virgile mais aussi dans le théâtre de Sénèque, la poésie épique, la prose de Cicéron, de César, la poésie védique et jusqu’à l’époque moderne. Il retrouve aussi plusieurs « mannequins » dans un même texte. En outre il ne trouve pas la preuve que ce procédé ait été attesté par les auteurs. Saussure en vient à se poser, bien à regret, la question de savoir si on ne peut pas, statistiquement, retrouver n’importe quel nom dans n’importe quel texte : « Plus le nombre des exemples devient considérable, plus il y a lieu de penser que c’est le jeu naturel des chances sur les 24 lettres de l’alphabet qui doit produire ces coïncidences quasi régulièrement [36]. » Saussure finira par renoncer à sa théorie des anagrammes.
66Ce que Saussure a appréhendé en premier dans le langage, et plus précisément la poésie, ce qui n’est pas sans signification, c’est l’impossibilité (le réel) non pas à faire des coupures mais à les localiser dans un locus princeps pour garantir qu’elles font sens. Au regard de cette irreprésentabilité de la coupure fondatrice la théorie saussurienne du signe constitue un moyen de fixer une limite, limite dont il concède qu’elle a un caractère imaginaire, instable, jamais totalement garanti, pouvant à chaque moment être débordée par le flux de la langue.
67Le signe représente le moment fondateur d’une double coupure : entre les mots et les choses (la langue n’est pas une nomenclature, il n’y a pas de crachose) et entre signifiant et signifié. Entre la « masse amorphe » des idées et celle des sons, Saussure délimite des « unités » de pensées et de sons qu’il appelle la « pensée-son [37] ». « La langue, dit-il, est comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son ; on n’y arriverait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure [38]. »
68Il s’agit donc d’une unité double, duplice, duelle, dont les deux faces ne sont pas pour autant symétriques [39]. Il existe une coupure entre signifiant et signifié mais ils ne sont séparables objectivement, dans leur qualité conceptuelle de signifiant ou de signifié, que dans l’après-coup de la pensée-son. Le dualisme du signe fonctionne grâce à un autre dualisme interne à chacun des domaines. « Le dualisme profond qui partage le langage ne réside pas dans le dualisme du son et de l’idée, du phénomène vocal et du phénomène mental ; c’est là la façon facile et pernicieuse de le concevoir. Ce dualisme réside dans la dualité du phénomène vocal comme tel, et du phénomène vocal comme signe – du fait physique (objectif) et du fait physico-mental (subjectif), nullement du fait « physique » du son par opposition au fait « mental » de la signification [40]. » La seule objectivation est celle du signifiant et il n’y a pas d’opposition objective signifiant/ signifié mais signifiant et signifiant-signifié. Il n’y a pas, poursuit Saussure, « signification/forme » mais « Une signification relative à une forme/Une forme toujours relative à une signification ». Il n’y a que des différences de formes et de significations : « Il n’y a pas la forme et une idée correspondante ; il n’y a pas davantage la signification et un signe correspondant. Il y a des formes et des significations possibles (nullement correspondantes) ; il y a même seulement en réalité des différences de formes et des différences de significations ; d’autre part chacun de ces ordres de différences (par conséquent de choses déjà négatives en elles-mêmes) n’existe comme différences que grâce à l’union avec l’autre [41]. »
69Les coupures dans la coupure, les coupures qui se recoupent auxquelles Saussure procède justifient l’interprétation que plus tard Emile Benveniste donnera de la notion d’arbitraire du signe, posée par Saussure. Selon le grand linguiste français le lien entre signifiant et signifié ne doit pas être dit « arbitraire » mais « nécessaire ». En français la pensée de l’animal vache est liée au son « vache », en anglais au son « cow ». En revanche le lien entre le mot (vache, cow) et le référent, l’animal de ce nom, est, lui, arbitraire.
70La théorie du signe est acte de coupure, une coupure dont les effets, séparation du signifiant et du signifié, est toujours marquée d’un caractère d’après-coup. La positivité de cette séparation résulte d’une négativité première. « Dans la langue il n’y a que des différences », dit Saussure, « Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit ; mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système ». Puis : « Mais dire que tout est négatif dans la langue cela n’est vrai que du signifié et du signifiant pris séparément : dès que l’on considère le signe dans sa totalité, on se trouve en présence d’une chose positive dans son ordre [42]. »
71Dans ses Écrits Saussure est encore plus radical : « Il me semble qu’on peut l’affirmer en le proposant à l’attention : on ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence : il n’y en a aucun, dans aucun ordre, qui possède cette existence supposée – quoique peut-être je l’admets, nous soyons appelés à reconnaître que, sans cette fiction, l’esprit se trouverait littéralement incapable de maîtriser une pareille somme de différences, où il n’y a nulle part à aucun moment un point de repère positif et ferme [43]. » La fin de la phrase fait écho, pour nous, à l’expérience que Saussure a vécu dans sa quête des anagrammes. Il y a donc pour lui une différence confuse d’idées qui courent sur une différence de forme sans que jamais peut-être correspondent ces deux ordres de différences [44].
72La positivité du signe, de la combinaison du signifiant et du signifié est une « fiction », nécessaire sans doute mais fiction quand même. C’est un « expédient » que Saussure qualifie même d’imaginaire. « Comme il n’y a aucune unité (de quelque ordre et de quelque nature qu’on l’imagine) qui repose sur autre chose que des différences, en réalité l’unité est toujours imaginaire, la différence seule existe [45]. »
73L’insaisissable de la coupure qui se recoupe est exprimée par les termes de négativité, différences, qui préexistent à l’unité fictive du signe. L’unité du signe recouvre l’existence de la différence comme telle dont elle procède mais qui en elle-même n’est pas représentable.
74Pour mieux rendre compte de cette propriété du langage, il faut prendre à la lettre la référence à la feuille de papier proposée par Saussure et compléter cette feuille d’un raccordement avec torsion de ses extrémités, ce qui la transforme en bande de Mœbius, où s’inscriront signifiants et signifiés. La coupure de la bande de Mœbius (à laquelle la surface équivaut comme Lacan l’a montré dans l’Etourdit) correspond au caractère différentiel du signifiant et du signifié chacun pris à part et préalable à leur bipartition positive en terme de signe suite à la coupure qui transforme la surface unique de la bande en une bande avec deux faces.
75Emile Benveniste affirme lui aussi que la coupure est le fait linguistique fondamental et problématique [46]. Il représente les rapports du son et du sens en définissant un ordre des unités de coupures, traits distinctifs, phonèmes, mots phrases, et selon les capacités de chaque unité à intégrer une unité de rang supérieur (c’est le domaine du sens) ou au contraire à se dissocier en une unité de rang inférieur (c’est le domaine de la forme). Pour la détermination du sens il faut en outre tenir compte du référent, ce qui déborde le cadre de la linguistique comme système de signe, pour envisager la langue dans le cadre d’un système de communication. Benveniste découvre (Lacan fait part de cette « découverte » dans son séminaire Les écrits techniques de Freud [47]) qu’avec la phrase une limite est franchie, qu’on entre dans un nouveau domaine. On peut segmenter la phrase mais on ne peut pas l’employer à intégrer. La phrase n’est pas une unité qui a les mêmes caractères que les unités précédentes. C’est l’unité de discours, elle fait entrer dans la langue comme instrument de communication, nous dirions dans la langue par rapport à une adresse [48].
76Lacan maintenant.
77Son usage du signifiant lui permet de reprendre la problématique de la coupure, ou délimitation, segmentation…, dans la langue d’une façon qui l’intègre comme système de signes et comme support d’une adresse. « Le Un incarné dans lalangue est quelque chose qui reste indécis entre le phonème, le mot, la phrase, voire toute la pensée. C’est ce dont il s’agit dans ce que j’appelle le signifiant maître [49]. » La coupure crée du Un mais celui-ci n’est pas déterminé à l’avance, et il ne fait pas code, il se constitue comme segment de coupure pour une autre segmentation, un S2 que Lacan, à partir de 1969, appelle savoir. Tout l’effort de Lacan va consister à formuler la relation de ce S1 au S2, d’une coupure à une autre coupure. Dans son séminaire Encore ce lien devient celui du nœud borroméen. « C’est le signifiant Un, poursuit Lacan, et ce n’est pas pour rien qu’à l’avant dernière de nos rencontres, j’ai amené ici pour l’illustrer le bout de ficelle, en tant qu’il fait ce rond, dont j’ai commencé d’interroger le nœud possible avec un autre [50]. »
78S’il s’agit d’appliquer à notre problématique de la clinique et de sa transmission celle de la coupure qui se recoupe nous voyons confirmée l’importance de la topologie, cette fois du côté des nœuds.
La coupure de la pulsion
79La coupure est fondatrice d’une pratique du langage, elle est aussi inhérente à la question sexuelle et à la pulsion, formant là une coupure qui se recoupe avec la première. Point n’est besoin d’insister sur le fait que la sexuation, la fonction phallique se pose en rapport avec une section (la castration), soit une sexion pourrait-on dire. La section clinique redoublée de celle de sa transmission est en même temps, il ne faut pas l’oublier, sexion clinique, ce qui ne contribue pas peu à sa difficulté voire son impossible.
80Tout le vocabulaire de la pulsion, ainsi que celui du fantasme est une déclinaison du thème de la coupure. C’est ce qu’enregistrent les formules de Lacan, pour la pulsion et a pour le fantasme, où le poinçon se lit « coupure de », le sujet divisé, D la demande, a l’objet cause du désir et but (aim) de la pulsion qui en fait le tour [51].
81La coupure fonde la structure du signifiant et de l’objet dans leur rapport au sujet comme fonction de bord. « Cette structure [du signifiant] se fonde de ce que j’ai d’abord appelé la fonction de la coupure, et qui s’articule maintenant, dans le développement de mon discours, comme fonction topologique du bord [52]. » Pour la pulsion, le bord est celui de la source de la pulsion, c’est-à-dire des zones érogènes. Elles ont une structure de bord [53]. Pour le fantasme, le losange représente aussi un bord [54], le bord de ce trajet « circulaire » de la relation du sujet à l’Autre, trajet qui s’effectue en deux temps celui de l’aliénation et celui en retour, avec une torsion, de la séparation [55].
82Le point important est que les coupures de la pulsion recouvrent celle du langage et que c’est de là que s’origine le fait que la sexualité n’est représentée que par les pulsions partielles. Il n’y a pas de pulsion sexuelle totale, il n’y a pas d’identité cernable, substantielle complémentaire du masculin et du féminin. Il n’y a que des représentants de représentations partielles au niveau de l’inconscient. Ce que Lacan énonce « il n’y a pas de rapport sexuel ». « De cette conjonction du sujet dans le champ de la pulsion au sujet tel qu’il s’évoque dans le champ de l’Autre, de cet effort pour se rejoindre, dépend qu’il y ait un support pour la ganze Sexualstrebung [pulsion sexuelle totale, selon les termes de Freud]. Il n’y en pas d’autre. C’est seulement là que la relation des sexes est représentée au niveau de l’inconscient [56]. »
83Marjolaine Hatzfeld retrouve cette problématique du recouvrement des coupures (ou trous) du langage et de la pulsion, de coupures qui se recoupent, en étudiant le séminaire D’un Autre à l’autre : « Lacan décèle ici une analogie entre structure trouée du champ de l’Autre et structure de bord, fonction de trou des orifices corporels où la poussée constante de la pulsion s’arrime pour un trajet aller-retour autour de quelque objet entr’aperçu dans l’utopie… et “réel” à ce titre. Il met en rapport une certaine “pulsation” de l’inconscient – temporalité particulière selon laquelle, au champ de l’Autre, les signifiants sont absorbés ou recrachés – avec ce mouvement pulsionnel par où le sujet attrape au vol, dans son rapport à l’Autre, quelque “chute” de jouissance que désigne l’objet dit a. L’analogie de ces deux structures “trouées”, posée très tôt, devient intrication nécessaire dans ce séminaire D’un Autre à l’autre [57]. »
84Les deux abords du bord de coupure, par la langue et par la pulsion, correspondent aux deux déterminations du sujet : par le signifiant (qui représente le sujet pour un autre signifiant) et par l’objet a qui le refend (dans le fantasme notamment). Ce n’est pas un hasard puisque la coupure est pourrait-on dire un nom du sujet. Le sujet est coupure. Coupure par le signifiant, coupure par l’objet. Le sujet est un sub-jectum, un hypo-kaimenon qui s’institue en se destituant, qui s’évanouit, s’éclipse aussitôt représenté, insaisissable comme le furet, ex-sistant à toute représentation. Le sujet est toujours lié à un rapport temporel, coincé qu’il est entre les trois temps logiques, les scansions, l’anticipation, l’après-coup, la hâte. Le sujet est « signe de rien » : « Si le signifiant se définit comme représentant le sujet auprès d’un autre signifiant – renvoi indéfini des sens – et si ceci signifie quelque chose, c’est parce que le signifiant signifie auprès de l’autre signifiant cette chose privilégiée qu’est le sujet en tant que rien [58]. »
85En parlant de coupure nous sommes au plus près de la notion de sujet. Si quelque chose doit bien incarner la clinique psychanalytique c’est qu’elle est clinique du sujet. Mais pas le sujet absolu, pas le sujet de la connaissance, pas le sujet philosophique ou psychologique : le sujet divisé, le sujet comme coupure.
86Dans la transmission de la clinique il faut donc s’interroger pour savoir si la coupure qui tranche dans la pratique de bavardage correspond bien à celle du sujet. Du sujet comme découpe de l’imaginaire, du symbolique, du réel.
87Ici se repose la question : quel est le référent d’une coupure ? S’agit-il d’une métaphore ? Quel est le réel de la coupure ? Il ne suffit pas que le terme de coupure soit approprié dans le langage pour qualifier des expériences cliniques qui ont leur régularité et leur efficace, encore faut-il que ce terme corresponde à une « réduction symbolique [59] » dont très tôt Lacan montre qu’elle « est décisive à la naissance d’une science » : « Mais pour qu’il sache ce qu’il en est de sa praxis, ou seulement qu’il la dirige conformément à ce qui lui est accessible, il ne suffit pas que cette division [la refente ou Spaltung du sujet] soit pour lui un fait empirique, ni même que le fait empirique se soit formé en paradoxe. Il faut une certaine réduction parfois longue à s’accomplir, mais toujours décisive à la naissance d’une science ; réduction qui constitue proprement son objet [60]. » Cette phrase définit bien la méthode de Lacan. Partant de là, la question est : la coupure fait-elle partie de cette réduction à des éléments structuraux opératoires aptes à diriger la pratique psychanalytique et en transmettre la clinique ?
La référence topologique de la coupure
88Il y a un risque à appeler n’importe quelle interruption une coupure, voire l’halluciner comme l’homme aux loups devant son doigt. Si la coupure est partout, il n’y a plus de coupure.
89Empiriquement, la coupure a bien une valeur clinique psychanalytique. Par exemple il y a un franchissement subjectif quand un autiste passe d’un temps où il déchire ce qui lui tombe sous la main à celui où il s’empare de ciseaux pour découper. Découper est déjà faire un tracé.
90L’anatomie (de temmein, couper) fantasmatique de l’hystérique relève du symbole et du signifiant, non des voies nerveuses.
91Le problème est que ces indications et d’autres très précieuses ne suffisent pas à consacrer la coupure dans la structure.
92Rappelons que le mot « coupure » vient de « coup », colpus et kolaptein (entaille, coup de bec). La coupure est l’action de couper et le résultat de cette action. « L’après-coup » fait donc partie de la même famille que coupure. En revanche « culpabilité » a une autre origine étymologique mais Lacan l’a rapproché de « coupure » à cause de l’assonance et de la doctrine et a même forgé le mot « coulpabilité » en se référant à la coupure du nœud borroméen. Cette mention est pour nous façon d’introduire que le référent structural du mot « coupure », est la topologie.
93Elle confère à la coupure un lien avec le réel qui est celui du nombre. L’approche du réel par le nombre est indiqué par exemple par le fait que « le nombre le plus grand des entiers » n’existe pas, il est impossible qu’il existe, c’est donc du réel.
94En topologie la coupure est liée au nombre pour identifier les surfaces et leurs transformations. Le « nombre de connexion » d’une surface close est le nombre minimum de coupures fermées qu’on peut y pratiquer sans la morceler. Pour la sphère ce nombre est égal à zéro et pour le tore à deux.
95Au passage on peut noter les équivalences entre la coupure et la connexion. Les nœuds sont des liens de coupure, « le nœud est un accomplissement de coupure » démontre Jean-Michel Vappereau [61] à partir du passage entre des surfaces et le nœud borroméen. Dans Le moment de conclure Lacan présente un certain nombre de coupures du tore et dit : « Ainsi c’est la coupure qui réalise le nœud à trois sur le tore », à condition de lui donner étoffe en la redoublant [62] :
96La coupure s’inscrit dans la structure puisque c’est elle qui est au principe du nœud borroméen de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Elle concoure au nouage de ces trois dimensions (comme « accomplissement de coupure »). Elle y concoure parce qu’elle a une valeur structurale en topologie indépendamment de la psychanalyse. Le bout de réel auquel parvient la topologie répond à celui de la psychanalyse, lequel, nous l’avons vu passe par les voies de la pulsion, du fantasme, du langage.
97Lacan ne donne pas au mot coupure un signifié particulier mais il établit le champ de son référent, réel. Il ne donne pas un sens (Sinn) au mot coupure mais une Bedeutung (référent, signification, dénotation) pour reprendre la distinction de Frege (Sinn und Bedeutung) que Lacan utilise à d’autres occasions (Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Un discours qui ne serait pas du semblant).
98Fixer ce référent n’est pas non plus établir une correspondance entre le mot coupure et la chose coupure, selon une conception du langage comme nomenclature. Il s’agit plutôt de prendre la mesure de l’écart entre le mot et la chose dans l’expérience du parcours topologique puisque ce référent a la propriété de ne pas pouvoir être tangible (comme un concept, Begriff) ou visible d’un seul coup. L’objet topologique s’appréhende (dans tous les sens du terme) dans les temps des tours de trous (par exemple les deux trous du tores), tours qui se comptent. Lacan a d’ailleurs désigné la bouteille de Klein comme la mise en forme des trois temps logiques [63].
99Dans son effectivité, sa réalisation, les identifications et les transformations qu’elle opère, la coupure constitue en acte un nouage de la dimension du symbolique (le langage), du réel (tout ce qui fait marque d’un impossible), de l’imaginaire (la représentation des mises à plat). Ce nouage participe du réel et c’est en cela que la topologie est le référent, réel, de la coupure en psychanalyse.
100C’est pourquoi en aucun cas la topologie ne peut être considérée comme un modèle, Lacan le récuse explicitement à plusieurs reprises. « Ma topologie n’est pas d’une substance à poser au-delà du réel ce dont une pratique se motive. Elle n’est pas théorie. Mais elle doit rendre compte de ce que, coupure du discours, il y en a de telles qu’elles modifient la structure qu’il accueille d’origine. » « La topologie n’est pas faite pour nous guider dans la structure. Cette structure elle l’est – comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage.» Puis : « Ainsi la coupure, la coupure instaurée de la topologie (à l’y faire, de droit, fermée, qu’on le note une bonne fois, dans mon usage au moins), c’est le dit du langage, mais à ne plus le dire en oublier [64]. »
101Lacan invente lui-même de nouvelles caractéristiques de la coupure liées au nombre, contribuant ainsi à cerner son réel, sur le principe du nombre de connexion : « Ce que la topologie enseigne, c’est le lien nécessaire qui s’établit de la coupure au nombre de tours qu’elle comporte pour qu’en soit obtenue une modification de la structure ou de l’asphère (l, apostrophe), seul accès concevable au réel, et concevable de l’impossible en ce qu’elle le démontre [65]. » C’est ainsi qu’il expliquera dans L’Étourdit, sans l’aide de figures, la création d’une bande de Mœbius à partir d’un nombre impair de tours de demande sur le tore.
102Dix ans avant, en 1962, dans L’identification, Lacan a déjà pris son parti de l’identification du réel de la coupure par la topologie, un réel qui s’avère bien correspondre à celui du sujet. Dans son essence la plus radicale le signifiant, toujours discontinu, est coupure dans une surface. « La fonction de la coupure nous importe au premier chef dans ce qui peut être écrit. Et c’est ici que la notion de surface topologique doit être introduite dans notre fonctionnement mental parce que c’est là seulement que prend son intérêt la fonction de la coupure [66]. »
103Le sujet a « la structure de la surface au moins topologiquement définie » et « la coupure engendre la surface » et non l’inverse. C’est là que Lacan situe le point d’insertion du signifiant dans le réel. Les changements de surface par la coupure le vérifient. Au fond une surface topologiquement définie est toujours coupure d’une autre surface. Une surface représente une coupure pour une autre surface.
104Le sujet est surface en tant que déterminé par le signifiant et le signe du sujet est le rien de la coupure elle-même : « La bande de Mœbius c’est une surface telle que la coupure qui est tracée en son milieu soit elle une bande de Mœbius. La bande de Mœbius dans son essence c’est la coupure même. Voilà en quoi la bande de Mœbius peut être pour nous le support structural de la constitution du sujet comme divisible. » Et : « Chaque fois que nous parlons de quelque chose qui s’appelle le sujet nous en faisons un “un”. Or ce qu’il s’agit de concevoir c’est justement ceci : il manque l’un pour le désigner [67]. »
Notes
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[*]
Erik Porge, erikporge@ aol. com
-
[1]
J. Lacan, Le moment de conclure, 15 novembre 1977, inédit.
-
[2]
J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 11 janvier 1977, L’Unebévue, n° 21, Paris, Éd. L’Unebévue, hiver 2003-2004.
-
[3]
J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
-
[4]
Nathalie Sarraute, « L’usage de la parole », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 933 : « Des paroles – ondes brouilleuses… Des paroles – particules projetées pour empêcher que grossisse dans l’autre… pour détruire en lui ces cellules morbides où son hostilité, sa haine prolifère… Des paroles – alluvions répandues à foison pour fertiliser un sol ingrat… »
-
[5]
J. Lacan, Le moment de conclure, op. cit.
-
[6]
Ornicar ? n° 8, p. 102-103 : « La section clinique du champ freudien a été créée en octobre 1976. Elle a pour but de fonder un enseignement de clinique psychanalytique qui réponde à la définition proposée par Jacques Lacan : «La clinique psychanalytique, c’est le réel en tant qu’il est l’impossible à supporter. L’inconscient en est à la fois la voie et la trace par le savoir qu’il constitue : en se faisant un devoir de répudier tout ce qu’implique l’idée de connaissance. »
-
[7]
Ornicar ? n° 9, « Ouverture de la section clinique », 5 janvier 1977, Paris, Lyse, p. 7.
-
[8]
Ibid., p. 8.
-
[9]
Ibid., p. 10.
-
[10]
J. Lacan, Le moment de conclure, 20 décembre 1977, inédit.
-
[11]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
-
[12]
J. Lacan, « Au-delà du « principe de réalité » (1936), Écrits, op. cit., p. 81.
-
[13]
Théodor Reik, Le psychologue surpris (1935), Paris, Denoël, 1976, chap.III.
-
[14]
J. Lacan, « Ouverture de la section clinique », op.cit., p. 11.
-
[15]
J. Lacan, L’identification, 21 mai 1962, inédit, où Lacan évoque Les mémoires d’un souterrain de Dostoïevski.
-
[16]
J. Lacan, « Ouverture… », op. cit., p.10.
-
[17]
J. Lacan, Le moment de conclure, 10 janvier 1978, inédit.
-
[18]
J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, 30 mars 1966, inédit, à propos des tableaux de Magritte représentant un tableau inscrit dans le cadre d’une fenêtre et qui représente le paysage supposé vu par la fenêtre.
-
[19]
J. Lacan, L’insu que sait…, op. cit., p. 70.
-
[20]
J. Lacan, « Ouverture… », op. cit., p. 10.
-
[21]
J. Lacan « Proposition du 9 octobre 1967 », Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 256.
-
[22]
Sophie Duportail, « Passe et nomination », Psychanalyse, n° 5, Toulouse, érès, 2005.
-
[23]
Cf Henri Rey-Flaud, « Et Moïse créa les juifs… » Le Testament de Freud, Paris, Aubier, 2006, par exemple p. 37 : « Qu’appelle-t-on spéculer ? ».
-
[24]
J. Lacan « Radiophonie », Autres Écrits, op. cit.
-
[25]
J. Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, op. cit., p. 458. et E. Porge, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, Toulouse, érès, 2005, p. 44.
-
[26]
J. Lacan, Ouverture de ce recueil, Écrits, op. cit. p. 10 et E. Porge, Transmettre…, op. cit., p. 52-53.
-
[27]
E. Porge, Jacques Lacan, un psychanalyste. Parcours d’un enseignement, Toulouse, érès, 2001, p. 205. sq. et Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, op.cit., 2005, p. 153.
-
[28]
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, op. cit., p. 213.
-
[29]
Pascale Hassoun, CheVuoi ?, n° 25, Paris, L’Harmattan, 2006.
-
[30]
S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Gallimard, 1997, p. 267.
-
[31]
J. Lacan, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p. 281-282.
-
[32]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits, op. cit., 834.
-
[33]
Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 109.
-
[34]
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Édition de Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1978, p. 146
-
[35]
Jean Starobinski, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971, p. 50.
-
[36]
Ibid., p. 151. Aussi, p. 129.
-
[37]
F. de Saussure, Cours, op. cit., p. 156.
-
[38]
Ibid., p. 157.
-
[39]
Patrice Meneglier, La langue : cosa mentale, L’Herne, Paris, 2003.
-
[40]
F. de Saussure, Écrits, op. cit., p. 20-21.
-
[41]
Ibid., p. 42-43.
-
[42]
F. de Saussure, Cours, op. cit., p. 166.
-
[43]
F. de Saussure, Écrits, op. cit., p. 64-65.
-
[44]
Ibid., p. 82.
-
[45]
Ibid., p. 83.
-
[46]
Émile Benveniste, « Les niveaux de l’analyse linguistique », Problèmes de linguistique générale, tome I, Paris, Gallimard, 1966.
-
[47]
J. Lacan, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, p. 272, dans une discussion sur le De Magistro de saint Augustin.
-
[48]
C’est un mot qui a plusieurs significations en français. Il a un usage précis chez Lacan, par exemple dans l’« Ouverture » des Écrits, Télévision, « Position de l’inconscient ». C’est interpeller quelqu’un en un lieu donné, interpellation qui vaut engagement.
-
[49]
J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 131.
-
[50]
Ibid.
-
[51]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 163.
-
[52]
Ibid., p. 188.
-
[53]
Ibid., p. 154.
-
[54]
Ibid., p. 190.
-
[55]
Ibid., p. 188-205.
-
[56]
Ibid., p. 181.
-
[57]
Marjolaine Hatzfeld, « Logique » du champ de l’autre », La lettre et le lieu, sous la dir. de Jean Pierre Marcos, Paris, Kimé, 2006, p. 217.
-
[58]
J. Lacan, L’identification, 21 mars 1962, inédit.
-
[59]
J. Lacan, Le stade du miroir, Écrits, 1949, op. cit, p. 98.
-
[60]
J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, 1965, op. cit, p. 855.
-
[61]
Jean-Michel Vappereau, Nœud. La théorie du nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie en extension, 1997, chap.III. Ainsi que : « La deuxième raison d’un échec (1967) » in Christian Centner (sous la direction de), L’insistance du réel, Toulouse, érès, 2006. J.M. Vappereau dessine le graphe de coupure permettant la transformation d’un triple tore en une chaînœud borroméénne.
-
[62]
J. Lacan, Le moment de conclure, 9 mai 1978, inédit.
-
[63]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 13 janvier 1965, inédit.
-
[64]
J. Lacan, « L’Etourdit », Autres écrits, op. cit., p. 478, 483, 484.
-
[65]
Ibid., p. 485.
-
[66]
J. Lacan, L’identification, 16 mai 1962, inédit.
-
[67]
J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, 15 décembre 1965, inédit.